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Il faut que je m’arrête, si je continuais de parler sur ce
sujet, je ne finirais pas !... Je vais, ma Mère chérie, vous raconter mon voyage
avec quelques détails ; pardonnez-moi si je vous en donne trop, je ne réfléchis
pas avant d’écrire, et je le fais en tant de fois différentes, à cause de mon
peu de temps libre, que mon récit vous paraîtra peut-être ennuyeux... Ce qui me
console c’est de penser qu’au Ciel je vous reparlerai des grâces que j’ai reçues
et que je pourrai le faire alors en termes agréables et charmants... Plus rien
ne viendra interrompre nos épanchements intimes et dans un seul regard, vous
aurez tout compris... Hélas, puisqu’il me faut encore employer le langage de la
triste terre, je vais essayer de le faire avec la simplicité d’un petit enfant
qui connaît l’amour de sa Mère... Ce fut le 7 novembre que le pèlerinage partit
de Paris, mais Papa nous conduisit dans cette ville quelques jours avant pour
nous la faire visiter. Un matin à trois heures, je traversai la ville de Lisieux
encore endormie ; bien des impressions passèrent dans mon âme à ce moment. Je
sentais que j’allais vers l’inconnu et que de grandes choses m’attendaient
là-bas... Papa était joyeux ; lorsque le train se mit en marche, il chanta ce
vieux refrain : " Roule, roule ma diligence, nous voilà sur le grand chemin. "
Arrivés à Paris dans la matinée, nous commençames aussitôt à le visiter. Ce
pauvre petit Père se fatigua beaucoup afin de nous faire plaisir, aussi nous
eûmes bientôt vu toutes les merveilles de la capitale. Pour moi je n’en trouvai
qu’une seule qui me ravit, cette merveille fut : " Notre-Dame des Victoires " Ah
! ce que j’ai senti à ses pieds, je ne pourrais le dire... Les grâces qu’elle
m’accorda m’émurent si profondément que mes larmes seules traduisirent mon
bonheur, comme au jour de ma première communion... La Sainte Vierge m’a fait
sentir que c’était vraiment elle qui m’avait souri et qui m’avait guérie. J’ai
compris qu’elle veillait sur moi, que j’étais son enfant, aussi je ne pouvais
plus lui donner que le nom de " Maman " car il me semblait encore plus tendre
que celui de Mère... Avec quelle ferveur ne l’ai-je pas priée de me garder
toujours et de réaliser bientôt mon rêve en me cachant à l’ombre de son manteau
virginal !... Ah ! c’était là un de mes premiers désirs d’enfant... En
grandissant, j’avais compris que c’était au Carmel qu’il me serait possible de
trouver véritablement le manteau de la Sainte Vierge et c’était vers cette
montagne fertile que tendaient mes désirs... Je suppliai encore Notre-Dame des
Victoires d’éloigner de moi tout ce qui aurait pu ternir ma pureté ; je
n’ignorais pas qu’en un voyage comme celui d’Italie, il se rencontrerait bien
des choses capables de me troubler, surtout parce que ne connaissant pas le mal
je craignais de le découvrir, n’ayant pas expérimenté que tout est pur pour les
purs (NHA 609) (Tt 1,15) et que l’âme simple et droite ne voit de mal à rien,
puisqu’en effet le mal n’existe que dans les coeurs impurs et non dans les
objets insensibles... Je priai aussi Saint Joseph de veiller sur moi ; depuis
mon enfance j’avais pour lui une dévotion qui se confondait avec mon amour pour
la Sainte Vierge. Chaque jour je récitais la prière : " O Saint Joseph, père et
protecteur des vierges " aussi ce fut sans crainte que j’entrepris mon lointain
voyage, j’étais si bien protégée qu’il me semblait impossible d’avoir peur.
Apres nous être consacrées au Sacré Coeur dans la basilique de Montmartre nous
partîmes de Paris le lundi 7 dès le matin ; (NHA 610) bientôt nous eûmes fait
connaissance avec les personnes du pèlerinage. Moi si timide qu’ordinairement
j’osais à peine parler, je me trouvai complètement débarrassée de ce gênant
défaut ; à ma grande surprise je parlais librement avec toutes les grandes
dames, les prêtres et même Monseigneur de Coutances. Il me semblait avoir
toujours vécu dans ce monde. Nous étions, je crois, bien aimées de tout le monde
et Papa semblait fier de ses deux filles ; (NHA 611) mais s’il était fier de
nous, nous l’étions également de lui, car il n’y avait pas dans tout le
pèlerinage un monsieur plus beau ni plus distingué que mon Roi chéri ; il aimait
à se voir entouré de Céline et de moi, souvent lorsque nous n’étions pas en
voiture et que je n’éloignais de lui, il m’appelait afin que je lui donne Ie
bras comme à Lisieux... Monsieur l’abbé Révérony examinait soigneusement toutes
nos actions, je le voyais souvent de loin qui nous regardait ; à table lorsque
je n’étais pas en face de lui, il trouvait moyen de se pencher pour me voir et
entendre ce que je disais. Sans doute il voulait me connaître pour savoir si
vraiment j’étais capable d’être carmélite ; je pense qu’il a dû être satisfait
de son examen car à la fin du voyage il parut bien disposé pour moi, mais à Rome
il a été loin de m’être favorable comme je vais le dire plus loin. Avant
d’arriver à cette " ville éternelle, " but de notre pèlerinage, il nous fut
donné de contempler bien des merveiiles. D’abord ce fut la Suisse avec ses
montagnes dont le sommet se perd dans les nuages, ses cascades gracieuses
jaillissant de mille manières différentes, ses vallées profondes remplies de
fougères gigantesques et de bruyères roses. Ah ! ma Mère chérie, que ces beautés
de la nature répandues à profusion ont fait de bien à mon âme ! Comme elles
l’ont élevée vers Celui qui s’est plu à jeter de pareils chefs-d’oeuvre sur une
terre d’exil qui ne doit durer qu’un jour... Je n’avais pas assez d’yeux pour
regarder. Debout à ia portière je perdais presque la respiration ; j’aurais
voulu être des deux côtés du wagon car en me détournant, je voyais des paysages
d’un aspect enchanteur et tout différents de ceux qui s’étendaient devant moi.
Parfois nous nous trouvions au sommet d’une montagne, à nos pieds des précipices
dont le regard ne pouvait sonder la profondeur semblaient prêts à nous
engloutir... ou bien c’était un ravissant petit village avec ses gracieux
chalets et son clocher, au-dessus duquel se balançaient mollement quelques
nuages éclatants de blancheur... Plus loin c’était un vaste lac que doraient les
derniers rayons du soleil ; les flots calmes et purs empruntant la teinte azurée
du Ciel qui se mêlait aux feux du couchant, présentaient à nos regards
émerveillés le spectacle le plus poétique et le plus enchanteur qui se puisse
voir... Au fond du vaste horizon on apercevait les montagnes dont les contours
indécis auraient échappé à nos yeux si leurs sommets neigeux que le soleil
rendait éblouissants n’étaient venus ajouter un charme de plus au beau lac qui
nous ravissait... En regardant toutes ces beautés, il naissait en mon âme des
pensées bien profondes. Il me semblait comprendre déjà la grandeur de Dieu et
les merveilles du Ciel... La vie religieuse m’apparaissait telle qu’elle est
avec ses assujettissements, ses petits sacrifices accomplis dans l’ombre. Je
comprenais combien il est facile de se replier sur soi-même, d’oublier le but
sublime de sa vocation et je me disais : plus tard, à l’heure de l’épreuve,
lorsque prisonnière au Carmel, je ne pourrai contempler qu’un petit coin du Ciel
étoilé, je me souviendrai de ce que je vois aujourd’hui ; cette pensée me
donnera du courage, j’oublierai facilement mes pauvres petits intérêts en voyant
la grandeur et la puissance du Dieu que je veux aimer uniquement. Je n’aurai pas
le malheur de m’attacher à des pailles, maintenant que " Mon COEUR a PRESSENTI
ce que Jésus réserve à ceux qui l’aiment !... " (NHA 612) (1Co 2,9) Après avoir
admiré la puissance du Bon Dieu, je pus encore admirer celle qu’Il a donnée à
ses créatures. La première ville d’Italie que nous avons visitée fut Milan. Sa
cathédrale toute en marbre blanc, avec ses statues assez nombreuses pour former
un peuple presque innombrable, fut visitée par nous dans ses plus petits
détails. Céline et moi nous étions intrépides, toujours les premières et suivant
immédiatement Monseigneur ; afin de tout voir en ce qui concernait les reliques
des Saints et bien entendre les explications ; ainsi pendant qu’il offrait le
Saint Sacrifice sur le tombeau de Saint Charles, nous étions avec papa derrière
l’Autel, la tête appuyée sur la châsse qui renferme le corps du saint, revêtu de
ses habits pontificaux. C’était ainsi partout... (Excepté lorsqu’il s’agissait
de monter là où la dignité d’un Evêque ne le permettait pas car alors nous
savions bien quitter sa Grandeur)... Laissant les dames timides se cacher la
figure dans les mains après avoir gravi les premiers clochetons qui couronnent
la cathédrale, nous suivions les pèlerins les plus hardis et arrivions jusqu’au
sommet du dernier clocher de marbre, d’où nous avions le plaisir de voir à nos
pieds la ville de Milan dont les nombreux habitants ressemblaient à une petite
fourmilière... Descendues de notre piédestal, nous commençâmes nos promenades en
voiture qui devaient durer un mois, et me rassasier pour toujours de mon désir
de rouler sans fatigue ! Le campo santo nous ravit encore plus que la
cathédrale, toutes ses statues de marbre blanc qu’un ciseau de génie semble
avoir animées, sont placées sur le vaste champ des morts avec une sorte de
négligence, ce qui pour moi augmente leur charme... On serait tenté de consoler
les idéals personnages qui vous entourent. Leur expression est si vraie, leur
douleur si calme et si résignée qu’on ne peut s’empêcher de reconnaître les
pensées d’immortalité qui doivent remplir le coeur des artistes exécutant ces
chefs-d’oeuvre. Ici c’est une enfant jetant des fleurs sur la tombe de ses
parents, le marbre semble avoir perdu sa pesanteur et les pétales délicats
semblent glisser entre les doigts de l’enfant, le vent paraît déjà les
disperser, il paraît aussi faire flotter le voile léger des veuves et les rubans
dont sont ornés les cheveux des jeunes filles. Papa était aussi ravi que nous ;
en Suisse il avait été fatigué mais alors, sa gaîté ayant reparu, il jouissait
du beau spectacle que nous contemplions ; son âme d’artiste se révélait dans les
expressions de foi et d’admiration qui paraissaient sur son beau visage. Un
vieux monsieur (français) qui sans doute n’avait pas l’âme aussi poétique, nous
regardait du coin de l’oeil et disait avec mauvaise humeur, tout en ayant l’air
de regretter ne pas pouvoir partager notre admiration : " Ah ! que les Français
sont donc enthousiastes ! " Je crois que ce pauvre monsieur aurait mieux fait de
rester chez lui, car il ne m’a pas paru être content de son voyage, il se
trouvait souvent près de nous et toujours des plaintes sortaient de sa bouche,
il était mécontent des voitures, des hôtels, des personnes, des villes, enfin de
tout... Papa avec sa grandeur d’âme habituelle essayait de le consoler, lui
offrait sa place, etc... et il se trouvait toujours bien partout, étant d’un
caractère directement opposé à celui de son désobligeant voisin... Ah ! que nous
avons vu de personnages différents, quelle intéressante étude que celle du monde
quand on est près de le quitter ! ... A Venise, la scène changea complètement ;
au lieu du bruit des grandes villes on n’entend au milieu du silence que les
cris des gondoliers et le murmure de l’onde agitée par les rames. Venise n’est
pas sans charmes, mais je trouve cette ville triste. Le palais des doges est
splendide, cependant il est triste lui aussi avec ses vastes appartements où
s’étalent l’or, le bois, les marbres les plus précieux et les peintures des plus
grands maîtres. Depuis longtemps ses voûtes sonores ont cessé d’entendre la voix
des gouverneurs qui prononçaient des arrêts de vie et de mort dans les salles
que nous avons traversées... Ils ont cessé de souffrir, les malheureux
prisonniers renfermés par les doges dans les cachots et les oubliettes
souterraines... En visitant ces affreuses prisons je me croyais au temps des
martyrs et j’aurais voulu pouvoir y rester afin de les imiter !... Mais il
fallut promptement en sortir et passer sur le pont " des soupirs ", ainsi appelé
à cause des soupirs de soulagement que poussaient les condamnés en se voyant
délivrés de l’horreur des souterrains auxquels ils préféraient la mort... Après
Venise, nous sommes allés à Padoue, où nous avons vénéré la langue de Saint
Antoine puis à Bologne où nous avons vu Sainte Catherine qui garde l’empreinte
du baiser de l’Enfant Jésus. Il est bien des détails intéressants que je
pourrais donner sur chaque ville et sur les mille petites circonstances
particulières de notre voyage mais je n’en finirais pas, aussi je ne vais écrire
que les détails principaux. Ce fut avec joie que je quittai Bologne, cette ville
m’était devenue insupportable par les étudiants dont elle est remplie et qui
formaient une haie quand nous avions le malheur de sortir à pied, et surtout à
cause de la petite aventure qui m’est arrivée avec l’un d’eux, (NHA 613) je fus
heureuse de prendre la route de Lorette. Je ne suis pas surprise que la Ste
Vierge ait choisi cet endroit pour y transporter sa maison bénie, la paix, la
joie, la pauvreté y règnent en souveraines ; tout est simple et primitif, les
femmes ont conservé leur gracieux costume italien et n’ont pas, comme celles des
autres villes, adopté la mode de Paris ; enfin Lorette m’a charmée ! Que
dirai-je de la sainte maison ? Ah ! mon émotion a été profonde en me trouvant
sous le même toit que la Sainte Famille, en contemplant les murs sur lesquels
Jésus avait fixé ses yeux divins, en foulant la terre que Saint Joseph avait
arrosée de sueurs, où Marie avait porté Jésus entre ses bras, après l’avoir
porté dans son sein virginal... J’ai vu la petite chambre où l’ange descendit
auprès de la Sainte Vierge... J’ai déposé mon chapelet dans la petite écuelle de
l’Enfant Jésus... Que ces souvenirs sont ravissants !...
Mais notre plus grande consolation fut de recevoir Jésus
Lui-même dans sa maison et d’être son temple vivant (1Co 3,16) au lieu même
qu’il avait honoré de sa présence. Suivant un usage d’Italie, le Saint ciboire
ne se conserve dans chaque église que sur un autel, et là seulement on peut
recevoir la Sainte communion ; cet autel était dans la basilique même où se
trouve la Sainte maison, renfermée comme un diamant précieux dans un écrin de
marbre blanc. Cela ne fit pas notre bonheur ! C’était dans le diamant lui-même
et non pas dans l’écrin que nous voulions faire la communion... Papa avec sa
douceur ordinaire fit comme tout le monde, mais Céline et moi allâmes trouver un
prêtre qui nous accompagnait partout et qui justement se préparait à célébrer sa
messe dans la Santa-Casa, par un privilège spécial. Il demanda deux petites
hosties qu’il plaça sur sa patène avec sa grande hostie et vous comprenez, ma
Mère chérie, quel fut notre ravissement de faire toutes les deux la Sainte
communion dans cette maison bénie !. .. C’était un bonheur tout céleste que les
paroles sont impuissantes à traduire. Que sera-ce donc quand nous recevrons la
communion dans l’éternelle demeure du Roi des Cieux ? Alors nous ne verrons plus
finir notre joie, il n’y aura plus la tristesse du départ et pour emporter un
souvenir il ne nous sera pas nécessaire de gratter furtivement les murs
sanctifiés par la présence Divine, puisque sa maison sera la nôtre pour
l’éternité... Il ne veut pas nous donner celle de la terre, il se contente de
nous la montrer pour nous faire aimer la pauvreté et la vie cachée ; celle qu’il
nous réserve est son Palais de gloire où nous ne le verrons plus caché sous
l’apparence d’un enfant ou d’une blanche hostie mais tel qu’Il est, dans l’éclat
de sa splendeur infinie !... (1Jn 3,2) C’est maintenant de Rome qu’il me reste à
parler, de Rome but de notre voyage, là où je croyais rencontrer la consolation
mais où je trouvai la croix... A notre arrivée, il faisait nuit et nous étant
endormies nous fûmes réveillées par les employés de la gare qui criaient : "
Roma, Roma. " Ce n’était pas un rêve, j’étais à Rome !... (NHA 614) La première
journée se passa hors les murs et ce fut peut-être la plus délicieuse, car tous
les monuments ont conservé leur cachet d’antiquité au lieu qu’au centre de Rome
l’on pourrait se croire à Paris en voyant la magnificence des hôtels et des
magasins. Cette promenade dans les campagnes romaines m’a laissé un bien doux
souvenir. Je ne parlerai point des lieux que nous avons visités, il y a assez de
livres qui les décrivent dans toute leur étendue, mais seulement des principales
impressions que j’ai ressenties. Une des plus douces fut celle qui me fit
tressaillir à la vue du Colisée. Je la voyais donc enfin cette arène où tant de
martyrs avaient versé leur sang pour Jésus ; déjà je m’apprêtais à baiser la
terre qu’ils avaient sanctifiée, mais quelle déception ! le centre n’est qu’un
amas de décombres que les pèlerins doivent se contenter de regarder car une
barrière en défend l’entrée, d’ailleurs personne n’est tenté d’essayer de
pénétrer au milieu de ces ruines... Fallait-il être venue à Rome sans descendre
au Colisée ?... Cela me paraissait impossible, je n’écoutais plus les
explications du guide, une seule pensée m’occupait : descendre dans l’arène...
voyant un ouvrier qui passait avec une échelle je fus sur le point de la lui
demander, heureusement je ne mis pas mon idée à exécution car il m’aurait prise
pour une folle... Il est dit dans l’Evangile que Madeleine restant toujours
auprès du tombeau et se baissant à plusieurs reprises pour regarder à
l’intérieur finit par voir deux anges (NHA 615) " Comme elle, tout en ayant
reconnu l’impossibilité de voir mes désirs réalisés, je....(continuai de me
baisser vers les ruines où je voulais descendre à la fin je ne vis pas d’anges,
mais ce que je cherchais... ) =(début du folio 61r pour citation.) (Jn 20,11-12)
continuais de me baisser vers les ruines où je voulais descendre : la fin, je ne
vis pas d’anges, mais ce que je cherchais, je poussai un cri de joie et dis à
Céline : " Viens vite, nous allons pouvoir passer !... " Aussitôt nous
franchissons la barrière que les décombres atteignaient en cet endroit et nous
voilà escaladant les ruines qui croulaient sous nos pas. Papa nous regardait
tout étonné de notre audace, bientôt il nous dit de revenir, mais les deux
fugitives n’entendaient plus rien ; de même que les guerriers sentent leur
courage augmenter au milieu du péril, ainsi notre joie grandissait en proportion
de la peine que nous avions pour atteindre l’objet de nos désirs. Céline, plus
prévoyante que moi, avait écouté le guide et se rappelant qu’il venait de
signaler un certain petit pavé croisé, comme étant celui où combattaient les
martyrs, se mit à le chercher ; bientôt, l’ayant trouvé et nous étant
agenouillées sur cette terre sacrée, nos âmes se confondirent en une même
prière... Mon coeur battait bien fort lorsque mes lèvres s’approchèrent de la
poussière empourprée du sang des premiers chrétiens, je demandai la grâce d’être
aussi martyre pour Jésus et je sentis au fond du coeur que ma prière était
exaucée !... Tout ceci fut accompli en très peu de temps ; après avoir pris
quelques pierres, nous revînmes vers les murs en ruine pour recommencer notre
périlleuse entreprise. Papa nous voyant si heureuses ne put pas nous gronder et
je vis bien qu’il était fier de notre courage... Le Bon Dieu nous protégea
visiblement, car les pèlerins ne s’aperçurent pas de notre absence étant plus
loin que nous, occupés à regarder sans doute les magnifiques arcades, où le
guide faisait remarquer " les petits CORNICHONS et les CUPIDES posés dessus ",
aussi ni lui, ni " messieurs les abbés " ne connurent la joie qui remplissait
nos coeurs... Les catacombes m’ont aussi laissé une bien douce impression :
elles sont telles que je me les étais figurées en lisant leur description dans
la vie des martyrs. Après y avoir passé une partie de l’après-midi, il me
semblait y être seulement depuis quelques instants, tant l’atmosphère qu’on y
respire me paraissait embaumée... Il fallait bien remporter quelque souvenir des
catacombes, aussi ayant laissé la procession s’éloigner un peu, Céline et
Thérèse se coulèrent ensemble jusqu’au fond de l’ancien tombeau de Sainte Cécile
et prirent de la terre sanctifiée par sa présence. Avant mon voyage de Rome je
n’avais pour cette sainte aucune dévotion particulière, mais en visitant sa
maison changée en église, le lieu de son martyre, en apprenant qu’elle avait été
proclamée reine de l’harmonie, non pas à cause de sa belle voix ni de son talent
pour la musique, mais en mémoire du chant virginal qu’elle fit entendre à son
Epoux Céleste caché au fond de son coeur, je sentis pour elle plus que de la
dévotion : une véritable tendresse d’amie... Elle devint ma sainte de
prédilection, ma confidente intime... Tout en elle me ravit, surtout son
abandon, sa confiance illimitée qui l’ont rendue capable de virginiser des âmes
n’ayant jamais désiré d’autres joies que celles de la vie présente... Sainte
Cécile est semblable à l’épouse des cantiques, en elle je vois " Un choeur dans
un camp d’armée !... " (NHA 616) Sa vie n’a pas été autre chose qu’un chant
mélodieux au milieu nême des plus grandes épreuves (Ct 7,1) et cela ne m’étonne
pas, puisque " l’Evangile sacré reposait dans son coeur ! " (NHA 617) et que
dans son coeur reposait l’Epoux des Vierges !... La visite à l’église Sainte
Agnès me fut aussi bien douce, c’était une amie d’enfance que j’allais visiter
chez elle, je lui parlai longuement de celle qui porte si bien son nom et je fis
tous mes efforts pour obtenir une des reliques de l’Angélique patronne de ma
Mère chérie afin de la lui rapporter, mais il nous fut impossible d’en avoir
d’autre qu’une petite pierre rouge qui se détacha d’une riche mosaïque dont
l’origine remonte au temps de Ste Agnès et qu’elle a dû souvent regarder.
N’était-ce pas charmant que l’aimable Sainte nous donnât elle-même ce que nous
cherchions et qu’il nous était interdit de prendre ?... J’ai toujours regardé
cela comme une délicatesse et une preuve de l’amour avec lequel la douce Ste
Agnès regarde et protège ma Mère chérie !... Six jours se passèrent à visiter
les principales merveilles de Rome et ce fut le septième que je vis la plus
grande de toutes : " Léon XIII... " Ce jour, je le désirais et le redoutais en
même temps, c’était de lui que ma vocation dépendait, car la réponse que je
devais recevoir de Monseigneur n’était pas arrivée et j’avais appris par une
lettre de vous, Ma Mère, qu’il n’était plus très bien disposé pour moi, aussi
mon unique planche de salut était la permission du Saint Père... mais pour
l’obtenir, il fallait lui demander, Il fallait devant tout le monde oser parler
; " au Pape, " cette pensée me faisait trembler ; ce que j’ai souffert avant
l’audience, le Bon Dieu seul le sait, avec ma chère Céline, Jamais je
n’oublierai la part qu’elle a prise à toutes mes épreuves, il semblait que ma
vocation était la sienne. (Notre amour mutuel était remarqué par les prêtres du
pèlerinage : un soir, étant en société si nombreuse que les sièges manquaient,
Céline me prit sur ses genoux et nous nous regardions si gentiment qu’un prêtre
s’écria : " Comme elles s’aiment ! Ah ! jamais ces deux soeurs ne pourront se
séparer ! " oui, nous nous aimions, mais notre affection était si pure et si
forte que la pensée de la séparation ne nous troublait pas, car nous sentions
que rien, même l’océan, ne pourrait nous éloigner l’une de l’autre... Céline
voyait avec calme ma petite nacelle aborder au rivage du Carmel, elle se
résignait à rester aussi longtemps que le Bon Dieu voudrait sur la mer orageuse
du monde, sûre d’aborder à son tour sur la rive, objet de nos désirs...) Le
Dimanche 20 Novembre après nous être habillées suivant le cérémonial du Vatican
(c’est-à-dite en noir, avec une mantille de dentelle pour coiffure) et nous être
décorées d’une large médaille de Léon XIII, suspendue à un ruban bleu et blanc,
nous avons fait notre entrée au Vatican dans la chapelle du Souverain Pontife. A
huit heures notre émotion fut profonde en le voyant entrer pour célébrer la Ste
Messe... Après avoir béni les nombreux pèlerins réunis autour de lui, il gravit
les degrés du St Autel et nous montra, par sa piété digne du Vicaire de Jésus,
qu’il était véritablement " Le Saint Père. " Mon coeur battait bien fort et mes
prières étaient bien ardentes pendant que Jésus descendait entre les mains de
son Pontife ; cependant j’étais remplie de confiance, l’Evangile de ce jour
renfermait ces ravissantes paroles : " Ne craignez pas, petit troupeau, car il a
plu à mon Père de vous donner son royaume. " (NHA 618) (Lc 12,32) Non je ne
craignais pas, j’espérais que le royaume du Carmel m’appartiendrait bientôt, Je
ne pensais pas alors à ces autres paroles de Jésus : " Je vous prépare mon
royaume comme mon Père me l’a préparé. " (NHA 619) (Lc 22,29) C’est-à-dire je
vous réserve des croix et des épreuves, c’est ainsi que vous serez digne de
posséder ce royaume après lequel vous soupirez ; puisqu’il a été nécessaire que
le Christ souffrît et qu’il entrât par là dans sa gloire, (NHA 620) si vous
désirez avoir place à ses côtés, buvez le calice qu’il a bu Lui-même ! (NHA 621)
Ce calice, il me fut présenté par le Saint-Père et mes larmes se mêlèrent à
l’amer breuvage qui m’était offert. (Lc 24,26 Mt 20,21-23) Après la messe
d’action de grâces qui suivit celle de Sa Sainteté, l’audience commença. Léon
XIII était assis sur un grand fauteuil, Il était vêtu simplement d’une soutane
blanche, d’un camail de même couleur et n’avait sur la tête qu’une petite
calotte. Autour de lui se tenaient des cardinaux, archevêques et évêques mais je
ne les ai vus qu’en général, étant occupée du Saint-Père ; nous passions devant
lui en procession, chaque pèlerin s’agenouillait à son tour, baisait le pied et
la main de Léon XIII, recevait sa bénédiction et deux gardes-nobles le
touchaient par cérémonie, lui indiquant par là de se lever (au pèlerin, car je
m’explique si mal qu’on pourrait croire que c’était au Pape). Avant de pénétrer
dans l’appartement pontifical j’étais bien résolue à parler, mais je sentis mon
courage faiblir en voyant à la droite du St Père " Monsieur Révérony... "
presque au même instant on nous dit de sa part qu’il défendait de parler à Léon
XIII, l’audience se prolongeant trop longtemps... Je me tournai vers ma Céline
chérie, afin de savoir son avis : " Parle ! " me dit-elle. Un instant après
j’étais aux pieds du Saint-Père ; ayant baisé sa mule, il me présentait la main,
mais au lieu de la baiser, je joignis les miennes et levant vers son visage mes
yeux baignés de larmes, je m’écriai : " Très Saint-Père, j’ai une grande grâce à
vous demander !... " Alors le Souverain Pontife baissa la tête vers moi, de
manière que ma figure touchait presque la sienne, et je vis ses yeux noirs et
profonds se fixer sur moi et sembler me pénétrer jusqu’au fond de l’âme. " Très
Saint-Père, lui dis-je, en l’honneur de votre jubilé, permettez-moi d’entrer au
Carmel à quinze ans !... " L’émotion avait sans doute fait trembler ma voix,
aussi se retournant vers Monsieur Révérony qui me regardait avec étonnement et
mécontentement, le St Père dit : " Je ne comprends pas très bien. " Si le Bon
Dieu l’eût permis il eût été facile que Mr Révérony m’obtînt ce que je désirais,
mais c’était la croix et non la consolation qu’Il voulait me donner. " Très
Saint-Père, répondit le Grand Vicaire, c’est une enfant qui désire entrer au
Carmel à quinze ans, mais les supérieurs examinent la question en ce moment. " "
Eh bien, mon enfant, reprit le St Père en me regardant avec bonté, faites ce que
les supérieurs vous diront. " M’appuyant alors les mains sur ses genoux, je
tentai un dernier effort et je dis d’une voix suppliante : " Oh ! Très
Saint-Père, si vous disiez oui, tout le monde voudrait bien !... " Il me regarda
fixement et prononça ces mots en appuyant sur chaque syllabe : " Allons...
Allons... Vous entrerez si le Bon Dieu le veut !... " (Son accent avait quelque
chose de si pénétrant et de si convaincu qu’il me semble encore l’entendre). La
bonté du St Père m’encourageant, je voulais encore parler mais les deux
gardes-nobles me touchèrent les mains pour me faire lever ; voyant que cela ne
suffisait pas, ils me prirent par les bras et Monsieur Révérony leur aida à me
soulever, car je restais encore les mains jointes, appuyées sur les genoux de
Léon XIII et ce fut de force qu’ils m’arrachèrent de ses pieds... au moment où
j’étais ainsi enlevée, le St Père posa sa main sur mes lèvres, puis il la leva
pour me bénir alors mes yeux se remplirent de larmes et Monsieur Révérony put
contempler au moins autant de diamants qu’il en avait vus à Bayeux.,. Les deux
gardes-nobles me portèrent pour ainsi dire jusqu’à la porte et là, un troisième
me donna une médaille de Léon XIII. Céline qui me suivait, avait été témoin de
la scène qui venait de se passer ; presque aussi émue que moi, elle eut
cependant le courage de demander au St Père une bénédiction pour le Carmel. Mr
Révérony d’une voix mécontente répondit : " Il est déjà béni le Carmel : " Le
bon St Père reprit avec douceur : Oh Oui ! il est déjà béni. " Avant nous Papa
était venu aux pieds de Léon XIII (avec les messieurs) (NHA 622) Mr Révérony
avait été charmant pour lui, le présentant comme le Père de deux Carmélites. Le
Souverain Pontife, en signe de particulière bienveillance, posa sa main sur la
tête vénérable de mon Roi chéri, semblant ainsi le marquer d’un sceau
mystérieux, au nom de Celui dont il est le véritable représentant... Ah !
maintenant qu’il est au Ciel, ce Père de quatre Carmélites, ce n’est plus la
main du Pontife qui repose sur son front, lui prophétisant le martyre... C’est
la main de l’époux des Vierges, du Roi de Gloire, qui fait resplendir la tête de
son Fidèle Serviteur, (Mt 25,21) et plus jamais cette main adorée ne cessera de
reposer sur le front qu’elle a glorifié... Mon Papa chéri eut bien de la peine
de me trouver tout en larmes au sortir de l’audience, il fit tout ce qu’il put
pour me consoler, mais en vain... Au fond du coeur je sentais une grande paix,
puisque j’avais fait absolument tout ce qui était en mon pouvoir de faire pour
répondre à ce que le Bon Dieu demandait de moi, mais cette paix était au fond et
l’amertume remplissait mon âme, car Jésus se taisait. Il semblait absent, rien
ne me révélait sa présence... Ce jour-là encore le soleil n’osa pas briller et
le beau ciel bleu d’Italie, chargé de nuages sombres, ne cessa de pleurer avec
moi... Ah ! c’était fini, mon voyage n’avait plus aucun charme à mes yeux
puisque le but en était manqué. Cependant les dernières paroles du Saint-Père
auraient dû me consoler : n’étaient-elles pas en effet une véritable prophétie ?
Malgré tous les obstacles, ce que le Bon Dieu a voulu s’est accompli. Il n’a pas
permis aux créatures de faire ce qu’elles voulaient, mais sa volonté à Lui...
Depuis quelque temps je m’étais offerte à l’Enfant Jésus pour être son petit
jouet, je Lui avais dit de ne pas se servir de moi comme d’un jouet de prix que
les enfants se contentent de regarder sans oser y toucher, mais comme d’une
petite balle de nulle valeur qu’il pouvait jeter à terre, pousser du pied,
percer, laisser dans un coin ou bien presser sur son coeur si cela Lui faisait
plaisir ; en un mot, je voulais amuser le petit Jésus, lui faire plaisir, je
voulais me livrer à ses caprices enfantins... Il avait exaucé ma prière... A
Rome Jésus perça son petit jouet, il voulait voir ce qu’il y avait dedans et
puis l’ayant vu, content de sa découverte, Il laissa tomber sa petite balle et
s’endormit... Que fit-Il pendant son doux sommeil et que devint la petite balle
abandonnée ?... Jésus rêva qu’il s’amusait encore avec son jouet, le laissant et
le prenant tour à tour, et puis qu’apràs l’avoir fait rouler bien loin Il le
pressait sur son coeur, ne permettant plus qu’il s’éloigne jamais de sa petite
main... Vous comprenez, ma Mère chérie, combien la petite balle était triste de
se voir par terre... Cependant je ne cessais d’espérer contre toute espérance.
(NHA 623) (Rm 4,18) Quelques jours après l’audience du St Père, Papa étant allé
voir le bon frère Siméon trouva chez lui Monsieur Révérony qui fut très aimable.
Papa lui reprocha gaiement de ne m’avoir pas aidée dans ma difficile entreprise,
puis il raconta l’histoire de sa Reine au frère Siméon. Le vénérable vieillard
écouta son récit avec beaucoup d’intérêt, en prit même des notes et dit avec
émotion : " On ne voit pas cela en Italie ! " Je crois que cette entrevue fit
une très bonne impression à Monsieur Révérony ; dans la suite il ne cessa de me
prouver qu’il était enfin convaincu de ma vocation. Au lendemain de la mémorable
journée, il nous fallut partir dès Ie matin pour Naples et Pompéi. En notre
honneur, le Vésuve fit du bruit toute la journée, laissant avec ses coups de
canon échapper une épaisse colonne de fumée. Les traces qu’il a laissées sur les
ruines de Pompéi sont effrayantes, elles montrent la puissance du Dieu : " Qui
regarde la terre et la fait trembler, qui touche les montagnes et les réduit en
fumée. " (NHA 624) (Ps 104,32) J’aurais aimé à me promener seule au milieu des
ruines, à rêver sur la fragilité des choses humaines, mais le nombre des
voyageurs enlevait une grande partie du charme mélancohque de la cité
détruite... A Naples ce fut tout le contraire, le grand nombre de voitures à
deux chevaux rendit magnifique notre promenade au monastère San Martino placé
sur une haute colline dominant toute la ville, malheureusement les chevaux qui
nous conduisaient prenaient à chaque instant le mors aux dents et plus d’une
fois je me suis crue à ma dernière heure. Le cocher avait beau répéter
constamment la parole magique des conducteurs italiens : " Appipau, appipau... "
les pauvres chevaux voulaient renverser la voiture, enfin grâce au secours de
nos anges gardiens, nous arrivâmes à notre magnifique hôtel. Pendant tout le
cours de notre voyage, nous avons été logés dans des hôtels princiers, jamais je
n’avais été entourée de tant de luxe, c’est bien le cas de dire que la richesse
ne fait pas le bonheur, car j’aurais été plus heureuse sous un toit de chaume
avec l’espérance du Carmel, qu’auprès des lambris dorés, des escaliers de marbre
blanc, des tapis de soie, avec l’amertume dans le coeur... Ah ! je l’ai bien
senti, la joie ne se trouve pas dans les objets qui nous entourent, elle se
trouve au plus intime de l’âme, on peut aussi bien la posséder dans une prison
que dans un palais, la preuve, c’est que je suis plus heureuse au Carmel, même
au milieu des épreuves intérieures et extérieures que dans le monde, entourée
des commodités de la vie et surtout des douceurs du foyer paternel !... J’avais
l’âme plongée dans la tristesse, cependant à l’extérieur, j’étais la même, car
je croyais cachée la demande que j’avais faite au St Père ; bientôt je pus me
convaincre du contraire, étant restée seule dans le wagon avec Céline (les
autres pèlerins étaient descendus au buffet pendant les quelques minutes
d’arrêt) je vis Monsieur Legoux, vicaire général de Coutances ouvrir la portière
et me regardant en souriant, il me dit : " Eh bien, comment va notre petite
carmélite ?... " Je compris alors que tout le pèlerinage savait mon secret,
heureusement personne ne m’en parla, mais je vis à la manière sympathique dont
on me regardait, que ma demande n’avait pas produit un mauvais effet, au
contraire,.. A la petite ville d’Assise j’eus l’occasion de monter dans la
voiture de Monsieur Révérony, faveur qui ne fut accordée à aucune dame pendant
tout le voyage. Voici comment j’obtins ce privilège. Après avoir visité les
lieux embaumés par les vertus de Saint François et de Sainte Claire, nous avions
terminé par le monastère de Sainte Agnès, soeur de Sainte Claire ; j’avais
contemplé à mon aise la tête de la Sainte, lorsque me retirant une des dernières
je m’aperçus avoir perdu ma ceinture ; je la cherchai au milieu de la foule, un
prêtre eut pitié de moi et m’aida, mais après me l’avoir trouvée, je le vis
s’éloigner et je restai seule à chercher, car j’avais bien la ceinture, mais
impossible de la mettre, la boucle manquait... Enfin je la vis briller dans un
coin, la saisir et l’ajuster au ruban ne fut pas long, ais le travail précédent
l’avait été davantage, aussi mon étonnement fut grand de me trouver seule auprès
de l’église, toutes les nombreuses voitures avaient disparu, à l’exception de
celle de Mr Révérony. Quel parti prendre ? Fallait-il courir après les voitures
que je ne voyais plus, m’exposer à manquer le train et mettre mon Papa chéri
dans l’inquiétude, ou bien demander une place dans la calèche de Mr Révérony
?... Je me décidai à ce dernier parti. Avec mon air le plus gracieux et le moins
embarrassé possible malgré mon extrême embarras, je lui exposai ma situation
critique et le mis dans l’embarras lui-même, car sa voiture était garnie des
messieurs les plus distingués du pèlerinage, Pas moyen de trouver une place de
plus, mais un monsieur très galant se hâta de descendre, me fit monter à sa
place et se plaça modestement auprès du cocher. Je ressemblais à un écureuil
pris dans un piège et j’étais loin d’être à l’aise, entourée de tous ces grands
personnages et surtout du plus redoutable en face duquel j’étais placée... Il
fut cependant très aimable pour moi, interrompant de temps en temps sa
conversation avec les messieurs pour me parler du Carmel. Avant d’arriver à la
gare tous les grands personnages tirèrent leurs grands porte-monnaie afin de
donner de l’argent au cocher (déjà payé), je fis comme eux et pris mon tout
petit porte-monnaie, mais Monsieur Révérony ne consentit pas à ce que j’en fisse
sortir de jolies petites pièces, il aima mieux en donner une grande pour nous
deux. Une autre fois je me trouvai à côté de lui en omnibus, il fut encore plus
aimable et me promit de faire tout ce qu’il pourrait afin que j’entre au
Carmel... Tout en mettant un peu de baume sur mes plaies, ces petites rencontres
n’empêchèrent pas le retour d’être beaucoup moins agréable que l’aller, car je
n’avais plus l’espoir " du St Père " je ne trouvais aucun secours sur la terre
qui me paraissait un désert aride et sans eau, (NHA 625) (Ps 63,2) toute mon
espérance était dans le Bon Dieu seul... je venais de faire l’expérience qu’il
vaut mieux avoir recours à Lui qu’à ses saints... La tristesse de mon âme ne
m’empêcha pas de prendre un grand intérêt aux saints lieux que nous visitions A
Florence je fus heureuse de contempler Sainte Madeleine de Pazzi au milieu du
choeur des carmélites qui nous ouvrirent la grande grille ; comme nous ne
savions pas jouir de ce privilège beaucoup de personnes désirant faire toucher
leurs chapelets au tombeau de la sainte, il n’y eut que moi à pouvoir passer la
main dans la grille qui nous en séparait, aussi tout le monde m’apportait des
chapelets et j’étais bien fière de mon office... Il fallait toujours que je
trouve le moyen de toucher à tout, ainsi dans l’Eglise de Sainte Croix en
Jérusalem (de Rome) nous pûmes vénérer plusieurs morceaux de la vraie Croix,
deux épines et l’un des clous sacrés renfermé dans un magnifique reliquaire d’or
ouvragé, mais sans verre, aussi je trouvai moyen, en vénérant la précieuse
relique, de couler mon petit doigt dans dans un des jours du reliquaire et je
pus toucher au clou qui fut baigné du sang de Jésus... J’étais vraiment par trop
audacieuse !... Heureusement le bon Dieu qui voit le fond des choses sait que
mon intention était pure et que pour rien au monde je n’aurais voulu lui
déplaire, j’agissais avec Lui comme un enfant qui se croit tout permis et
regarde les trésors de son père comme les siens. (Lc 15,31) Je ne puis encore
comprendre pourquoi les femmes sont si facilement excommuniées en Italie, à
chaque instant on nous disait : " N’entrez pas ici... N’entrez pas là, vous
seriez excommuniées !... " Cependant elles aiment le bon Dieu en bien plus grand
nombre que les hommes et pendant la Passion de Notre Seigneur les femmes eurent
plus de courage que les apôtres, (Lc 23,27) puisqu’elles bravèrent les insultes
des soldats et osèrent essuyer la Face adorable de Jésus,.. C’est sans doute
pour cela qu’Il permet que le mépris soit leur partage sur la terre, puisqu’Il
l’a choisi pour Lui-même... Au Ciel, Il saura bien montrer que ses pensées ne
sont pas celles des hommes, (NHA 626) (Is 55,8-9) car alors les dernières seront
les premières... (NHA 627) (Mt 20,16) Plus d’une fois pendant le voyage, je n’ai
pas eu la patience d’attendre le Ciel pour être la première... Un jour que nous
visitions un monastère de Carmes, ne me contentant pas de suivre les pèlerins
dans les galeries extérieures, je m’avançai sous les cloîtres inférieurs... tout
à coup je vis un bon vieux carme qui de loin me faisait signe de m’éloigner,
mais au lieu de m’en aller, je m’approchai de lui et montrant les tableaux du
cloître, je lui fis signe qu’ils étaient jolis. Il reconnut sans doute à mes
cheveux sur le dos et à mon air jeune que j’étais une enfant, il me sourit avec
bonté et s’éloigna voyant qu’il n’avait pas une ennemie devant lui ; si j’avais
pu lui parler italien, je lui aurais dit être une future carmélite, mais à cause
des constructeurs de la tour de Babel, cela me fut impossible. (Gn 11,9) Après
avoir encore visité Pise et Gênes nous revînmes en France. Sur le parcours la
vue était magnifique, tantôt nous longions la mer et le chemin de fer en était
si près qu’il me semblait que les vagues allaient arriver jusqu’à nous (ce
spectacle fut causé par une tempête, c’était le soir, ce qui rendait la scène
encore plus imposante), tantôt des plaines couvertes d’orangers aux fruits mûrs,
de verts oliviers au feuillage léger, de palmiers gracieux... à la tombée du
jour, nous voyions les nombreux petits ports de mer s’éclairer d’une multitude
de lumières, pendant qu’au Ciel scintillaient les premières étoiles... Ah !
quelle poésie remplissait mon âme à la vue de toutes ces choses que je regardais
pour la première et la dernière fois de ma vie !... C’était sans regret que je
les voyais s’évanouir, mon coeur aspirait à d’autres merveilles (NHA 628) il
avait assez contemplé les beautés de la terre, celles du Ciel étaient l’objet de
ses désirs et pour les donner aux âmes, je voulais devenir prisonnière !...
Avant de voir s’ouvrir devant moi les portes de la prison bénie après laquelle
je soupirais, il me fallait encore lutter et souffrir ; je le sentais en
revenant en France, cependant ma confiance était si grande que je ne cessai pas
d’espérer qu’il me serait permis d’entrer le 25 Décembre... A peine arrivés
Lisieux, notre première visite fut pour le Carmel. (NHA 629) Quelle entrevue que
celle-là !... Nous avions tant de choses à nous dire, depuis un mois de
séparation, mois qui m’a semblé plus long et pendant lequel j’ai plus appris que
pendant plusieurs années... O ma Mère chérie ! qu’il m’a été doux de vous
revoir, de vous ouvrir ma pauvre petite âme blessée. A vous qui saviez si bien
me comprendre, à qui une parole, un regard suffisaient pour tout deviner ! Je
m’abandonnai complètement, j’avais fait tout ce qui dépendait de moi, tout,
jusqu’à parler au Saint Père, aussi je ne savais ce que je devais encore faire.
Vous me dîtes d’écrire à Monseigneur et de lui rappeler sa promesse ; je le fis
aussitôt, le mieux qu’il me fut possible, mais dans des termes que mon Oncle
trouva un peu trop simples, Il refit ma lettre ; au moment où j’allais la faire
partir, j’en reçus une de vous, me disant de ne pas écrire, d’attendre quelques
jours ; j’obéis aussitôt, car j’étais sûre que c’était le meilleur moyen de ne
pas me tromper. Enfin dix jours avant Noël, ma lettre partit ! Bien convaincue
que la réponse ne se ferait pas attendre, j’allais tous les matins après la
messe à la poste avec Papa, croyant y trouver la permission de m’envoler, mais
chaque matin amenait une nouvelle déception qui cependant, n’ébranlait pas ma
foi... je demandais à Jésus de briser mes liens, Il les brisa, (Ps 116,16) mais
d’une manière toute différente de celle que j’attendais... La belle fête de Noël
arriva et Jésus ne se réveilla pas... Il laissa par terre sa petite balle, sans
même jeter sur elle un regard... Mon coeur était brisé en me rendant à la messe
de minuit, je comptais si bien y assister derrière les grilles du Carmel...
Cette épreuve fut bien grande pour ma foi, mais Celui dont le coeur veille
pendant son sommeil, (NHA 630) me fit comprendre qu’à ceux dont la foi égale un
grain de sénevé, (Mt 17,19) il accorde des miracless et fait changer de place
les montagnes, afin d’affermir cette foi si petite ; (NHA 631) mais pour ses
intimes, pour sa Mère, il ne fait pas de miracles avant d’avoir éprouvé leur
foi. (Ct 5,2) Ne laissa-t-Il pas mourir Lazare, bien que Marthe et Marie Lui
aient fait dire qu’il était malade ?... (NHA 632) (Jn 11,1-4) Aux noces de Cana,
la Sainte Vierge ayant demandé à Jésus de secourir le Maître de la maison, ne
Lui répondit-Il pas que son heure n’était pas encore venue ?... (NHA 633) (Jn
2,1-11) Mais après l’épreuve, quelle récompense ! l’eau se change en vin...
Lazare ressuscite !... Ainsi Jésus agit-Il envers sa petite Thérèse : après
l’avoir longtemps éprouvée, il combla tous les désirs de son coeur...
L’après-midi de la radieuse fête passée pour moi dans les larmes, j’allai voir
les carmélites ; ma surprise fut bien grande d’apercevoir lorsqu’on ouvrit la
grille un ravissant petit Jésus, tenant en sa main une balle sur laquelle était
écrit mon nom. Les carmélites, à la place de Jésus, trop petit pour parler, me
chantèrent un cantique composé par ma Mère chérie ; chaque parole répandait en
mon âme une bien douce consolation, jamais je n’oublierai cette délicatesse de
coeur maternel qui toujours me combla des plus exquises tendresses... Après
avoir remercié en répandant de douces larmes, je racontai la surprise que ma
Céline chérie m’avait faite en revenant de la messe de minuit. J’avais trouvé
dans ma chambre, au milieu d’un charmant bassin, un petit navire qui portait le
petit Jésus dormant avec une petite balle auprès de Lui, sur la voile blanche
Céline avait écrit ces mots : " Je dors mais mon coeur veille " (NHA 634) (Ct
5,2) et sur le vaisseau ce seul mot : " Abandon ! " Ah ! si Jésus ne parlait pas
encore à sa petite fiancée, si toujours ses yeux divins restaient fermés, du
moins, Il se révélait à elle par le moyen d’âmes comprenant toutes les
délicatesses et l’amour de son coeur... Le premier jour de l’année 1888 Jésus me
fit encore présent de sa croix mais cette fois je fus seule à la porter, car
elle fut d’autant plus douloureuse qu’elle était incomprise... Une lettre de
Pauline (Mère Marie de Gonzague) m’annonça que la réponse de Monseigneur était
arrivée le 28, fête des Sts Innocents, mais qu’elle ne me l’avait pas fait
savoir, ayant décidé que mon entrée n’aurait lieu qu’après le carême. (Gn
7,13-16) Je ne pus retenir mes larmes à la pensée d’un si long délai. Cette
épreuve eut pour moi un caractère tout particulier, je voyais mes liens rompus
du côté du monde et cette fois c’était l’arche sainte qui refusait son entrée à
la pauvre petite colombe... (Ps 116,16) FCB (Gn 7,13-16) Je veux bien croire que
je dus paraître déraisonnable en n’acceptant pas joyeusement mes trois mois
d’exil, mais je crois aussi que, sans le paraître, cette épreuve fut très grande
et me fit beaucoup grandir dans l’abandon et dans les autres vertus.
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