LA VOIE MYSTIQUE
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CHAPITRE III
Les
grandes Contradictions
L'archevêque de Lyon qui avait succédé à Mgr Charles Miron n'était autre qu'Alphonse-Louis du Plessis de Richelieu, le frère aîné du grand ministre de Louis XIII, dont le souvenir est dans toutes les mémoires. Il devait siéger de 1628 à 1653. Nous ne saurions dire pour quelles raisons il était en défiance au sujet des dons que l'on vantait en Jeanne de Matel. Une chose et sûre, c'est qu'il lui resta toujours opposé jusqu'à la veille de sa propre mort. Il semble qu'au moment de paraître devant Dieu, il ait compris son erreur. Jeanne de Matel, toujours humble et soumise, parce qu'elle voyait en tout la volonté de Dieu, ne marquait sa douleur qu'en le nommant, dans ses lettres «l'inflexible». Pendant que Jeanne était à Paris, sa communauté de Lyon avait fait, à son insu, des démarches en Cour de Rome, pour obtenir une bulle d'érection. Ces démarches, mal engagées, n'aboutirent qu'en 1633. La bulle d'Urbain VIII, que nous possédons, est datée du 12 juin. Elle ne parvint à Jeanne que quatorze mois plus tard, le 14 août 1634. Mais quand la fondatrice voulut la mettre à exécution, elle se heurta à l'opposition de son archevêque. Elle était donc bien, comme son divin Époux, un «objet de contradiction». Que lui reprochait-on? C'est elle-même qui va nous l'apprendre, dans le passage suivant de son Journal Spirituel, daté de mai 1635. «Me plaignant, avec ma confiance accoutumée à mon Époux du doute que quelques personnes religieuses et de considération faisaient si les lumières et connaissances que j'avais procédaient du bon Esprit, et de ce que quelques-uns l'attribuaient à la lecture et à une heureuse mémoire, combien que je ne lise point, voire ne puisse le faire, à cause d'une fluxion que j'avais sur l'œil, qui me causait de grands maux et qui me continue de temps en temps... Je n'apprends rien hors de l'oraison, mais prenant la plume pour écrire, l'écris avec une grande promptitude dont mon entendement est éclairé, par la multitude des pensées qui m'abondent en manière de coruscation... Mon divin Époux, me consolant, à son ordinaire, me dit que la lecture ne suffirait pas, parce qu'il faut que l'estomac digère, après qu'il a reçu une grande quantité de viandes (nourritures), autrement il ne reçoit que de l'incommodité et une charge fâcheuse, que ce que j'expérimentais n'était pas une étude, mais une infusion de sa grâce, que ce n'était pas seulement la multitude qu'il faut priser mais la richesse et noblesse des lumières, qu'un diamant vaut plus que tout ce qui est dans la boutique d'un orfèvre, si ce diamant que si on lui donnait une carrière tout entière, mais si ce diamant pouvait se multiplier et, par une multitude de réflexions, produire de nouvelles lumières et de nouveaux diamants, on aurait en lui trésor tout entier.» Excellente réplique! De deux choses l'une en effet : si Jeanne trouvait ses lumières dans la lecture, elle se bornait à copier ou elle développait de son propre fonds le fruit de son étude. Si elle ne faisait que copier, il fallait citer sa source. Si elle développait à sa manière, c'est qu'elle avait «digéré» sa lecture et en avait fait son bien personnel. Mais cela même, elle refusait de le concéder. Elle affirmait hautement que tout lui venait de l'oraison seule. Un éclair ou comme elle dit : une «coruscation» traversait soudain son esprit. Un mot de l'Écriture lui venait à l'esprit, suggéré par la liturgie du jour, le plus souvent. Et son esprit partait là-dessus. Mais qui lui donnait cette sûreté théologique dont tous étaient frappés? Il apparut si nettement que cela ne pouvait venir de l'étude seule et encore moins de la simple lecture, que l'archevêque, très intrigué, en vint à se demander si un théologien de profession — dans l'espèce, son confesseur, le P. Gibalin, de la Compagnie de Jésus —, ne se servait pas d'elle pour faire croire à des merveilles de la grâce. L'archevêque de Lyon semble en avoir été convaincu, car il demeura hostile à l'érection canonique de la maison du Verbe-Incarné de Lyon. C'est ce qui explique que la première fondation régulière de l'Ordre eut lieu en Avignon, en 1639. Jeanne de Matel présida naturellement à cette fondation et resta cinq mois absente de Lyon. A son retour, les oppositions demeuraient les mêmes. Elle reprit, par obéissance, la rédaction de son Journal Spirituel. Les feuillets de ce Journal n'étaient destinés qu'à son directeur, le R. P. Gibalin. Mais le Père, dans la pensée de faire du bien aux âmes, n'hésitait pas, à l'insu même de Jeanne, à faire circuler les écrits qu'elle lui soumettait. Il se produisait autour de ces écrits des discussions, des témoignages d'admiration ou, en sens inverse, des critiques et des blâmes. C'est le train ordinaire des opinions humaines. On allait jusqu'à la traiter de folle. C'est tout ce bruit fait autour de sa personne qu'il faut avoir dans l'esprit, pour comprendre l'acte d'autorité que fit son archevêque, à la date du 1er. décembre 1641. Nous emprunterons ici le texte de la plus ancienne biographie de Jeanne, celle du P. Antoine Boissieu, de la Compagnie de Jésus, publiée en 1692, c'est-à-dire vingt-deux ans après la mort de la fondatrice : «Sur la fin de l'année 1641, le cardinal duc de Richelieu, ce grand génie de la France et l'esprit de son siècle peut-être le plus pénétrant et le plus universel, écrivit une lettre au cardinal, son frère, archevêque de Lyon, touchant la Mère de la Matel, par laquelle (lettre), il se plaignait agréablement à lui sur ce qu'il avait dans sa ville un trésor caché, sans lui faire part, en la personne de la Mère de Matel ; qu'il était fâché d'avoir appris cette nouvelle par d'autres que par lui; que beaucoup de gens de qualité lui avaient parlé de son mérite et des grâces extraordinaires que Dieu lui communiquait et que, pour marque qu'il en était bien instruit, il lui envoyait des écrits qu'elle avait faits par ordre de ses directeurs, de qu'il il les avait reçus et lus avec admiration, comme pleins d'une doctrine céleste ; qu'il était aisé, en les voyant, qu'elle avait été inspirée du Saint-Esprit ; qu'au reste, il le priait de les voir avec attention et de lui en écrire son sentiment...» Ainsi mis en demeure de se prononcer, l'archevêque de Lyon vint à l'improviste à la maison du Verbe-Incarné, le 1er. décembre 1641. Jeanne se jeta à ses pieds, pour lui demander sa bénédiction. Il la releva promptement, mais lui déclara qu'il venait pour saisir tous ses écrits. Pleine de soumission, elle présenta les clés de ses coffres. Sur l'ordre du prélat, un grand-vicaire les ouvrit et s'empara de leur contenu. Les premiers biographes de Jeanne ont cru que, ce jour-là même, il avait donné l'ordre à Jeanne de récrire de nouveau tout ce temps à son directeur, sans recevoir visite ni le concours, ni sans parler de ses fautes. Et comme elle objectait qu'elle aurait peine à obéir, alors qu'on emportait tous ses papiers, le cardinal aurait répliqué : «Il est vrai que je vous ôte vos papiers, mais non pas l'Esprit qui vous les a dictés. Il pourra encore vous faire la même grâce.» Une étude très attentive des sources nous oblige à rectifier quelques détails de cette tradition de l'Ordre. Il est fort possible et même vraisemblable que ce soit une lettre du grand Richelieu qui provoqua la démarche de son frère de Lyon. Il est certain que l'enlèvement des écrits fut opéré le 1er. décembre 1641 et que le cardinal interdit à Jeanne de recevoir son directeur, à partir du moment où il lui ordonna de faire le récit de toute sa vie et de toutes les grâces qu'elle avait reçues de Dieu. Mais les documents que nous possédons établissent qu'entre l'enlèvement des écrits et l'ordre d'écrire sa Vie, il s'écoula environ trois mois. Elle dit en effet qu'elle fut consolée par son divin Époux, durant l'Avent de 1641 et les premiers mois de 1642, de la façon la plus admirable, et elle précise : «En l'île de Patmos, mon âme était ravie de vos entretiens si charmants et se trouvait en un paradis délicieux, où vous la nourrissiez de la manne cachée, mais elle ne fut arrachée par force, et les délices de cette vie cachée et solitaire me furent ôtes quand Son Éminence fût revenue de Provence, ce Carême dernier, ma faisant commandement d'écrire ma vie et de la reproduire, avec la lumière de vos grâces. Ce fut au mois de mars 1642.» Avec l'admirable soumission dont elle avait toujours fait preuve, Jeanne se mit à l'œuvre. Son travail, croyons-nous, dura de mars à fin juin 1642, -environ cent jours. Elle nous apprend elle-même que, durant tout ce temps, elle ne fit d'autre oraison que de s'appliquer à ce qu'elle écrivait. De fait, le recueil de ses écrits ne contient rien d'autre, pour ce laps de temps. Son manuscrit, que nous possédons, contient 649 pages de grand format. Cela fait une moyenne de six pages et demie par jour. C'est de beaucoup le monument le plus précieux qui nous reste de Jeanne de Matel. Nous avons de fortes raisons de penser qu'à mesure qu'elle écrivait, sa secrétaire faisait plusieurs copies de sa rédaction, afin d'en conserver une au monastère, après que le tout aurait été remis au cardinal. Les papiers enlevés par ordre de ce dernier ayant été restitués sous son successeur, Mgr de Neuville, nous possédons maintenant à la fois les documents format ce que nous avons appelé le Journal Spirituel, de 1633 au mois de mars 1642, et le texte de l'autobiographie. Ce dernier fut même continué, par ordre du cardinal, jusqu'à 1653, date de sa mort, puis par ordre des directeurs de Jeanne, jusqu'à l'an 1660, date à laquelle Jeanne fut séparée de sa chère secrétaire, la Sœur Françoise Gravier. Si le cardinal de Richelieu demeurait, pour elle, «l'inflexible», Dieu lui ménageait des appuis inattendus. Au cours de cette année 1642, qu'elle employa à écrire sa Vie, la Cour de France fit à Lyon même plusieurs séjours. Lorsqu'éclata la conspiration dite de Cinq Mars et de Thou, le chancelier Pierre Séguier vint dans cette ville. Il avait, dans son entourage immédiat, en qualité d'aumônier, un prêtre très distingué, connu sous le nom d'abbé de Cérisy, et qui fut l'un des premiers membres de l'Académie Française. Ce personnage était en relations avec le P. Gibalin, qui ne manqua pas de lui parler de Jeanne de Matel, à qui, plus que jamais, allait toute son admiration. L'abbé de Cérisy eut une entrevue avec elle et fut frappé de la hauteur de ses pensées et de la beauté de son langage. Le chancelier tint à la voir à son tour et lui vous dès lors une profonde estime. Après son retour à Paris, une correspondance suivie s'établit entre la Mère de Matel et Cérisy, qui s'occupe activement de la création d'une maison de l'Ordre à Paris. Jeanne eut la possibilité, par lui, de rendre de bons offices auprès du chancelier à un avocat général de Grenoble. Il y eut donc à la fois deux projets en cours. Celui de Grenoble aboutit le premier, dès 1643, et Jeanne rencontra auprès de l'évêque du lieu, Mgr Scarron, un appui qui ne se démentit pas. «Je suis, écrivait-elle, dans une continuelle confusion des bontés de Mgr de Grenoble, qui m'envoie tous les matins son carrosse, avec un page, pour me mener à l'évêché, où il me confesse et communie lui-même, quoi qu'il soit infirme. Il semble qu'il n'ait rien en terre de si cher que votre Mère.» Effectivement, grâce à l'évêque toutes les oppositions furent vaincues. Au début de mai, la fondation était chose acquise. Jeanne alla chercher en Avignon les premières filles qui allaient former la communauté de Grenoble, et l'érection du monastère eut lieu, le lendemain de leur arrivée, 3 juin 1643. Pendant ce temps, tout se préparait à Paris pour une fondation semblable. Jeanne, partant de Grenoble, était rentrée à Lyon. C'est de là qu'elle prit la route de Paris, par Orléans, et elle arrive dans la capitale, le 15 août, un peu avant midi. Une maison avait été louée, au faubourg Saint-Germain, pour le futur couvent. En attendant que ce logis fût aménagé, Jeanne et ses compagnes furent reçues chez la duchesse de la Rocheguyon, qui ne l'avait pas oubliée. Enfin, à la Toussaint, elles entrèrent dans leur maison. Une grave question se posait elle : devait elle prendre l'habit, ce qu'elle n'avait fait ni à Lyon, ni à Grenoble, ni en Avignon? Elle était la fondatrice, c'est-à-dire la personne qui fournissait les fonds nécessaires à l'établissement des monastères et qui en dressait les règlements. Elle savait que l'on critiquait sa conduite, en ce qu'elle mettait les autres au couvent, sans y entrer elle-même. Que faire? Certains conseillers la poussaient à se revêtir du saint habit. Mais elle ne faisait rien sans consulter son Jésus : «Le soir du jour de la fête de Tous-les Saints, écrit-elle, je vous dis : « – Mon divin Oracle, que dites-vous de ce qu'on me propose? Que je prenne le saint habit et me rende promptement religieuse? « – Ma fille, me dites-vous, ne précipite rien. Tu peux dire à ceux qui t'en pressent que Saül, pour n'avoir pas attendu mon prophète Samuel, fit une chose qui me déplut... Dis-le à ton directeur. Ma fille, attends mes ordres et ne fais rien par respect humain.» L'abbé de Cérisy venait d'être nommé supérieur canonique du nouveau monastère. Il fut d'avis, ainsi que le P. Carré, un dominicain très zélé pour l'Ordre, et les Pères jésuites, anciens directeurs de Jeanne, qu'elle ne devait pas encore s'engager, surtout en raison de sa maison de Lyon, qui n'était pas érigée canoniquement et damerait à sa charge. Au milieu de tous ces déplacements et de ces occupations extérieures, Jeanne ne pouvait plus rédiger son Journal Spirituel aussi fidèlement. Nous ne trouvons, dans son Recueil, pour cette période, que trois morceaux, et tous trois sont extrêmement courts. Le titre de l'un d'eux est cependant fait pour retenir notre attention : «Que le Verbe divin me commanda de parler de ses bontés, sans craindre les contradictions des hommes du monde.» Il y avait donc, à son sujet, là encore, des contradictions. Une lettre d'elle à l'abbé de Cérisy, en date du 1er février 1644, nous laisse entendre de quoi et de qu'il s'agit. On la trouvait trop hardie dans son tendre amour pour son Jésus. Le jansénisme qui commençait ses ravages dans la société chrétienne du temps blâmait ces familiarités et ces prétentions d'une pauvre petite provinciale aux grands essors mystiques. On la traitait d'«extatique», en donnant à ce mot un sens injurieux. Pour beaucoup c'était une visionnaire et une exaltée. En somme, on lui reprochait déjà ce qu'un critique de notre temps a nommé, d'un mot pittoresque mais inexact, «son mysticisme flamboyant». Avec sa simplicité et sa franchise naïve, -c'était son mot à elle, – Jeanne parlait volontiers de ses états intérieurs. On se tromperait fort, croyons-nous, en voyant là un manque d'humilité et de discrétion. Il lui semblait que tout ce qui se passait en elle était une preuve de la bonté infinie de son Jésus et nom une façon de se glorifier elle-même. Elle se voyait si petite et si dénuée qu'elle ne pouvait douter que tout ce qu'elle disait des faveurs d'en-haut en elle tournât à l'unique louange de son Dieu. Au surplus, pour que l'on eût le droit de la taxer d'indiscrétion ou de puérile vanité, en tout cela, faudrait établir qu'elle ne suivait pas en tout l'avis de ses directeurs. S'il y a eu faute, c'est à eux qu'elle incombe. Car il est sûr qu'elle parlait aux nombreux visiteurs qu'eux-mêmes lui adressaient des grâces de choix dont elle était favorisée. Mais si légitime que fût son attitude, il y avait alors, dans la capitale, des dévotion et en particulier à cette communion quotidienne qui la remplissait de délices, il y avait aussi trop d'esprits portés à la critique, à la satire moqueuse, pour qu'elle ne fût point l'objet des risées et des blâmes d'un grand nombre. Et un mot d'une de ses lettres à M. de Cérisy nous permet de mettre au premier rang de ses détracteurs, celui qu'on appelait à Paris «Mgr le Coadjuteur», et que l'histoire ne connaît que trop bien sous le nom de cardinal de Retz. Que la causticité du célèbre agitateur se soit exercée envers Jeanne, nul de ceux qui sont familiers avec les événements de cette époque n'en sera surpris. Sa seule vengeance à elle était de prier pour son persécuteur : «Loin de s'agir contre ce Coadjuteur, écrit la Mère de Bély (elle) priait pour lui la divine Majesté, laquelle permit, peu de temps après, qu'il fût fait prisonnier d'État, ayant été accusé d'exciter le désordre entre les princes contre le Roi, ce qui fut si public que l'on en faisait des chansons dessus le Pont-Neuf et dans les provinces, ce qui lui cause des humiliations publiques, par lesquelles il eut occasion de regretter celles qu'il avait voulu procurer à notre Mère institutrice. Peut-être n'y fit-il pas de réflexion, quoiqu'il fut longtemps détenu.»
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