CHEMIN DE SAINTETÉ

adveniat regnum tuum

LA MONTÉE DU CARMEL
 

LIVRE DEUXIÈME

CHAPITRES  15 - 16

CHAPITRE XV 
 
 

OÙ L'ON MONTRE DANS QUEL BUT ET POUR QUELS MOTIFS DIEU CONFÈRE À L'ÂME LES BIENS SPIRITUELS PAR LE MOYEN DES SENS. ON RÉPOND AU DOUTE DONT IL A ÉTÉ QUESTION.  
 
 

 Il y a beaucoup à dire sur le but et les motifs pour lesquels Dieu confère ces visions. Il veut élever l'âme de sa bassesse jusqu'à cette union avec lui dont parlent tous les livres de spiritualité. Tel est aussi le sujet que nous allons élucider dans ce traité. Mais dans le présent chapitre nous traiterons uniquement de ce qui suffit pour répondre à notre doute qui est ainsi formulé: Puisque dans ces visions surnaturelles il y a tant de dangers pour l'âme et tant d'obstacles qui l'empêchent  de réaliser des progrès, comme nous l'avons dit, pourquoi Dieu, qui est la Sagesse même, et dont le désir est d'éloigner des âmes toute occasion de chute et toute embûche, leur communique-t-il et leur offre-t-il ces visions?

 Pour répondre à cette question, posons d'abord trois principes fondamentaux. Le premier se tire de l'épîte de saint Paul aux Romains. Il y dit: Quae autem sunt, a Deo ordinata sunt: « Ce qui existe a été ordonné par Dieu (Rom. XIII, 1). » Le second est pris au livre de la Sagesse, où l'Esprit-Saint nous dit: Disponit omnia suaviter, comme s'il disait: La sagesse de Dieu, bien qu'elle atteigne d'une fin à l'autre, c'est-à-dire d'une extrémité à l'autre, dispose toutes choses avec suavité (Sag. VIII, 1). Le troisième, qui nous est fourni par les théologiens, est conçu en ces termes: Deus omnia movet secundum modum eorum. Cela veut dire: « Dieu meut tous les êtres selon le mode de leur nature. »

 D'après ces principes fondamentaux, il est clair que pour mouvoir l'âme et l'élever de la profondeur et de l'extrémité de sa bassesse, à l'autre profondeur et extrémité de sa grandeur dans l'union avec lui-même, Dieu doit agir avec ordre, avec suavité et selon la nature de cette même âme.

 Or le mode ou le moyen par lequel l'âme se procure les connaissances, n'est autre que celui des formes ou images des choses créées; elle connaît et elle apprend par les sens. Voilà pourquoi quand Dieu veut la conduire à la connaissance suprême, il doit, pour agir avec suavité, commencer par la mouvoir dès l'extrême bassesse des sens et l'élever graduellement selon sa nature jusqu'à l'autre extrémité, celle de la sagesse spirituelle, qui ne tombe plus sous les sens.

 Il la soulève donc tout d'abord en l'instruisant par des formes, des images ou des moyens sensibles, et, selon son mode de comprendre, par des voies naturelles ou surnaturelles, par des méditations discursives jusqu'à la souveraine grandeur de son esprit.

 Telle est la cause pour laquelle Dieu lui donne des visions, des représentations, des images et autres connaissances sensibles, intelligibles et spirituelles. Cela ne veut pas dire que Dieu ne voudrait pas lui donner immédiatement et dès le premier acte la substance spirituelle elle-même, si les deux extrêmes, l'humain et le divin, le sens et l'esprit, pouvaient par voie ordinaire se joindre et s'unir à la suite d'un seul acte, sans en faire intervenir une foule d'autres qui s'enchaînent avec ordre et suavité et servent de fondements et de disposition pour les autres. C'est ainsi qu'il en est des agents naturels; les premiers servent aux seconds, les seconds aux troisièmes, et ainsi de suite.

 C'est ainsi également que Dieu perfectionne l'homme, selon la nature même de l'homme. Il commence par ce qu'il y a de plus bas et de plus extérieur, afin de l'élever jusqu'au degré le plus haut et le plus intérieur. Il le perfectionne donc tout d'abord dans les sens du corps; il le porte à faire bon usage des objets de l'ordre naturel qui sont parfaits et extérieurs, comme entendre un sermon, assister à la messe, voir des choses saintes; il le porte en outre à mortifier le goût dans le manger, et à mortifier le toucher par les saintes rigueurs de la pénitence. Lorsque les sens sont quelque peu disposés, il les perfectionne encore d'ordinaire; il leur accorde quelques faveurs surnaturelles et quelques délices pour les affermir davantage dans le bien, et leur offre quelques communications surnaturelles, comme, par exemple, des visions de saints ou de choses saintes et corporelles, des parfums et des paroles très suaves, ou une très grande satisfaction dans le toucher. Par là les sens se confirment beaucoup dans la vertu et détournent les tendances de leur pente au mal. De plus, les sens corporels intérieurs dont nous avons parlé, l'imagination et la fantaisie, se perfectionnent simultanément et s'habituent au bien par des considérations, méditations ou saints discours, et tout cela contribue à instruire l'esprit.

 Lorsque l'âme est ainsi disposée par cet exercice naturel, Dieu a coutume de l'éclairer et de la spiritualiser davantage par quelques visions surnaturelles qui sont celles que nous appelons ici imaginaires et qui, nous l'avons déjà dit, produisent de grands fruits dans l'esprit; car les unes et les autres lui enlèvent graduellement quelque chose de sa grossièreté et le perfectionnent, bien que très lentement.

 C'est ainsi que Dieu élève peu à peu l'âme; il la fait passer de degré en degré jusqu'à ce qu'il y a de plus intérieur. Il n'est pas toujours nécessaire que cet ordre progressif du premier au dernier degré soit suivi avec toute l'exactitude dont nous venons de parler. Car parfois Dieu se sert de certains moyens et non des autres, il passe du plus intérieur au moins intérieur, ou il accorde ses faveurs tout à la fois; il agit comme il voit que cela convient pour le bien de l'âme, ou comme il veut la favoriser; mais la voie ordinaire est celle que nous venons de dire.

 C'est donc de cette manière que Dieu procède ordinairement pour instruire l'âme et la rendre spirituelle. Il commence par lui communiquer la vie spirituelle par les choses les plus extérieures, les plus palpables, les plus accommodées aux sens; il agit d'après la petitesse de l'âme et son peu de capacité. C'est par l'intermédiaire de cette écorce des choses sensibles, qui en soit sont bonnes, qu'il la meut à produire des actes particuliers, afin qu'à chaque fois elle reçoive de nouvelles communications spirituelles. Par là elle arrivera à contracter l'habitude de ce qui est spirituel et arrivera à ce qu'il y a de plus substantiel dans cette vie de l'esprit, qui est complètement détachée des sens; mais, comme nous l'avons dit, elle ne peut y arriver que peu à peu, et selon son mode d'agir, par le moyen des sens auxquels elle est toujours liée et attachée. Voilà pourquoi, à mesure qu'elle se rapproche davantage de la vie de l'esprit dans ses rapports avec Dieu, elle se dépouille et se détache des moyens sensibles qui sont la méditation raisonnée et la méditation imaginaire. Par conséquent, lorsqu'elle sera parvenue à traiter avec Dieu d'une façon parfaitement spirituelle, elle sera nécessairement affranchie de tout ce qui peut tomber sous les sens dans ses rapports avec Dieu.

 Ainsi nous voyons que plus une chose s'approche d'un extrême, plus elle s'éloigne de l'autre et lui devient étrangère; et si elle est parfaitement attachée à l'un d'eux, c'est qu'elle est complètement séparée de l'autre. De là cet adage communément admis dans la vie spirituelle: Gustato spiritu, desipit omnis caro: Une fois que l'âme a goûté les douceurs de l'esprit, tout ce qui vient de la chair lui est insipide, c'est-à-dire qu'elle ne tire ni profit ni goût de ces voies de la chair, ou opérations des sens dans le domaine spirituel. Cela est évident. Car si la faveur est spirituelle, elle ne tombe déjà plus sous les sens; mais si la faveur est de telle sorte qu'elle peut être saisie par les sens, elle n'est plus purement spirituelle. Plus elle peut-être perçue par les sens et les facultés naturelles, et moins elle est spirituelle et surnaturelle, comme nous l'avons dit. Voilà pourquoi l'homme adonné à la spiritualité qui est déjà parfait ne fait plus de cas des sens, ne reçoit rien par leur intermédiaire, ne s'en sert plus et n'a plus besoin de s'en servir comme d'un moyen principal dans ses rapports avec Dieu, ainsi qu'il le faisait précédemment avant d'avoir grandi dans la vie spirituelle. C'est là ce que saint Paul dit aux Corinthiens: Cum essem parvulus, loquebar ut parvulus, sapiebam ut parvulus, cogitabam ut parvulus. Quando autem factus sum vir, evacuavi quae erant parvuli: « Quand je n'étais qu'un petit enfant, je parlais comme un petit enfant, je sentais, je raisonnais comme un petit enfant. Mais depuis que je suis devenu un homme j'ai abandonné ce qui était de l'enfant (I Cor. XIII, 11). » Comme nous l'avons déjà dit, les choses qui affectent les sens et les connaissances que l'esprit en retire sont des exercices d'enfant. Aussi l'âme qui veut toujours s'y attacher et ne plus s'en affranchir ne cessera jamais d'être comme un tout petit enfant; elle parlera toujours de Dieu comme un enfant; elle connaîtra Dieu comme un enfant; elle pensera à Dieu comme un enfant. Et parce qu'elle s'attache à l'écorce, aux sens, ce qui est le propre des enfants, elle n'arrivera jamais à la substance de l'esprit, ce qui est le propre de l'homme parfait. Voilà pourquoi l'âme qui veut grandir ne doit pas rechercher les révélations dont nous avons parlé, alors même que Dieu en serait l'auteur; elle est dans le cas de l'enfant qui doit abandonner le sein maternel pour habituer son palais à une nourriture plus substantielle et plus forte. Mais, me direz-vous tout de suite: Faudra-t-il donc que l'âme, quand elle est toute petite encore, veuille recevoir ces révélations, mais qu'elle les abandonne lorsqu'elle est déjà plus grande, ainsi qu'il est nécessaire à l'enfant de vouloir prendre le sein pour se sustenter, jusqu'à ce que, étant devenu plus grand, il puisse le laisser? A cela je réponds. S'il s'agit de la méditation et de l'exercice du discours naturel, où l'âme commence à chercher Dieu, il est vrai que l'âme ne doit pas abandonner ce moyen sensible de se sustenter, elle doit le garder jusqu'au temps et au moment où elle pourra le laisser, c'est-à-dire lorsque Dieu l'introduit dans des rapports avec lui plus spirituels, ou dans la contemplation, comme nous l'avons dit dans le chapitre onzième de ce livre.

 Mais quand il s'agit des visions imaginaires ou autres communications surnaturelles qui peuvent tomber sous le sens indépendamment de la volonté de l'homme, je dis que toujours, en tous temps, que l'on soit dans l'état de perfection ou dans un état moins élevé, l'âme ne doit pas les rechercher, alors même qu'elles viendraient à Dieu, et cela pour deux raisons. Tout d'abord, comme nous l'avons dit, c'est que ces vision produisent passivement leur effet, sans que l'âme puisse l'empêcher, bien qu'elle puisse empêcher et empêche la vision elle-même, ainsi que cela arrive très souvent, et par conséquent ce second effet que la vision devait causer dans l'âme se produit en elle d'une façon plus substantielle par une autre voie. Car nous le répétons, l'âme ne peut pas empêcher les biens que Dieu veut lui communiquer, à moins que ce ne soit par quelque imperfection ou quelque attache. Or quand elle renonce à ces visions avec humilité et respect, elle n'apporte ni imperfection ni attache; au contraire, elle montre son désintéressement et son abnégation, et c'est là la meilleure disposition pour arriver à l'union avec Dieu.

 En second lieu l'âme l'âme se délivre par là du danger et de la fatigue qu'il y a à discerner quelles sont les bonnes et quelles sont les mauvaises visions, à reconnaître si c'est un ange de lumière ou un ange des ténèbres qui apparaît. Cela ne procure aucun profit, mais fait perdre le temps, crée des embarras pour l'âme, la jette dans l'occasion d'une foule d'imperfections, l'expose à ne plus avancer, l'occupe en choses qui ne sont pas de son état, quand elle devrait se dégager de ces détails de visions et de connaissances particulières, comme nous l'avons dit des visions corporelles et de celle dont nous parlons, et comme il en sera encore question. Que l'on soit donc bien persuadé de cette vérité: si Notre-Seigneur ne devait pas élever l'âme d'après la nature de cette même âme, comme nous le prétendons ici, il ne lui communiquerait jamais l'abondance de son esprit par ces moyens si étroits de formes, de figures, de connaissances particulières, où il ne lui donne que des miettes pour la sustenter. Voilà pourquoi David a dit: Mittit crystallum suam sicut buccellas: « Il n'a donné sa sagesse (Ps. CXLVII, 17. P. Silverio ' Envio su sabiduria... ') que par parcelles. » Aussi est-il profondément triste que l'âme, dont la capacité est pour ainsi dire infinie, ne reçoive sa nourriture par les sens qu'en petites quantités, à cause de l'infirmité de son esprit et de son inaptitude sensuelle. C'est pour cela aussi saint Paul avait tant de chagrin de ce peu de disposition et de cette inaptitude à recevoir les dons spirituels. Il disait en effet, en s'adressant aux Corinthiens: Et ego, fratres, non potui vobis loqui quasi spiritualibus, sed quasi carnalibus. Tamquam parvulis in Christo, lac vobis potum dedi non escam; nondum enim poteratis; sed nec nunc quidem potestis; adhuc enim carnales estis; « Quant à moi, mes frères, lorsque je suis venu vers vous, je n'ai pu vous parler comme à des gens spirituels, mais comme à des gens charnels; car vous ne pouviez pas recevoir encore le langage de l'esprit, et vous ne le pouvez même pas maintenant, puisque vous êtes toujours charnels (I Cor. III, 2) », aussi vous ai-je donné comme à des enfants dans le Christ du lait à boire, et non une nourriture solide à manger.

 Il faut donc savoir que l'âme ne doit pas s'arrêter à cette écorce des images et des objets qui lui sont présentés surnaturellement. Telle sera sa conduite d'abord quand il s'agit de ce qui lui vient par les sens extérieurs, comme les entretiens, les paroles qui frappent l'ouïe, les visions de Saints, les spectacles splendides qui frappent la vue, les parfums qui flattent l'odorat, les goûts et les suavités qui charment le palais ou les autres jouissances qui s'adressent au tact, toutes sensations qui découlent ordinairement de l'esprit et qui sont plus ordinaires encore chez les spirituels. Mais elle ne s'arrêtera pas non plus dans une vision quelconque des sens intérieurs, comme sont les visions imaginaires et intérieures. Il faut plutôt qu'elle s'en éloigne complètement; elle ne doit s'arrêter qu'à l'esprit bon qui les produit, et s'appliquer à le conserver avec un zèle désintéressé dans tout ce qui touche au service de Dieu, sans s'occuper de ces représentations imaginaires, et sans y rechercher quelque goût sensible. De la sorte on ne retire de ces communications que le fruit que Dieu avait en vue, c'est-à-dire l'esprit de dévotion; il ne le donne pas pour une autre fin principale. On laisse en même temps ce qu'il ne donnerait pas, si on pouvait, comme nous l'avons dit, recevoir le résultat spirituel sans ces communications qui viennent par les sens.  
 
 

CHAPITRE XVI  
 

ON PARLE DU TORT QUE PEUVENT FAIRE AUX ÂMES QUELQUES DIRECTEURS SPIRITUELS, PARCE QU'ILS NE LES CONDUISENT PAS COMME IL FAUT AU MILIEU DE CES VISIONS DONT NOUS AVONS
PARLÉ. ON MONTRE EN OUTRE COMMENT CES VISIONS, BIEN QU'ELLES VIENNENT DE DIEU, PEUVENT JETER DANS L'ILLUSION.  
 
 

 Dans cette question des visions, nous ne pouvons pas observer la brièveté que nous désirerions, tant la matière est abondante. Aussi, bien que nous ayons dit en substance ce qui est nécessaire pour faire comprendre à l'homme adonné à la spiritualité comment il doit se conduire au milieu de ces visions, et au directeur qui le guide comment il doit le traiter alors, il ne sera pas inutile d'exposer un peu plus cette doctrine. De la sorte nous ferons connaître plus clairement les dommages qui découlent soit pour les âmes spirituelles, soit pour les directeurs, quand ils ajoutent trop de crédulité à ces visions, alors même qu'elles viennent de Dieu.

 Le motif qui me porte en ce moment à m'étendre un peu sur ce point, c'est le peu de prudence que j'ai cru remarquer dans quelques maîtres de la vie spirituelle. Ils mettent leur confiance dans ces communications surnaturelles; ils les croient bonnes et venant de Dieu, et en arrivent les uns et les autres à tomber dans de grandes erreurs et à se montrer très incapables. Ils justifient la sentence du Seigneur qui dit: Caecus autem si caeco ducatum praestet, ambo in foveam cadunt: « Si un aveugle conduit un aveugle, ils tombent tous les deux dans la fosse (Mat. XV,14). » Il ne dit pas qu'ils tomberont mais qu'ils tombent: car il n'est pas nécessaire qu'il y ait chute d'erreur pour qu'ils tombent; le seul fait d'avoir la prétention de se conduire l'un l'autre est déjà une erreur, et ainsi on peut dire qu'au moins en cela seul ils tombent.

 Tout d'abord, il y en a quelques-uns qui se conduisent de telle sorte et de telle manière avec les âmes sujettes à ces visions qu'ils les jettent dans l'illusion ou le trouble, ou ne les conduisent point par la voie de l'humilité, ou les aident d'une certaine manière à faire grand cas de ces visions, ce qui est cause qu'elles ne marchent pas dans un esprit de foi pur et parfait. Ils ne les élèvent pas dans la foi, ils ne les fortifient pas dans la foi; ils se livrent à une foule d'entretiens sur ces visions. Par là ils leur donnent à comprendre qu'ils en font quelque estime, ou même beaucoup de cas; par suite les âmes fond de même: elles restent attachées à ces communications; elles ne se tiennent pas sur le fondement de la foi, ni dans ce vide, ce dénûment, ce détachement de tout qui est indispensable pour prendre le vol sur les hauteurs d'une foi obscure. Ces inconvénients proviennent de l'attitude et du langage que l'âme découvre dans son directeur sur ce point. Je ne sais comment elle a, en outre, une facilité extrême à estimer ces visions qui sont au-dessus de son pouvoir et à détourner ses regards de l'abîme de la foi. La cause de cette facilité doit venir de ce qu'elle en est toute occupée. Comme il s'agit de communications qui viennent par les sens et que la nature y est portée, comme de plus elle y trouve de la saveur et est disposée à ces connaissances de choses particulières et sensibles, il lui suffit de voir son confesseur ou toute autre personne leur donner quelque estime ou valeur pour que non seulement elle fasse de même, mais encore pour les désirer avec plus d'ardeur; et sans s'en apercevoir elle se nourrit de ces visions avec plus d'avidité, elle s'y porte davantage et s'en saisit comme d'une proie.

 De là découlent au moins une foule d'imperfections. L'âme n'est plus aussi humble; elle songe que cela est quelque chose, qu'elle est l'objet de quelque faveur, que Dieu fait cas d'elle; elle est contente et un peu satisfaite d'elle-même, et cela est contraire à l'humilité. Bientôt, le démon arrive; il augmente secrètement cette disposition sans qu'elle s'en aperçoive; il commence à lui suggérer des pensées de curiosité sur les autres; ont-ils de ces faveurs, ou non? Sont-ce les même, on non? Et cette disposition est contraire à la sainte simplicité et à la solitude intérieure.

 Outre ces dommages et celui de ne pas grandir dans la foi si on ne s'écarte pas de ces réflexions, comme aussi outre les inconvénients moins palpables et moins sensibles que ceux dont nous venons de parler, il y en a d'autres dans cette méthode qui sont plus subtils et plus odieux aux regards du Seigneur, parce que l'âme n'est pas détachée de tout. Mais laissons ce sujet pour le moment, nous le reprendrons lorsque nous parlerons du vice de la gourmandise spirituelle et des six autres vices capitaux. Nous donnerons alors, Dieu aidant, beaucoup d'explications sur ces taches subtiles et difficiles à saisir qui souillent l'esprit, parce qu'on ne sait pas diriger l'âme dans le dénûment.

 Pour le moment je me contente de montrer quelle est la conduite de certains confesseurs qui ne savent pas bien diriger les âmes. A coup sûr, je voudrais savoir m'expliquer. Je comprends, qu'il est difficile de dire comment l'esprit du disciple se forme d'une manière secrète et intime sur le modèle de son maître spirituel. Je redoute aussi d'aborder cette matière si vaste, parce qu'il semble qu'on ne peut expliquer un point concernant le disciple sans expliquer celui qui concerne le maître. D'ailleurs, comme il s'agit de choses spirituelles, les mêmes phénomènes se manifestent chez l'un et chez l'autre.

 Je vais donc réaliser ma promesse. Il me semble, et il en est vraiment de la sorte, que si le père spirituel est porté aux visions, s'il en ressent beaucoup d'impression, s'il y trouve du goût et de l'attrait, il ne pourra manquer d'imprimer à son insu dans l'esprit du disciple ce même goût, ce même attrait, à moins que le disciple ne soit plus avancé que son maître. Mais, le serait-il en effet, il pourra en recevoir de très grands dommages, s'il reste sous sa conduite.

 L'inclination que le père spirituel a pour ces visions, et le goût qu'il leur porte, font qu'il les estime d'une certaine manière; s'il n'y veille avec le plus grand soin, il ne pourra manquer d'en donner des marques et de manifester ses propres sentiments au disciple; or si ce dernier a la même inclination d'esprit, il ne pourra, à mon avis, manquer d'avoir comme lui la plus grande estime pour ces visions.

 Mais ne nous lançons pas dans un sujet si ardu. Parlons maintenant du confesseur, porté ou non à ces visions, qui n'a pas la prudence nécessaire pour en détourner son disciple et le porter à s'en détacher, mais qui au contraire s'en entretient avec lui, en fait l'objet principal de ses conversations avec lui, comme nous l'avons dit, et lui donne les marques auxquelles on reconnaît les bonnes et les mauvaises visions. Sans doute cette science est bonne; mais il n'y a pas lieu de jeter l'âme dans cette occupation, ce souci, ce danger, à moins de quelque pressante nécessité, comme nous l'avons dit plus haut. Quand, au contraire, on fait peu de cas de ces visions, quand on les repousse, on évite tous ces inconvénients, et on accomplit ce qu'il faut.

 Il y a plus. Lorsque ces directeurs voient que ces âmes ont de telles communications avec Dieu, ils leur demandent de supplier Dieu de leur révéler tel ou tel secret les concernant eux-mêmes ou d'autres; et ces âmes ont la folie de leur obéir, à la pensée qu'il est licite de savoir les choses par cette voie. Ces directeurs eux-mêmes pensent que, puisque Dieu veut révéler ou dire quelque chose par un moyen surnaturel, comme cela lui plaît et pour le but qu'il se propose, il est aussi permis de le désirer et même de le lui demander. Si parfois Dieu exauce leur demande, ils en prennent l'assurance pour d'autres circonstances; ils s'imaginent que Dieu est content de cela et le veut; mais en réalité, Dieu ne l'a pas pour agréable et ne le veut pas. Quant à eux, ils agissent souvent et croient selon qu'il leur a été révélé ou répondu. Comme ils sont très affectionnés à cette manière de traiter avec Dieu, ils s'y attachent beaucoup et leur volonté y trouve naturellement son repos. Dès lors leur goût est un goût naturel, et naturellement selon leur manière de comprendre il est satisfait. Mais dans ce que les âmes disent, il y a très souvent des erreurs, et alors les confesseurs voient que les faits ne sont pas conformes à ce qu'ils avaient compris. Ils s'en étonnent et aussitôt ils se demandent si ces révélations venaient de Dieu ou non, puisque l'événement ne correspond pas à leur manière de voir.

 Ils pensaient d'abord deux choses: la première c'est que la révélation venait de Dieu, tant ils y trouvaient plaisir; mais ce contentement peut très bien venir de leur nature qui était portée à ces communications, comme nous l'avons dit. La seconde, c'est que la révélation, venant de Dieu, devait se réaliser comme ils l'avaient imaginé ou pensé. Et c'est là une grande illusion. Car les révélations ou les paroles de Dieu ne se vérifient pas toujours comme les hommes se l'imaginent ou selon le sens des mots. Voilà pourquoi on ne doit pas s'y fier ni les croire aveuglément, alors même qu'il s'agirait de révélations, de réponses ou de paroles de Dieu. Car seraient-elles certaines et vraies en soi, elles ne le sont pas toujours dans leurs causes ni dans la manière dont nous les comprenons, comme nous le verrons dans le prochain chapitre. Nous dirons également comment Dieu, tout en répondant parfois surnaturellement aux demandes qui lui sont adressées, n'aime pas ce procédé, et comment il montre alors son irritation.

   

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