LA VOIE MYSTIQUE

adveniat regnum tuum

CHAPITRE PREMIER

Premiers RAYONS
(1596-1625)
 

NAISSANCE, FAMILLE, JEUNESSE.

Jeanne Chézard de Matel naquit à Roanne, en Lyonnais, le 6 novembre 1596. Sa famille avait tenu un rang distingué dans cette noblesse toscane, dont plus d'un membre était venu en France à la suite du mariage de deux de nos rois avec des filles de Médicis. Le nom de ses ancêtres, très probablement, les Cesari, avait été francisé en Cltiesar, qu'on avait fini par écrire Chczayd. Le surnom de Matel leur venait d'une propriété noble aux environs de Roanne. Le père de Jeanne, homme d'honneur et de courage, très estimé du roi Louis XIII, était gentilhomme de la Chambre et capitaine d'une compagnie de chevau-légers. En raison de sa charge, il laissa à son épouse tout le soin de l'éducation de ses enfants et mourut assez jeune.

Chaque enfant est un mystère, qui se révèle peu à peu. Jeanne apparut très vite comme une élue de Dieu. La bonté, la douceur, la patience, la joie, une sainte avidité de s'instruire, une curiosité prodigieuse à l'égard des mystères de la religion, la pensée presque constante de l'éternité et du bonheur des élus, tels furent les signes qui vinrent l'un après l'autre faire prévoir ce qu'elle allait être.

Mais ce qui prouve plus que tout le reste la précocité de son intelligence du véritable esprit chrétien, ce fut son goût de la pénitence et son amour de la croix. Rien pourtant n'est plus opposé à la nature et ce n'est pas sans raison que nous comparons, depuis saint Paul, à une sorte de mise à mort les retranchements volontaires qu'un tel amour nous impose, en les appelant des « mortifications ». Dès l'âge de 6 ou 7 ans, Jeanne demandait la permission de jeûner les veilles des fêtes solennelles, ce qui lui fut enfin accordé, dans sa neuvième ou dixième année.

Elle voulut alors jeûner le Carême entier, ce qu'elle fit avec un grand courage, non du reste sans une petite complaisance en elle-même, ainsi qu'elle nous l'apprend humblement dans sa Vie autographe. Dès l'âge de Io ans aussi, elle prenait la résolution d'être au nombre des « vierges qui suivent l'Agneau par toutes les campagnes », comme on venait de le lui apprendre. De cette époque date également son ardente dévotion à Marie, la Vierge par excellence. En z6o8, à l'âge de 12 ans, elle fut admise à la Première Communion, pour laquelle on allait, un peu plus tard, dans les couvents d'ursulines, établir une fête solennelle. On lui permit d'abord de communier tous les mois, puis un peu plus souvent, et, dès Z6zo, tous les huit jours. Ayant appris à lire très jeune, elle dévorait la Vie des saints et son coeur s'enflammait à les imiter. Elle admirait surtout, en les enviant, les vierges et les martyrs, se sentant prête comme ceux-ci à donner son sang pour sa foi.

LA CRISE.

Toutes ces belles dispositions devaient passer par le feu de l'épreuve. Jeanne avait 17 ou 18 ans, quand elle traversa ce qu'on pourrait appeler « la crise de sa vocation ». Elle avait toujours proclamé son désir d'être une religieuse consacrée à Dieu seul. Par obéissance envers sa mère et son confesseur, elle accepta cependant de se rendre à une fête de famille, chez une de ses tantes récemment mariée. Il y eut des danses au château, des conversations plus ou moins frivoles. Jeanne avait de l'esprit, une grande facilité d'élocution. Un murmure d'admiration la suivait partout. Elle se mêlait aux autres jeunes filles, écoutant comme elles de folles louanges. Des pensées d'amour-propre se glissaient dans son coeur. Elle se prenait à condescendre aux « vanités du monde ». Sans doute, elle conservait jalousement cette apparence de modestie qui ajoute un charme de plus à la jeune fille qui veut rester pure. Mais, au fond de son coeur, dès qu'elle était seule, reten­tissait la voix de son jésus et elle entendait des reproches qui la remplissaient de honte. « Il te fait beau voir au bal ! », disait simplement la voix. La lutte dura plusieurs mois. Mais un jour vint où la grâce divine fut la plus forte. Toujours tourmentée, inquiète, confuse et mécontente d'elle-même, elle finit par demander à rentrer auprès de sa mère. Au printemps de 1615, exactement au premier dimanche de Carême, alors qu'elle avait 18 ans 1/2, elle se sentit soudain toute convertie et réconfortée. La voix disait au-dedans : « Confie-toi en moi, j'ai vaincu tes ennemis ! » Et le même jour par une faveur insigne, Dieu lui communiqua si bien l'intelligence de la langue latine, dans l'Écriture Sainte, qu'elle comprit sans peine l'épître et l'évangile de la messe du jour. Cette science infuse ne devait plus lui être retirée.

LE CHIFFRE.

C'est aussi vers ce temps que Dieu lui dit :

« Ma fille, je te veux parler par l'Écriture et, par elle, tu connaîtras mes volontés. Je veux qu'elle soit le chiffre qui t'enseignera ce que je veux que tu entendes pour ma gloire, celle de mes Saints et Saintes, pour ton salut et celui du prochain. Je ne parlais guère au peuple que par parabole... Pour toi, ma bien-aimée, je te veux instruire de mes desseins par l'Écriture et, par elle, te renouveler mes intentions et t'expliquer les plus adorables mystères et les plus cachés au sens humain ».

Ce devait être en effet l'un des traits essentiels de ce que nous pouvons appeler, dès maintenant, « la spiritualité » de Jeanne de Matel, que toutes ses pensées, tous ses desseins, toutes ses initiatives, tous ses projets d'action prendraient leur point d'appui sur quelque parole de la Sainte Bible, toujours citée par elle en latin.

Dès cette époque d'autre part, elle commençait à pratiquer avec un indicible amour l'oraison mentale, en s'appliquant de préférence aux mystères de la Passion du Sauveur.

« Je passais, dit-elle, les deux heures et plus en l'oraison mentale, sans avoir une seule distraction. »

Elle se sentait unie aux souffrances du Christ, attachée avec lui à la colonne de la Flagellation, clouée comme lui à la Croix. Il lui semblait éprouver en sa chair la morsure des coups de fouet, sentir à son épaule le poids du fardeau porté par le Cyrénéen. Le vendredi-saint de 1616, l'année après sa « c conversion », elle fut sur le point d'expirer avec son Sauveur, quand le prédicateur dit que Jésus « inclinait son chef pour donner émission de son esprit ». Avec la même force, elle compatissait aux douleurs sacrées de Marie.

HAUTE CONTEMPLATION.

Dans la voie où Dieu l'avait fait entrer, Jeanne marcha dès le principe à grands pas. Il se produisait alors, en France, un renouveau religieux extraordinaire. De grands saints se révélaient. La pratique de l'oraison se propageait par leurs exhortations et leurs exemples. Un souffle mystique passait sur le pays. Nul doute, à notre avis, que Jeanne de Matel ait été au nombre des âmes les plus favorisées de cette époque merveilleuse, l'époque de François de Sales et de Jeanne de Chantal, de Vincent de Paul et de Louise de Marillac, de Jean Eudes et de Marie Desvallées, de Bérulle et de Marie de l'Incarnation, celle qu'on appelait « la belle Acarie », de Condren et de Jean-Jacques Olier.

« Je ne me divertissais point de la prière et de votre présence continuelle, dit-elle, quelque occupation extérieure que j'eusse. Votre amour vérifiait en moi le dire de l'Apôtre : Priez toujours ! » Non seulement virtuellement mais actuellement. Je méditais jour et nuit en votre Loi amoureuse et, en ma méditation, le feu s'allumait. Vous étiez avec moi pour accomplir le dessein pour lequel vous êtes venu en terre, qui est de mettre le feu dans les coeurs, désirant de les voir brûler de votre amour. »

En peu de temps, elle se sentit élevée aux formes les plus hautes de l'oraison et, comme elle dit, « la part de Marie » lui fut accordée, et ne lui fut plus ôtée. Les lumières affluaient dans son esprit, sans effort de sa part. Des paroles non cherchées retentissaient soudain et à toute heure dans son esprit. Ces paroles, tirées toujours ou presque toujours des Écritures, étaient comme des « locutions internes », qui éclataient dans son âme en forme de grands éclairs, et lui faisaient voir des choses auxquelles d'elle-même elle n'aurait jamais pensé. C'est ce qu'elle a exprimé dans les lignes que voici :

« Comme Madeleine ne se mettait pas en peine de rien, mon esprit demeurait en votre présence, pour entendre vos divines paroles... Vous m'expliquiez vos secrets, écrivant dans mon coeur votre Loi très aimable ; vous guérissiez mes infirmités, avec tant de bonté, que je semblais heureuse quand j'étais malade, étant visitée et assistée d'un tel médecin... Vous avez continué à nourrir mon esprit du Pain de Vie et d'entendement, me faisant boire à longs traits des eaux salutaires de votre divine Sapience, sans discontinuer neuf années entières. »

SÉPARATION DES PUISSANCES.

Au cours des neuf années  — 1616 à 1625 — qu'elle vient de rappeler, elle se souvenait surtout, en écrivant sa propre Vie, en l'an 1642, d'une faveur extraordinaire qui lui avait été accordée en 1619, et qu'elle nomme « la séparation des puissances ». Jusque-là en effet, la pratique assidue de l'oraison, aboutissant à de fréquents ravissements et à de nombreuses extases, lui faisait sentir une sorte de langueur croissante. Un dimanche après les Rois, en 1619, elle eut l'impression qu'il se livrait en elle une bataille terrible entre « les puissances de son esprit et de son âme supérieure et inférieure ».

« Le combat se donna, dit-elle, sans que je pusse voir les combattants, mais j'entendis ces paroles du grand généralissime de vos armées, saint Michel, qui dit : « Quis ut Deus ? — Qui est comme Dieu pour s'égaler à Lui ? Qui peut avoir part à son trône, à sa « couronne, à son sceptre ? » A ces paroles vos ennemis furent abattus, vaincus et chassés dehors et les puissances inférieures de mon âme humiliées et mises en leur bas étage ; les puissances supérieures de mon esprit, exaltées... Vous adressant à ma volonté, vous lui offrîtes la couronne, la nommant Reine… »

C'était donc Dieu lui-même, par sa grâce, qui venait mettre en elle l'ordre qu'il voulait y voir régner : la volonté, faculté de l'amour et de l'action, doit être reine, et tout doit en nous lui obéir, comme elle-même doit, en tout, obéir à Dieu seul ! Mais ce n'était pas en cela seulement que consistait l'opération divine en son être, car elle entendit ces mots :

« Ma bien-aimée, ce que j'ai fait ce soir est la séparation de l'esprit, qui se peut nommer séparation des puissances supérieures d'avec l'âme qu'on peut dire les puissances inférieures... Dès à présent, ma fille, tu expérimenteras cette merveilleuse séparation... et ainsi tu ne laisseras pas de traiter avec tous des choses nécessaires et de recevoir mes infusions et irradiations et mes locutions, sans être divertie de l'attention que je désire de toi... Tu me pourras voir et jouir de moi, sans être extasiée, ni dans les peines que les ravissements donnent au corps. Tu ne seras plus dans ces extrêmes langueurs et dans ces grands désirs du ciel qui te donnent de violents assauts. »

Jeanne de Matel allait donc vivre, en quelque sorte, sur deux plans indépendants, et en deux mondes superposés : son esprit dans le monde surnaturel et dans une union continuelle à son Dieu, et ce qu'elle appelle son âme, selon l'usage de son temps, c'est-à-dire le principe de la vie physique, dans le monde naturel, celui qui frappe nos yeux et que nos mains touchent et mesurent. Elle dut soumettre les pensées qui lui avaient été envoyées au plus grand théologien de son temps, qui était le célèbre père Coton, de la Compagnie de jésus, car elle cite ici son sentiment. Il estimait que la grâce faite à Jeanne était une participation « à l'économie de l'âme du Sauveur ». Jésus en effet, disent les théologiens, vivait à la fois au ciel, par la vision constante de son Père et de la Très Sainte Trinité, et sur la terre, par l'exercice naturel de ses facultés d'homme.

Depuis ce temps en effet, Jeanne se sentit « divinement accompagnée » des splendeurs de Dieu qui sont les trois personnes divines. Et elle atteste dans sa Vie autographe, que, depuis vingt-trois ans, c'est-à-dire depuis 1619, cette présence de la Sainte Trinité, sentie et vécue en elle, n'avait été que très rarement et pour peu de jours voilée.

DÉVOTION THÉOLOGIQUE.

Et voici que la « spiritualité » de Jeanne prend pour nous son second aspect essentiel. Nous avons dit qu'elle était avant tout biblique, en ce sens que « l'Écriture était son chiffre », le langage secret de Dieu avec elle. Nous ajoutons maintenant qu'elle était théologique, en ce sens qu'elle s'enracinait au cœur des grands dogmes de la théologie chrétienne. L'un des traits les plus frappants de sa dévotion sera en effet son recours continuel aux mystères des processions divines, d'où elle tirera l'explication de toute piété et de toute véritable religion. C'est ce qui apparaît dans le titre même de l'un de ses premiers écrits :

« Que la Sainte Trinité est le premier Ordre et la Première Religion, de laquelle dérivent tous ceux qui sont établis dans l'Église, que tous les Religieux et toutes les Religions s'y doivent conformer, Pour accomplir ce que le Verbe incarné a demandé au soir de la Cène. »

LES DIRECTEURS DE JEANNE.

Avant d'aller plus loin, il est nécessaire de préciser que la jeune fille, dans le discernement des états extraordinaires auxquels Dieu l'avait élevée, ne se fiait aucunement à ses propres lumières. Assurément, Dieu donne ses faveurs comme il lui plaît et il peut sans peine accorder, avec ces faveurs mêmes, les signes indubitables de leur origine divine. Mais ce n'est pas la marche ordinaire de ses interventions. Il a établi une Église qui est son Épouse et son Corps mystique. Et dans cette Église, il a créé un magistère de vérité. L'organe de ce magistère, c'est la hiérarchie. La liberté des âmes demeure entière, mais sous la garantie de l'union au Corps mystique du Christ, par l'intermédiaire de la hiérarchie. Jeanne avait donc, nous l'avons suggéré, soumis ses états spirituels, au fur et à mesure qu'ils se produisaient et se développaient, à ses confesseurs successifs, qui étaient les directeurs de sa conscience si délicate. Nous connaissons les noms de ces directeurs. Ils comptaient sûrement au nombre des théologiens les plus éclairés de l'époque, et nous avons un certain nombre de lettres adressées par elle à ces personnages d'élite : onze, au R. P. Jacquinot, provincial des jésuites de Lyon ; trois, au R. P. Bohet, supérieur au noviciat des jésuites de Lyon ; quarante et une, au R. P. de Meaux, recteur du collège des jésuites de Roanne. Elle eut aussi comme directeur, le R. P. de Villards, recteur, avant le P. de Meaux, du même collège. Tous eurent à se prononcer sur la nature des révélations que Dieu lui faisait. Et tous furent unanimes à déclarer que ces révélations ne pouvaient avoir qu'une origine divine. Le P. Jacquinot, notamment, fut très affirmatif :

« Il me dit, écrit-elle, que je ne devais point douter que ce ne fût votre Esprit, que le mien ne pouvait arriver jusqu'à ces merveilles, me recommandant de Vous être fidèle. »

Ce fut le même père qui l'encouragea à communier tous les jours, ce qu'elle fit à partir du 22 août 1620. C'était, à cette date, une concession si extraordinaire, que le provincial des jésuites, en l'accordant à Jeanne lui déclara qu'il allait en référer au Général de la Compagnie, à Rome !

C'est à la même époque que le R. P. Coton fut appelé à se prononcer à son tour sur les états mystiques de Jeanne. Nul n'était plus qualifié que lui. II avait été mêlé de la façon la plus étroite à l'introduction du Carmel et à l'expansion de l'Ordre des Ursulines en France. Il connaissait particulièrement deux des plus grandes mystiques du temps, Marie de Valence et Mlle de Conches. On lui parla de Jeanne de Matel et on lui soumit les écrits qu'elle avait composés, sur l'ordre de ses directeurs, pour expliquer ce qui se passait en elle. Il y aurait beaucoup à dire sur cette consultation. Qu'il suffise ici de rapporter sa sentence. Elle fut catégorique :

« Ma fille, Dieu est auteur de la nature comme de la grâce. Tant que vous communiquerez à vos pères spirituels, vous serez assurée. Jusqu'à présent, je ne vois que bien et vos écrits sont bons : je n'y ai rien trouvé contre la foi. Je les ai fait voir aussi au P. de Sainte-Colombe. »

Et dans une seconde entrevue :

« Ma fille, le Saint-Esprit vous gouverne ; priez Dieu pour moi ; je prie pour vous, tous les jours six fois. »

Jamais cette docilité de Jeanne envers ceux qui avaient mission de la diriger ne se démentit jusqu'à sa mort.

   

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