Chapitre II
Comment
l'âme et le corps commencent à faire chacun leur semaine, et se
restaurent tour à tour selon leur plaisir et leur goût.
L'âme : Moi, qui suis
pure et sans tache de péché, je commencerai par considérer le
principe de ma création et tous les autres bienfaits que j'ai reçus
de Dieu. Je reconnais avoir été destinée à une grande béatitude et
créée en si haute dignité, que je dépasse, pour ainsi dire, les
choeurs des anges. Je suis une âme presque divine ; je me sens
attirée sans cesse à méditer purement, à contempler les choses du
ciel, j'ai un désir continuel de manger le même pain que les anges.
Vraiment je suis invisible : je veux donc aussi que toute ma
nourriture et toute ma joie consistent en des choses invisibles ;
car j'ai été faite pour cette fin et j'y trouve mon repos. Je
n'éprouve que le besoin de me retrancher ici au-dessus des cieux, et
de mettre tout le reste sous mes pieds ; je veux demeurer ; toute
cette semaine dans ma contemplation, je ne tiens compte de rien
autre ; que celui qui peut se nourrir de même se nourrisse, que
celui qui ne le peut prenne patience... Mais je vois que mes
associés sont de mauvaise humeur, allons vers eux. — " Or ça,
compagnons, j'ai achevé ma semaine ; toi, ô Corps, traite-moi dans
la tienne comme tu voudras. Mais dites-moi comment vous vous êtes
comportés durant la mienne ?".
L'amour-propre. Nous
avons été très mal, car ni amour-propre, ni corps mortel ne
pénètrent dans les régions où tu as été ; nous n'avons pas eu la
moindre nourriture, au contraire, nous sommes restés comme morts ;
mais nous espérons bien prendre notre revanche.
Le corps. Cette semaine
est la mienne : viens avec moi, ô mon âme ; je veux te montrer
combien de choses Dieu a faites pour moi. Vois et admire le ciel
avec tous leurs ornements, la mer avec ses poissons, l'air avec ses
oiseaux ; et puis tant de royaumes, de seigneuries, de villes, de
provinces, avec leur gloire et leur puissance ; tant de hautes
dignités, de grands trésors, de chants, d'accords mélodieux, de mets
de toute sorte, qui doivent me nourrir, et ne me manqueront jamais
tant que je serai dans le monde ; contemple encore mille autres
plaisirs dont je puis jouir sans offense de Dieu, parce que Dieu a
créé tout cela pour moi ! — tu ne m'as pas montré ton pays comme je
te montre le mien. Toutefois, ne pouvant avoir ce que je désire si
tu ne condescends à m'en accorder la jouissance, je dois te rappeler
que tu as de grandes obligations envers moi ; ne songe donc plus à
t'en aller dans ton pays et à me laisser ici, en terre, sans
nourriture, tu n'en as pas le droit : j'en mourrais, tu en serais
cause, et tu offenserais le Seigneur ; d'ailleurs nous serions tous
contre toi. J'ai sur toi l'avantage de pouvoir jouir de ces choses
tant que je vivrai, puis enfin de jouir aussi de ton pays dans
l'autre vie, si je me sauve avec toi, ainsi que je le désire. Sache
bien qu'il m'importe que tu te sauves, car je suis destiné à être
toujours avec toi ; ne te persuade donc pas que je veuille rien
rechercher qui soit contre la raison ou contre Dieu. Demande à
l'amour-propre, notre compagnon, si je ne dis pas la vérité. Je n'ai
pas de prétentions injustes, je m'en remets à son jugement. Je suis
certain que, même selon les vues de Dieu, on ne peut exiger moins
que ce que je réclame de ta part. |