CHEMIN DE SAINTETÉ

adveniat regnum tuum

LA MONTÉE DU CARMEL
 

LIVRE DEUXIÈME

CHAPITRES  13 - 14

CHAPITRE XIII 
 
 

OÙ L'ON MONTRE A CEUX QUI PROGRESSENT ET COMMENCENT À ENTRER DANS CETTE CON-NAISSANCE GÉNÉRALE DE LA CONTEMPLATION, COMMENT IL LEUR CONVIENT PARFOIS DE SE SERVIR DE LA MÉDITATION DISCURSIVE ET DE LEURS FACULTÉS NATURELLES. 
 
 

 Il peut surgir une difficulté au sujet de ce que nous avons dit. La voici. Est-ce que ceux qui progressent, je veux dire ceux que Dieu commence à placer dans cette connaissance surnaturelle de contemplation dont nous nous sommes occupés, ne doivent plus, par le fait même qu'il commencent à l'avoir, se servir jamais de la méditation ordinaire, des raisonnements et des représentations naturelles? A cela on répond comme il suit. On ne prétend pas que ceux qui commencent à avoir cette connaissance amoureuse et simple n'aient plus en général à recourir jamais à la méditation ni à la rechercher. Dans les débuts, en effet, ils ne possèdent pas cette connaissance à un degré assez parfait pour pouvoir en user dès qu'ils le veulent; de même ils ne sont pas encore si éloignés de la voie de la méditation, qu'ils ne puissent pas méditer et discourir quelquefois comme auparavant, en se servant des images et des représentations et y trouver quelque nouveau profit. Au contraire, quand, dans ces débuts, ils verront, d'après les signes dont nous avons parlé, que l'âme n'est pas occupée paisiblement dans cette connaissance, on devra profiter de la méditation discursive, jusqu'à ce que l'on ait acquis l'habitude de contempler d'une façon quelque peu parfaite; ce sera quand, toutes les fois que l'on voudrait méditer, on se trouvera tout de suite favorisé de cette paisible connaissance, sans pouvoir méditer ni en avoir la moindre envie, ainsi que nous l'avons dit; car tant que l'on ne sera pas arrivé à cet état, qui est celui des âmes déjà avancées, il y a un mélange de l'une et l'autre voie. Aussi, arrivera-t-il souvent que l'âme se trouvera dans cette contemplation paisible et amoureuse, sans y avoir travaillé à l'aide de ses puissances; mais souvent aussi elle devra s'aider doucement et modérément du discours pour y entrer: et une fois qu'elle y est parvenue, comme nous l'avons dit, elle ne doit plus se servir de ses puissances. Alors, en effet, il est plutôt vrai de dire que l'on agit en elle, et que la lumière et la suavité de l'amour s'y trouvent, sans qu'elle y concoure autrement que par une attention amoureuse pour Dieu, et sans qu'elle veuille éprouver ou voir quoi que ce soit sinon se laisser conduire par Dieu. Ainsi donc, c'est passivement que Dieu se communique alors, comme celui qui a les yeux ouverts reçoit passivement la lumière [et n'a pas autre chose à faire que de tenir les yeux ouverts pour la recevoir. Quand on dit qu'elle reçoit la lumière qui lui est communiquée surnaturellement, on veut dire qu'elle comprend passivement; quand on dit qu'elle n'agit pas, ce n'est pas qu'elle ne comprenne pas, mais parce qu'elle comprend ce qui ne lui a coûté aucun effort de son industrie personnelle; elle ne fait que recevoir ce qu'on lui donne, comme cela arrive dans les illuminations, révélations ou inspirations divines. Bien que la volonté reçoive librement cette connaissance générale et confuse de Dieu] (ce passage entre crochets ne se trouve dans aucun manuscrit. Il est donné seulement par le P. André de l'Incarnation, qui en affirme l'authenticité, sans indiquer cependant à quel manuscrit il l'emprunte. Cf. P. Gerardo..., t. III, ap. III.), il est nécessaire seulement pour recevoir plus simplement et plus abondamment cette divine lumière, que l'âme ne se mêle pas d'interposer d'autres lumières plus palpables provenant d'autres connaissances, formes ou images d'un raisonnement quelconque, car rien de cela ne ressemble à cette lumière délicate et subtile de Dieu. Voilà pourquoi si l'âme voulait alors se livrer à l'intelligence et à la méditation d'objets particuliers, quelque spirituels qu'ils fussent d'ailleurs, elle serait un obstacle à cette lumière générale de l'esprit divin qui est si délicate et si subtile; ce serait comme des nuages qu'elle lui opposerait; elle ressemblerait à celui à qui on aurait posé un objet devant les yeux et qui  ne pourrait voir la lumière qui est au-delà de cet objet.

 Il est donc clair que si l'âme se purifie entièrement et se dégage de toutes les représentations ou images, elle s'établira dans cette lumière pure et simple et s'y transformera en s'élevant à l'état de perfection. En effet, cette lumière ne manque jamais à l'âme; et si elle ne l'investit pas, c'est que l'âme est couverte et enveloppée par les images et le voile des créatures. Qu'elle enlève ces obstacles, complètement comme nous le dirons plus tard, et elle se trouvera dans le dénuement complet et la pauvreté d'esprit; devenue simple et pure, elle se transformera aussitôt dans la simple et pure Sagesse divine, qui n'est autre que le Fils de Dieu. Car le naturel disparaissant dans l'âme embrasée d'amour, le divin lui est aussitôt infusé, d'une manière naturelle et surnaturellement, pour qu'il n'y ait pas de vide dans la nature.

 L'homme adonné à la vie spirituelle doit donc se tenir dans une attention amoureuse pour Dieu et conserver dans la paix son entendement, lorsqu'il en peut méditer, alors même qu'il lui semblerait ne rien faire. C'est ainsi que peu à peu et promptement il goûtera le repos et la paix de Dieu, recevra des connaissances de Dieu admirable et élevées, qui seront accompagnées d'amour. Mais qu'il veille à ne pas interposer des considérations, des images,  des méditations, ou quelques raisonnements, pour ne pas troubler l'âme et la priver du contentement et de la paix dont elle jouit; ce serait la jeter dans l'agitation et la gêne. Et si, comme nous l'avons dit, il a du scrupule à la pensée qu'il ne fait rien, il doit savoir que ce n'est pas peu de chose que de pacifier son âme, de l'établir dans son repos et dans une paix exempte de tout travail et de toute préoccupation. C'est là ce que le Seigneur nous demande par cette parole de David. « Vacate, et didete quoniam ego sum Deus: Apprenez à être dégagés de tout (intérieurement et extérieurement), et vous verrez que je suis votre Dieu (Ps. XLV, 11). » 
 
 

CHAPITRE XIV 
 

OÙ L'ON PARLE DE CONCEPTIONS IMAGINAIRES QUI SE FORMENT SURNATURELLEMENT DANS L'IMAGINATION; ON MONTRE COMMENT ELLES NE PEUVENT PAS SERVIR À L'ÂME DE MOYEN PROCHAIN POUR SON UNION AVEC DIEU. 
 
 

 Après avoir parlé des représentations que l'âme peut recevoir naturellement en elle-même, et sur lesquelles s'exercent, à l'aide du raisonnement l'imagination et la fantaisie, il convient ici de traiter des perceptions surnaturelles que l'on appelle visions imaginaires. Ces visions, en effet, étant comprises sous le nom d'images, formes et figures, appartiennent également à l'imagination, au même titre que les perceptions naturelles. Or il faut savoir que sous ce nom de visions imaginaires nous voulons comprendre toutes les choses qui peuvent se représenter surnaturellement à l'imagination sous le nom d'images, formes, figures ou apparences, et cela d'une manière plus parfaite, plus vive que toutes les conceptions qui viennent par la voie connaturelle des sens. Car toutes les conceptions et formes qui viennent par les cinq sens corporels et se fixent dans l'âme par la voie naturelle peuvent aussi lui venir par la voie surnaturelle et lui être communiquées sans le secours d'aucun sens extérieur.

 En effet, ce sens de l'imagination uni à la mémoire est comme une sorte d'archives ou de réservoir pour l'entendement où sont reçues toutes les formes et images intelligibles. Comme un miroir, il les garde en lui-même, après les avoir reçues par la voie des cinq sens, ou, nous le répétons, par la voie surnaturelle; et ainsi il les représente à l'entendement; l'entendement alors les considère et en juge. Son pouvoir va plus loin; il peut encore composer et former d'autres images semblables à celles qui lui sont fournies là.

 Il faut donc savoir que, de même que les cinq sens extérieurs proposent et représentent naturellement les images et formes des objets aux sens intérieurs, de même Dieu peut, nous le répétons, surnaturellement et sans le secours des sens extérieurs, représenter les mêmes images ou les mêmes formes, et de beaucoup plus belles encore et plus parfaites; le démon le peut aussi.

 Aussi, à l'aide de ces images, Dieu révèle souvent à l'âme beaucoup de choses. Il lui enseigne une sagesse profonde, comme on le voit à chaque pas dans la sainte Écriture, Isaïe, par exemple, a vu Dieu dans sa gloire sous la forme d'une nuée qui remplissait le Temple, ou des Séraphins qui, de leurs ailes, se couvraient la face et les pieds (Is. VI, 4). Jérémie fut instruit à son tour par le symbole de la verge qui veillait (Jér. I, 11); Daniel, par une foule de visions... (Dan. VII, 10).

 le démon, de son côté, cherche à tromper l'âme par des représentations qui sont bonnes en apparence. Nous le voyons, au livre des Rois, lorsqu'il trompa tous les prophètes d'Achab. Il représenta à leur imagination des cornes avec lesquelles, affirmait-il, Achab devait détruire les Assyriens; or c'était là un mensonge (I Rois, XXII, 11). Telles sont, en outre, les visions qu'eut la femme de Pilate, pour qu'on ne condamnât pas Notre-Seigneur Jésus-Christ (Mat. XXVII, 19). Il y a beaucoup d'autres passages de l'Écriture où l'on voit comment, dans ce miroir de la fantaisie ou imagination, ces visions imaginaires arrivent aux âmes avancées plus fréquemment que les visions extérieures et corporelles. Or nous le répétons, elles ne se différencient pas de celles qui entrent par la voie des sens extérieurs quant à la forme et à la représentation; mais si nous considérons l'effet qu'elles produisent et la perfection qu'elles causent, il y a une grande différence. Elles sont plus subtiles, et produisent dans l'âme une action plus profonde, parce que, en même temps qu'elles sont surnaturelles, elles sont aussi plus intérieures que les surnaturelles qui viennent par les sens extérieurs.

 Cela ne veut pas dire pourtant que certaines de ces visions corporelles extérieures ne produisent pas plus d'effet. Car enfin Dieu fait ses communications comme il lui plaît. Mais nous parlons de ce que ces visions sont par elles-mêmes, parce qu'elles sont plus spirituelles.

 Ce sens de l'imagination et de la fantaisie est celui où le démon a coutume de tendre ses pièges de l'ordre naturel ou de l'ordre surnaturel (Ce terme n'est plus employé aujourd'hui par les théologiens quand il s'agit de l'action du démon; il est remplacé par le mot préternaturel). Il est comme une porte qui donne entrée dans l'âme, et, comme nous l'avons dit, il est pour l'entendement, le port où il vient prendre et laisser ce qui lui convient, comme la place de ses provisions. Voilà pourquoi Dieu et aussi le démon viennent là pour y apporter les plus belles images naturelles, ainsi que nous l'avons dit, et les présenter à l'entendement. Cependant Dieu a également d'autres moyens d'instruire l'âme, puisqu'il y habite, et qu'il peut produire le même résultat par lui-même et par tout autre moyen.

 Je ne m'arrête pas à décrire les marques auxquelles on reconnaît les visions qui viennent de Dieu ou non; telle n'est pas mon intention en ce moment. Je veux seulement montrer que l'entendement doit veiller à ce que les visions bonnes qui viennent de Dieu ne soient pas pour lui un embarras ou un obstacle à l'union de l'âme avec la divine Sagesse, comme aussi à ce que les mauvaises ne le jettent pas dans l'illusion.

 Voilà pourquoi je déclare que toutes ces conceptions et visions imaginaires, ou représentations quelconques, qui se présentent sous une forme, figure ou connaissance particulière, qu'elles soient fausses et viennent du démon, ou qu'elles soient véritables et viennent de Dieu, ne doivent pas être pour l'entendement un embarras ou un appât. L'âme ne doit pas non plus chercher à se les procurer, ou à les retenir afin d'être dégagée, détachée, pure, simple, sans aucune forme ou modalité, comme le requiert l'union divine. La raison, la voici. Toutes les formes dont nous avons parlé sont représentées, comme nous l'avons vu, sous certaines conceptions d'un ordre restreint; mais la Sagesse divine, à laquelle l'entendement doit s'unir, n'a ni forme, ni mode spécial; elle est sans limite et n'est pas enfermée dans les bornes d'une connaissance distincte et particulière, parce qu'elle est totalement pure et simple.

 Or si l'on veut unir ces deux extrêmes, l'âme humaine et la divine Sagesse, il faut nécessairement qu'il y ait entre elles une certaine ressemblance; voilà pourquoi l'âme doit être de son côté pure et simple, non limitée ni liée à quelque connaissance particulière, ni modifiée par des limites de formes, d'apparence ou d'images. Dieu, en effet, ne tombe pas sous le concept de formes ou d'images, ni d'une intelligence particulière; d'un autre côté, l'âme, pour s'unir à Dieu, ne doit pas être assujettie à une forme ou connaissance particulière. Or, qu'il n'y ait en Dieu aucun rapport avec les formes ou images particulières, c'est ce que l'Écriture nous donne bien à comprendre dans le « Deutéronome »; Vocem verborum ejus audistis, et forman penitus non vidistis: « Vous avez entendu le son de ses paroles, mais vous n'avez point vu la forme de son être (Deut. IV, 12). » Mais elle ajoute qu'il n'y avait là que ténèbres, nuées et obscurité, c'est-à-dire cette connaissance confuse et obscure dont nous avons parlé et dans laquelle l'âme s'unit à Dieu. Plus loin encore elle dit: Non vidistis aliquam similitudinem in die qua locutus est vobis Dominus in Horeb de medio ignis: « Vous n'avez pas vu quelque ressemblance de Dieu, le jour où le Seigneur vous a parlé au milieu des flammes sur la montagne Horeb (Ibid. IV, 15). » Or que l'âme ne puisse pas arriver à la hauteur de Dieu, autant que cela est possible ici-bas, par le moyen des figures et des images, c'est encore ce que la sainte Écriture nous dit au livre des « Nombres ». Dieu, en effet, y reproche à Aaron et Marie d'avoir murmuré contre Moïse, leur frère, et veut leur montrer le haut état d'union et d'intimité avec lui où il l'avait placé. Aussi leur dit-il: Si quis fuerit inter vos propheta Domini, in visione apparebo ei, vel per somnium loquar ad illum. At non talis servus meus Moyses, qui in omni domo mea fidelissimus est; ore enim ad os loquor ei et palam, et non per oenigmata et figuras Dominum videt: « Si parmi vous il y a quelque prophète du Seigneur, je lui apparaîtrai dans quelque vision ou représentation, ou bien je lui parlerai en songe. Mais il n'y a personne comme mon serviteur Moïse; il est le plus fidèle qui soit dans toute ma maison; c'est bouche à bouche que je lui parle, et il voit le Seigneur non par le moyen des comparaisons, de figures ou d'images, mais à découvert (Nomb. XII, 6-8). » Ce texte nous fait clairement comprendre que, dans ce haut état d'union par l'amour dont nous nous occupons, Dieu ne se communique pas à l'âme par l'intermédiaire de quelque voile, d'une vision imaginaire, d'une figure ou ressemblance; car il ne doit pas y en avoir; il ne se communique que bouche à bouche, c'est-à-dire que l'essence pure et simple de Dieu, qui est comme sa bouche par l'amour, se communique à l'essence pure et simple de l'âme par sa volonté, qui est comme sa bouche par l'amour. Aussi, pour arriver à cette union de Dieu si parfaite, l'âme doit veiller à ne s'attacher en rien à ces visions imaginaires, formes, représentations ou connaissances particulières; car elles ne peuvent lui servir de moyen proportionné et prochain pour atteindre un tel but; elles y seraient plutôt un obstacle; voilà pourquoi l'âme doit s'en détacher et s'appliquer à les fuir.

 Si parfois elle devait les accepter et estimer, ce serait à cause des avantages et des bons effets que les visions véritables opèrent en elle; et encore dans ce cas elle devrait ne pas les accepter, et il lui est avantageux de les refuser toujours. En effet, le bien que peuvent produire ces visions imaginaires, comme aussi les visions corporelles extérieures dont nous avons parlé, c'est de lui communiquer quelque connaissance nouvelle, un peu plus d'amour et de suavité au service de Dieu. Or pour produire cet effet, il n'est pas nécessaire que l'âme veuille les accepter, comme nous l'avons déjà dit. Les visions le produisent au moment même où elles sont présentes à l'imagination; elles confèrent et infusent à l'âme les connaissances, l'amour et la suavité qu'il plaît à Dieu. Cet effet a lieu non seulement d'une façon simultanée, mais d'une façon principale; dans le même temps où elles apparaissent, leur effet est produit passivement dans l'âme, qui ne pourrait l'empêcher alors même qu'elle le voudrait, de même qu'elle a été impuissante à l'acquérir bien qu'elle ait dû travailler à s'y disposer.

 Considérons la vitre. Elle ne peut pas empêcher le rayon de soleil de la pénétrer; elle le reçoit passivement dès lors qu'elle lui offre la limpidité requise, sans qu'il y ait d'autre diligence ou d'autre travail. Ainsi en est-il de l'âme. Elle ne peut pas, alors même qu'elle le voudrait, manquer de recevoir les influences et les communications de ces visions, toute résistance de sa part serait inutile; car les visions infuses surnaturelles s'imposent à la volonté qui résiste, pourvu qu'elle soit humble et pleine d'amour; elles ne trouvent d'obstacle que lorsqu'il y a de l'impureté et de l'imperfection, de même que les taches de la vitre l'empêchent de recevoir la clarté du soleil.

 Il s'ensuit clairement que si une âme dégage sa volonté et ses affections des taches causées par ces conceptions, images et figures où sont enveloppées les communications spirituelles dont il a été question, non seulement elle ne se prive pas de ces faveurs et de ces biens, mais elle se dispose au contraire beaucoup mieux à les recevoir avec abondance, clarté, liberté d'esprit et simplicité, quand elle laisse à part ces connaissances, car ce ne sont là que les enveloppes et les voiles qui en recouvrent la partie la plus spirituelle.

 Quand l'âme, au contraire, veut s'y complaire, ces visions occupent les sens et l'esprit, de telle sorte qu'elle n'a plus la simplicité et la liberté pour recevoir la faveur surnaturelle; elle est occupée à l'écorce, et par conséquent l'entendement n'a plus la liberté nécessaire pour recevoir le fruit même de cette faveur.

 Il suit de là que si l'âme veut alors accepter ces visions et en faire cas, elle se met dans l'embarras et se contente de ce qu'il y a de moins important dans ces visions, c'est-à-dire de tout ce qu'elle peut en saisir ou comprendre, soit comme forme, image ou connaissance particulière. Quant à la partie principale, en effet, ou faveur spirituelle qui lui est infuse, elle est incapable de la saisir ou de la comprendre; elle ne sait ce qu'elle est, elle ne le pourrait dire, parce que c'est une faveur purement spirituelle. Ce qu'elle parvient seulement à en connaître, nous le répétons, c'est l'accessoire qui s'adapte à sa manière de voir, ou les formes sensibles. Voilà pourquoi je dis que c'est passivement et sans qu'elle mette en activité son entendement, sans même qu'elle sache s'en servir, que lui sont communiquées ces visions qu'elle ne pourrait ni comprendre ni imaginer. L'âme doit dont toujours se détourner de toutes ces visions qui peuvent frapper sa vue ou son ouïe d'une manière distincte, qui lui sont communiquées par les sens et ne sont pas un fondement ni une sécurité pour la foi. Elle doit porter son attention sur ce qui ne se voit pas et ne tombe pas sous les sens, mais sur ce qui relève de l'esprit et n'est pas susceptible d'une figure sensible. En un mot, c'est par la foi qu'elle s'élève à l'union; car, nous l'avons dit, la foi est le véritable moyen.

 Aussi l'âme tirera-t-elle profit de ces visions dans ce qu'elles ont de substantiel, quand, prenant pour guide la foi, elle saura se détacher complètement de ce qu'il y a en elle de sensible et de ce qui est offert de connaissance particulière, quand enfin elle usera bien du but pour lequel Dieu les confère. Elle doit les rejeter, car, ainsi que nous l'avons dit en parlant des visions corporelles, Dieu ne les donne pas pour que l'âme veuille les rechercher ou s'y attacher.

 Mais ici surgit un doute. Le voici. S'il est vrai que Dieu n'accorde pas les visions surnaturelles, pour que l'âme s'applique à les recevoir, à s'y attacher ou à en faire cas, pourquoi les lui donne-t-il? Car elle peut y trouver beaucoup d'erreurs et de dangers; du moins elle est exposée aux inconvénients dont nous parlons et qui sont un obstacle à son avancement; et surtout Dieu ne peut-il pas lui donner et communiquer spirituellement et en substance ce qu'il lui communique d'une manière sensible par les visions et les images sensibles?

 Nous répondrons à cette difficulté, car il s'agit d'une question très importante et très nécessaire, à mon avis, tant pour les personnes adonnées à la vie spirituelle que pour les directeurs. On montrera le but ou la fin que Dieu se propose; c'est parce que beaucoup l'ignorent, qu'ils ne savent ni se guider eux-mêmes ni guider les autres vers l'union divine.

 Ils s'imaginent, en effet, que, par le fait même que l'on reconnaît que ces visions sont véritables et viennent de Dieu, il faut les admettre et s'y attacher en toute sécurité. Ils ne voient pas que l'âme y trouvera aussi un esprit de propriété, de l'attachement et des embarras comme dans les choses du monde, si elle ne sait pas les rejeter également. Voilà pourquoi ils croient bon d'accepter les unes et de rejeter les autres; ils se mettent, eux et les autres, dans de grandes difficultés et de grands dangers de ne pouvoir discerner les visions vraies des visions fausses. Dieu ne leur impose point ce travail; il ne leur prescrit pas non plus d'exposer les âmes pures et simples à ce danger et aux difficultés de ce discernement. Ils ont une doctrine saine et sûre, la foi; c'est par elle qu'ils doivent réaliser des progrès. Pour cela, il est nécessaire de fermer les yeux à tout ce qui vient des sens, ainsi qu'aux connaissances claires d'objets particuliers. Saint Pierre était absolument certain d'avoir eu une vision de la gloire de Notre-Seigneur Jésus-Christ à sa Transfiguration, et cependant, après l'avoir racontée dans sa seconde Épître canonique, il ne la donne pas comme le principal témoignage de son assurance, et pour recommander sa foi, il ajoute: Et habemus fimiorem propheticum sermonem; cui benefacitis attendentes, quasi lucernae lucenti in caliginoso loco: « Nous avons un témoignage plus sûr » que cette vision du Thabor, « ce sont les paroles des prophètes, auxquelles vous faites bien de vous attacher comme au flambeau qui brille dans un lieu obscur (II Pier.  I. 19) ».

 Cette comparaison, si nous y réfléchissons bien, renferme la doctrine que nous enseignons. Quand nous disons qu'il faut suivre la lumière de la foi enseignée par les prophètes comme le flambeau qui brille dans un lieu obscur, nous disons que nous devons nous tenir dans l'obscurité, les yeux fermés à toutes les lumières d'ici-bas, et que, au milieu de cette obscurité, seule la foi, qui elle aussi est obscure, est le flambeau que nous devons suivre. Si nous voulons nous attacher aux autres lumières ou connaissances claires et particulières, par le fait même nous cessons de nous attacher à la lumière obscure de la foi qui ne nous donne plus sa lumière dans ce lieu obscur dont parle saint Pierre; ce lieu obscur signifie l'entendement qui est le chandelier sur lequel repose le flambeau de la foi; il doit rester dans l'obscurité jusqu'à ce que lui apparaisse dans l'autre vie le jour de la claire vision de Dieu, ou bien dans cette vie celui de sa transformation et union avec Dieu vers qui l'âme s'achemine.

   

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