CHAPITRE XV
OÙ L'ON
MONTRE
DANS QUEL
BUT ET POUR
QUELS MOTIFS
DIEU CONFÈRE À
L'ÂME
LES BIENS SPIRITUELS PAR
LE MOYEN DES
SENS. ON RÉPOND
AU DOUTE DONT
IL A
ÉTÉ
QUESTION.
Il y
a beaucoup à dire sur le but et les motifs pour lesquels Dieu confère
ces visions. Il veut élever l'âme de sa bassesse jusqu'à
cette union avec lui dont parlent tous les livres de spiritualité.
Tel est aussi le sujet que nous allons élucider dans ce traité.
Mais dans le présent chapitre nous traiterons uniquement de ce qui
suffit pour répondre à notre doute qui est ainsi formulé:
Puisque dans ces visions surnaturelles il y a tant de dangers pour l'âme
et tant d'obstacles qui l'empêchent de réaliser des
progrès, comme nous l'avons dit, pourquoi Dieu, qui est la Sagesse
même, et dont le désir est d'éloigner des âmes
toute occasion de chute et toute embûche, leur communique-t-il et
leur offre-t-il ces visions?
Pour
répondre à cette question, posons d'abord trois principes
fondamentaux. Le premier se tire de l'épîte de saint Paul
aux Romains. Il y dit: Quae autem sunt, a Deo ordinata sunt: « Ce
qui existe a été ordonné par Dieu (Rom. XIII, 1).
» Le second est pris au livre de la Sagesse, où l'Esprit-Saint
nous dit: Disponit omnia suaviter, comme s'il disait: La sagesse de Dieu,
bien qu'elle atteigne d'une fin à l'autre, c'est-à-dire d'une
extrémité à l'autre, dispose toutes choses avec suavité
(Sag. VIII, 1). Le troisième, qui nous est fourni par les théologiens,
est conçu en ces termes: Deus omnia movet secundum modum eorum.
Cela veut dire: « Dieu meut tous les êtres selon le mode de
leur nature. »
D'après
ces principes fondamentaux, il est clair que pour mouvoir l'âme et
l'élever de la profondeur et de l'extrémité de sa
bassesse, à l'autre profondeur et extrémité de sa
grandeur dans l'union avec lui-même, Dieu doit agir avec ordre, avec
suavité et selon la nature de cette même âme.
Or le
mode ou le moyen par lequel l'âme se procure les connaissances, n'est
autre que celui des formes ou images des choses créées; elle
connaît et elle apprend par les sens. Voilà pourquoi quand
Dieu veut la conduire à la connaissance suprême, il doit,
pour agir avec suavité, commencer par la mouvoir dès l'extrême
bassesse des sens et l'élever graduellement selon sa nature jusqu'à
l'autre extrémité, celle de la sagesse spirituelle, qui ne
tombe plus sous les sens.
Il la
soulève donc tout d'abord en l'instruisant par des formes, des images
ou des moyens sensibles, et, selon son mode de comprendre, par des voies
naturelles ou surnaturelles, par des méditations discursives jusqu'à
la souveraine grandeur de son esprit.
Telle
est la cause pour laquelle Dieu lui donne des visions, des représentations,
des images et autres connaissances sensibles, intelligibles et spirituelles.
Cela ne veut pas dire que Dieu ne voudrait pas lui donner immédiatement
et dès le premier acte la substance spirituelle elle-même,
si les deux extrêmes, l'humain et le divin, le sens et l'esprit,
pouvaient par voie ordinaire se joindre et s'unir à la suite d'un
seul acte, sans en faire intervenir une foule d'autres qui s'enchaînent
avec ordre et suavité et servent de fondements et de disposition
pour les autres. C'est ainsi qu'il en est des agents naturels; les premiers
servent aux seconds, les seconds aux troisièmes, et ainsi de suite.
C'est
ainsi également que Dieu perfectionne l'homme, selon la nature même
de l'homme. Il commence par ce qu'il y a de plus bas et de plus extérieur,
afin de l'élever jusqu'au degré le plus haut et le plus intérieur.
Il le perfectionne donc tout d'abord dans les sens du corps; il le porte
à faire bon usage des objets de l'ordre naturel qui sont parfaits
et extérieurs, comme entendre un sermon, assister à la messe,
voir des choses saintes; il le porte en outre à mortifier le goût
dans le manger, et à mortifier le toucher par les saintes rigueurs
de la pénitence. Lorsque les sens sont quelque peu disposés,
il les perfectionne encore d'ordinaire; il leur accorde quelques faveurs
surnaturelles et quelques délices pour les affermir davantage dans
le bien, et leur offre quelques communications surnaturelles, comme, par
exemple, des visions de saints ou de choses saintes et corporelles, des
parfums et des paroles très suaves, ou une très grande satisfaction
dans le toucher. Par là les sens se confirment beaucoup dans la
vertu et détournent les tendances de leur pente au mal. De plus,
les sens corporels intérieurs dont nous avons parlé, l'imagination
et la fantaisie, se perfectionnent simultanément et s'habituent
au bien par des considérations, méditations ou saints discours,
et tout cela contribue à instruire l'esprit.
Lorsque
l'âme est ainsi disposée par cet exercice naturel, Dieu a
coutume de l'éclairer et de la spiritualiser davantage par quelques
visions surnaturelles qui sont celles que nous appelons ici imaginaires
et qui, nous l'avons déjà dit, produisent de grands fruits
dans l'esprit; car les unes et les autres lui enlèvent graduellement
quelque chose de sa grossièreté et le perfectionnent, bien
que très lentement.
C'est
ainsi que Dieu élève peu à peu l'âme; il la
fait passer de degré en degré jusqu'à ce qu'il y a
de plus intérieur. Il n'est pas toujours nécessaire que cet
ordre progressif du premier au dernier degré soit suivi avec toute
l'exactitude dont nous venons de parler. Car parfois Dieu se sert de certains
moyens et non des autres, il passe du plus intérieur au moins intérieur,
ou il accorde ses faveurs tout à la fois; il agit comme il voit
que cela convient pour le bien de l'âme, ou comme il veut la favoriser;
mais la voie ordinaire est celle que nous venons de dire.
C'est
donc de cette manière que Dieu procède ordinairement pour
instruire l'âme et la rendre spirituelle. Il commence par lui communiquer
la vie spirituelle par les choses les plus extérieures, les plus
palpables, les plus accommodées aux sens; il agit d'après
la petitesse de l'âme et son peu de capacité. C'est par l'intermédiaire
de cette écorce des choses sensibles, qui en soit sont bonnes, qu'il
la meut à produire des actes particuliers, afin qu'à chaque
fois elle reçoive de nouvelles communications spirituelles. Par
là elle arrivera à contracter l'habitude de ce qui est spirituel
et arrivera à ce qu'il y a de plus substantiel dans cette vie de
l'esprit, qui est complètement détachée des sens;
mais, comme nous l'avons dit, elle ne peut y arriver que peu à peu,
et selon son mode d'agir, par le moyen des sens auxquels elle est toujours
liée et attachée. Voilà pourquoi, à mesure
qu'elle se rapproche davantage de la vie de l'esprit dans ses rapports
avec Dieu, elle se dépouille et se détache des moyens sensibles
qui sont la méditation raisonnée et la méditation
imaginaire. Par conséquent, lorsqu'elle sera parvenue à traiter
avec Dieu d'une façon parfaitement spirituelle, elle sera nécessairement
affranchie de tout ce qui peut tomber sous les sens dans ses rapports avec
Dieu.
Ainsi
nous voyons que plus une chose s'approche d'un extrême, plus elle
s'éloigne de l'autre et lui devient étrangère; et
si elle est parfaitement attachée à l'un d'eux, c'est qu'elle
est complètement séparée de l'autre. De là
cet adage communément admis dans la vie spirituelle: Gustato spiritu,
desipit omnis caro: Une fois que l'âme a goûté les douceurs
de l'esprit, tout ce qui vient de la chair lui est insipide, c'est-à-dire
qu'elle ne tire ni profit ni goût de ces voies de la chair, ou opérations
des sens dans le domaine spirituel. Cela est évident. Car si la
faveur est spirituelle, elle ne tombe déjà plus sous les
sens; mais si la faveur est de telle sorte qu'elle peut être saisie
par les sens, elle n'est plus purement spirituelle. Plus elle peut-être
perçue par les sens et les facultés naturelles, et moins
elle est spirituelle et surnaturelle, comme nous l'avons dit. Voilà
pourquoi l'homme adonné à la spiritualité qui est
déjà parfait ne fait plus de cas des sens, ne reçoit
rien par leur intermédiaire, ne s'en sert plus et n'a plus besoin
de s'en servir comme d'un moyen principal dans ses rapports avec Dieu,
ainsi qu'il le faisait précédemment avant d'avoir grandi
dans la vie spirituelle. C'est là ce que saint Paul dit aux Corinthiens:
Cum essem parvulus, loquebar ut parvulus, sapiebam ut parvulus, cogitabam
ut parvulus. Quando autem factus sum vir, evacuavi quae erant parvuli:
« Quand je n'étais qu'un petit enfant, je parlais comme un
petit enfant, je sentais, je raisonnais comme un petit enfant. Mais depuis
que je suis devenu un homme j'ai abandonné ce qui était de
l'enfant (I Cor. XIII, 11). » Comme nous l'avons déjà
dit, les choses qui affectent les sens et les connaissances que l'esprit
en retire sont des exercices d'enfant. Aussi l'âme qui veut toujours
s'y attacher et ne plus s'en affranchir ne cessera jamais d'être
comme un tout petit enfant; elle parlera toujours de Dieu comme un enfant;
elle connaîtra Dieu comme un enfant; elle pensera à Dieu comme
un enfant. Et parce qu'elle s'attache à l'écorce, aux sens,
ce qui est le propre des enfants, elle n'arrivera jamais à la substance
de l'esprit, ce qui est le propre de l'homme parfait. Voilà pourquoi
l'âme qui veut grandir ne doit pas rechercher les révélations
dont nous avons parlé, alors même que Dieu en serait l'auteur;
elle est dans le cas de l'enfant qui doit abandonner le sein maternel pour
habituer son palais à une nourriture plus substantielle et plus
forte. Mais, me direz-vous tout de suite: Faudra-t-il donc que l'âme,
quand elle est toute petite encore, veuille recevoir ces révélations,
mais qu'elle les abandonne lorsqu'elle est déjà plus grande,
ainsi qu'il est nécessaire à l'enfant de vouloir prendre
le sein pour se sustenter, jusqu'à ce que, étant devenu plus
grand, il puisse le laisser? A cela je réponds. S'il s'agit de la
méditation et de l'exercice du discours naturel, où l'âme
commence à chercher Dieu, il est vrai que l'âme ne doit pas
abandonner ce moyen sensible de se sustenter, elle doit le garder jusqu'au
temps et au moment où elle pourra le laisser, c'est-à-dire
lorsque Dieu l'introduit dans des rapports avec lui plus spirituels, ou
dans la contemplation, comme nous l'avons dit dans le chapitre onzième
de ce livre.
Mais
quand il s'agit des visions imaginaires ou autres communications surnaturelles
qui peuvent tomber sous le sens indépendamment de la volonté
de l'homme, je dis que toujours, en tous temps, que l'on soit dans l'état
de perfection ou dans un état moins élevé, l'âme
ne doit pas les rechercher, alors même qu'elles viendraient à
Dieu, et cela pour deux raisons. Tout d'abord, comme nous l'avons dit,
c'est que ces vision produisent passivement leur effet, sans que l'âme
puisse l'empêcher, bien qu'elle puisse empêcher et empêche
la vision elle-même, ainsi que cela arrive très souvent, et
par conséquent ce second effet que la vision devait causer dans
l'âme se produit en elle d'une façon plus substantielle par
une autre voie. Car nous le répétons, l'âme ne peut
pas empêcher les biens que Dieu veut lui communiquer, à moins
que ce ne soit par quelque imperfection ou quelque attache. Or quand elle
renonce à ces visions avec humilité et respect, elle n'apporte
ni imperfection ni attache; au contraire, elle montre son désintéressement
et son abnégation, et c'est là la meilleure disposition pour
arriver à l'union avec Dieu.
En second
lieu l'âme l'âme se délivre par là du danger
et de la fatigue qu'il y a à discerner quelles sont les bonnes et
quelles sont les mauvaises visions, à reconnaître si c'est
un ange de lumière ou un ange des ténèbres qui apparaît.
Cela ne procure aucun profit, mais fait perdre le temps, crée des
embarras pour l'âme, la jette dans l'occasion d'une foule d'imperfections,
l'expose à ne plus avancer, l'occupe en choses qui ne sont pas de
son état, quand elle devrait se dégager de ces détails
de visions et de connaissances particulières, comme nous l'avons
dit des visions corporelles et de celle dont nous parlons, et comme il
en sera encore question. Que l'on soit donc bien persuadé de cette
vérité: si Notre-Seigneur ne devait pas élever l'âme
d'après la nature de cette même âme, comme nous le prétendons
ici, il ne lui communiquerait jamais l'abondance de son esprit par ces
moyens si étroits de formes, de figures, de connaissances particulières,
où il ne lui donne que des miettes pour la sustenter. Voilà
pourquoi David a dit: Mittit crystallum suam sicut buccellas: « Il
n'a donné sa sagesse (Ps. CXLVII, 17. P. Silverio ' Envio su sabiduria...
') que par parcelles. » Aussi est-il profondément triste que
l'âme, dont la capacité est pour ainsi dire infinie, ne reçoive
sa nourriture par les sens qu'en petites quantités, à cause
de l'infirmité de son esprit et de son inaptitude sensuelle. C'est
pour cela aussi saint Paul avait tant de chagrin de ce peu de disposition
et de cette inaptitude à recevoir les dons spirituels. Il disait
en effet, en s'adressant aux Corinthiens: Et ego, fratres, non potui vobis
loqui quasi spiritualibus, sed quasi carnalibus. Tamquam parvulis in Christo,
lac vobis potum dedi non escam; nondum enim poteratis; sed nec nunc quidem
potestis; adhuc enim carnales estis; « Quant à moi, mes frères,
lorsque je suis venu vers vous, je n'ai pu vous parler comme à des
gens spirituels, mais comme à des gens charnels; car vous ne pouviez
pas recevoir encore le langage de l'esprit, et vous ne le pouvez même
pas maintenant, puisque vous êtes toujours charnels (I Cor. III,
2) », aussi vous ai-je donné comme à des enfants dans
le Christ du lait à boire, et non une nourriture solide à
manger.
Il faut
donc savoir que l'âme ne doit pas s'arrêter à cette
écorce des images et des objets qui lui sont présentés
surnaturellement. Telle sera sa conduite d'abord quand il s'agit de ce
qui lui vient par les sens extérieurs, comme les entretiens, les
paroles qui frappent l'ouïe, les visions de Saints, les spectacles
splendides qui frappent la vue, les parfums qui flattent l'odorat, les
goûts et les suavités qui charment le palais ou les autres
jouissances qui s'adressent au tact, toutes sensations qui découlent
ordinairement de l'esprit et qui sont plus ordinaires encore chez les spirituels.
Mais elle ne s'arrêtera pas non plus dans une vision quelconque des
sens intérieurs, comme sont les visions imaginaires et intérieures.
Il faut plutôt qu'elle s'en éloigne complètement; elle
ne doit s'arrêter qu'à l'esprit bon qui les produit, et s'appliquer
à le conserver avec un zèle désintéressé
dans tout ce qui touche au service de Dieu, sans s'occuper de ces représentations
imaginaires, et sans y rechercher quelque goût sensible. De la sorte
on ne retire de ces communications que le fruit que Dieu avait en vue,
c'est-à-dire l'esprit de dévotion; il ne le donne pas pour
une autre fin principale. On laisse en même temps ce qu'il ne donnerait
pas, si on pouvait, comme nous l'avons dit, recevoir le résultat
spirituel sans ces communications qui viennent par les sens.
CHAPITRE XVI
ON PARLE DU
TORT
QUE PEUVENT
FAIRE AUX
ÂMES
QUELQUES DIRECTEURS SPIRITUELS,
PARCE QU'ILS
NE LES CONDUISENT
PAS COMME
IL FAUT AU MILIEU
DE CES VISIONS
DONT NOUS AVONS
PARLÉ.
ON MONTRE EN OUTRE COMMENT
CES VISIONS,
BIEN QU'ELLES
VIENNENT DE
DIEU, PEUVENT
JETER DANS
L'ILLUSION.
Dans
cette question des visions, nous ne pouvons pas observer la brièveté
que nous désirerions, tant la matière est abondante. Aussi,
bien que nous ayons dit en substance ce qui est nécessaire pour
faire comprendre à l'homme adonné à la spiritualité
comment il doit se conduire au milieu de ces visions, et au directeur qui
le guide comment il doit le traiter alors, il ne sera pas inutile d'exposer
un peu plus cette doctrine. De la sorte nous ferons connaître plus
clairement les dommages qui découlent soit pour les âmes spirituelles,
soit pour les directeurs, quand ils ajoutent trop de crédulité
à ces visions, alors même qu'elles viennent de Dieu.
Le motif
qui me porte en ce moment à m'étendre un peu sur ce point,
c'est le peu de prudence que j'ai cru remarquer dans quelques maîtres
de la vie spirituelle. Ils mettent leur confiance dans ces communications
surnaturelles; ils les croient bonnes et venant de Dieu, et en arrivent
les uns et les autres à tomber dans de grandes erreurs et à
se montrer très incapables. Ils justifient la sentence du Seigneur
qui dit: Caecus autem si caeco ducatum praestet, ambo in foveam cadunt:
« Si un aveugle conduit un aveugle, ils tombent tous les deux dans
la fosse (Mat. XV,14). » Il ne dit pas qu'ils tomberont mais qu'ils
tombent: car il n'est pas nécessaire qu'il y ait chute d'erreur
pour qu'ils tombent; le seul fait d'avoir la prétention de se conduire
l'un l'autre est déjà une erreur, et ainsi on peut dire qu'au
moins en cela seul ils tombent.
Tout
d'abord, il y en a quelques-uns qui se conduisent de telle sorte et de
telle manière avec les âmes sujettes à ces visions
qu'ils les jettent dans l'illusion ou le trouble, ou ne les conduisent
point par la voie de l'humilité, ou les aident d'une certaine manière
à faire grand cas de ces visions, ce qui est cause qu'elles ne marchent
pas dans un esprit de foi pur et parfait. Ils ne les élèvent
pas dans la foi, ils ne les fortifient pas dans la foi; ils se livrent
à une foule d'entretiens sur ces visions. Par là ils leur
donnent à comprendre qu'ils en font quelque estime, ou même
beaucoup de cas; par suite les âmes fond de même: elles restent
attachées à ces communications; elles ne se tiennent pas
sur le fondement de la foi, ni dans ce vide, ce dénûment,
ce détachement de tout qui est indispensable pour prendre le vol
sur les hauteurs d'une foi obscure. Ces inconvénients proviennent
de l'attitude et du langage que l'âme découvre dans son directeur
sur ce point. Je ne sais comment elle a, en outre, une facilité
extrême à estimer ces visions qui sont au-dessus de son pouvoir
et à détourner ses regards de l'abîme de la foi. La
cause de cette facilité doit venir de ce qu'elle en est toute occupée.
Comme il s'agit de communications qui viennent par les sens et que la nature
y est portée, comme de plus elle y trouve de la saveur et est disposée
à ces connaissances de choses particulières et sensibles,
il lui suffit de voir son confesseur ou toute autre personne leur donner
quelque estime ou valeur pour que non seulement elle fasse de même,
mais encore pour les désirer avec plus d'ardeur; et sans s'en apercevoir
elle se nourrit de ces visions avec plus d'avidité, elle s'y porte
davantage et s'en saisit comme d'une proie.
De là
découlent au moins une foule d'imperfections. L'âme n'est
plus aussi humble; elle songe que cela est quelque chose, qu'elle est l'objet
de quelque faveur, que Dieu fait cas d'elle; elle est contente et un peu
satisfaite d'elle-même, et cela est contraire à l'humilité.
Bientôt, le démon arrive; il augmente secrètement cette
disposition sans qu'elle s'en aperçoive; il commence à lui
suggérer des pensées de curiosité sur les autres;
ont-ils de ces faveurs, ou non? Sont-ce les même, on non? Et cette
disposition est contraire à la sainte simplicité et à
la solitude intérieure.
Outre
ces dommages et celui de ne pas grandir dans la foi si on ne s'écarte
pas de ces réflexions, comme aussi outre les inconvénients
moins palpables et moins sensibles que ceux dont nous venons de parler,
il y en a d'autres dans cette méthode qui sont plus subtils et plus
odieux aux regards du Seigneur, parce que l'âme n'est pas détachée
de tout. Mais laissons ce sujet pour le moment, nous le reprendrons lorsque
nous parlerons du vice de la gourmandise spirituelle et des six autres
vices capitaux. Nous donnerons alors, Dieu aidant, beaucoup d'explications
sur ces taches subtiles et difficiles à saisir qui souillent l'esprit,
parce qu'on ne sait pas diriger l'âme dans le dénûment.
Pour
le moment je me contente de montrer quelle est la conduite de certains
confesseurs qui ne savent pas bien diriger les âmes. A coup sûr,
je voudrais savoir m'expliquer. Je comprends, qu'il est difficile de dire
comment l'esprit du disciple se forme d'une manière secrète
et intime sur le modèle de son maître spirituel. Je redoute
aussi d'aborder cette matière si vaste, parce qu'il semble qu'on
ne peut expliquer un point concernant le disciple sans expliquer celui
qui concerne le maître. D'ailleurs, comme il s'agit de choses spirituelles,
les mêmes phénomènes se manifestent chez l'un et chez
l'autre.
Je vais
donc réaliser ma promesse. Il me semble, et il en est vraiment de
la sorte, que si le père spirituel est porté aux visions,
s'il en ressent beaucoup d'impression, s'il y trouve du goût et de
l'attrait, il ne pourra manquer d'imprimer à son insu dans l'esprit
du disciple ce même goût, ce même attrait, à moins
que le disciple ne soit plus avancé que son maître. Mais,
le serait-il en effet, il pourra en recevoir de très grands dommages,
s'il reste sous sa conduite.
L'inclination
que le père spirituel a pour ces visions, et le goût qu'il
leur porte, font qu'il les estime d'une certaine manière; s'il n'y
veille avec le plus grand soin, il ne pourra manquer d'en donner des marques
et de manifester ses propres sentiments au disciple; or si ce dernier a
la même inclination d'esprit, il ne pourra, à mon avis, manquer
d'avoir comme lui la plus grande estime pour ces visions.
Mais
ne nous lançons pas dans un sujet si ardu. Parlons maintenant du
confesseur, porté ou non à ces visions, qui n'a pas la prudence
nécessaire pour en détourner son disciple et le porter à
s'en détacher, mais qui au contraire s'en entretient avec lui, en
fait l'objet principal de ses conversations avec lui, comme nous l'avons
dit, et lui donne les marques auxquelles on reconnaît les bonnes
et les mauvaises visions. Sans doute cette science est bonne; mais il n'y
a pas lieu de jeter l'âme dans cette occupation, ce souci, ce danger,
à moins de quelque pressante nécessité, comme nous
l'avons dit plus haut. Quand, au contraire, on fait peu de cas de ces visions,
quand on les repousse, on évite tous ces inconvénients, et
on accomplit ce qu'il faut.
Il y
a plus. Lorsque ces directeurs voient que ces âmes ont de telles
communications avec Dieu, ils leur demandent de supplier Dieu de leur révéler
tel ou tel secret les concernant eux-mêmes ou d'autres; et ces âmes
ont la folie de leur obéir, à la pensée qu'il est
licite de savoir les choses par cette voie. Ces directeurs eux-mêmes
pensent que, puisque Dieu veut révéler ou dire quelque chose
par un moyen surnaturel, comme cela lui plaît et pour le but qu'il
se propose, il est aussi permis de le désirer et même de le
lui demander. Si parfois Dieu exauce leur demande, ils en prennent l'assurance
pour d'autres circonstances; ils s'imaginent que Dieu est content de cela
et le veut; mais en réalité, Dieu ne l'a pas pour agréable
et ne le veut pas. Quant à eux, ils agissent souvent et croient
selon qu'il leur a été révélé ou répondu.
Comme ils sont très affectionnés à cette manière
de traiter avec Dieu, ils s'y attachent beaucoup et leur volonté
y trouve naturellement son repos. Dès lors leur goût est un
goût naturel, et naturellement selon leur manière de comprendre
il est satisfait. Mais dans ce que les âmes disent, il y a très
souvent des erreurs, et alors les confesseurs voient que les faits ne sont
pas conformes à ce qu'ils avaient compris. Ils s'en étonnent
et aussitôt ils se demandent si ces révélations venaient
de Dieu ou non, puisque l'événement ne correspond pas à
leur manière de voir.
Ils pensaient
d'abord deux choses: la première c'est que la révélation
venait de Dieu, tant ils y trouvaient plaisir; mais ce contentement peut
très bien venir de leur nature qui était portée à
ces communications, comme nous l'avons dit. La seconde, c'est que la révélation,
venant de Dieu, devait se réaliser comme ils l'avaient imaginé
ou pensé. Et c'est là une grande illusion. Car les révélations
ou les paroles de Dieu ne se vérifient pas toujours comme les hommes
se l'imaginent ou selon le sens des mots. Voilà pourquoi on ne doit
pas s'y fier ni les croire aveuglément, alors même qu'il s'agirait
de révélations, de réponses ou de paroles de Dieu.
Car seraient-elles certaines et vraies en soi, elles ne le sont pas toujours
dans leurs causes ni dans la manière dont nous les comprenons, comme
nous le verrons dans le prochain chapitre. Nous dirons également
comment Dieu, tout en répondant parfois surnaturellement aux demandes
qui lui sont adressées, n'aime pas ce procédé, et
comment il montre alors son irritation.
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