CHAPITRE XIII
OÙ L'ON
MONTRE
A CEUX QUI
PROGRESSENT
ET COMMENCENT
À ENTRER DANS
CETTE CON-NAISSANCE
GÉNÉRALE DE
LA CONTEMPLATION,
COMMENT IL LEUR
CONVIENT PARFOIS
DE SE SERVIR
DE LA MÉDITATION
DISCURSIVE ET
DE LEURS FACULTÉS
NATURELLES.
Il peut
surgir une difficulté au sujet de ce que nous avons dit. La voici.
Est-ce que ceux qui progressent, je veux dire ceux que Dieu commence à
placer dans cette connaissance surnaturelle de contemplation dont nous
nous sommes occupés, ne doivent plus, par le fait même qu'il
commencent à l'avoir, se servir jamais de la méditation ordinaire,
des raisonnements et des représentations naturelles? A cela on répond
comme il suit. On ne prétend pas que ceux qui commencent à
avoir cette connaissance amoureuse et simple n'aient plus en général
à recourir jamais à la méditation ni à la rechercher.
Dans les débuts, en effet, ils ne possèdent pas cette connaissance
à un degré assez parfait pour pouvoir en user dès
qu'ils le veulent; de même ils ne sont pas encore si éloignés
de la voie de la méditation, qu'ils ne puissent pas méditer
et discourir quelquefois comme auparavant, en se servant des images et
des représentations et y trouver quelque nouveau profit. Au contraire,
quand, dans ces débuts, ils verront, d'après les signes dont
nous avons parlé, que l'âme n'est pas occupée paisiblement
dans cette connaissance, on devra profiter de la méditation discursive,
jusqu'à ce que l'on ait acquis l'habitude de contempler d'une façon
quelque peu parfaite; ce sera quand, toutes les fois que l'on voudrait
méditer, on se trouvera tout de suite favorisé de cette paisible
connaissance, sans pouvoir méditer ni en avoir la moindre envie,
ainsi que nous l'avons dit; car tant que l'on ne sera pas arrivé
à cet état, qui est celui des âmes déjà
avancées, il y a un mélange de l'une et l'autre voie. Aussi,
arrivera-t-il souvent que l'âme se trouvera dans cette contemplation
paisible et amoureuse, sans y avoir travaillé à l'aide de
ses puissances; mais souvent aussi elle devra s'aider doucement et modérément
du discours pour y entrer: et une fois qu'elle y est parvenue, comme nous
l'avons dit, elle ne doit plus se servir de ses puissances. Alors, en effet,
il est plutôt vrai de dire que l'on agit en elle, et que la lumière
et la suavité de l'amour s'y trouvent, sans qu'elle y concoure autrement
que par une attention amoureuse pour Dieu, et sans qu'elle veuille éprouver
ou voir quoi que ce soit sinon se laisser conduire par Dieu. Ainsi donc,
c'est passivement que Dieu se communique alors, comme celui qui a les yeux
ouverts reçoit passivement la lumière [et n'a pas autre chose
à faire que de tenir les yeux ouverts pour la recevoir. Quand on
dit qu'elle reçoit la lumière qui lui est communiquée
surnaturellement, on veut dire qu'elle comprend passivement; quand on dit
qu'elle n'agit pas, ce n'est pas qu'elle ne comprenne pas, mais parce qu'elle
comprend ce qui ne lui a coûté aucun effort de son industrie
personnelle; elle ne fait que recevoir ce qu'on lui donne, comme cela arrive
dans les illuminations, révélations ou inspirations divines.
Bien que la volonté reçoive librement cette connaissance
générale et confuse de Dieu] (ce passage entre crochets ne
se trouve dans aucun manuscrit. Il est donné seulement par le P.
André de l'Incarnation, qui en affirme l'authenticité, sans
indiquer cependant à quel manuscrit il l'emprunte. Cf. P. Gerardo...,
t. III, ap. III.), il est nécessaire seulement pour recevoir plus
simplement et plus abondamment cette divine lumière, que l'âme
ne se mêle pas d'interposer d'autres lumières plus palpables
provenant d'autres connaissances, formes ou images d'un raisonnement quelconque,
car rien de cela ne ressemble à cette lumière délicate
et subtile de Dieu. Voilà pourquoi si l'âme voulait alors
se livrer à l'intelligence et à la méditation d'objets
particuliers, quelque spirituels qu'ils fussent d'ailleurs, elle serait
un obstacle à cette lumière générale de l'esprit
divin qui est si délicate et si subtile; ce serait comme des nuages
qu'elle lui opposerait; elle ressemblerait à celui à qui
on aurait posé un objet devant les yeux et qui ne pourrait
voir la lumière qui est au-delà de cet objet.
Il est
donc clair que si l'âme se purifie entièrement et se dégage
de toutes les représentations ou images, elle s'établira
dans cette lumière pure et simple et s'y transformera en s'élevant
à l'état de perfection. En effet, cette lumière ne
manque jamais à l'âme; et si elle ne l'investit pas, c'est
que l'âme est couverte et enveloppée par les images et le
voile des créatures. Qu'elle enlève ces obstacles, complètement
comme nous le dirons plus tard, et elle se trouvera dans le dénuement
complet et la pauvreté d'esprit; devenue simple et pure, elle se
transformera aussitôt dans la simple et pure Sagesse divine, qui
n'est autre que le Fils de Dieu. Car le naturel disparaissant dans l'âme
embrasée d'amour, le divin lui est aussitôt infusé,
d'une manière naturelle et surnaturellement, pour qu'il n'y ait
pas de vide dans la nature.
L'homme
adonné à la vie spirituelle doit donc se tenir dans une attention
amoureuse pour Dieu et conserver dans la paix son entendement, lorsqu'il
en peut méditer, alors même qu'il lui semblerait ne rien faire.
C'est ainsi que peu à peu et promptement il goûtera le repos
et la paix de Dieu, recevra des connaissances de Dieu admirable et élevées,
qui seront accompagnées d'amour. Mais qu'il veille à ne pas
interposer des considérations, des images, des méditations,
ou quelques raisonnements, pour ne pas troubler l'âme et la priver
du contentement et de la paix dont elle jouit; ce serait la jeter dans
l'agitation et la gêne. Et si, comme nous l'avons dit, il a du scrupule
à la pensée qu'il ne fait rien, il doit savoir que ce n'est
pas peu de chose que de pacifier son âme, de l'établir dans
son repos et dans une paix exempte de tout travail et de toute préoccupation.
C'est là ce que le Seigneur nous demande par cette parole de David.
« Vacate, et didete quoniam ego sum Deus: Apprenez à être
dégagés de tout (intérieurement et extérieurement),
et vous verrez que je suis votre Dieu (Ps. XLV, 11). »
CHAPITRE XIV
OÙ L'ON
PARLE
DE CONCEPTIONS
IMAGINAIRES
QUI SE FORMENT
SURNATURELLEMENT
DANS L'IMAGINATION;
ON
MONTRE COMMENT
ELLES NE PEUVENT
PAS SERVIR
À L'ÂME DE MOYEN
PROCHAIN POUR
SON UNION
AVEC DIEU.
Après
avoir parlé des représentations que l'âme peut recevoir
naturellement en elle-même, et sur lesquelles s'exercent, à
l'aide du raisonnement l'imagination et la fantaisie, il convient ici de
traiter des perceptions surnaturelles que l'on appelle visions imaginaires.
Ces visions, en effet, étant comprises sous le nom d'images, formes
et figures, appartiennent également à l'imagination, au même
titre que les perceptions naturelles. Or il faut savoir que sous ce nom
de visions imaginaires nous voulons comprendre toutes les choses qui peuvent
se représenter surnaturellement à l'imagination sous le nom
d'images, formes, figures ou apparences, et cela d'une manière plus
parfaite, plus vive que toutes les conceptions qui viennent par la voie
connaturelle des sens. Car toutes les conceptions et formes qui viennent
par les cinq sens corporels et se fixent dans l'âme par la voie naturelle
peuvent aussi lui venir par la voie surnaturelle et lui être communiquées
sans le secours d'aucun sens extérieur.
En effet,
ce sens de l'imagination uni à la mémoire est comme une sorte
d'archives ou de réservoir pour l'entendement où sont reçues
toutes les formes et images intelligibles. Comme un miroir, il les garde
en lui-même, après les avoir reçues par la voie des
cinq sens, ou, nous le répétons, par la voie surnaturelle;
et ainsi il les représente à l'entendement; l'entendement
alors les considère et en juge. Son pouvoir va plus loin; il peut
encore composer et former d'autres images semblables à celles qui
lui sont fournies là.
Il faut
donc savoir que, de même que les cinq sens extérieurs proposent
et représentent naturellement les images et formes des objets aux
sens intérieurs, de même Dieu peut, nous le répétons,
surnaturellement et sans le secours des sens extérieurs, représenter
les mêmes images ou les mêmes formes, et de beaucoup plus belles
encore et plus parfaites; le démon le peut aussi.
Aussi,
à l'aide de ces images, Dieu révèle souvent à
l'âme beaucoup de choses. Il lui enseigne une sagesse profonde, comme
on le voit à chaque pas dans la sainte Écriture, Isaïe,
par exemple, a vu Dieu dans sa gloire sous la forme d'une nuée qui
remplissait le Temple, ou des Séraphins qui, de leurs ailes, se
couvraient la face et les pieds (Is. VI, 4). Jérémie fut
instruit à son tour par le symbole de la verge qui veillait (Jér.
I, 11); Daniel, par une foule de visions... (Dan. VII, 10).
le démon,
de son côté, cherche à tromper l'âme par des
représentations qui sont bonnes en apparence. Nous le voyons, au
livre des Rois, lorsqu'il trompa tous les prophètes d'Achab. Il
représenta à leur imagination des cornes avec lesquelles,
affirmait-il, Achab devait détruire les Assyriens; or c'était
là un mensonge (I Rois, XXII, 11). Telles sont, en outre, les visions
qu'eut la femme de Pilate, pour qu'on ne condamnât pas Notre-Seigneur
Jésus-Christ (Mat. XXVII, 19). Il y a beaucoup d'autres passages
de l'Écriture où l'on voit comment, dans ce miroir de la
fantaisie ou imagination, ces visions imaginaires arrivent aux âmes
avancées plus fréquemment que les visions extérieures
et corporelles. Or nous le répétons, elles ne se différencient
pas de celles qui entrent par la voie des sens extérieurs quant
à la forme et à la représentation; mais si nous considérons
l'effet qu'elles produisent et la perfection qu'elles causent, il y a une
grande différence. Elles sont plus subtiles, et produisent dans
l'âme une action plus profonde, parce que, en même temps qu'elles
sont surnaturelles, elles sont aussi plus intérieures que les surnaturelles
qui viennent par les sens extérieurs.
Cela
ne veut pas dire pourtant que certaines de ces visions corporelles extérieures
ne produisent pas plus d'effet. Car enfin Dieu fait ses communications
comme il lui plaît. Mais nous parlons de ce que ces visions sont
par elles-mêmes, parce qu'elles sont plus spirituelles.
Ce sens
de l'imagination et de la fantaisie est celui où le démon
a coutume de tendre ses pièges de l'ordre naturel ou de l'ordre
surnaturel (Ce terme n'est plus employé aujourd'hui par les théologiens
quand il s'agit de l'action du démon; il est remplacé par
le mot préternaturel). Il est comme une porte qui donne entrée
dans l'âme, et, comme nous l'avons dit, il est pour l'entendement,
le port où il vient prendre et laisser ce qui lui convient, comme
la place de ses provisions. Voilà pourquoi Dieu et aussi le démon
viennent là pour y apporter les plus belles images naturelles, ainsi
que nous l'avons dit, et les présenter à l'entendement. Cependant
Dieu a également d'autres moyens d'instruire l'âme, puisqu'il
y habite, et qu'il peut produire le même résultat par lui-même
et par tout autre moyen.
Je ne
m'arrête pas à décrire les marques auxquelles on reconnaît
les visions qui viennent de Dieu ou non; telle n'est pas mon intention
en ce moment. Je veux seulement montrer que l'entendement doit veiller
à ce que les visions bonnes qui viennent de Dieu ne soient pas pour
lui un embarras ou un obstacle à l'union de l'âme avec la
divine Sagesse, comme aussi à ce que les mauvaises ne le jettent
pas dans l'illusion.
Voilà
pourquoi je déclare que toutes ces conceptions et visions imaginaires,
ou représentations quelconques, qui se présentent sous une
forme, figure ou connaissance particulière, qu'elles soient fausses
et viennent du démon, ou qu'elles soient véritables et viennent
de Dieu, ne doivent pas être pour l'entendement un embarras ou un
appât. L'âme ne doit pas non plus chercher à se les
procurer, ou à les retenir afin d'être dégagée,
détachée, pure, simple, sans aucune forme ou modalité,
comme le requiert l'union divine. La raison, la voici. Toutes les formes
dont nous avons parlé sont représentées, comme nous
l'avons vu, sous certaines conceptions d'un ordre restreint; mais la Sagesse
divine, à laquelle l'entendement doit s'unir, n'a ni forme, ni mode
spécial; elle est sans limite et n'est pas enfermée dans
les bornes d'une connaissance distincte et particulière, parce qu'elle
est totalement pure et simple.
Or si
l'on veut unir ces deux extrêmes, l'âme humaine et la divine
Sagesse, il faut nécessairement qu'il y ait entre elles une certaine
ressemblance; voilà pourquoi l'âme doit être de son
côté pure et simple, non limitée ni liée à
quelque connaissance particulière, ni modifiée par des limites
de formes, d'apparence ou d'images. Dieu, en effet, ne tombe pas sous le
concept de formes ou d'images, ni d'une intelligence particulière;
d'un autre côté, l'âme, pour s'unir à Dieu, ne
doit pas être assujettie à une forme ou connaissance particulière.
Or, qu'il n'y ait en Dieu aucun rapport avec les formes ou images particulières,
c'est ce que l'Écriture nous donne bien à comprendre dans
le « Deutéronome »; Vocem verborum ejus audistis, et
forman penitus non vidistis: « Vous avez entendu le son de ses paroles,
mais vous n'avez point vu la forme de son être (Deut. IV, 12). »
Mais elle ajoute qu'il n'y avait là que ténèbres,
nuées et obscurité, c'est-à-dire cette connaissance
confuse et obscure dont nous avons parlé et dans laquelle l'âme
s'unit à Dieu. Plus loin encore elle dit: Non vidistis aliquam similitudinem
in die qua locutus est vobis Dominus in Horeb de medio ignis: « Vous
n'avez pas vu quelque ressemblance de Dieu, le jour où le Seigneur
vous a parlé au milieu des flammes sur la montagne Horeb (Ibid.
IV, 15). » Or que l'âme ne puisse pas arriver à la hauteur
de Dieu, autant que cela est possible ici-bas, par le moyen des figures
et des images, c'est encore ce que la sainte Écriture nous dit au
livre des « Nombres ». Dieu, en effet, y reproche à
Aaron et Marie d'avoir murmuré contre Moïse, leur frère,
et veut leur montrer le haut état d'union et d'intimité avec
lui où il l'avait placé. Aussi leur dit-il: Si quis fuerit
inter vos propheta Domini, in visione apparebo ei, vel per somnium loquar
ad illum. At non talis servus meus Moyses, qui in omni domo mea fidelissimus
est; ore enim ad os loquor ei et palam, et non per oenigmata et figuras
Dominum videt: « Si parmi vous il y a quelque prophète du
Seigneur, je lui apparaîtrai dans quelque vision ou représentation,
ou bien je lui parlerai en songe. Mais il n'y a personne comme mon serviteur
Moïse; il est le plus fidèle qui soit dans toute ma maison;
c'est bouche à bouche que je lui parle, et il voit le Seigneur non
par le moyen des comparaisons, de figures ou d'images, mais à découvert
(Nomb. XII, 6-8). » Ce texte nous fait clairement comprendre que,
dans ce haut état d'union par l'amour dont nous nous occupons, Dieu
ne se communique pas à l'âme par l'intermédiaire de
quelque voile, d'une vision imaginaire, d'une figure ou ressemblance; car
il ne doit pas y en avoir; il ne se communique que bouche à bouche,
c'est-à-dire que l'essence pure et simple de Dieu, qui est comme
sa bouche par l'amour, se communique à l'essence pure et simple
de l'âme par sa volonté, qui est comme sa bouche par l'amour.
Aussi, pour arriver à cette union de Dieu si parfaite, l'âme
doit veiller à ne s'attacher en rien à ces visions imaginaires,
formes, représentations ou connaissances particulières; car
elles ne peuvent lui servir de moyen proportionné et prochain pour
atteindre un tel but; elles y seraient plutôt un obstacle; voilà
pourquoi l'âme doit s'en détacher et s'appliquer à
les fuir.
Si parfois
elle devait les accepter et estimer, ce serait à cause des avantages
et des bons effets que les visions véritables opèrent en
elle; et encore dans ce cas elle devrait ne pas les accepter, et il lui
est avantageux de les refuser toujours. En effet, le bien que peuvent produire
ces visions imaginaires, comme aussi les visions corporelles extérieures
dont nous avons parlé, c'est de lui communiquer quelque connaissance
nouvelle, un peu plus d'amour et de suavité au service de Dieu.
Or pour produire cet effet, il n'est pas nécessaire que l'âme
veuille les accepter, comme nous l'avons déjà dit. Les visions
le produisent au moment même où elles sont présentes
à l'imagination; elles confèrent et infusent à l'âme
les connaissances, l'amour et la suavité qu'il plaît à
Dieu. Cet effet a lieu non seulement d'une façon simultanée,
mais d'une façon principale; dans le même temps où
elles apparaissent, leur effet est produit passivement dans l'âme,
qui ne pourrait l'empêcher alors même qu'elle le voudrait,
de même qu'elle a été impuissante à l'acquérir
bien qu'elle ait dû travailler à s'y disposer.
Considérons
la vitre. Elle ne peut pas empêcher le rayon de soleil de la pénétrer;
elle le reçoit passivement dès lors qu'elle lui offre la
limpidité requise, sans qu'il y ait d'autre diligence ou d'autre
travail. Ainsi en est-il de l'âme. Elle ne peut pas, alors même
qu'elle le voudrait, manquer de recevoir les influences et les communications
de ces visions, toute résistance de sa part serait inutile; car
les visions infuses surnaturelles s'imposent à la volonté
qui résiste, pourvu qu'elle soit humble et pleine d'amour; elles
ne trouvent d'obstacle que lorsqu'il y a de l'impureté et de l'imperfection,
de même que les taches de la vitre l'empêchent de recevoir
la clarté du soleil.
Il s'ensuit
clairement que si une âme dégage sa volonté et ses
affections des taches causées par ces conceptions, images et figures
où sont enveloppées les communications spirituelles dont
il a été question, non seulement elle ne se prive pas de
ces faveurs et de ces biens, mais elle se dispose au contraire beaucoup
mieux à les recevoir avec abondance, clarté, liberté
d'esprit et simplicité, quand elle laisse à part ces connaissances,
car ce ne sont là que les enveloppes et les voiles qui en recouvrent
la partie la plus spirituelle.
Quand
l'âme, au contraire, veut s'y complaire, ces visions occupent les
sens et l'esprit, de telle sorte qu'elle n'a plus la simplicité
et la liberté pour recevoir la faveur surnaturelle; elle est occupée
à l'écorce, et par conséquent l'entendement n'a plus
la liberté nécessaire pour recevoir le fruit même de
cette faveur.
Il suit
de là que si l'âme veut alors accepter ces visions et en faire
cas, elle se met dans l'embarras et se contente de ce qu'il y a de moins
important dans ces visions, c'est-à-dire de tout ce qu'elle peut
en saisir ou comprendre, soit comme forme, image ou connaissance particulière.
Quant à la partie principale, en effet, ou faveur spirituelle qui
lui est infuse, elle est incapable de la saisir ou de la comprendre; elle
ne sait ce qu'elle est, elle ne le pourrait dire, parce que c'est une faveur
purement spirituelle. Ce qu'elle parvient seulement à en connaître,
nous le répétons, c'est l'accessoire qui s'adapte à
sa manière de voir, ou les formes sensibles. Voilà pourquoi
je dis que c'est passivement et sans qu'elle mette en activité son
entendement, sans même qu'elle sache s'en servir, que lui sont communiquées
ces visions qu'elle ne pourrait ni comprendre ni imaginer. L'âme
doit dont toujours se détourner de toutes ces visions qui peuvent
frapper sa vue ou son ouïe d'une manière distincte, qui lui
sont communiquées par les sens et ne sont pas un fondement ni une
sécurité pour la foi. Elle doit porter son attention sur
ce qui ne se voit pas et ne tombe pas sous les sens, mais sur ce qui relève
de l'esprit et n'est pas susceptible d'une figure sensible. En un mot,
c'est par la foi qu'elle s'élève à l'union; car, nous
l'avons dit, la foi est le véritable moyen.
Aussi
l'âme tirera-t-elle profit de ces visions dans ce qu'elles ont de
substantiel, quand, prenant pour guide la foi, elle saura se détacher
complètement de ce qu'il y a en elle de sensible et de ce qui est
offert de connaissance particulière, quand enfin elle usera bien
du but pour lequel Dieu les confère. Elle doit les rejeter, car,
ainsi que nous l'avons dit en parlant des visions corporelles, Dieu ne
les donne pas pour que l'âme veuille les rechercher ou s'y attacher.
Mais
ici surgit un doute. Le voici. S'il est vrai que Dieu n'accorde pas les
visions surnaturelles, pour que l'âme s'applique à les recevoir,
à s'y attacher ou à en faire cas, pourquoi les lui donne-t-il?
Car elle peut y trouver beaucoup d'erreurs et de dangers; du moins elle
est exposée aux inconvénients dont nous parlons et qui sont
un obstacle à son avancement; et surtout Dieu ne peut-il pas lui
donner et communiquer spirituellement et en substance ce qu'il lui communique
d'une manière sensible par les visions et les images sensibles?
Nous
répondrons à cette difficulté, car il s'agit d'une
question très importante et très nécessaire, à
mon avis, tant pour les personnes adonnées à la vie spirituelle
que pour les directeurs. On montrera le but ou la fin que Dieu se propose;
c'est parce que beaucoup l'ignorent, qu'ils ne savent ni se guider eux-mêmes
ni guider les autres vers l'union divine.
Ils s'imaginent,
en effet, que, par le fait même que l'on reconnaît que ces
visions sont véritables et viennent de Dieu, il faut les admettre
et s'y attacher en toute sécurité. Ils ne voient pas que
l'âme y trouvera aussi un esprit de propriété, de l'attachement
et des embarras comme dans les choses du monde, si elle ne sait pas les
rejeter également. Voilà pourquoi ils croient bon d'accepter
les unes et de rejeter les autres; ils se mettent, eux et les autres, dans
de grandes difficultés et de grands dangers de ne pouvoir discerner
les visions vraies des visions fausses. Dieu ne leur impose point ce travail;
il ne leur prescrit pas non plus d'exposer les âmes pures et simples
à ce danger et aux difficultés de ce discernement. Ils ont
une doctrine saine et sûre, la foi; c'est par elle qu'ils doivent
réaliser des progrès. Pour cela, il est nécessaire
de fermer les yeux à tout ce qui vient des sens, ainsi qu'aux connaissances
claires d'objets particuliers. Saint Pierre était absolument certain
d'avoir eu une vision de la gloire de Notre-Seigneur Jésus-Christ
à sa Transfiguration, et cependant, après l'avoir racontée
dans sa seconde Épître canonique, il ne la donne pas comme
le principal témoignage de son assurance, et pour recommander sa
foi, il ajoute: Et habemus fimiorem propheticum sermonem; cui benefacitis
attendentes, quasi lucernae lucenti in caliginoso loco: « Nous avons
un témoignage plus sûr » que cette vision du Thabor,
« ce sont les paroles des prophètes, auxquelles vous faites
bien de vous attacher comme au flambeau qui brille dans un lieu obscur
(II Pier. I. 19) ».
Cette
comparaison, si nous y réfléchissons bien, renferme la doctrine
que nous enseignons. Quand nous disons qu'il faut suivre la lumière
de la foi enseignée par les prophètes comme le flambeau qui
brille dans un lieu obscur, nous disons que nous devons nous tenir dans
l'obscurité, les yeux fermés à toutes les lumières
d'ici-bas, et que, au milieu de cette obscurité, seule la foi, qui
elle aussi est obscure, est le flambeau que nous devons suivre. Si nous
voulons nous attacher aux autres lumières ou connaissances claires
et particulières, par le fait même nous cessons de nous attacher
à la lumière obscure de la foi qui ne nous donne plus sa
lumière dans ce lieu obscur dont parle saint Pierre; ce lieu obscur
signifie l'entendement qui est le chandelier sur lequel repose le flambeau
de la foi; il doit rester dans l'obscurité jusqu'à ce que
lui apparaisse dans l'autre vie le jour de la claire vision de Dieu, ou
bien dans cette vie celui de sa transformation et union avec Dieu vers
qui l'âme s'achemine.
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