LA VOIE MYSTIQUE

adveniat regnum tuum

CHAPITRE IV

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La "Voie dure" de Jeanne de Matel
(1653-1670)

A partir de ce  moment, Jeanne de Matel entre dans ce que sa première biographe, la Mère de Bély, qui l'avait connue très intimement, appelle sa «voie dure», c'est-à-dire sa montée du Calvaire. Les croix lui viennent de toutes parts. Ses filles trouvent qu'elle ne multiplie pas assez vite les maisons de l'Ordre, font des démarches inconsidérées sans la consulter et la blessent par leur manque de docilité. Ses amis eux-mêmes, par la permission de Dieu, commettent des imprudences qui tournent à leur confusion et à la sienne, comme ce fut le cas de l'excellent abbé de la Piardière, qu'elle avait tourné tout entier à Dieu et qui était entré dans les Ordres après la mort de sa femme. La capitale était troublée et toute la France souffrait des suites de cette guerre civile que nous appelons la Fronde. Le couvent de Paris fut rudement affecté par les hostilités. Elle avait perdu, en 1646, l'une de ses Sœurs les plus aimées, sa chère Élisabeth Grasseteau.

«Je refusais d'être consolée, dit-elle. Je ne pouvais dire mes afflictions sans les accroître, parce que je voyais que c'était me plaindre de ce que vous permettiez pour de bonnes raisons, quoiqu'à moi inconnues...»

«Je passai l'année 1647, comme celle de 1646, malade de corps et languissante d'esprit.»

Depuis le milieu de 1648, elle se mit à faire elle même régulièrement l'office de cuisinière du couvent, pour remplacer une Sœur malade. Une lettre adressée au couvent de Lyon dit en effet:

«Notre révérend Mère veut prendre la peine de la faire (la cuisine) à dix-huit personnes que nous sommes, sans qu'elle veuille que personne lui aide, ce qui nous rend fort confuses.»

Ses grandes révélations lui apprenaient donc l'extrême humilité au milieu de ses religieuses et cela ne peut que les rendre plus admirables à nos yeux. Le jour de la fête de saint Michel, 29 septembre 1650, elle fut élevée, comme cela lui arrivait fréquemment, à une sorte d'extase. Au cours de ce ravissement, elle sentit le désir de quitter les occupations extérieures, «nommément le soin de la cuisine», et elle dit à ce prince des Anges qu'elle était dans cet office, depuis plusieurs années, et qu'elle pouvait bien être «déchargée de ce pénible exercice, pour vaquer avec plus de repos à la contemplation des mystères divins». Il lui sembla alors que les esprits célestes délibéraient entre eux sur sa demande.  Mais ils conclurent, par la voix de l'Archange, qu'elle serait laissée encore «en cet office de cuisinière de la maison du Verbe-Incarné».

Mais le divin Maître permit qu'on lui infligeât de bien plus dures humiliations. Un prédicateur osa parler à la chapelle du couvent contre l'immaculée conception de la Sainte Vierge. Elle en fut si douloureusement émue qu'elle fit connaître sa réprobation des paroles prononcées en sa présence et devant toutes ses religieuses.  En guise de revanche, le prédicateur, qui était sûrement janséniste, provoqua une «visite canonique» du monastère, mesure que l'on ne prenait que dans les cas de graves soupçons de désordre dans un couvent.  Il lui fallut subir des interrogatoires prolongés et pénibles, comme une coupable.  Naturellement, les critiques dont elle avait été poursuivie depuis tant d'années, redoublaient contre elle.

« Ma fille, écrit-elle en 1652, plusieurs personnes ne croient pas que je parle par toi, ni que je fasse voir la puissance de mon bras en ta faiblesse.  Ils te regardent de leurs yeux qui ne peuvent voir ce que je fais en toi.  Ils te méprisent, disant que tu n'es ni séculière, ni religieuse, n'entendant pas ma conduite sur toi, qui te vois dans le sentiments de ton néant, m'adorant en esprit et vérité.  Ils t'estiment frappée d'aveuglement, faisant des filles religieuses, donnant l'habit, ne le prenant point et disant que tu te veux soumettre à l'Ordre que tuas institué, comme si tu n'observais pas mes volontés en l'état que tu es.  Console toi, chère fille, me contemplant en mes mépris...»

Parmi ceux qui lui rendaient pleine justice, au contraire, se trouvait un pieux évêque de Condom, Mgr de Lestrade, qui la visitait souvent et s'édifiait à ses entretiens sublimes.

Une chose qui est bien sûre pour nous et que nous aurons à relever encore, c'est que dans toutes les questions alors en litige, problèmes de la grâce, communion fréquente, dogme de l'Immaculée Conception, soumission au Souverain Pontife, cette fille sans études est constamment du côté de la vérité contre l'erreur. Voici par exemple comment elle parle du jansénisme qui déferle alors dans toute la France :

«Un autre jour, entendant la sainte messe, dans cette petite chapelle, je vis à mon côté droit la tiare du Pape. Vous me fîtes entendre :

« – Ma fille, ceux qui trouvent mauvais que des hommes pieux prennent conseil d'une fille ne savent pas que mon Esprit qui gouverne l'Église se sert de toi pour leur déclarer ses desseins. Tu es fille de l'Église. Aie soin de me recommander le Chef visible de celle-ci, qui afin qu'il fasse voir ma volonté sur les contestations qui troublent les âmes, qui discutent de la grâce, résistant à la grâce. Reçois ma fille, grâce pour grâce, et avec ta liberté, corresponds à celle-ci. Saint Paul exhorte les chrétiens à ne pas la recevoir en vain.»

Cela était écrit en décembre 1652 et la condamnation des cinq propositions de Jansénius, par le Pape Innocent X, devait être du 30 mai 1653.  Jeanne avait donc anticipé le jugement souverain de l'Église, avec une netteté et une sûreté que l'on ne peut qu'admirer.

Au cours de 1653, Jeanne de Matel apprit la mort du cardinal  Alphonse de Richelieu, archevêque de Lyon. Elle avait eu, par ses révélations ordinaires, la certitude que ce prélat avait eu des repentirs de sa sévérité envers elle. Elle sut dans la suite, par le P. Gibalin, que ses pressentiments ne l'avaient pas trompée et que le cardinal «n'était plus inflexible», mais que Jeanne étant loin de Lyon, il n'avait pu lui montrer son dessein de permettre l'érection canonique de l'Ordre du Verbe Incarné, dans sa ville épiscopale. La mort du Cardinal la libérait de l'obligation qu'il lui avait fait d'écrire sa vie.  Comme elle ne voulait toujours agir que par pure obéissance, elle consulta ses conseillers autorisés.

«Mes confesseurs et directeurs d'à-présent, écrit-elle, les RR. PP. de Lingendes, Descret et de Condé, de votre Compagnie (de Jésus), ne me permettent pas de m'arrêter à cette mort, m'ordonnant, comme aussi le R.P. Gibalin, de la même Compagnie, de continuer à mettre en lumière les grâces que vous me départez libéralement. Je ne m'en dispenserai pas, puisqu'ils me signifient vos volontés, comme aussi fait Mgr de Condom.»

Nous saisissons une fois de plus le motif qui a poussé Jeanne, durant la plus grande partie de sa vie, à rédiger les pensées qui lui venaient au cours de ses oraisons et à raconter les événements de sa vie. Elle n'a point obéi en cela à un sentiment de recherche personnelle ni à un désir de gloire humaine, mais uniquement à une résolution de faire en tout la volonté de Dieu, exprimée par ses directeurs, et de montrer sa gratitude envers son divin Epoux pour les faveurs et aussi les épreuves dont il la comblait tour à tour.

La mort du cardinal de Richelieu et son remplacement par Mgr Camille de Neuville, qui devait occuper le siège de Lyon, de 1653 à 1693, ouvraient de nouvelles perspectives à Jeanne. Dès que les indications de la Providence furent assez précises, elle quitta Paris, le 17 octobre 1653. La ville de Roanne était sur sa route. Elle y fut accueillie comme une personne illustre, ce qui lui faisait écrire :

«Le dimanche matin, mon âme fut dans un indicible dénuement, appréhendant les applaudissements de mes compatriotes, devant triste plus que je ne puis exprimer.»

En fin, le jour de la Toussaint, la fondatrice arrivait à Lyon, en un vaste carrosse contentant avec elle treize autres personnes, dont l'abbé de la Piardière.

Elle n'eut pas lieu de se réjouir de l'état où elle trouva son monastère du mont Gourguillon. Les espoirs qu'elle avait conçus de la faveur du nouvel archevêque ne se réalisèrent pas non plus aussi vite qu'on aurait pu le désirer. Imperturbable en sa confiance, elle s'en remettait à son divin Époux de l'avenir de son œuvre. Enfin, en 1655, toutes les difficultés étant écartées, le monastère de Lyon reçut l'autorisation officielle. Les persécutions et les épreuves n'en continuèrent pas moins, pour Jeanne, tantôt sur un autre, alternant avec les plus hautes faveurs spirituelles. La Vie autographe dont elle poursuivait la rédaction contient le fidèle exposé des consolations et des peines qui lui étaient départies. Qu'on en juge par le passage suivant, qui est de 1659 :

«Le jour des Rameaux, vous me fîtes part de vos joies et de vos tristesses,- de vos joies, venant à la fille de Sion avec grande douceur,- de vos tristesses, voyant la méconnaissance de plusieurs qui faisaient des résistances à votre gloire, par prudence politique, fâches que l'innocente simplicité vous louât, comme Celui qui est venu pour nous sauver par bonté, blâmant les actions dont ils n'entendaient pas les desseins que votre Providence avait par icelle. Qui a Dieu a tout. Vous ayant, je me veux perdre en vous et mourir à moi. Aussi, me fîtes-vous entendre, après l'amoureuse descente de votre Esprit Saint, que vous vouliez que je fusse cachée en l'humilité, comme le grain de froment, et que je mourusse à tout ce qui n'est pas vous, que ne me misse (pas) en peine de mépris ni des rebuts que l'on faisait et ferait de moi...»

De grosses difficultés financières vinrent, sans qu'il y eût de sa faute, compliquer sa tâche de fondatrice. Que d'anxiétés, que de tourments, que de soucis pour elle, quand on la sommait de tenir ses engagements et que les concours sur lesquels elle devait compter lui manquaient tout à coup! C'est ainsi que son monastère de Lyon, autorisé dès la fin de 1655, ne put être érigé canoniquement que six ans plus tard, en 1661, parce qu'elle n'avait pu exécuter les clauses du contrat de fondation.

Avec les soucis d'argent, Jeanne eut à affronter des épreuves d'un caractère encore plus pénible. Après son départ de Paris, la supérieure qu'elle y avait laissée était morte, lui laissant les plus cuisants regrets. Celle qui fut appelée à la remplacer, venue de Grenoble, était intelligente et active, mais un peu portée aux innovations et à l'intrigue. Elle entreprit de tout changer dans le couvent, donnant des ordres à tort et à travers, engageant des dépenses inutiles, revoyant des religieuses, en faisant venir d'autres et se montrant en tout autoritaire et exigeante. Il n'était pas jusqu'au bon abbé de la Piardière qui ne se laissât influencer ou dominer par elle. Dépositaire des fonds de la Mère de Matel, il les laissait dilapider par une supérieure agitée et brouillonne. Il n'éprouva même, chose plus étonnante, aucun scrupule à priver la vénérable fondatrice de sa fidèle secrétaire, la Sœur Gravier, pour l'emmener avec lui à Paris. Les dernières pages de la Vie autographe nous apportent comme des sanglots étouffés :

«Me voyant ennuyée de cette vie, par mes propres imperfections et des persécutions que l'on me fait..»

Et un peu plus loin :

« Le jour de la Circoncision 1660, n'ayant pas ma secrétaire, je trouvai cette privation plus dure qu'Abraham celle de renvoyer Agar et Ismaël...»

Et pour terminer le recueil de ses écrits, ces lignes affligées :

«N'ayant pas ma secrétaire, je n'ai pu me violenter à écrire que fort peu... C'est pourquoi je vous renvoie vos paroles, vous conjurant, par votre bonté, qu'elles ne retournent point à vous vides...»

Désormais, elle n'écrira plus. Elle vivra encore dix ans cependant, mais dans une affliction presque continuelle. En 1662, elle perdit ce bon abbé de la Piardière, au moment où il venait de reconnaître ses erreurs envers elle et voulait de son mieux les réparer.

Les nouvelles qu'elle recevait de son monastère de Paris l'obligèrent bientôt à retourner dans cette ville, alors qu'elle songeait à fonder un cinquième monastère de son Ordre, à Roanne. Elle arriva à Paris, le 22 mai 1663. A peine arrivée, elle se trouva aux prises avec les sollicitations de la supérieure, que voulait lui faire augmenter de 2000 livres les revenus du couvent et renoncer à son droit de désigner six religieuses pour profiter de sa fondation. D'autre part, elle se vit comme isolée et mise en quarantaine. On interdisait aux religieuses d'approcher de la fondatrice. Jeanne était entourée d'un réseau d'intrigues et de suspicions. On lui laissait entendre qu'elle était trop vielle, trop affaiblie dans ses facultés, pour bien diriger la maison. Et quand elle résistait aux demandes d'argent qui lui étaient faites, on faisait courir le bruit qu'elle était trop attachée à ses biens et presque suspecte d'avarice, alors qu'elle avait tout donné pour son œuvre! Il se forma auteur de Jeanne une sorte de conjuration. Tout fut mis en œuvre pour lui forcer la main. Ce fut alors «la voie dure», dans toute sa rigueur. Son confesseur même fut prévenu contre elle. S'il n'alla pas jusqu'à la priver de cette communion quotidienne qui était la source de sa force et sa suprême consolation, il lui fit, par ailleurs, toutes les avanies possibles. On l'entendit la traiter de vieille folle, prononcer contre elle tout sortes de paroles de mépris. La Mère de Bély, qui nous apprend tout cela, et qui fut témoin de ces réprimandes sans cause, atteste aussi qu'elle conservait une paix inaltérable au milieu de toutes les injures, et qu'elle prouvait de la sorte la sincérité des affirmations qu'elle avait répétées tant de fois, quand elle était applaudie de tout le monde, de son désir d'être abaissée et rassasiée d'opprobres, à l'exemple de son Jésus.

« Je la regardais, écrit la Mère de Bély, avec autant d'étonnement que les amis de Job, considérant ce saint homme assis sur le fumier, où ses disgrâces l'avaient jeté, abandonné de ses plus proches, avec cette différence toutefois que, la voyant délaissée, je n'ai jamais eu la pensée, comme ses amis, qu'elle y fût tombée par aucune de ses fautes ou manque de conduite et jamais je n'ai pu la blâmer en quoi que ce soit...»

Une des dernières joies de Jeanne de Matel fut d'obtenir, en juin 1668, une bulle de Saint-Siège, lui permettant, en qualité de fondatrice de l'Ordre du Verbe Incarné, d'y faire profession, quand il lui plairait, sans être tenue à l'année de noviciat préparatoire. En recevant cette pièce, Jeanne fut remplie de consolation, mais elle dit à la supérieure de Paris, qui n'était plus celle dont elle avait tant souffert, mais l'excellente Mère Bély :

« Je ne sais pas si Dieu agrée que je m'en serve présentement.  Il le faut consulter là-dessus et le prier de faire connaître sa volonté.»

Puis poussant un soupir vers le ciel, elle s'écria :

« O mon Dieu, quand viendra votre heure ? »

On pria, on consulta, mais comme il y avait, à ce moment même, des objections d'ordre juridique, au sujet de l'avenir de sa maison de Paris, on estima qu'elle devait attendre encore. De fait, l'existence même du couvent fut bientôt menacée. Jeanne dut même quitter son monastère durant quelques jours. Ce fut au cours de cette suprême épreuve qu'elle donna les signes de sa mort prochaine. On se hâta de la transporter de nouveau dans son couvent. Ce fut alors seulement qu'elle obtint la permission de prendre le voile et de faire profession. La première cérémonie eut lieu dans l'après-midi du 10 septembre 1670. Vers les 5 heures du soir, elle reçut l'extrême-onction, l'absolution générale et l'indulgence plénière in articulo mortis. Puis, en présence de toute la communauté, l'illustre novice prononça les trois vœux de religion.  Et ce fut elle, dans la désarroi où tant d'émotions, de chagrin et d'angoisses avaient jeté ses religieuses, qui leur rappela, quand tout fut terminé, qu'il fallait réciter le Te Deum, qui allait être sa dernière grande prière ici-bas, digne couronnement d'une vie si étonnante par ses merveilles spirituelles et ses épreuves de toute nature.  Une heure avant sa fin, comme la Sœur Gravier s'approchait pour la servir, Jeanne lui dit : « Jésus-Christ et sa sainte Mère et saint Joseph son ici! Ne les voyez vous pas?  Ils m'invitent aller avec eux jouir du repos éternel! »

Vers 1 heure du matin, le 11 septembre 1670, « cette chaste colombe prit son vol dans le ciel, âgée de 73 ans 10 mois et 5 jours, pour y aller aimer, sans interruption, l'éternité entière, le Verbe Incarné, son divin Époux.»  (Mère Bély.)

   

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