CHAPITRE XVII
OÙ L'ON
MONTRE
ET ON PROUVE
COMMENT
LES VISIONS
ET RÉVÉLATIONS, QUI
VIENNENT DE
DIEU ET SONT VRAIES
EN SOI, PEUVENT
NOUS JETER DANS
L'ILLUSION.
ON LE PROUVE PAR
L'AUTORITÉ
DE LA SAINTE
ÉCRITURE.
Pour
deux raisons, avons-nous dit, les visions et les paroles de Dieu, tout
en étant véritables et toujours certaines en soi, ne le sont
pas toujours par rapport à nous: la première, à cause
de notre manière défectueuse de les comprendre; et la seconde,
à cause de leurs motifs ou fondements qui sont variables (Les précédentes
éditions portaient ici le texte suivant: « que son comminatorias
y como condicionales. Si esto no se enmendare o si aquello se hiciere,
aunque la locucion en lo que suena sea absoluta; las cuales dos cosas probaremos
con algunas autoridades divinas: et la seconde vient de la dépendance
qu'elles ont de ce qui les cause, dépendance qui les rend comminatoires
et conditionnelles. Aussi faut-il sous-entendre: si on ne s'amende pas
de tel vice, ou si telle chose se fait, bien que la parole prise en elle-même
soit absolue. Ce sont ces deux motifs que nous allons prouver par l'autorité
de la sainte Écriture. »). Quant à la première
raison, il est clair que ces révélations ne sont pas toujours
et n'arrivent pas toujours selon notre manière de les comprendre.
La cause, c'est que Dieu, étant un abîme d'immensité
et de profondeur, donne ordinairement à ses prophéties, paroles
ou révélations d'autres conceptions que les nôtres
et un sens bien différent de celui que nous comprenons en général;
ces révélations sont en elles-mêmes d'autant plus vraies
et plus certaines qu'elles nous le paraissent moins. C'est là ce
que nous voyons à chaque pas dans la sainte Écriture. Nous
y lisons, en effet, que beaucoup de prophéties et de paroles adressées
par Dieu à un grand nombre de personnages de l'antiquité
ne se réalisaient pas comme ils l'espéraient, parce qu'ils
les comprenaient à leur manière et trop littéralement.
C'est ce que nous constaterons avec évidence par l'autorité
de la sainte Écriture.
Au livre
de la Genèse, Dieu dit à Abraham, après l'avoir amené
au pays de Chanaan: « Je te donnerai cette terre (Gen. XV, 7). »
Comme cette promesse lui était souvent renouvelée, et qu'Abraham,
étant déjà vieux, n'en voyait pas la réalisation,
il répliqua un jour à Dieu, qui lui parlait encore dans le
même sens: « Mais comment et par quel signe pourrai-je savoir
que je dois posséder cette terre? (Ibid. XV, 8) » Unde scire
possum quod possessurus sum eam? Alors Dieu lui révéla que
ce ne serait pas lui personnellement qui la posséderait mais plutôt
ses enfants au bout de quatre cents ans. A cette parole Abraham comprit
enfin la promesse qui était très vraie en soi; car Dieu,
en donnant cette terre à ses enfants par amour pour lui, la lui
donnait pour ainsi dire à lui-même. Mais le patriarche se
trompait tout d'abord dans l'interprétation de la promesse; s'il
avait agi alors d'après le sens qu'il donnait à la prophétie,
il aurait pu se tromper grandement, puisque la promesse ne devait pas se
réaliser de son temps; et ceux qui l'auraient vu mourir alors, après
lui avoir entendu dire que Dieu la lui avait promise, auraient été
troublés dans leur foi et se seraient imaginé que la prophétie
était fausse.
Un fait
semblable arriva à son petit-fils Jacob, à l'époque
où Joseph l'appela en Égypte à cause de la famine
qui désolait le pays de Chanaan. Lorsqu'il était en route,
Dieu lui apparut et lui dit: Noli timere, descende in Aegiptum. Ego descendam
tecum illuc... Et ego inde adducam te revertentem: « Jacob ne crains
pas, descends en Égypte; j'y descendrai avec toi, et quand tu sortiras,
c'est moi-même qui t'en tirera et serai ton guide (Gen. XLVI, 3-4).
» Or l'événement ne se réalisa pas comme ces
paroles semblent naturellement l'annoncer. Nous savons, en effet, que le
saint vieillard Jacob mourut en Égypte et n'en sortit point vivant.
La promesse devait s'accomplir dans ses enfants, que Dieu retira de l'Égypte
beaucoup d'années plus tard et à qui il servit de guide dans
le chemin. On voit donc clairement que quiconque ayant eu connaissance
de la promesse de Dieu à Jocob aurait pu regarder comme certain
que Jacob, étant entré personnellement et vivant en Égypte
par l'ordre de Dieu et sous sa protection, devait aussi personnellement
en sortir vivant. C'était en effet de la même manière
et dans la même forme que Dieu lui avait annoncé la sortie
d'Égypte et le secours qu'il lui assurait. On se serait donc trompé
et on aurait été étonné quand, le voyant mourir
en Égypte, on aurait vu que la promesse ne se réalisait pas
comme on l'espérait. Aussi, bien que les paroles de Dieu soient
très véritables en elles-mêmes, elles peuvent nous
occasionner beaucoup d'illusions.
Nous
lisons également dans les Juges que toutes les tribus d'Israël
se réuniront pour combattre la tribu de Benjamin et la punir d'un
certain crime dont elle s'était rendue coupable. Dieu leur ayant
donné un chef pour faire cette guerre, les Israélites considérèrent
la victoire comme absolument certaine. Mais ils furent battus et perdirent
vingt mille des leurs; aussi ils furent tout étonnés et passèrent
tout le jour à pleurer devant le Seigneur; ils ne comprenaient pas
pourquoi ils avaient été battus après avoir été
assurés de la victoire. Ils demandèrent à Dieu s'ils
devaient combattre de nouveau; et il leur fut répondu qu'ils devaient
de nouveau livrer la bataille contre Benjamin. Comme ils étaient
assurés cette fois de la victoire, ils combattirent avec le plus
grand courage, mais ils furent encore vaincus et perdirent dix-huit mille
hommes. Dans la confusion extrême où ils se trouvaient, ils
ne savaient plus que faire; ils voyaient que Dieu leur commandait de combattre,
et ils étaient toujours défaits, surtout quand ils dépassaient
de beaucoup leurs adversaires en nombre et en force, car les soldats de
la tribu de Benjamin n'étaient que vingt-cinq mille sept cents,
tandis qu'eux-mêmes étaient quatre cent mille. Ils se trompaient
donc dans la manière d'interpréter la parole de Dieu, qui
pourtant n'était pas trompeuse. Dieu, en effet, ne leur avait pas
dit qu'ils seraient vainqueurs, mais qu'ils devaient combattre: et par
ces défaites il voulait les punir d'une certaine négligence
et de leur présomption en les humiliant. Quand à la fin,
Dieu leur répondu qu'ils vaincraient, ils remportèrent en
effet la victoire à force de courage et d'efforts. (Jud. XX, 11)
».
C'est
de cette manière et de beaucoup d'autres que les âmes se trompent
au sujet des révélations et des paroles de Dieu; elles les
prennent trop à la lettre et n'en considèrent que l'écorce.
Or, comme on l'a déjà donné à comprendre, le
but principal de Dieu dans ces communications est de donner, de communiquer
le fruit spirituel qui est renfermé dans ces paroles; et c'est là
ce qu'il est très difficile de comprendre; car ce fruit est beaucoup
plus abondant que celui de la lettre; il est bien plus extraordinaire et
en dépasse toutes les limites. Voilà pourquoi celui qui veut
s'attacher à la lettre de la révélation, à
la forme ou à l'image sensible de la vision, ne peut manquer de
tomber dans une grande illusion, et de se trouver ensuite tout honteux
et couvert de confusion; il s'est laissé guider par les sens, au
lieu de se détacher du sensible pour se disposer à recevoir
les lumières de l'Esprit de Dieu. Saint Paul l'a dit: Littera enim
occidit, spiritus autem vivificat: « La lettre tue, mais l'esprit
vivifie (I Cor. III, 6). » Aussi faut-il dans des cas de ce genre,
renoncer à la lettre qui frappe les sens, et demeurer dans l'obscurité
de la foi, c'est là l'esprit vivificateur que les sens ne peuvent
percevoir.
Un grand
nombre des enfants d'Israël n'entendaient qu'à la lettre les
paroles et les prophéties de leurs prophètes. Voyant ensuite
qu'elles ne se réalisaient pas comme ils l'avaient espéré,
ils en faisaient peu de cas et n'y ajoutaient pas foi. Il y eut même
parmi eux un diction populaire, qui était pour ainsi dire passé
en proverbe et par lequel on se moquait des prophéties. Isaïe
s'en plaint lorsqu'il dit: Quem docebit scientiam? Et quem intelligere
faciet auditum? Ablactatos a lacte, avulsos ab uberibus. Quia manda, remanda,
manda, remanda, expecta, reexpecta, expecta, reexpecta, modicum ibi, modiucum
ibi. In loquela enim labii, et lingua altera loquetur ad populum istum:
« A qui Dieu donnera-t-il la science? A qui fera-t-il entendre sa
prophétie et sa parole? Ce sera à ceux qui ne se nourrissent
plus de lait, et qui ne connaissent plus le sein maternel. Car tous disent:
promets et promets encore, espère et espère encore, espère
et promets encore, espère et espère encore, espère
et espère encore, un peu ici, et un peu là. Dieu parlera
de ses lèvres et dans une autre langue à ce peuple (Is. XXVIII,
9-11). » Par ces paroles Isaïe fait comprendre clairement que
les enfants d'Israël se riaient de ses prophéties et lui disaient
sa dérision par ce proverbe: Espère et espère encore,
montrant par là que les prophéties ne s'accomplissaient jamais.
Ils étaient, en effet, attachés au sens littéral,
qui n'est que comme le lait pour les enfants, et à leur sens propre,
qui est comme le sein dont ils se sont éloignés et qui est
en opposition avec la grandeur de la science de l'esprit. Voilà
ce que le prophète dit: « A qui Dieu enseignera-t-il la sagesse
de ses prophéties? A qui fera-t-il comprendre sa doctrine, si ce
n'est à ceux qui sont déjà sevrés du lait de
la lettre et éloignés du sein de leurs propres sens? »
car les autres ne comprennent pas les prophéties; ils ne s'attachent
qu'au lait de l'écorce et de la lettre et au sein de leurs propres
sens. Ils disent en effet: Promets et promets encore; espère et
espère encore... Car Dieu doit leur parler dans un sens qui n'est
pas le leur et dans un langage différent du leur. Il ne faut donc
point considérer alors notre sens personnel et notre langage; ne
savons-nous pas que la parole de Dieu a une signification spirituelle bien
différente de notre manière de comprendre et présente
des difficultés? Cela est tellement vrai que Jérémie
lui-même, tout prophète de Dieu qu'il était, en voyant
combien la signification des paroles de Dieu était différente
de celle que les hommes leur attribuaient, semble lui aussi, s'y être
mépris. Il prend la défense du peuple et il dit: Heu, heu,
heu, Domine Deus, ergone decepisti populum istum et Jérusalem, dicens:
Pax erit vobis; et ecce pervenit gladius usque ad animam? « Hélas!
Hélas! Hélas! Seigneur Dieu, est-ce que vous n'avez pas trompé
ce peuple et la ville de Jérusalem, en leur disant: « Vous
aurez la paix! Et le glaive transperce jusqu'à leur âme ?
(Jer. IV, 10) » Or, la paix que Dieu leur promettait était
celle qui devait s'établir entre lui et l'homme par le moyen du
Messie qu'il allait leur envoyer, tandis qu'eux songeaient à une
paix temporelle. Aussi quand ils avaient des guerres et des souffrances,
il leur arrivait le contraire de ce qu'ils avaient espéré.
Et ils disaient, comme le rapporte encore Jérémie: Expectavimus
pacem, et non erat bonum: « Nous avons attendu la paix, et ils ne
nous est rien venu de bon (Ibid, VIII, 15). » Il leur était
donc impossible de ne pas tomber dans l'illusion, en se guidant uniquement
d'après le sens littéral et grammatical de la prophétie.
Et en effet, quel est celui qui ne serait pas confondu et dans l'illusion
s'il interprétait à la lettre cette prophétie que
David fait du Christ dans tout le psaume LXXI, et surtout quand il dit:
Dominabitur a mari usque ad mare, et a flumine usque ad terminos orbis
terrarum: « Il dominera d'une mer à l'autre, et du fleuve
(Le Jourdain) jusqu'aux confins de l'univers (Ps. LXXI, 8) »; et
quand il dit plus loin: Liberabit pauperem a potente, et pauperem cui non
erat adjutor: « Il délivrera le pauvre des mains du puissant;
il délivrera le pauvre qui était sans soutien ? (Ps.
LXXI, 12) » Et cependant on l'a vu ensuite naître dans l'abaissement,
vivre dans la pauvreté, expirer misérablement. Et non seulement
il ne s'est pas emparé temporairement du domaine de la terre durant
sa vie, mais il s'est soumis à des gens vils, jusqu'à
ce qu'enfin il soit mort sous le gouvernement de Ponce Pilate. Non seulement
il n'a pas délivré ses disciples de la main des puissants
de la terre, mais il les a laissés mettre à mort et persécuter
pour son nom.
Ces prophéties
doivent donc s'entendre de Jésus-Christ dans leur sens spirituel,
et ce sens est très véritable. Jésus-Christ, en effet,
est le Seigneur non seulement de la terre, mais encore du ciel, puisqu'il
est Dieu. Quant aux pauvres qui devaient le suivre, non seulement il devait
les racheter et les délivrer de la main et du pouvoir du démon,
qui est ce puissant contre lequel ils n'avaient personne pour les aider,
mais il devait les faire héritiers du royaume des cieux. Ainsi donc,
Dieu vise dans ses prophéties sur le Christ et ses disciples la
partie principale, c'est-à-dire le royaume éternel, et l'éternelle
liberté des hommes; les Juifs, au contraire, considérant
les prophéties à leur manière dans un sens moins important
et dont Dieu fait peu de cas, imaginaient le Christ avec une domination
temporelle et une liberté temporelle, toutes choses qui, aux yeux
de Dieu, ne méritent le nom ni de royaume ni de liberté;
ils s'aveuglaient par la grossière apparence de la lettre; ils n'en
comprenaient ni l'esprit ni la vérité, et ils en vinrent
à mettre à mort leur Dieu et leur Seigneur, comme le dit
saint Paul: Qui enim habitabant Jerusalem et principes ejus, hunc ignorantes,
et voces prophetarum, quae per omne sabebatum leguntur, judicantes impleverunt:
« Les habitants de Jérusalem et les principaux de la ville,
ne sachant qui il était, et ignorant le sens des prophéties
qui se lisent chaque sabbat, les ont accomplies en le condamnant (Act.
XIII, 27). »
Cette
difficulté de comprendre les paroles de Dieu comme il faut, allait
si loin que ses disciples eux-mêmes, qui l'accompagnaient, étaient
dans l'illusion. Nous en avons un exemple dans ces deux disciples qui,
après sa mort, se rendaient au village d'Emmaüs tristes et
découragés et disaient: Nos autem sperabamus quia ipse esset
redempturus Israel: « Nous espérions que ce serait lui qui
rachèterait Israël (Luc XXIV, 21). » Eux aussi imaginaient
une rédemption et une domination temporelle. Or Notre-Seigneur Jésus-Christ
leur apparut; il leur reprocha leur folie et leur dureté de coeur
à croire aux événements prédits par les prophètes.
Et même à l'époque de son départ pour le ciel,
quelques-uns de ses disciples étaient encore dans cette ignorance
et, l'interrogeant, lui dirent: Domine, si in tempore hoc restitues regnum
Israël: « Seigneur, est-ce maintenant que vous allez rétablir
le royaume d'Israël? (Act. I, 6) »
Le Saint-Esprit
révèle donc beaucoup de choses auxquelles il attache un sens
différent de celui que les hommes comprennent. C'est ce qui arriva
lorsqu'il fit dire par Caïphe au sujet du Christ: « Il convient
qu'un homme meurt pour que toute la nation ne périsse pas (Jean
XVIII, 14). » Or, ces paroles Caïphe ne les disait pas de lui-même.
Il leur donnait un sens, et l'Esprit-Saint en avait un tout différent.
Il est
donc évident que, même quand les paroles et les révélations
viennent de Dieu, nous ne pouvons pas mettre en elles une sécurité
absolue, parce que nous pouvons nous tromper souvent et très facilement
dans la manière de les comprendre. Toutes, en effet, sont un abîme
insondable de profondeur spirituelle. Vouloir les limiter à ce que
nous en comprenons et à ce que nos sens peuvent en concevoir, ce
n'est pas autre chose que vouloir prendre avec la main l'air et les atomes
qui s'y trouvent; or l'air s'échappe de la main, et nous n'étreignons
que le vide.
Aussi
le maître spirituel doit-il s'appliquer à ce que l'esprit
de son disciple ne s'arrête pas à vouloir faire cas de toutes
ces connaissances surnaturelles. Ce ne sont là pour l'esprit que
des atomes, et son disciple n'aurait que des atomes et ne recevrait rien
de spirituel. Il doit le détourner de toutes ces visions et de toutes
ces paroles surnaturelles; il le portera à demeurer libre, à
s'établir dans l'obscurité de la foi; c'est alors qu'il recevra
l'abondance de l'esprit surnaturel, et par conséquent la sagesse
et l'intelligence vraie des paroles de Dieu. Il est impossible, en effet,
à l'homme s'il n'est pas spirituel, d'apprécier les choses
de Dieu, ni même de les entendre d'une façon raisonnable;
et alors il n'est pas spirituel, s'il les juge d'après son propre
sens. Aussi, quoiqu'elles lui viennent par les sens, il ne les comprends
pas. Saint Paul a dit: Animalis autem homo non percipit ea quae sunt spiritus
Dei; stultitia enim est illi, et non potest intelligere quia spiritualiter
examinatur. Spritualis autem judicat omnia: « L'homme animal ne perçoit
pas les choses qui sont de l'esprit de Dieu; elles lui paraissent une folie,
et il ne peut les comprendre parce que c'est spirituellement qu'on peut
en juger. Mais l'homme spirituel juge de tout. (I Cor. II, 14-15) »
Par homme animal, on entend ici celui qui use seulement du témoignage
des sens; l'homme spirituel est celui qui ne s'attache pas à ses
sens et ne les prend pas pour guides. C'est donc une témérité
d'oser traiter avec Dieu par cette voie des communications surnaturelles
et d'en laisser aux sens la liberté.
Afin
de mieux faire comprendre cette doctrine, nous allons donner quelques exemples.
Voici un saint qui est très affligé parce qu'il est persécuté
par ses ennemis, et Dieu lui dit: Je te délivrerai de tous tes ennemis.
Cette prophétie peut être très vraie en soi, et malgré
cela le saint peut-être voit ses ennemis l'emporter et il meurt entre
leur mains. Et ainsi celui qui aurait entendu cette prophétie dans
un sens temporel eût été dans l'erreur, car Dieu peut
avoir en vue la vraie et la principale délivrance, la victoire,
c'est-à-dire le salut. L'âme alors possède la délivrance
et la victoire contre tous ses ennemis, d'une manière bien plus
réelle et plus élevée que si elle en avait été
délivrée ici-bas. Une telle prophétie était
donc beaucoup plus réelle et plus féconde en bienfaits que
l'homme n'aurait pu l'imaginer, s'il l'avait rapportée à
la vie présente. Dieu, en effet, vise toujours dans ses paroles
au sens le plus important et le plus avantageux; l'homme, au contraire,
peut les entendre à sa manière et dans un sens moins important,
et il tombe dans l'erreur.
C'est
ce que nous voyons dans cette prophétie que David fit au sujet du
Christ: Reges eos in virga ferrea, et tanquam vas figuli confringes eos:
« Tu gouverneras les nations avec une verge de fer, et tu les briseras
comme un vase d'argile (Ps. II, 9). » Dieu parle ainsi dans le sens
de sa souveraineté principale et parfaite, c'est-à-dire de
sa royauté éternelle qui, en effet, s'est réalisée,
et non de sa royauté moins importante, ou temporelle qui ne s'est
pas accomplie durant la vie temporelle de Notre-Seigneur Jésus-Christ.
Prenons
un autre exemple. Voici une âme qui est embrasée du désir
de souffrir le martyre. Peut-être que Dieu lui dira: Oui, tu seras
martyre, et il la remplit intérieurement d'une grande consolation
et de la confiance qu'elle sera martyre; or il peut se faire qu'elle ne
meure pas martyre, et cependant la prophétie sera très véritable.
Mais comment ne s'accomplit-elle pas ainsi que l'âme l'attendait?
Elle s'accomplira dans le sens principal et essentiel qu'elle renfermait.
Dieu lui donnera assez d'amour pour qu'elle mérite la gloire essentielle
du martyre; il la fera martyre d'amour, il la fera passer par une suite
d'épreuves dont la durée sera plus pénible que la
mort, et de la sorte lui conférera véritablement la grâce
qu'elle désirait formellement et qu'il lui avait promise. Le désir
formel de l'âme, en effet, n'était point d'endurer ce genre
de mort, mais de glorifier Dieu par le martyre et de lui témoigner
son amour comme on le fait dans le martyre. Car ce genre de mort en soi
n'a aucune valeur, s'il n'est pas accompagné de l'amour de Dieu;
et Dieu a d'autres moyens de donner d'une façon beaucoup plu parfaite
l'amour, la générosité et le mérite qui sont
renfermés dans le martyre. Aussi, bien qu'elle ne meure pas martyre,
elle peut être très satisfaite, car Dieu lui a donné
ce qu'elle désirait. De tels désirs, en effet, et autres
semblables, quand ils proviennent d'un amour ardent, ne se réalisent
peut-être pas de la façon que l'on a pensée et imaginée;
mais ils s'accomplissent d'une autre manière qui est bien plus excellente
et plus glorieuse pour Dieu qu'on n'aurait su le demander. Voilà
pourquoi David a dit: Desiderium pauperum exaudivit Dominus: « Le
Seigneur a exaucé le désir des pauvres (Ps. IX, 17). »
La Sagesse divine a dit au livre des Proverbes: Desiderium suum justis
dabitur: « Il donnera aux justes l'accomplissement de leurs désirs
(Pro. X, 24). » Nous voyons qu'un grand nombre de Saints ont désiré
accomplir beaucoup de choses pour Dieu, et cependant leurs désirs
ne se sont pas réalisés dans cette vie. Or il est de foi
que Dieu, étant juste et véridique, les a exaucés
parfaitement dans l'autre. Et s'il en est vraiment ainsi, il sera vrai
également que Dieu leur a promis d'exaucer leurs voeux dès
cette vie, bien que ce ne soit pas de la manière qu'ils se l'imaginaient.
C'est
de cette manière et de beaucoup d'autres que les paroles et les
visions de Dieu peuvent être véritables et certaines, bien
que nous nous trompions à leur sujet, car nous ne savons pas comprendre
le sens profond et principal que Dieu se propose et qu'il a en vue. Ce
qu'il y a donc de mieux et de plus sûr, c'est de porter les âmes
à fuir prudemment de telles communications surnaturelles, et de
les habituer, comme nous l'avons dit, à rechercher la pureté
dans le dénûment spirituel et l'obscurité de la foi;
c'est là le chemin qui mène à l'union avec Dieu.
CHAPITRE XVIII
OÙ L'ON
PROUVE
PAR L'AUTORITÉ
DE LA
SAINTE ÉCRITURE
QUE LES RÉVÉLATIONS
ET LES PAROLES
DIVINES,
BIEN QUE TOUJOURS
VRAIES EN
ELLES-MÊMES,
NE SONT PAS TOUJOURS
CERTAINES
DANS LEURS
PROPRES CAUSES.
Il nous
faut exposer maintenant la seconde cause pour laquelle les visions et les
paroles qui nous viennent de Dieu, bien que toujours vraies en elles-mêmes,
ne sont pas toujours certaines par rapport à nous. La raison en
vient des causes et des motifs sur lesquels elles se fondent. Souvent,
en effet, Dieu dit des choses qui sont fondées sur les créatures
ou les effets qu'elles produisent et qui sont variables ou même peuvent
faire défaut; il en résulte que les paroles qui reposent
sur ce fondement peuvent aussi être variables et ne point se réaliser;
quand, en effet, une chose dépend d'une autre, si l'une vient à
manquer, l'autre manque aussi. Supposez que Dieu dise: D'ici à un
an j'enverrai tel fléau à ce royaume. La cause qui sert de
fondement à cette menace vient d'une certaine offense qui a été
commise contre Dieu dans ce royaume. Or si l'offense vient à cesser
ou à se modifier, le châtiment peut lui aussi être suspendu
ou se modifier. Cependant la menace était véritable; elle
était fondée sur une faute actuelle; et, si la faute avait
duré, la menace eût été exécutée.
Ce sont là des menaces ou des révélations que l'on
appelle comminatoires ou conditionnelles.
C'est
ce qui est arrivé à la ville de Ninive. Dieu commanda au
prophète Jonas d'aller de sa part lui annoncer cette menace: Adhuc
quadraginta dies, et Ninive subvertetur: « Encore quarante jours,
et Ninive sera détruite (Jonas, III,4). » Cependant cette
prophétie ne s'est pas accomplie, parce que la cause pour laquelle
elle avait été faite vint à cesser. Les Ninivites,
au lieu de persévérer dans leurs péchés, en
firent pénitence; sans cela, la menace eût été
exécutée.
Au troisième
livre des Rois, nous lisons que, le roi Achab ayant commis un grand crime,
Dieu lui fit annoncer qu'un grand châtiment allait tomber sur sa
personne, sur sa maison et sur son royaume. Or Achab, en signe de repentir,
déchire aussitôt ses vêtements, prie en silence, se
livre au jeûne, dort sur la dure, se montre triste et humilié.
Dieu alors lui fait dire aussitôt par le même prophète:
Quia igitur humiliatus est mei causa, non inducam malum in diebus ejus
sed in diebus filii sui: « Puisque Achab s'est humilié par
amour pour moi, je n'enverrai pas de châtiments durant sa vie, mais
sous le règne de son fils (I Rois, XXI, 29). » Par là,
nous voyons comment, Achab ayant changé de conduite et modifié
ses dispositions, Dieu de son côté modifia la sentence qu'il
avait portée.
Nous
pouvons donc affirmer ce que nous avons déjà dit: Dieu fait
une révélation, ou parle d'une façon très affirmative.
Il annonce quelque bien ou quelque mal qui arrivera à cette âme
ou à d'autres; mais cette prophétie peut se modifier plus
ou moins, ou même elle ne se réalisera point, s'il y a changement
ou modification de sentiments dans l'âme ou la cause qui en est l'objet
et que Dieu a en vue. La prophétie ne s'accomplira donc pas comme
on l'attendait; bien souvent même on en ignorera le motif, qui restera
le secret de Dieu.
Il arrive
encore souvent que Dieu dit, enseigne et promet, non pour qu'on le comprenne
alors ou qu'on le possède, mais pour qu'on le comprenne plus tard,
lorsqu'il conviendra d'en avoir l'intelligence ou qu'on en recevra l'effet.
Telle a été la conduite de Notre-Seigneur avec ses disciples.
Il leur faisait entendre beaucoup de paraboles et de sentences mystérieuses
dont ils n'eurent point l'intelligence si ce n'est à l'époque
où ils devaient les prêcher, quand ils reçurent le
Saint-Esprit, dont Notre-Seigneur Jésus-Christ leur avait dit qu'il
leur ferait comprendre tout ce que lui-même leur avait enseigné
dans le cours de sa vie. Saint Jean, parlant de l'entrée de Notre-Seigneur
à Jérusalem, dit: Haec non cognoverunt discipuli ejus primum,
sed quando glorificatus est Jesus, tunc recordati sunt quia haec erant
scripta de eo: « Les disciples ne comprirent pas ce qui se passait
alors; mais lorsque Jésus eut été glorifié,
ils se rappelèrent la prophétie qui l'avait annoncé
(Jean, XII, 16). » Il y a donc bien des choses divines et très
particulières qui peuvent se passer dans une âme, et que ni
elle ni son directeur ne comprendront, si ce n'est à une certaine
époque.
Nous
lisons encore au premier livre des Rois que Dieu, irrité contre
Héli, prêtre d'Israël, parce qu'il ne punissait pas ses
fils de leurs péchés, lui envoya dire par Samuel ces paroles
entre autres: Loquens locutus sum ut domus tua et domus patris tui ministraret
in conspectu meo usque in sempiternum. Nunc autem dicit Dominus: Absit
hoc a me, sed quicumque glorificaverit me, glorificabo eum: « En
vérité, je l'ai dit, ta maison et la maison de ton père
devaient à jamais remplir devant ma face l'office sacerdotal; mais
loin de moi ce projet. Je ne le maintiendrai pas (I Rois II, 30). »
Cet office du sacerdoce consistait à rendre gloire et honneur à
Dieu; c'est dans ce but que Dieu avait promis au père d'héli
que le sacerdoce resterait à jamais dans sa famille, mais c'était
à la condition qu'on y fût fidèle. Or Héli manque
de zèle pour la gloire de Dieu. Dieu lui-même lui fait savoir
qu'il s'en plaint; qu'il honore plus ses fils que Dieu lui-même en
dissimulant leurs péchés pour ne pas les humilier. Et ainsi
ne se réalisa donc point la promesse de Dieu, qui devait durer toujours,
mais à la condition que les descendants de la maison d'Héli
fussent toujours fidèles à servir Dieu avec zèle.
Ainsi
donc il ne faut pas croire que les paroles et les révélations
qui viennent de Dieu, et sont vraies en soi doivent infailliblement s'accomplir
selon la rigueur des termes qui les expriment, surtout quand, d'après
la providence de Dieu, elles sont liées aux causes humaines qui,
comme nous l'avons dit, peuvent varier, changer ou disparaître. Mais
quand est-ce que ces paroles dépendent des causes humaines? Dieu
s'en réserve le secret; il ne le révèle pas toujours.
Il communique parfois sa parole ou sa révélation, mais il
ne dira rien des circonstances où elles devront se réaliser.
Telle est la conduite qu'il suivit à l'égard des Ninivites.
Il leur annonce d'une manière absolue qu'au bout de quarante jours
leur ville sera détruite (Jon. III, 4). D'autres fois il manifeste
les circonstances de la prophétie; c'est ce qu'il fit quand il dit
à Roboam: « Si tu gardes mes commandements comme mon serviteur
David, je serai aussi avec toi comme avec lui: j'élèverai
ta maison comme j'ai élevé la sienne (I Rois, XI, 38). »
Mais qu'il manifeste ou non les conditions de ces prophéties, on
ne doit pas s'imaginer avoir l'intelligence de ces prophéties; il
n'est pas possible non plus de comprendre les vérités cachées
dans la parole de Dieu ni les sens multiples qu'elle peut avoir. Lui est
au-dessus de tous les cieux, et il parle des profondeurs de l'éternité;
et nous, nous ne sommes pas des aveugles vivant sur cette terre; nous ne
comprenons que les choses de la chair et du temps. Voilà ce que
le Sage a compris; il a dit: Deus enim in caelo, et tu super terram, idcirco
sint pauci sermones tui: « Dieu est au ciel, et toi, tu es sur la
terre; voilà pourquoi tu dois veiller à parler peu (Eccl.
V, 1). »
On me
dira peut-être: Mais si nous ne devons pas comprendre ces révélations,
ni nous en occuper, pourquoi Dieu nous les communique-t-il? Nous l'avons
dit déjà, chaque révélation est comprise au
temps fixé par celui qui l'a faite; elle sera comprise de celui
à qui il voudra en donner l'intelligence, et alors on en verra la
convenance, car Dieu ne fait rien sans motif, et en dehors de la vérité.
Il faut donc bien se persuader que l'on n'arrivera jamais à comprendre
et à saisir les divers sens renfermés dans les paroles et
les révélations divines; se baser sur leurs apparences, c'est
s'exposer à beaucoup d'erreurs et de déceptions. Voilà
ce que savaient très bien les prophètes qui annonçaient
la parole de Dieu. L'accomplissement de leur mission leur attirait les
plus grandes épreuves de la part du peuple. Car, ainsi que nous
l'avons dit, beaucoup de Juifs ne voyaient pas les prophéties se
réaliser selon le sens des paroles qu'ils entendaient, et ils en
tiraient un motif pour tourner en dérision les prophètes
et se moquer d'eux. Jérémie en vint même jusqu'à
dire: « Ils se moquent de moi tout le long du jour; tous me tournent
en dérision et me méprisent, parce qu'il y a déjà
longtemps que je crie contre leur malice et que j'annonce leur destruction;
la parole de Dieu est devenue pour moi un sujet constant d'opprobres et
de railleries. Ainsi ai-je dit: Je ne veux plus me souvenir des paroles
de Dieu, je ne veux plus parler en son nom (Jer. XX, 7-9) ». Ces
paroles nous montrent que si le prophète parle avec résignation
et nous peint la faiblesse de l'homme qui ne comprend pas les voies et
les secrets de Dieu, il donne bien à comprendre également
quelle différence il y a entre l'accomplissement des paroles divines
et le sens qu'on leur donne communément. C'est pour ce motif que
les saints prophètes passaient pour des séducteurs; ils avaient
tant à souffrir à l'occasion de leurs prophéties,
que le même Jérémie a dit dans un autre endroit: Formido
et laqueus facta est nobis vaticinatio et contritio: « La prophétie
est devenue pour nous une frayeur, un piège et une affliction (Lament.
III, 47). »
C'est
pour ce motif que Jonas fuyait quand Dieu l'envoyait prêcher la destruction
de Ninive. Il savait que l'homme comprend diversement les paroles de Dieu
et leurs causes. Aussi, afin de n'être pas tourné en dérision
si la prophétie ne s'accomplissait pas, il fuyait pour ne point
prophétiser. Il attendit donc en dehors de la ville les quarante
jours qu'il avait prédits, pour voir si la prophétie s'accomplissait.
Voyant qu'elle ne s'accomplissait pas, il tomba dans une si profonde tristesse
qu'il dit à Dieu: Obsecro, Domine, numquid non hoc est verbum meum,
cum adhuc essem in terra mea? Propter hoc praeoccupavi ut fugerem in Tharsis:
« Je vous le demande, Seigneur, n'est-ce pas là ce que je
disais lorsque j'étais dans mon pays? Voilà ce que j'avais
prévu, et c'est pour cela que je fuyais vers Tarse (Jonas, IV, 2).
» Et le saint, en proie à son chagrin, demanda à Dieu
de le retirer du monde.
Pourquoi
donc nous étonner si, parmi les prophéties ou les révélations
que Dieu fait aux âmes, il y en a qui ne se réalisent pas
dans le sens où on les comprend? Dieu affirme par exemple à
une âme ou lui révèle qu'elle ou une autre recevra
telle récompense ou sera châtiée; cette prophétie
est fondée sur certains actes par lesquels cette âme ou une
autre procurent la gloire de Dieu ou l'offensent; mais si ces âmes
persévèrent dans cet état, la prophétie, nous
le répétons, se réalisera; il n'est pas certain, toutefois
qu'elle s'accomplisse à la lettre, parce qu'il n'est pas certain
que ces âmes garderont les mêmes dispositions. Aussi ne faut-il
jamais s'assurer ni affirmer que l'on comprend bien la prophétie.
La foi seule est notre guide.
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