Première Partie
Qui embrasse le discours de l'âme avec son corps
et avec l'amour-propre et de l'esprit avec l'humanité
Chapitre premier
Comment
l'âme et le corps se proposent d'aller de compagnie et comment ils
prennent l'amour-propre en tiers.
Je vis une âme et un corps deviser
ensemble. L'âme disait la première :
Mon corps, Dieu m'a
créée pour aimer et pour me délecter ; je voudrais donc me diriger
vers quelque lieu où je puisse trouver ce que je désire ; je te prie
de me suivre paisiblement, tu t'en accommoderas aussi. Nous irons
par le monde ; si je rencontre quelque chose à ma convenance, j'en
jouirai : tu feras de même lorsque tu découvriras ce qui t'agréé ;
et chacun de nous se délectera de ce qu'il trouvera de plus conforme
à son goût.
Le corps répondit : Quoique obligé de faire ce qui te
plaît, je vois cependant que sans moi tu ne peux faire ce qui te
convient. Si donc tu veux que nous allions de compagnie
entendons-nous d'abord, afin de ne pas nous disputer par les
chemins. Ce que tu as proposé me satisfait ; — mais il faudra que
chacun de nous laisse patiemment jouir son compagnon du bien que ce
dernier aura trouvé. Ainsi, nous nous supporterons l'un l'autre, et
nous demeurerons en paix ; — je te dis ceci, parce que quand j'aurai
rencontré une chose agréable, je ne voudrais pas que tu me
trompasses et me disses : " je ne veux point que tu t'arrêtes si
longtemps ici, je désire aller ailleurs pour m'occuper de mes
affaires." — s'il me fallait laisser alors ce à quoi j'aspire, pour
suivre ta volonté, je te déclare que j'en mourrais et que notre
dessein serait rompu. Afin d'obvier à cela, il me semble qu'il
conviendrait de prendre un tiers qui fût une personne juste et qui
n'eût rien en propre. Nous remettrions tous nos différents à son
jugement.
L'âme : J'en tombe
parfaitement d'accord. Mais qui sera ce tiers ?
Le corps : Ce sera
l'amour-propre qui vit avec nous deux. Il me donnera ce qui me
revient, et j'en jouirai avec lui : il en fera autant pour toi, te
donnant ce qu'il te faudra : de cette façon chacun de nous aura,
conformément à sa nature ce à quoi il prétend.
L'âme. Et si nous
trouvions nourriture qui nous plût à tous deux que ferions-nous ?
Le
corps. Alors celui qui pourra manger le plus mangera davantage,
pourvu qu'il y en ait suffisamment pour tous les deux ; ainsi nous
n'aurons pas de différend ; et, s'il n'y en a pas assez,
l'amour-propre nous donnera à chacun la portion qui nous revient.
Mais il serait extraordinaire qu'il se trouvât une nourriture qui
convint à deux personnes de goût différent, à moins ne changeât dans
l'un de nous, ce qui ne se peut naturellement.
L'âme. Par nature je
suis plus puissante que toi ; je ne crains donc pas que tu me
convertisses à tes goûts.
Le corps. Et moi je suis dans ma maison,
j'y ai la jouissance d'une foule de choses propres à me divertir ;
tu ne réussiras donc pas à me faire prendre les tiens, quoique tu
sois plus puissante que moi. Au contraire en ma propre demeure,
ainsi que je viens de le dire, je te convertirai plutôt à mes
inclinaisons, voulant d'ailleurs t'aimer et te délecter ; car tu vas
à la recherche de choses que tu ne vois pas et qui ne te réjouissent
point. Souvent même tu ne sais où tu en es.
L'âme : Faisons-en donc
l'épreuve : mais adoptons d'abord quelque ordre afin de pouvoir
demeurer en paix. Que chacun de nous ait sa semaine ; pendant la
mienne je veux que tu fasses tout ce qui me plairas ; de même que
lorsque viendra la tienne, je ferai ce que tu voudras, en exceptant
toujours, tant que je vivrai, l'offense de notre Créateur. Mais si
je venais à mourir, c'est-à-dire si tu me conduisais au péché,
alors, à partir de ce moment, j'accomplirai, en qualité de ta
servante, et je me délecterai de ce qui te délectera. Nous étant
unis de la sorte, personne, autre que Dieu, ne pourra jamais rompre
notre union, car elle sera toujours défendue par le libre arbitre :
et ainsi, dans ce monde et dans l'autre, nous goûterons ensemble
tout le bien et le mal qui nous adviendra. Et toi tu feras de même
si je puis te vaincre. Voici maintenant l'amour-propre. Je sais que
tu as tout entendu, veux-tu notre tiers, notre juge, et notre
compagnon dans le voyage que nous entreprenons ?
L'amour-propre : J'en
suis satisfait, car je sens que je serai fort bien avec vous. Je
donnerai à chacun ce qui lui revient, cela ne saurait me nuire. Je
vivrai avec l'un comme avec l'autre ; et, quand même l'un de vous
voudrait user de violence à mon égard et me refuser les vivres, je
me retirerais aussitôt avec l'adverse partie, car je ne veux, sous
aucun prétexte, que ma nourriture me manque.
Le corps. Assurément je
ne t'abandonnerai jamais.
L'âme. Ni moi non plus,
car nous sommes tous d'accord, et il est entendu, avant toutes
choses, que l'offense envers Dieu forme un cas réservé, et que celui
de nous qui péchera aura les deux autres contre lui. Maintenant, au
nom du Seigneur, partons, et, comme je suis la plus élevée en
dignité, je ferai la première semaine.
Le corps. J'en
conviens. Mène-moi et fais de moi ce que veut la raison : voici
l'amour-propre qui y consent comme moi.
Alors l'âme se dit à
elle-même : |