

|
La source de mes larmes fut tarie et ne s’ouvrit depuis que
rarement et difficilement ce qui justifia cette parole qui m’avait été dite : "
Tu pleures tant dans ton enfance que plus tard tu n’auras plus de larmes à
verser !... " Ce fut le 25 décembre 1886 que je reçus la grâce de sortir de
l’enfance, en un mot la grâce de ma complète conversion. Nous revenions de la
messe de minuit où j’avais eu le bonheur de recevoir le Dieu fort et puissant.
(Ps 24,8) En arrivant aux Buissonnets je me réjouissais d’aller prendre mes
souliers dans la cheminée, cet antique usage nous avait causé tant de joie
pendant notre enfance que Céline voulait continuer à me traiter comme un bébé
puisque j’étais la plus petite de la famille... Papa aimait à voir mon bonheur,
à entendre mes cris de joie en tirant chaque surprise des souliers enchantés, et
la gaîté de mon Roi chéri augmentait beaucoup mon bonheur, mais Jésus voulant me
montrer que je devais me défaire des défauts de l’enfance m’en retira aussi les
innocentes joies ; il permit que Papa, fatigué de la messe de minuit, éprouvât
de l’ennui en voyant mes souliers dans la cheminée et qu’il dît ces paroles qui
me percèrent le coeur : " Enfin, heureusement que c’est la dernière année !... "
Je montais alors l’escalier pour aller défaire mon chapeau, Céline connaissant
ma sensibilité et voyant des larmes briller dans mes yeux eut aussi bien envie
d’en verser, car elle m’aimait beaucoup et comprenait mon chagrin : " O Thérèse
! me dit-elle, ne descends pas, cela te ferait trop de peine de regarder tout de
suite dans tes souliers. " Mais Thérèse n’était plus la même, Jésus avait changé
son coeur ! Refoulant mes larmes, je descendis rapidement l’escalier et
comprimant les battements de mon coeur, je pris mes souliers et les posant
devant Papa, je tirai joyeusement tous les objets, ayant l’air heureuse comme
une reine. Papa riait, il était aussi redevenu joyeux et Céline croyait rêver
!... Heureusement c’était une douce réalité, la petite Thérèse avait retrouvé la
force d’âme qu’elle avait perdue à quatre ans et demi et c’était pour toujours
qu’elle devait la conserver !...
En cette nuit de lumière commença la troisième période de ma
vie, la plus belle de toutes, la plus remplie des grâces du Ciel. .. En un
instant l’ouvrage que je n’avais pu faire en dix ans, Jésus le fit se contentant
de ma bonne volonté qui jamais ne me fit défaut. Comme ses apôtres, je pouvais
Lui dire : " Seigneur, j’ai pêché toute la nuit sans rien prendre. " (NHA 502) (Lc
5,4-10) Plus miséricordieux encore pour moi qu’Il ne le fut pour ses disciples,
Jésus prit Lui-même le filet, le jeta et le retira rempli de poissons. .. Il fit
de moi un pêcheur d’âmes, je sentis un grand désir de travailler à la conversion
des pécheurs, désir que je n’avais pas senti aussi vivement... je sentis en un
mot la charité entrer dans mon coeur, le besoin de m’oublier pour faire plaisir
et depuis lors je fus heureuse !... Un Dimanche en regardant une photographie de
Notre-Seigneur en Croix, je fus frappée par le sang qui tombait d’une de ses
mains Divines, j’éprouvai une grande peine en pensant que ce sang tombait à
terre sans que personne ne s’empresse de le recueillir, et je résolus de me
tenir en esprit au pied de (la) Croix pour recevoir la Divine rosée qui en
découlait, comprenant qu’il me faudrait ensuite la répandre sur les âmes... Le
cri de Jésus sur la Croix retentissait aussi continuellement dans mon coeur : "
J’ai soif ! " (NHA 503) Ces paroles allumaient en moi une ardeur inconnue et
très vive... Je voulais donner à boire à mon Bien-Aimé et je me sentais moi-même
dévorée de la soif des âmes... (Jn 19,28) Ce n’était pas encore les âmes de
prêtres qui m’attiraient, mais celles des grands pécheurs, je brûlais du désir
de les arracher aux flammes éternelles... Afin d’exciter mon zèle le Bon Dieu me
montra qu’il avait mes désirs pour agréables. J’entendis parler d’un grand
criminel qui venait d’être condamné à mort pour des crimes horribles (NHA 504)
tout portait à croire qu’il mourrait dans l’impénitence. Je voulus à tout prix
l’empêcher de tomber en enfer, afin d’y parvenir j’employai tous les moyens
imaginables ; sentant que de moi-même je ne pouvais rien, j’offris au Bon Dieu
tous les mérites infinis de Notre-Seigneur, les trésors de la Sainte Eglise,
enfin je priai Céline de faire dire une messe dans mes intentions, n’osant pas
la demander moi-même dans la crainte d’être obligée d’avouer que c’était pour
Pranzini, Ie grand criminel. Je ne voulais pas non plus le dire à Céline, mais
elle me fit de si tendres et si pressantes questions que je lui confiai mon
secret ; bien loin de se moquer de moi, elle me demanda de m’aider convertir mon
pécheur, j’acceptai avec reconnaissance, car j’aurais voulu que toutes les
créatures s’unissent à moi pour implorer la grâce du coupable. Je sentais au
fond de mon coeur la certitude que nos désirs seraient satisfaits, mais afin de
me donner du courage pour continuer à prier pour les pécheurs, je dis au Bon
Dieu que j’étais bien sûre qu’Il pardonnerait au pauvre malheureux Pranzini, que
je le croirais même s’il ne se confessait pas et ne donnait aucune parole de
repentir, tant j’avais de confiance en la miséricorde infinie de Jésus, mais que
je lui demandais seulement " un signe " de repentir pour ma simple
consolation... Ma prière fut exaucée à la lettre ! Malgré la défense que Papa
nous avait faite de lire aucun journal, je ne croyais pas désobéir en lisant les
passages qui parlaient de Pranzini. Le lendemain de son exécution je trouve sous
ma main le journal " La Croix ". Je l’ouvre avec empressement et que vois-je
?... Ah ! mes larmes trahirent muon émotion et je fus obligée de me cacher...
Pranzini ne s’était pas confessé, il était monté sur l’échafaud et s’apprêtait à
passer sa tête dans le lugubre trou, quand tout à coup, saisi d’une inspiration
subite, il se retourne, saisit un Crucifix que lui présentait le prêtre et baise
par trois fois ses plaies sacrées !... Puis son âme alla recevoir la sentence
miséricordieuse de Celui qui déclare qu’au Ciel il y aura plus de joie pour un
seul pécheur qui fait pénitence que pour quatre-vingt-dix-neuf justes qui n’ont
pas besoin de pénitence !... (NHA 505) (Lc 15,7) J’avais obtenu " le signe "
demandé et ce signe était la reproduction fidèle de grâces que Jésus m’avait
faites pour m’attirer à prier pour les pécheurs. N’était-ce pas devant les
plaies (de) Jésus, en voyant couIer son sang Divin que la soif des âmes était
entrée dans mon coeur ? Je voulais leur donner à boire ce sang innocent qui
devait les purifier de leurs souillures, et les lèvres de " mon premier enfant "
allèrent se coller sur les plaies sacrées !... Quelle réponse ineffablement
douce !... Ah ! depuis cette grâce unique, mon désir de sauver les âmes grandit
chaque jour, il me semblait entendre Jésus me dire comme à la samaritaine : "
Donne-moi à boire ! " (Lc 15,7) (NHA 506) (Jn 4,6-15) C’était un véritable
échange d’amour ; aux âmes je donnais le sang de Jésus, à Jésus j’offrais ces
mêmes âmes rafraîchies par sa rosée Divine ; ainsi il me semblait le désaltérer
et plus je lui donnais à boire, plus la soif de ma pauvre petite âme augmentait
et c’était cette soif ardente qu’Il me donnait comme le plus délicieux breuvage
de son amour... En peu de temps le Bon Dieu avait su me faire sortir du cercle
étroit où je tournais ne sachant comment en sortir. En voyant le chemin qu’Il me
fit parcourir, ma reconnaissance est grande, mais il faut bien que j’en
convienne, si le plus grand pas était fait il me restait encore bien des choses
quitter. Dégagé de ses scrupules, de sa sensibilité excessive, mon esprit se
développa. J’avais toujours aimé le grand, le beau, mais à cette époque je fus
prise d’un désir extrême de savoir. Ne me contentant pas des leçons et des
devoirs que me donnait ma maîtresse, je m’appliquais seule à des études
spéciales d’histoire et de science. Les autres études me laissaient
indifférente, mais ces deux parties attiraient toute mon attention ; aussi, en
peu de mois j’acquis plus de connaissances que pendant mes années d’études. Ah !
cela n’était bien que vanité et affliction d’esprit... (NHA 507) (Qo 2,11) Le
chapitre de l’Imitation où il est parlé de sciences (NHA 508) me revenait
souvent à la pensée, mais je trouvais le moyen de continuer quand même, me
disant qu’étant en âge d’étudier, il n’y avait pas de mal à le faire. Je ne
crois pas avoir offensé le Bon Dieu (bien que je reconnaisse avoir passé là un
temps inutile) car je n’y employais qu’un certain nombre d’heures que je ne
voulais pas dépasser afin de mortifier mon désir trop vif de savoir... J’étais à
l’âge le plus dangereux pour les jeunes filles, mais le bon Dieu a fait pour moi
ce que rapporte Ezéchiel dans ses prophéties : " Passant auprès de moi, Jésus a
vu que le temps était venu pour moi d’être aimée. " (Ez 16,8-13) Il a fait
alliance avec moi et je suis devenue sienne... Il a étendu sur moi son manteau,
il m’a lavée dans les parfums précieux, m’a revêtue de robes brodées, me donnant
des colliers et des parures sans prix... l m’a nourrie de la plus pure farine,
de miel et d’huile en abondance... alors je suis devenue belle à ses yeux et Il
a fait de moi une puissante reine !... " (NHA 509) Oui Jésus a fait tout cela
pour moi, je pourrais reprendre chaque mot que je viens d’écrire et prouver
qu’il s’est réalisé en ma faveur, mais les grâces que j’ai rapportées plus haut
en sont une preuve suffisante ; je vais seulement parler de (la) nourriture
qu’Il m’a prodiguée " en abondance. " Depuis longtemps je me nourrissais de " la
pure farine " contenue dans l’Imitation, c’était le seul livre qui me fit du
bien, car je n’avais pas encore trouvé les trésors cachés dans l’Evangile. (Is
45,3) Je savais par coeur presque tous les chapitres de ma chère Imitation, ce
petit livre ne me quittait jamais ; en été, je le portais dans ma poche, en
hiver, dans mon manchon, aussi était-il devenu traditionnel ; chez ma Tante on
s’en amusait beaucoup et l’ouvrant au hasard, on me faisait réciter le chapitre
qui se trouvait devant les yeux. A quatorze ans, avec mon désir de science, le
Bon Dieu trouva qu’il était nécessaire de joindre " à la pure farine " du " miel
et de l’huile en abondance. " Ce miel et cette huile, il me les fit trouver dans
les conférences de Monsieur l’abbé Arminjon, sur la fin du monde présent et les
mystères de la vie future. (NHA 510) Ce livre avait été prêté à Papa par mes
chères carmélites, aussi contrairement à mon habitude (car je ne lisais pas les
livres de papa) je demandai à le lire. Cette lecture fut encore une des plus
grandes grâces de ma vie, je la fis à la fenêtre de ma chambre d’étude, et
l’impression que j’en ressens est trop intime et trop douce pour que je puisse
la rendre... Toutes les grandes vérités de la religion, les mystères de
l’éternité, plongeaient mon âme dans un bonheur qui n’était pas de la terre...
(1Co 2,9) Je pressentais déjà ce que Dieu réserve à ceux qui l’aiment (non pas
avec l’oeil de l’homme mais avec celui du coeur) (NHA 511) et voyant que les
récompenses éternelles n’avaient nulle proportion avec les légers sacrifices de
la vie (NHA 512) (2Co 4,17-47) je voulais aimer, aimer Jésus avec passion, lui
donner mille marques d’amour pendant que je le pouvais encore... (Gn 15,1) Je
copiai plusieurs passages sur le parfait amour et sur la réception que le Bon
Dieu doit faire à ses élus au moment où Lui-même deviendra leur grande et
éternelle récompense, FCB je redisais sans cesse les paroles d’amour qui avaient
embrasé mon coeur... Céline était devenue la confidente intime de mes pensées ;
depuis Noël nous pouvions nous comprendre, la distance d’âge n’existait plus
puisque j’étais devenue grande en taille et surtout en grâce... Avant cette
époque je me plaignais souvent de ne point savoir les secrets de Céline, elle me
disait que j’étais trop petite, qu’il me faudrait grandir " de la hauteur d’un
tabouret " afin qu’elle puisse avoir confiance en moi... J’aimais à monter sur
ce précieux tabouret lorsque j’étais à côté d’elle et je lui disais de me parler
intimement, mais mon industrie était inutile, une distance nous séparait
encore... Jésus qui voulait nous faire avancer ensemble, forma dans nos coeurs
des liens plus forts que ceux du sang. Il nous fit devenir soeurs d’âmes, en
nous se réalisèrent ces paroles du Cantique de Saint Jean de la Croix (parlant à
l’Epoux, l’épouse s’écrie) : " En suivant vos traces, les jeunes filles
parcourent légèrement le chemin, l’attouchement de l’étincelle, le vin épicé
leur font produire des aspirations divinement embaumées. " (NHA 513) Oui,
c’était bien légèrement que nous suivions les traces de Jésus ; les étincelles
d’amour qu’il semait à pleines mains dans nos âmes, le vin délicieux et fort
qu’Il nous donnait à boire faisait disparaître à nos yeux les choses passagères
et de nos lèvres sortaient des aspirations d’amour inspirées par Lui. Qu’elles
étaient douces les conversations que nous avions chaque soir dans le belvédère !
Le regard plongé dans le lointain, nous considérions la blanche lune s’élevant
doucement derrière les grands arbres... les reflets argentés qu’elle répandait
sur la nature endormie... les brillantes étoiles scintillant dans l’azur
profond... le souffle léger de la brise du soir faisant flotter les nuages
neigeux, tout élevait nos âmes vers le Ciel, le beau Ciel dont nous ne
contemplions encore " que l’envers limpide... " (NHA 514) Je ne sais si je me
trompe, mais il me semble que l’épanchement de nos âmes ressemblait à celui de
Sainte Monique avec son fils lorsqu’au port d’Ostie ils restaient perdus dans
l’extase à la vue des merveilles du Créateur... Il me semble que nous recevions
des grâces d’un ordre aussi élevé que celles accordées aux grands saints. Comme
dit l’Imitation, le Bon Dieu se communique parfois au milieu d’une vive
splendeur ou bien " doucement voilé sous des ombres et des figures, " (NHA 515)
c’était de cette manière qu’Il daignait se manifester à nos âmes, mais qu’il
était transparent et léger le voile qui dérobait Jésus à nos regards !... Le
doute n’était pas possible, déjà la Foi et l’Espérance n’étaient plus
nécessaires, l’amour nous faisait trouver sur la terre Celui que nous
cherchions. " L’ayant trouvé seul, il nous avait donné son baiser, afin qu’à
l’avenir personne ne puisse nous mépriser. " (NHA 516) (Ct 8,1) Des grâces aussi
grandes ne devaient pas rester sans fruits, aussi furent-ils abondants, la
pratique de la vertu nous devint douce et naturelle ; au commencement mon visage
trahissait souvent le combat, mais peu à peu cette impression disparut et le
renoncement me devint facile même au premier instant. Jésus l’a dit : " A celui
qui possède, on donnera encore et il sera dans l’abondance. " (NHA 517) (Mt 3,12
25,29) Pour une grâce fidèlement reçue, Il m’en accordait une multitude
d’autres... Il se donnait Lui-même à moi dans la Sainte Communion plus souvent
que je n’aurais osé l’espérer. J’avais pris pour règle de conduite de faire,
sans en manquer une seule, les communions que mon confesseur me donnerait, mais
de le laisser en régler le nombre, sans jamais lui en demander. Je n’avais point
à cette époque l’audace que je possède maintenant, sans cela j’aurais agi
autrement, car je suis bien sûre qu’une âme doit dire à son confesseur l’attrait
qu’elle sent à recevoir son Dieu ; (Gn 1,26) ce n’est pas pour rester dans le
ciboire d’or qu’Il descend chaque jour du Ciel, c’est afin de trouver un autre
Ciel qui lui est infiniment plus cher que le premier : le Ciel de notre âme,
faite à son image, FCB le temple vivant de l’adorable Trinité !... (1Co 3,16)
Jésus qui voyait mon désir et la droiture de mon coeur permit que pendant le
mois de mai, mon confesseur me dit de faire la Sainte Communion quatre fois par
semaine et ce beau mois passé, il en ajouta une cinquième à chaque fois qu’il se
trouverait une fête. De bien douces larmes coulèrent de mes yeux en sortant du
confessionnal ; il me semblait que c’était Jésus Lui-même qui voulait se donner
à moi, car je n’étais que très peu de temps à confesse jamais je ne disais un
mot de mes sentiments intérieurs, la voie par laquelle je marchais était si
droite, si lumineuse qu’il ne me fallait pas d’autre guide que Jésus.. . Je
comparais les directeurs à des miroirs fidèles qui reflétaient Jésus dans les
âmes et je disais que pour moi le Bon Dieu ne se servait pas d’intermédiaire
mais agissait directement !... Lorsqu’un jardinier entoure de soins un fruit
qu’il veut faire mûrir avant la saison, ce n’est jamais pour le laisser suspendu
à l’arbre, mais afin de le présenter sur une table brillamment servie. C’était
dans une intention semblable que Jésus prodiguait ses grâces à sa petite
fleurette... Lui qui s’écriait aux jours de sa vie mortelle dans un transport de
joie : " Mon Père, je vous bénis de ce que vous avez caché ces choses aux sages
et aux prudents et que vous les avez révélées aux plus petits, " (NHA 518) (Lc
10,21) voulait faire éclater en moi sa miséricorde ; parce que j’étais petite et
faible il s’abaissait vers moi, il m’instruisait en secret des choses de son
amour. Ah ! si des savants ayant passé leur vie dans l’étude étaient venus
m’interroger, sans doute auraient-ils été étonnés de voir une enfant de quatorze
ans comprendre les secrets de la perfection, secrets que toute leur science ne
leur peut découvrir, puisque pour les posséder il faut être pauvre d’esprit !...
(Mt 5,3) Comme le dit Saint Jean de la Croix en son cantique : " Je n’avais ni
guide, ni lumière, excepté celle qui brillait dans mon coeur, cette lumière me
guidait plus sûrement que celle du midi au lieu où m’attendait Celui qui me
connaît parfaitement. " (NHA 519) (NHA 518) Ce lieu, c’était le Carmel ; avant
de " me reposer à l’ombre de Celui que je désirais, " (NHA 520) je devais passer
par bien des épreuves, (Ct 2,3) mais l’appel Divin était si pressant que
m’eût-il fallu traverser les flammes, je l’aurais fait pour être fidèle à
Jésus... Pour m’encourager dans ma vocation, je ne trouvai qu’une seule âme, ce
fut celle de ma Mère chérie... mon coeur trouva dans le sien un écho fidèle et
sans elle je ne serais sans doute pas arrivée au rivage béni qui l’avait reçue
depuis cinq ans sur son sol imprégné de la rosée céleste... Oui depuis cinq ans
j’étais éloignée de vous, ma Mère chérie, je croyais vous avoir perdue, mais au
moment de l’épreuve c’est votre main qui m’indiqua la route qu’il me fallait
suivre... J’avais besoin de ce soulagement, car mes parloirs au Carmel m’étaient
devenus de plus en plus pénibles, je ne pouvais parler de mon désir d’entrer
sans me sentir repoussée. Marie trouvant que j’étais trop jeune, faisait tout
son possible pour empêcher mon entrée ; vous-même, ma Mère, afin de m’éprouver,
essayiez quelquefois de ralentir mon ardeur ; enfin si je n’avais pas eu
vraiment (la) vocation, je me serais arrêtée dès le début car je rencontrai des
obstacles aussitôt que je commençai à répondre à l’appel de Jésus. Je ne voulus
pas dire à Céline mon désir d’entrer si jeune au Carmel et cela me fit souffrir
davantage car il m’était bien difficile de lui cacher quelque chose... Cette
souffrance ne dura pas longtemps, bientôt ma petite Soeur chérie apprit ma
détermination et loin d’essayer de me détourner, elle accepta avec un courage
admirable le sacrifice que le Bon Dieu lui demandait ; pour comprendre combien
il fut grand, ll faudrait savoir à quel point nous étions unies... c’était pour
ainsi dire la même âme qui nous faisait vivre ; depuis peu de mois nous
jouissions ensemble de la vie la plus douce que des jeunes filles puissent rêver
; tout, autour de nous, répondait à nos goûts, la liberté la plus grande nous
était donnée, enfin je disais que notre vie était sur la terre l’Idéal du
bonheur... A peine avions-nous eu le temps de goûter cet idéal du bonheur, qu’il
fallait s’en détourner librement, et ma Céline chérie ne se révolta pas un
instant. Ce n’était pas elle cependant que Jésus appelait la première, aussi
aurait-elle pu se plaindre... ayant la même vocation que moi, c’était à elle de
partir !... Mais comme au temps des martyrs, ceux qui restaient dans la prison
donnaient joyeusement le baiser de paix à leurs frères partant les premiers pour
combattre dans l’arène et se consolaient dans la pensée que peut-être ils
étaient réservés pour des combats plus grands encore, ainsi Céline laissa-t-elle
sa Thérèse s’éloigner et resta seule pour le glorieux et sanglant combat (NHA
821) auquel Jésus la destinait comme la privilégiée de son amour !... Céline
devint donc la confidente de mes luttes et de mes souffrances, elle prit la même
part que s’il se fut agi de sa propre vocation ; de son côté je n’avais pas à
craindre d’opposition, mais je ne savais quel moyen prendre pour l’annoncer à
Papa... Comment lui parler de quitter sa reine, lui qui venait de sacrifier ses
trois aînées ? Ah ! que (de) luttes intimes n’ai-je pas souffertes avant de me
sentir le courage de parler !... Cependant il fallait me décider, j’allais avoir
quatorze ans et demi, six mois seulement nous séparaient encore de la belle nuit
de Noël où j’avais résolu d’entrer, à l’heure même où l’année précédente j’avais
reçu " ma grâce. " Pour faire ma grande confidence je choisis le jour de la
Pentecôte (NHA 522) toute la journée je suppliai les Saints Apôtres de prier
pour moi, de m’inspirer les paroles que j’allais avoir à dire... N’était-ce pas
eux en effet qui devaient aider l’enfant timide que Dieu destinait à devenir
l’apôtre des apôtres par la prière et le sacrifice ?... Ce ne fut que
l’après-midi en revenant des vêpres que je trouvai l’occasion de parler à mon
petit Père chéri ; il était allé s’asseoir au bord de la citerne et là, les
mains jointes, il contemplait les merveilles de la nature, le soleil dont les
feux avaient perdu leur ardeur dorait le sommet des grands arbres, où les petits
oiseaux chantaient joyeusement leur prière du soir. La belle figure de Papa
avait une expression céleste, je sentais que la paix inondait son coeur ; sans
dire un seul mot j’allai m’asseoir à ses côtés, les yeux déjà mouillés de
larmes, il me regarda avec tendresse et prenant ma tête il I’appuya sur son
coeur, me disant : " Qu’as-tu ma petite reine ?... confie-moi cela... " puis se
levant comme pour dissimuler sa propre émotion, il marcha lentement, tenant
toujours ma tête sur son coeur. A travers mes larmes je lui confiai mon désir
d’entrer au Carmel, alors ses larmes vinrent se mêler aux miennes, mais il ne
dit pas un mot pour me détourner de ma vocation, se contentant simplement de me
faire remarquer que j’étais encore bien jeune pour prendre une détermination
aussi grave. Mais je défendis si bien ma cause, qu’avec la nature simple et
droite de Papa, il fut bientôt convaincu que mon désir était celui de Dieu
lui-même et dans sa foi profonde il s’écria que le Bon Dieu lui faisait un grand
honneur de lui demander ainsi ses enfants ; nous continuâmes longtemps notre
promenade, mon coeur soulagé par la bonté avec laquelle mon incomparable Père
avait accueilli ses confidences, s’épanchait doucement dans le sien. Papa
semblait jouir de cette joie tranquille que donne le sacrifice accompli, il me
parla comme un saint et je voudrais me rappeler ses paroles pour les écrire ici,
ais je n’en ai conservé qu’un souvenir trop embaumé pour qu’il puisse se
traduire. Ce dont je me souviens parfaitement ce fut de l’action symbolique que
mon Roi chéri accomplit sans le savoir. S’approchant d’un mur peu élevé, il me
montra de petites fleurs blanches semblables a des lys en miniature et prenant
une de ces fleurs, il me la donna, m’expliquant avec quel soin le Bon Dieu
l’avait fait naître et l’avait conservée jusqu’à ce jour ; en l’entendant
parler, je croyais écouter mon histoire tant il y avait de ressemblance entre ce
que Jésus avait fait pour la petite flenr et la petite Thérèse... Je reçus cette
fleurette comme une relique et je vis qu’en voulant la cueillir, Papa avait
enlevé toutes ses racines sans les briser, elle semblait destinée à vivre encore
dans une autre terre plus fertile que la mousse tendre où s’étaient écoulés ses
premiers matins... C’était bien cette même action que Papa venait de faire pour
moi quelques instants plus tôt, en me permettant de gravir la montagne du Carmel
et de quitter la douce vallée témoin de mes premiers pas dans la vie. Je plaçai
ma petite fleur blanche dans mon Imitation, au chapitre intitulé : " Qu’il faut
aimer Jésus par-dessus toutes choses, " (NHA 523) c’est là qu’elle est encore,
seulement la tige s’est brisée tout près de la racine et le Bon Dieu semble me
dire par là qu’il brisera bientôt les liens de sa petite fleur (Ps 116,16) et ne
la laissera pas se faner sur la terre ! Après avoir obtenu le consentement de
Papa, je croyais pouvoir m’envoler sans crainte au Carmel, mais de bien
douloureuses épreuves devaient encore éprouver ma vocation. Ce ne fut qu’en
tremblant que je confiai à mon oncle la résolution que j’avais prise. (NHA 524)
Il me prodigua toutes les marques de tendresse possibles, cependant il ne me
donna pas la permission de partir, au contraire il me défendit de lui parler de
ma vocation avant l’âge de dix-sept ans. C’était contraire à la prudence humaine
disait-il, de faire entrer au Carmel une efant de quinze ans, cette vie de
carmélite étant aux yeux du monde une vie de philosophe, ce serait faire grand
tort à la religion de laisser une enfant sans expérience l’embrasser... Tout le
monde en parlerait, etc... etc... Il dit même que pour le décider à me laisser
partir il faudrait un miracle. Je vis bien que tous les raisonnements seraient
inutiles, aussi je me retirai, le coeur plongé dans l’amertume la plus profonde
; ma seule consolation était la prière, je suppliais Jésus de faire le miracle
demandé puisqu’à ce prix seulement je pourrais répondre à son appel. Un temps
assez long se passa (NHA 525) avant que j’ose parler de nouveau à mon oncle ;
cela me coûtait extrêmement d’aller chez lui, de son côté ii paraissait ne plus
penser à ma vocation, mais j’ai su plus tard que ma grande tristesse l’influença
beaucoup en ma faveur. Avant de faire luire sur mon âme un rayon d’espérance, le
Bon Dieu voulut m’envoyer un martyre bien douloureux qui dura trois jours (NHA
526) Oh ! jamais je n’ai si bien compris que pendant cette épreuve, la douleur
de la Ste Vierge et de St Joseph cherchant le divin Enfant Jésus... (Lc 2,41-50)
J’étais dans un triste désert ou plutôt mon âme était semblable au fragile
esquif livré sans pilote à la merci des flots orageux... Je le sais Jésus était
là dormant sur ma nacelle, (Mc 4,27-29) mais la nuit était si noire qu’il
m’était impossible de le voir, rien ne m’éclairait, pas même un éclair ne venait
sillonner les sombres nuages... Sans doute c’est une bien triste lueur que celle
des éclairs, mais au moins, si l’orage avait éclaté ouvertement, j’aurais pu
apercevoir un instant Jésus... c’était la nuit, la nuit profonde de l’âme...
comme Jésus au jardin de l’agonie, (Lc 22,39-46) je me sentais seule, ne
trouvant de consolation ni sur la terre ni du côté des Cieux, le Bon Dieu
paraissait m’avoir délaissée !... La nature semblait prendre part à ma tristesse
amère, pendant ces trois jours, le soleil ne fit pas luire un seul de ses rayons
et la pluie tomba par torrents. (J’ai remarqué que dans toutes les circonstances
graves de ma vie, la nature était l’image de mon âme. Les jours de larmes, le
Ciel pleurait avec moi, les jours de joie, le Soleil envoyait à profusion ses
gais rayons et l’azur n’était obscurci d’aucun nuage...) Enfin le quatrième jour
qui se trouvait être un samedi, jour consacré à Ia douce Reine des Cieux,
j’allai voir mon oncle. Quelle ne fut pas ma surprise en le voyant me regarder
et me faire entrer dans son cabinet sans que je lui en eusse témoigné le désir
!... Il commença par me faire de doux reproches de ce que je paraissais avoir
peur de lui et puis il me dit qu’il n’était pas nécessaire de demander un
miracle, qu’il avait seulement prié le Bon Dieu de lui donner " une simple
inclination de coeur " et qu’il était exaucé... Ah ! je ne fus pas tentée
d’implorer de miracle, car pour moi le miracle était accordé, mon oncle n’était
plus le même. Sans faire aucune allusion à " la prudence humaine " il me dit que
j’étais une petite fleur que le Bon Dieu voulait cueillir et qu’il ne s’y
opposerait plus !... Cette réponse définitive était vraiment digne de lui. Pour
la troisième fois ce Chrétien d’un autre âge permettait qu’une des filles
adoptives de son ceur allât s’ensevelir loin du monde. Ma Tante aussi fut
admirable de tendresse et de prudence, je ne me souviens pas que pendant mon
épreuve elle m’ait dit un mot qui pût l’augmenter, je voyais qu’elle avait
grand’pitié de sa pauvre petite Thérèse, aussi lorsque j’eus obtenu le
consentement de mon cher Oncle, elle me donna le sien mais non sans me prouver
de mille manières que mon départ lui causerait du chagrin... Hélas ! nos chers
parents étaient loin de s’attendre alors qu’il leur faudrait renouveler deux
fois encore le même sacrifice... Mais en tendant la main pour demander toujours,
le Bon Dieu ne la présenta pas vide, ses amis les plus chers purent y puiser
abondamment la force et le courge qui leur étaient si nécessaires... Mais mon
coeur m’emporte bien loin de mon sujet, j’y retourne presque à regret : après la
réponse de mon Oncle, vous comprenez, ma Mère, avec quelle allégresse je repris
le chemin des Buissonnets, sous " le beau Ciel, dont les nuages s’étaient
complètement dissipés !... " Dans mon âme aussi la nuit avait cessé. Jésus en se
réveillant m’avait rendu la joie, le bruit des vagues s’était apaisé ; au lieu
du vent de l’épreuve une brise légère enflait ma voile et je croyais arriver
bientôt sur le rivage béni (Mc 4,37-39) que j’apercevais tout près de moi. Il
était en effet bien près de ma nacelle, mais plus d’un orage devait encore
s’élever et lui dérobant la vue de son phare lumineux, lui faire craindre de
s’être éloignée sans retour de la plage si ardemment désirée... Peu de jours
après avoir obtenu le consentement de mon oncle, j’allais vous voir, (NHA 527)
ma Mère chérie, et je vous dis ma joie de ce que toutes mes épreuves étaient
passées, mais quelle ne fut pas ma surprise et mon chagrin en vous entendant me
dire que Monsieur le Supérieur (NHA 528) ne consentait pas à mon entrée avant
l’âge de vingt-et-un ans... Personne n’avait pensé à cette opposition, la plus
invincible de toutes ; cependant sans perdre courage j’allai moi-même avec Papa
et Céline chez notre Père, afin d’essayer de le toucher en lui montrant que
j’avais bien la vocation du Carmel. Il nous reçut très froidement, mon
incomparable petit Père eut beau joindre ses instances aux miennes, rien ne put
changer sa disposition. Il me dit qu’il n’y avait pas de péril à la demeure, que
je pouvais mener une vie de carmélite à la maison, que si je ne prenais pas la
discipline tout ne serait pas perdu... etc... etc... enfin il finit par ajouter
qu’il n’était que le délégué de Monseigneur et que s’il voulait me permettre
d’entrer au Carmel, lui n’aurait plus rien à dire... Je sortis tout en larmes du
presbytère, heureusement j’étais cachée par mon parapluie, car la pluie tombait
par torrents. Papa ne savait comment me consoler... il me promit de me conduire
à Bayeux aussitôt que j’en témoignai le désir, car j’étais résolue d’arriver à
mes fins, je dis même que j’irais jusqu’au Saint Père, si Monseigneur ne voulait
pas me permettre d’entrer au Carmel à quinze ans... Bien des événements se
passèrent avant mon vovage à Bayeux (NHA 529) à l’extérieur ma vie paraissait la
même, j’étudiais, je prenais des leçons de dessin avec Céline (NHA 530) et mon
habile maîtresse trouvait en moi beaucoup de dispositions à son art. Surtout je
grandissais dans l’amour du Bon Dieu, je sentais en mon coeur des élans inconnus
jusqu’alors, parfois j’avais de véritables transports d’amour. Un soir ne
sachant comment dire à Jésus que je l’aimais et combien je désirais qu’Il soit
partout aimé et glorifié, je pensais avec douleur qu’il ne pourrait jamais
recevoir de l’enfer un seul acte d’amour ; alors je dis au Bon Dieu que pour lui
faire plaisir je consentirais bien à m’y voir plongée, afin qu’il soit aimé
éternellement dans ce lieu de blasphème... Je savais que cela ne pouvait pas le
glorifier, puisqu’Il ne désire que notre bonheur, mais quand on aime, on éprouve
le besoin de dire mille folies ; si je parlais de la sorte, ce n’était pas que
le Ciel n’excitât mon envie, mais alors mon Ciel à moi n’était autre que l’Amour
et je sentais comme Saint Paul que rien ne pourrait me détacher de l’objet divin
qui m’avait ravie !... (NHA 531) (Rm 8,35-39) Avant de quitter le monde, le Bon
Dieu me donna la consolation de contempler de près des âmes d’enfants ; étant la
plus petite de la famille, je n’avais jamais eu ce bonheur, voici les tristes
circonstances qui me le procurèrent : Une pauvre femme, parente de notre bonne,
mourut à la fleur de l’âge laissant trois enfants tout petits ; pendant sa
maladie nous prîmes à la maison les deux petites filles dont l’aînée n’avait pas
six ans, je m’en occupais toute la journée et c’était un grand plaisir pour moi
de voir avec quelle candeur elles croyaient tout ce que je leur disais. Il faut
que le saint Baptême dépose dans les âmes un germe bien profond des vertus
théologales puisque dès l’enfance elles se montrent déjà et que l’espérance de
biens futurs suffit pour faire accepter des sacrifices. Lorsque je voulais voir
mes deux petites filles bien conciliantes l’une pour l’autre, au lieu de
promettre des jouets et des bonbons à celle qui céderait à sa soeur, je leur
parlais des récompenses éternelles que le petit Jésus donnerait dans le Ciel aux
petits enfants sages ; l’aînée, dont la raison commençait à se développer, me
regardait avec des yeux brillants de joie, me faisait mille questions charmantes
sur le petit Jésus et son beau Ciel et me promettait avec enthousiasme de
toujours céder à sa soeur ; elle disait que jamais de sa vie elle n’oublierait
ce que lui avait dit " la grande demoiselle, " car c’est ainsi qu’elle
m’appelait... En voyant de près ces âmes innocentes, j’ai compris quel malheur
c’était de ne pas bien les former dès leur éveil, alors qu’elles ressemblent à
une cire molle sur laquelle on peut déposer l’empreinte des vertus mais aussi
celle du mal... j’ai compris ce qu’a dit Jésus en l’Evangile : " Qu’il vaudrait
mieux être jeté à la mer que de scandaliser un seul de ces petits enfants. "
(NHA 532) (Mt 18,6)
Ah ! que d’âmes arriveraient à la sainteté, si elles étaient
bien dirigées !... Je le sais, le Bon Dieu n’a besoin de personne pour faire son
oeuvre, mais de même qu’Il permet à un habile jardinier d’élever des plantes
rares et délicates et qu’il lui donne pour cela la science nécessaire, se
réservant pour Lui-même le soin de féconder, ainsi Jésus veut être aidé dans sa
Divine culture des âmes. Qu’arriverait-il si un jardinier maladroit ne greffait
pas bien ses arbustes ? s’il ne savait pas reconnaître la nature de chacun et
voulait faire éclore des roses sur un pêcher ?... Il ferait mourir l’arbre qui
cependant était bon et capable de produire des fruits. C’est ainsi qu’il faut
savoir reconnaître dès l’enfance ce que le Bon Dieu demande aux âmes et seconder
l’action de sa grâce, sans jamais la devancer ni la ralentir. Comme les petits
oiseaux apprennent a chanter en écoutant leurs parents, de même les enfants
apprennent la science des vertus, le chant sublime de l’Amour Divin, auprès des
âmes chargées de les former à la vie. Je me souviens que parmi mes oiseaux,
j’avais un serin qui chantait à ravir, j’avais aussi un petit linot auquel je
prodiguais mes soins " maternels, " l’ayant adopté avant qu’il ait pu jouir du
bonheur de sa liberté. Ce pauvre petit prisonnier n’avait pas de parents pour
lui apprendre chanter, mais entendant du matin au soir son compagnon le serin
faire de joyeuses roulades, il voulut l’imiter... Cette entreprise était
difficile pour un linot, aussi sa douce voix eut-elle bien de la peine à
s’accorder avec la voix vibrante de son maître en musique. C’était charmant de
voir les efforts du pauvre petit, mais ils furent enfin couronnés de succès, car
son chant tout en conservant une bien plus grande douceur fut absolument le même
que celui du serin.
O ma Mère chérie ! c’est vous qui m’avez appris à chanter...
c’est votre voix qui m’a charmée dès l’enfance, et maintenant j’ai la
consolation d’entendre dire que je vous ressemble !... Je sais combien j’en suis
encore loin, mais j’espère malgré ma faiblesse redire éternellement le même
cantique que vous ! Avant mon entrée au Carmel, je fis encore bien des
expériences sur la vie et les misères du monde, mais ces détails
m’entraîneraient trop loin, je vais reprendre le récit de ma vocation. Le 31
octobre fut le jour fixé pour mon voyage à Bayeux. Je partis seule avec Papa, le
coeur rempli d’espérance, mais aussi bien émue par la pensée de me présenter à
l’évêché. Pour la première fois de ma vie, je devais aller faire une visite sans
être accompagnée de mes soeurs et cette visite était à un Evèque ! (NHA 533) Moi
qui n’avais jamais besoin de parler que pour répondre aux questions que l’on
m’adressait, je devais expliquer moi-même le but de ma visite, développer les
raisons qui me faisaient solliciter l’entrée au Carmel, en un mot je devais
montrer la solidité de ma vocation. Ah ! qu’il m’en a coûté de faire ce voyage !
Il a fallu qui le Bon Dieu m’accorde une grâce toute spéciale pour que j’aie pu
surmonter ma grande timidité... Il est aussi bien vrai que " Jamais l’Amour ne
trouve d’impossibilités, parce qu’il se croit tout possible et tout permis. "
(NHA 534) C’était vraiment le seul amour de Jésus qui pouvait me faire surmonter
ces difficultés et celles qui suivirent car il se plut à me faire acheter ma
vocation par de bien grandes épreuves... Aujourd’hui que je jouis de la solitude
du Carmel (me reposant à l’ombre de Celui que j’ai si ardemment désiré) (NHA
535) (CT 2,3) je trouve avoir acheté mon bonheur à bien peu de frais et je
serais prête à supporter de bien plus grandes peines pour l’acquérir si je ne
I’avais pas encore ! Il pleuvait à verse quand nous arrivâmes à Bayeux, Papa qui
ne voulait pas voir sa petite reine entrer à l’évêché avec sa belle toilette
toute trempée la fit monter dans un omnibus et conduire à la cathédrale. Là
commencèrent mes misères, Monseigneur et tout son clergé assistaient à un grand
enterrement. L’Eglise était remplie de dames en deuil et j’étais regardée de
tout le monde avec ma robe claire et mon chapeau blanc, j’aurais voulu sortir de
l’église mais il ne fallait pas y penser, à cause de la pluie, et pour
m’humilier encore davantage le Bon Dieu permit que Papa avec sa simplicité
patriarcale me fît monter jusqu’au haut de la cathédrale ; ne voulant pas lui
faire de peine je m’exécutai de bonne grâce et procurai cette distraction aux
bons habitants de Bayeux que j’aurais souhaité n’avoir jamais connus... Enfin je
pus respirer à mon aise dans une chapelle qui se trouvait derrière le
maître-autel et j’y restai longtemps, priant avec ferveur en attendant que la
pluie cessât et nous permit de sortir. En redescendant, Papa me fit admirer la
beauté de l’édifice qui paraissait beaucoup plus grand étant désert, mais une
seule pensée m’occupait et je ne pouvais prendre de plaisir à rien. Nous allâmes
directement chez Monsieur Révérony (NHA 536) qui était instruit de notre arrivée
ayant lui-même fixé le jour du voyage, mais il était absent ; il nous fallut
donc errer dans les rues qui me parurent bien tristes ; enfin nous revînmes près
de l’évêché et Papa me fit entrer dans un bel hôtel où je ne fis pas honneur à
l’habile cuisinier. Ce pauvre petit Père était d’une tendresse pour moi presque
incroyable, il me disait de ne pas me faire de chagrin, que bien sûr Monseigneur
allait m’accorder ma demande. Après nous être reposés, nous retournâmes chez
Monsieur Révérony ; un monsieur arriva en même temps, mais le grand vicaire lui
demanda poliment d’attendre et nous fit entrer les premiers dans son cabinet (le
pauvre monsieur eut le temps de s’ennuyer car la visite fut longue). Monsieur
Révérony se montra très aimable, mais je crois que le motif de notre voyage
l’étonna beaucoup ; après m’avoir regardée en souriant et adressé quelques
questions, il nous dit : " Je vais vous présenter à Monseigneur, voulez-vous
avoir la bonté de me suivre. " Voyant des larmes perler dans mes yeux il ajouta
: " Ah ! je vois des diamants... il ne faut pas les montrer à Monseigneur !... "
Il nous fit traverser plusieurs pièces très vastes, garnies de portraits
d’évêques ; en me voyant dans ces grands salons, je me faisais l’effet d’une
pauvre petite fourmi et je me demandais ce que j’allais oser dire à Monseigneur
; il se promenait entre deux prêtres sur une galerie, je vis Monsieur Révérony
lui dire quelques mots et revenir avec lui, nous l’attendions dans son cabinet ;
là, trois énormes fauteuils étaient placés devant la cheminée où pétillait un
feu ardent. En voyant entrer sa Grandeur, Papa se mit à genoux à côté de moi
pour recevoir sa bénédiction, puis Monseigneur fit placer Papa dans un des
fauteuils, se mit en face de lui et Monsieur Révérony voulut me faire prendre
celui du milieu ; je refusai poliment, mais il insista, me disant de montrer si
j’étais capable d’obéir, aussitôt je m’assis sans faire de réflexion et j’eus la
confusion de le voir prendre une chaise pendant que j’étais enfoncée dans un
fauteuil où quatre comme moi auraient été à l’aise (plus à l’aise que moi, car
j’étais loin d’y être !...) J’espérais que Papa allait parler mais il me dit
d’expliquer moi-même à Monseigneur le but de notre visite ; je le fis le plus
éloquemment possible, sa Grandeur habituée à l’éloquence ne parut pas très
touchée de mes raisons, au lieu d’elles un mot de Monsieur le Supérieur m’eût
plus servi, malheureusement je n’en avais pas et son opposition ne plaidait
aucunement en ma faveur.. . Monseigneur me demanda s’il y avait longtemps que je
désirais entrer au carmel : " Oh oui ! Monseigneur, bien longtemps... " "
Voyons, reprit en riant Mr Révérony, vous ne pouvez toujours pas dire qu’il y a
quinze ans que vous avez ce désir. " " C’est vrai, repris-je en souriant aussi,
mais il n’y a pas beaucoup d’années à retrancher car j’ai désiré me faire
religieuse dès l’éveil de ma raison et j’ai désiré le carmel aussitôt que je
l’ai bien connu, parce que dans cet ordre je trouvais que toutes les aspirations
de mon âme seraient remplies. " Je ne sais pas, ma Mère, si ce sont tout à fait
mes paroles, je crois que c’était encore plus mal tourné, mais enfin c’est le
sens. Monseigneur croyant être agréable à Papa essaya de me faire rester encore
quelques années auprès de lui, aussi ne fut-il pas peu surpris et édifié de le
voir prendre mon parti, intercédant pour que j’obtienne la permission de
m’envoler à quinze ans. Cependant tout fut inutile, il dit qu’avant de se
décider un entretien avec le Supérieur du Carmel était indispensable. Je ne
pouvais rien entendre qui me fît plus de peine, car je connaissais l’opposition
formelle de notre Père, aussi sans tenir compte de la recommandation de Monsieur
Révérony je fis plus que montrer des diamants à Monseigneur, je lui en donnai
!... Je vis bien qu’il était touché ; me prenant par le cou, il appuyait ma tête
sur son épaule et me faisait des caresses, comme jamais, paraît-il, personne
n’en avait reçu de lui. Il me dit que tout n’était pas perdu, qu’il était bien
content que je fasse le voyage de Rome afin d’affermir ma vocation et qu’au lieu
de pleurer je devais me réjouir ; il ajouta que la semaine suivante, devant
aller à Lisieux, il parlerait de noi à Monsieur le curé de Saint Jacques et que
certainement je recevrais sa réponse en Italie. Je compris qu’il était inutile
de faire de nouvelles instances, d’ailleurs je n’avais plus rien à dire ayant
épuisé toutes les ressources de mon éloquence. Monseigneur nous reconduisit
jusqu’au jardin. Papa l’amusa beaucoup en lui disant qu’afin de paraître plus
âgée, je m’étais fait relever les cheveux. (Ceci ne fut pas perdu car
Monseigneur ne parle pas de " sa petite fille " sans raconter l’histoire des
cheveux...) Monsieur Révérony voulut nous accompagner jusqu’au bout du jardin de
l’évêché, il dit à Papa que jamais chose pareille ne s’était vue : " Un père
aussi empressé de donner son enfant au Bon Dieu que cette enfant de s’offrir
elle-même ! " Papa lui demanda plusieurs explications sur le pèlerinage, entre
autres comment il fallait s’habiller pour paraître devant le St Père. Je le vois
encore se tourner devant Monsieur Révérony en lui disant : " Suis-je assez bien
comme cela ? " Il avait aussi dit à Monseigneur que s’il ne me permettait pas
d’entrer au Carmel je demanderais cette grâce au Souverain Pontife. Il était
bien simple dans ses paroles et ses manières mon Roi chéri, mais il était si
beau... il avait une distinction toute naturelle qui dut plaire beaucoup à
Monseigneur habitué à se voir entouré de personnages connaissant toutes les
règles de l’étiquette des salons mais pas le Roi de France et de Navarre en
personne avec sa petite reine... Quand je fus dans la rue mes larmes
recommencèrent à couler, non pas tant à cause de mon chagrin, qu’en voyant mon
petit Père chéri qui venait de faire un voyage inutile... Lui qui se faisait une
fête d’envoyer une dépêche au Carmel, annonçant l’heureuse réponse de
Monseigneur, était obligé de revenir sans en avoir aucune... Ah ! que j’avais de
peine !... Il me semblait que mon avenir était brisé pour jamais ; plus
j’approchais du terme, plus je voyais mes affaires s’embrouiller. Mon âme était
plongée dans l’amertume, mais aussi dans la paix car je ne cherchais que la
volonté du Bon Dieu. Aussitôt en arrivant à Lisieux, j’allai chercher de la
consolation au Carmel et j’en trouvai près de vous, ma Mère chérie. Oh non !
jamais je n’oublierai tout ce que vous avez souffert à cause de moi. Si je ne
craignais de les profaner en m’en servant, je pourrais dire les paroles que
Jésus adressait à ses apôtres, le soir de sa Passion : " C’est vous qui avez été
toujours avec moi dans toutes mes épreuves... " (NHA 537) (Lc 22,28) Mes
bien-aimées soeurs m’offrirent aussi de bien donces consolations... Trois jours
après le voyage de Bayeux, je devais en faire un beaucoup plus long, celui de la
ville éternelle... (NHA 601) Ab ! quel voyage que celui-là !... Lui seul m’a
plus instruite que de longues années d’études, il m’a montré la vanité de tout
ce qui passe et que tout est affliction d’esprit sous le soleil... (NHA 602) (Qo
2,11) Cependant j’ai vu de bien belles choses, j’ai contemplé toutes les
merveilles de l’art et de la religion, surtout j’ai foulé la même terre que les
Saints Apôtres, la terre arrosée du sang des Martyrs et mon âme s’est agrandie
au contact des choses saintes... Je suis bien heureuse d’avoit été à Rome, mais
je comprends les personnes du monde qui pensèrent que Papa m’avait fait faire ce
grand voyage afin de changer mes idées de vie religieuse ; il y avait en effet
de quoi ébranler une vocation peu affermie. N’ayant jamais vécu parmi le grand
monde, Céline et moi, nous nous trouvâmes au milieu de la noblesse qui composait
presque exclusivement le pèlerinage. Ah ! bien loin de nous éblouir, tous ces
titres et ces " de " ne nous parurent qu’une fumée... De loin cela m’avait
quelquefois jeté un peu de poudre aux yeux, mais de près, j’ai vu que " tout ce
qui brille n’est pas or " et j’ai compris cette parole de l’Imitation : " Ne
poursuivez pas cette ombre qu’on appelle un grand nom, ne désirez ni de
nombreuses liaisons ni l’amitié particulière d’aucun homme. " (NHA 603) J’ai
compris que la vraie grandeur se trouve dans l’âme et pas dans le nom, puisque,
comme le dit Isaïe : " Le Seigneur donnera un AUTRE NOM à ses élus. " (Is 65,15)
(NHA 604) et St Jean dit aussi : " Que le vainqueur recevra un NOM NOUVEAU que
nul ne connaît que celui qui le reçoit. " (Ap 2,17) (NHA 605) C’est donc au ciel
que nous saurons quels sont nos titres de noblesse. Alors chacun recevra de Dieu
la louange qu’il mérite (1Co 4,3) (NHA 606) et celui qui sur la terre aura voulu
être le plus pauvre, le plus oublié pour l’amour de Jésus, celui-là sera le
premier, le plus noble et le plus riche !... La seconde expérience que j’ai
faite regarde les prêtres. N’ayant jamais vécu dans leur intimité, je ne pouvais
comprendre le but principal de la réforme du Carmel. Prier pour les pécheurs me
ravissait, mais prier pour les âmes des prêtres, que je croyais plus pures que
le cristal, +251 me semblait étonnant !... Ah ! j’ai compris ma vocation en
Italie, ce n’était pas aller chercher trop loin une si utile connaissance...
Penchant un mois j’ai vécu avec beaucoup de saints prêtres et j’ai vu que, si
leur sublime dignité les élève au-dessus des anges, ils n’en sont pas moins des
hommes faibles et fragiles... Si de saints prêtres que Jésus appelle dans son Evangile : " Le sel de la terre " montrent dans leur conduite qu’ils ont un
extrême besoin de prières, que faut-il dire de ceux qui sont tièdes ? Jésus n’a-t-Il
pas dit encore : " Si le sel vient à s’affadir avec quoi l’assaisonnera-t-on ? "
(NHA 607) O ma Mère ! qu’elle est belle la vocation ayant pour but de conserver
le sel destiné aux âmes ! Cette vocation est celle du Carmel, puisque l’unique
fin de nos prières et de nos sacrifices est d’être l’apôtre des apôtres, (Mt
5,13) priant pour eux pendant qu’ils évangélisent les âmes par leurs paroles et
surtout par leurs exemples... |