CHAPITRE 1
Du
voyage que sainte Brigitte devait faire à Jérusalem, et des biens de
ce voyage.
Sainte Brigitte, étant
à Rome et étant une fois en oraison, commença à penser à
l’enfantement de la Sainte Vierge, et à la souveraine bonté de Dieu
qui avait voulu se choisir une Mère si pure ; et lors son cœur
s’enflammait d’amour en telle sorte pour la Sainte Vierge, qu’elle
disait dans son coeur : ô ma Dame, Reine du ciel, mon cœur se
réjouit tellement que le grand Dieu vous ait choisie pour sa Mère et
qu’il vous ait voulu élever à une si grande dignité, que j’aimerais
mieux endurer les peines éternelles de l’enfer que vous voir privée
un seul moment d’une gloire si excellente et d’une si éminente
dignité ; et elle était enivrée de la douceur de cet amour et
aliénée des sens, étant suspendue en l’extase d’une sublime
contemplation.
Et lors la Sainte
Vierge lui apparut, disant : Voyez, ma fille ! je suis la Reine du
ciel ; et d'autant que vous m’aimez d’un amour si grand, je vous
annonce que vous irez en pèlerinage en la sainte cité de Jérusalem,
quand il plaira à mon Fils, et de là, vous irez à Bethléem, et là je
vous montrerai en même lieu la manière dont j’ai enfanté mon Fils
Jésus-Christ, car il le veut ainsi.
CHAPITRE 2
Du
glaive de douleur qui perça l’âme de la Sainte Vierge.
Pour le jour de la Purification.
Le jour de la
Purification de la Sainte Vierge Marie, lorsque sainte Brigitte,
épouse de Jésus-Christ, était à Rome, elle fut ravie, et vit au ciel
que quasi toutes choses se préparaient pour cette grande fête ; et
lors elle vit aussi comme un temple d’une beauté admirable, et là
était ce vénérable Siméon, vieux et juste, préparé à recevoir
l’enfant Jésus entre ses bras avec un grand et sensible désir et
joie indicible ; elle voyait aussi la Sainte Vierge qui venait avec
une grande honnêteté, portant le petit Jésus pour l’offrir au
temple, selon la loi du Seigneur.
Après, une grande
multitude d’anges, de saints de divers ordres, de vierges saintes et
autres dames qui allaient devant la Sainte Vierge, et l’entouraient
avec une grande joie et dévotion, devant laquelle un ange portait un
glaive fort long et large et tout sanglant, qui signifiait les
douleurs que la Sainte Vierge avait endurées en la mort de son Fils,
préfigurées par le glaive que le juste Siméon avait prédit, qui
outrepercerait son cœur, d’où vient que, toute la cour céleste se
réjouissant, il fut dit à l’épouse : Voyez quel honneur et gloire on
fait aujourd'hui à la Reine du ciel en cette fête, pour le glaive de
douleur qu’elle a souffert en la passion de son cher Fils. Et lors
cette vision disparut.
CHAPITRE 3
De
saint François qui apparut à sainte Brigitte.
Pour le jour de saint François.
Le jour de la fête de
saint François, en son église qui est à Rome au-delà du Tibre, ce
saint apparut à sainte Brigitte, épouse de Jésus-Christ, lui
disant : Venez à ma chambre, pour manger et boire avec moi. Ce
qu’oyant, elle se disposa soudain à s’en aller visiter Assise ; y
étant arrivée, elle y demeura cinq jours ; et proposant de s’en
retourner à Rome, elle entra en l’église, afin de se recommander,
elle et les siens, à saint François.
Et lors ce saint lui
apparut : Vous, soyez la bienvenue, dit-il. Je vous ai conviée à ma
chambre, afin de manger et boire avec moi. Sachez néanmoins que
cette maison n’est pas ma chambre, dont je vous ai parlé, mais ma
chambre est la vraie obéissance que j’ai toujours chèrement gardée,
de sorte que je n’ai jamais été sans maître, car j’ai eu toujours
avec moi un prêtre à qui j’ai obéi fidèlement en tous ses
commandements, et ce fut là ma chambre. Faites-en de même, car cela
plaît à Dieu. La viande qui me rassasiait grandement était tirer,
voire arracher mon prochain de la vanité du siècle pour servir Dieu
de tout cœur. Et lors j’avalais ce morceau comme les plus douces
viandes.
Ma boisson était cette
joie que j’eus, quand je vis quelques-uns de ceux que j’avais
convertis, aimer Dieu de toutes leurs forces, s’adonner et s’occuper
à la contemplation et à l’oraison, instruire les autres à bien
vivre, imiter et embrasser la vraie pauvreté ; ma fille, cette
boisson réjouissait mon âme, de sorte que j’avais en dégoût tout ce
qui était du monde.
Mangez donc en cette
chambre, mangez une telle viande et buvez une telle boisson,
buvez-la donc, afin qu’avec Dieu vous soyez réfectionnée
éternellement.
CHAPITRE 4
Il
est ici parlé d’une révélation touchant le corps de saint Thomas
l’apôtre.
Il semblait à une
certaine personne veillant en oraison que son cœur était enflammé du
divin amour et tout plein de joie spirituelle, de sorte que son
corps manquait de forces pour le supporter. Lors elle ouït une voix
qui lui disait : Je suis le créateur de toutes choses, et le
Rédempteur. Sachez donc que la joie que vous ressentez en l'âme,
c’est mon trésor, car, comme il est écrit, l’esprit souffle où il
veut et on entend sa voix, mais on ne sait pas d’où il vient ni où
il va.. Je donne ce trésor à mes amis en diverses manières et en
divers dons : néanmoins je vous veux parler d’un autre trésor qui
n’est pas encore dans le ciel, mais est encore avec vous en terre.
Ce trésor, ce sont les reliques des saints et les corps de mes
amis : soit qu’ils soient pourris, soit qu’ils soient récents,
convertis en poudre ou non, ils sont toujours certainement mon
trésor.
Mais vous me pourriez
demander, l’Écriture même le disant : Là où est votre trésor, là est
votre cœur, comment mon cœur est maintenant avec ce trésor, savoir,
avec les reliques des saints.
Je vous réponds : La
grande délectation de mon cœur est en ceux qui ont été honorés et
glorifiés de merveilles, et sont canonisés par les souverains
pontifes, et de leur donner les récompenses éternelles selon les
volontés, foi et travaux de ceux qui les visitent. Partant, mon cœur
est avec mon trésor. Partant, je veux que vous sachiez pour certain
qu’en ce lieu, il y a un mien trésor très-choisi, savoir, les
reliques de saint Thomas l’apôtre, et en aucun lieu, il n’y en a
avec autant d’abondance qu’en ce lieu, sans être divisées. En effet,
quand cette cité fut ruinée, où le corps de cet apôtre fut mis, lors
ce trésor fut transféré par ma permission par quelques miens amis en
cette cité (d’Ortone) ; or, maintenant il demeure là comme caché,
d'autant que les princes de ce royaume étaient disposés comme David
dit : Ils ont des bouches, et ne parlent point. Ils ont des yeux, et
ils ne voient point.
Ils ont des oreilles,
et ils n’entendent point. Ils ont des mains, et ne touchent point.
Ils ont des pieds, et ne marchent point, etc. Comment donc, étant de
la sorte, pourront-ils rendre un tel honneur à ce trésor, eux qui
sont contre moi? Quiconque donc m’aime et mes amis, aimant plutôt
mourir que de ne m’aimer et que de m’offenser en la moindre chose,
ayant encore la volonté et le pouvoir de m’honorer avec ma grâce et
de le commander aux autres, celui-là exaltera et honorera mon
trésor, savoir, les reliques de ce mien apôtre, lequel je choisis et
j’élus.
On doit donc pour
certain assurer et dire que comme les corps de saint Pierre et saint
Paul sont à Rome, de même les reliques de saint Thomas sont en
Ortone.
L’épouse dit : O
Seigneur, les princes de ce royaume n’ont-ils pas fait édifier ces
églises, et ne leur ont-ils pas fait de grands dons ?
Notre-Seigneur lui
dit : Oui, certes, et ils m’offraient force argent pour m’apaiser ;
mais plusieurs de leurs aumônes me furent déplaisantes, à raison de
leurs mariages faits contre les statuts des saints Pères ; et bien
que ce que les souverains pontifes ont permis soit assuré et qu’on
le doive tenir et observer, néanmoins, d’autant que leur volonté
était corrompue et qu’ils s’efforçaient d’agir contre les statuts de
l’Église, cela doit être jugé au jugement divin.
ADDITION
Sainte Brigitte étant
allée à Ortone, il arriva qu’il fallut qu’elle et ses compagnons
demeurassent sans logis au serein, au froid, et une grande pluie les
assaillit environ vers l’aurore. Et lors, Jésus-Christ lui parla et
lui dit : Les tribulations assaillent l’homme pour deux raisons, ou
pour une plus grande humilité et humiliation, comme le roi David qui
fut affligé, afin qu’il fût plus humble et plus avisé ; comme Sara,
femme d’Abraham, qui fut prise par le roi, pour sa plus grande
consolation et honneur. De même vous en est-il arrivé : j’avais
inspiré à vos âmes de ne passer outre ce jour-là, mais vous n’avez
pas voulu croire, c’est pourquoi vous avez souffert cette
affliction. Entrez dans la cité. Mon serviteur Thomas, mon apôtre,
vous donnera ce que vous désirez.
Notre-Seigneur apparut
encore à Ortone, disant sur le même sujet : Mon épouse, je vous ai
dit que saint Thomas, mon apôtre, était mon trésor. Certainement
cela est vrai, car saint Thomas est véritablement la lumière du
monde ; mais les hommes aiment plus les ténèbres que la lumière.
Lors apparut aussi
saint Thomas, disant : Je vous donnerai le trésor que vous désirez
depuis si longtemps, et en ce moment, sans qu’aucun me touche.
Il sortit donc, du
coffre où étaient les reliques du saint, un fragment d’un os de
saint Thomas, que sainte Brigitte reçut et qu’elle garda avec grande
révérence.
CHAPITRE 5
Révélation touchant l’instruction d’Elzéar, fils de la comtesse
d’Arian.
Louange et gloire
soient au Dieu tout-puissant, de qui toutes choses bonnes procèdent,
et spécialement pour les choses qu’il a faites, étant petit enfant,
par la grâce duquel il nous faut demander, afin que l’amour que vous
avez envers Dieu s’augmente de jour en jour jusques à la mort !
Certainement ce roi
puissant et magnifique édifia une maison en laquelle il mit sa fille
bien-aimée, la confiant à la garde d’un certain homme, lui parlant
en ces termes : Ma fille a de mortels ennemis, c’est pourquoi vous
la devez garder avec toute sorte de soins. Il y a donc quatre choses
auxquelles vous devez diligemment prendre garde avec une grande
attention et soin : 1° qu’on ne fouille le fondement de la maison ;
2° qu’aucun ne passe par-dessus les murs ; 3° que personne ne perce
les murailles ; 4° qu’aucun ennemi n’entre par les portes.
Vous devez, Monsieur,
entendre spirituellement cette parabole, que je vous écris de la
part du divin amour, Dieu, scrutateur des cœurs, m’en est témoin !
Par la maison, j’entends votre corps, que le Roi du ciel a fait de
terre ; par la fille du Roi, j’entends votre âme, créée par la vertu
de Très-Haut et mise en votre corps ; par le gardien, j’entends la
raison humaine, qui gardera votre âme selon les arrêts et décrets du
Roi éternel ; par le fondement, une bonne, ferme et constante
volonté, car il faut bâtir sur icelle toutes les bonnes œuvres par
lesquelles l’âme est très-bien défendue.
Partant, puisque telle
est votre volonté, que vous ne voulez vivre pour autre fin que pour
suivre les volontés de Dieu, lui rendant tout l’honneur que vous
pourrez par paroles et par œuvres, lui obéissant et le servant de
corps, de biens et de toutes vos forces, afin de garder votre âme de
toute impureté et la consigner ès mains de votre Créateur, oh !
qu’avec une grande vigilance il vous faut garder ce fondement,
c’est-à-dire, votre volonté, avec le gardien, qui est la raison, de
peur que quelqu’un avec ses machines ne le fouille, au grand dommage
de l’âme.
J’entends par ceux qui
s’efforcent de fouiller ce fondement, ceux qui vous disent :
Monsieur, soyez laid ; épousez une femme belle, noble et riche, afin
que vous vous réjouissiez des enfants et des héritages, et soyez
affranchi des tentations et afflictions de la chair. D’autres vous
disent que, si vous voulez être prêtre, vous tâchiez d’être docteur,
de vous enrichir des biens de l’Église, les ayant ou par prières ou
par présents, car lors vous aurez l’honneur mondain pour être
savant, et serez glorifié par vos amis et honoré des serviteurs, à
raison des richesses.
Que si quelqu’un
s’efforce de vous persuader ces choses, faites soudain réponse à la
raison, disant que vous préférez endurer toutes les afflictions de
la chair que perdre la chasteté. Répondez aussi qu’à l’honneur de
Dieu et à la défense de la foi catholique, pour le bon exemple de
tous, pour la réduction des errants et pour tous ceux qui auront
besoin de science, vous voulez étudier et être docteur, que vous ne
voulez rien désirer par-dessus la nécessité de votre corps et de
votre famille en cette vie, et voulez rejeter les superfluités qui
ne servent qu’à ostentation.
Dites aussi que si
quelque dignité ecclésiastique vous arrive, la divine Providence en
disposant ainsi, vous désirez disposer sagement de cela même à
l’honneur de Dieu et l’utilité du prochain, et de la sorte, la
raison pourra chasser tous les ennemis qui désirent fouiller le
fondement, c’est-à-dire, la bonne volonté. La raison doit aussi
prendre garde incessamment et soigneusement que quelqu’un ne
surpasse et ne franchisse la hauteur des murs, par laquelle
j’entends la charité, qui est la plus sublime de toutes les vertus.
Sachez donc pour
certain que le diable ne désire rien tant que de sauter par-dessus
ces murs ; de là vient qu’il s’efforce tant qu’il peut que la
mondaine charité et l’amour charnel surmontent l’amour divin ; de là
vient, Monsieur, que toutes fois et autant que l’amour mondain
voudra supplanter l’amour divin dans votre cœur, vous devez lui
envoyer soudain au-devant le jugement, avec les commandements
divins, disant que vous aimez mieux souffrir la mort du corps que
vivre pour offenser par paroles ou par œuvres un Dieu si clément et
si doux, voire que vous ne voulez épargner ni la vie, ni les biens,
ni les amis, ni les âmes, afin de pouvoir plaire à Dieu seul et
l’honorer en tout, et que vous choisissez les plus grandes
tribulations plutôt que d’apporter aucun dommage, peine ni
désolation à votre prochain, de lui causer scandale ou affliction,
mais que vous voulez plutôt aimer votre prochain, selon le
commandement de Dieu.
Si vous faites de la
sorte, vous témoignerez que vous aimez Dieu plus que vous-même, et
votre prochain comme vous-même. Lors la raison, qui est ce gardien,
peut assurément se reposer en cela, savoir, que pas un ne pourra
franchir la hauteur des murailles. Par les murailles, j’entends les
quatre délectations de la cour céleste, que l’homme doit avec une
grande considération voir et désirer intérieurement : la première
est désirer avec ferveur de voir Dieu en la gloire éternelle, et de
posséder les richesses qui ne manquent jamais. La deuxième est
désirer d’entendre les accords et les voix mélodieuses des anges,
qui louent sans fin ce grand Dieu et l’adorent incessamment. La
troisième est souhaiter de tout son cœur et d’un fervent amour de
louer éternellement Dieu comme les anges.
La quatrième est
désirer jouir des consolations éternelles des anges et des saints,
d’où il faut noter que comme, l'homme étant en la maison, de quelque
côté qu’il se tourne, les murailles l’environnent, de même aussi,
qui désire ces quatre choses, savoir, voir Dieu en sa gloire, ouïr
louer Dieu par les anges, le louer avec eux et jouir de leurs
consolations, certainement, de quelque côté qu’il se tourne, de
quelque œuvre qu’il s’occupe, lors il sera toujours conservé entier,
de sorte qu’il semblera que, demeurant en cette vie avec les anges,
il conversera avec Dieu.
Oh ! Que votre ennemi,
Monsieur, désire de percer ces murailles, d’arracher du cœur tels
désirs et plaisirs, d’embrouiller votre esprit, et de lui suggérer
de bien différentes choses qui peuvent nuire à votre âme !Partant,
le gardien, c’est-à-dire, la raison, doit prendre garde à deux
chemins par lesquels l’ennemi a accoutumé d’entrer dans le cœur : 1°
l’ouïe ; 2° la vue. Par l’ouïe, il y vient suggérer des chants de
syrène et des plaisirs séculiers, la musique de divers instruments,
sonnant mélodieusement ; ouïr des fables et des discours inutiles,
par lesquels tout autant que l'homme s’élève en soi-même par la
superbe, tout autant il s’éloigne de Jésus-Christ. Que la raison
donc y visite, disant : Comme le diable en a haine l’humilité que le
Saint-Esprit inspire aux cœurs des hommes, de même, avec la grâce de
Dieu, j’aurai en haine toute sorte de pompe et toute la superbe du
monde, que le malin esprit suggère aux cœurs des hommes par son
inflammation pestifère et mortifère, et il me sera aussi odieux que
la puanteur des animaux morts et corrompus.
Par la vue, l’ennemi a
accoutumé d’entrer pour percer lesdites murailles, portant avec soi
plusieurs instruments, savoir, de toutes sortes de métaux, diverses
choses diversement diversifiées, des pierres précieuses, des
vêtements honorables, des palais, des châteaux, des héritages, des
étangs, des bois, des vignes, et autres choses grandement estimées
par les mondains. Si on désire passionnément les choses susdites,
les murailles seront bientôt dissipées, c’est-à-dire, les plaisirs
célestes. Il faut donc que la raison, comme un gardien, les
prévienne avant que la délectation de ces choses surprenne le cœur,
disant : Si jamais j’ai en ma puissance quelques choses de ce que
nous avons vu ci-dessus, je les mettrai en coffre, où les larrons et
la teigne ne sont point à craindre ; et Dieu aidant, je ne
l’offenserai point en aucune de ces choses, ni ne me séparerai point
de Jésus-Christ et de la société de ceux qui le servent pour toutes
ces choses-là.
Par les portes de cette
maison j’entends toutes les choses nécessaires au corps, lesquelles
le corps ne peut refuser, comme manger, boire, dormir, etc. être
triste quelquefois, quelquefois joyeux. Il faut donc que la raison
prenne soin à ces portes nécessaires, et avec crainte résiste
incessamment aux ennemis, afin qu’ils n’entrent en l’âme. Partant,
comme en la réfection, il faut se donner garde que l’ennemi ne s’y
glisse par la superfluité, qui rend le corps paresseux au travail et
au service de Dieu, il faut de même prendre garde que, par la grande
abstinence, qui rend le corps impuissant à rien faire, l’ennemi n’y
entre.
Que la raison prenne
encore garde que, pour l’amour mondain, faveur et amour des hommes,
soit que vous soyez seul, soit que vous soyez avec votre famille,
soit quand les hôtes arriveront, vous fassiez multiplier avec raison
les mets, et fassiez du bien à tous par amour divin, ne recherchant
point pourtant la pluralité des viandes trop délicates. Après,
prenez garde avec raison que, comme il faut prendre le boire et le
manger avec modération, il faut aussi avec autant de crainte modérer
le sommeil, afin que le corps soit prompt au service de Dieu et
mieux rangé, afin que le temps des veilles soit bien employé au
service de Dieu et à des œuvres sortables, chassant la stupidité
d’un sommeil intempéré.
Or, si quelque trouble
vous attaque ou quelque rancune, que la raison et la crainte de Dieu
y remédient promptement, de peur que, par colère ou impatience, vous
ne soyez privé de la grâce divine et que vous n’attiriez sur vous
l’ire de Dieu. Si quelque consolation ou joie remplit votre cœur,
que la raison imprime profondément dans votre cœur la crainte de
Dieu, afin que, par l’aide de Jésus-Christ, votre consolation soit
modérée, selon qu’il verra vous être plus utile.
ADDITION
Sainte Brigitte étant à
Naples, les secrets du cœur d’Elzéar, qui fut ensuite cardinal, lui
furent révélés, et quelques autres choses signalées qui lui devaient
arriver, lequel, les ayant ouïes, vécut mieux.
CHAPITRE 6
L’an 1361, au mois de mai, le jour de saint Urbain, pape,
Jésus-Christ avertit sainte Brigitte de se préparer au voyage de
Jérusalem.
Lorsque l'épouse de
Jésus-Christ était à Rome, où elle demeurait continuellement, un
jour, étant ravie, Notre-Seigneur lui apparut et lui dit :
Préparez-vous à aller en pèlerinage à Jérusalem pour visiter mon
sépulcre et les autres lieux qui sont là, et vous sortirez de Rome
quand je vous le dirai.
CHAPITRE 7
Il
est ici traité que le pape et les prêtres, bien qu’ils soient
pécheurs et qu’ils ne soient point hérétiques, ne perdent point la
puissance d’absoudre.
Il me semblait que,
rendant grâces au Dieu tout-puissant et à la Vierge Marie, sa
très-digne Mère, la Mère de Dieu me parlait en oraison, me disant
les paroles suivantes : Dites à ce frère, mon ami, qui m’a envoyé
par vous cette prière, que la vraie foi est, et la parfaite vérité,
que si quelqu’un, par l’instigation du diable, avait commis tous les
péchés desquels il se confesserait avec contrition et résolution de
s’amender, et qu’il demandât humblement pardon à Dieu avec une
grande charité et miséricorde, il n’y a point de doute que soudain
Dieu tout miséricordieux serait préparé à le recevoir avec une
grande joie, comme un père charitable qui verrait son cher enfant
retourner à lui, affranchi de quelque grand scandale ou de quelque
mort déshonorable et sans comparaison ; la miséricorde divine remet
avec plus d’amour les fautes et les péchés à ses serviteurs, que les
pères ne pardonnent à leurs enfants, à ceux, dis-je, qui
s’humilient, qui se repentent, qui demandent ma miséricorde, et qui
font résolution de vouloir plutôt mourir que de m’offenser, et enfin
désirent de tout leur cœur être amis de Dieu.
Partant, dites au même
frère de ma part que, pour sa bonne volonté et mon oraison, par la
bonté divine, tous ses péchés lui seront pardonnés. Dites-lui encore
que, pour l’amour de mon oraison, dit la Sainte Vierge à sainte
Brigitte, l’amour qu’il a envers Dieu s’augmentera toujours jusques
à la mort et ne diminuera point. Dites-lui d’ailleurs qu’il plaît à
Dieu, mon Fils, qu’il demeure à Rome, prêchant, donnant bon conseil,
oyant les confessions, enjoignant des pénitences salutaires, à moins
que son prélat ne l’envoie hors la ville pour quelque affaire
légitimement nécessaire. Qu’il reprenne aussi les autres frères avec
charité, paroles douces et par doctrine salutaire, afin qu’ils se
retirent de leurs fautes ; qu’il fasse en sorte qu’ils gardent leur
règle et qu’ils s’amendent avec humilité.
C’est pour cela aussi
que je lui déclare que les messes qu’il dit, ses prières et ses
lectures me sont agréables ; que comme il se garde de la superfluité
des viandes, du boire et du dormir, il se garde aussi de la trop
grande abstinence, afin qu’il ne manque ni ne défaille jamais ès
œuvres divines et oeuvres manuelles ; qu’il ait aussi des vêtements
non superflus, mais nécessaires, selon la règle de saint François,
de peur que de la superfluité ne s’ensuivent la superbe et la
cupidité ; ma récompense lui sera d’autant plus abondante que ses
vêtements seront vils.
Qu’il obéisse aussi
avec humilité à son prélat en tout ce qui n’est pas contre Dieu et
ce que ce frère pourra faire. Dites-lui aussi de ma part qu’il
réponde à ceux qui disent que le pape n’est pas le vrai pape, et que
ce que les prêtres font à l’autel n’est pas le vrai corps de
Jésus-Christ : Vous tournez le derrière à Dieu, c’est pourquoi vous
ne le voyez pas.
Tournez donc la tête
vers Dieu, et vous le verrez ; car la vraie foi est que le pape qui
est sans hérésie, bien qu’il soit chargé d’une quantité d’autres
péchés, pourtant n’est jamais si mauvais à raison de ses péchés ni
de ses mauvaises œuvres, qu’il n’ait toujours la pleine puissance et
autorité de lier et de délier les âmes, laquelle puissance il a eue
par saint Pierre et l'a reçue de Dieu. Certainement, il y a eu des
papes, avant Jean, pape, qui sont ensevelis dans l’enfer ;
néanmoins, ce qu’ils ont fait avec raison et justement, l’Église
l’approuve devant Dieu. Je dis de même que les prêtres sont vrais
prêtres, consacrent et font le corps de Jésus-Christ, bien qu’ils
soient chargés de péchés, et s’ils ne sont hérétiques, touchent et
traitent vraiment Dieu sur l'autel, et administrent les autres
sacrements, bien qu’à raison de leurs péchés, ils soient indignes
devant Dieu de la gloire céleste.
CHAPITRE 8
Notre-Dame prie pour le Frère susdit et pour ceux qu’il lui
recommande.
La Sainte Vierge dit à
sainte Brigitte : Dites à ce Frère, mon ami, qu’il ne vous est pas
licite de savoir si l’âme de Jean est en enfer ou au ciel, ni des
péchés qu’il a emportés avec lui, quand, après la mort, il est venu
devant le jugement de Dieu. Mais dites-lui que les Décrétales qu’il
a données pour savoir si Jésus-Christ avait de propre, ne
contiennent aucune erreur contre la foi catholique ni quelque
hérésie. Et de fait, moi qui ai engendré le vrai Dieu, je rends
témoignage que mon Fils Jésus-Christ avait une chose de propre, qui
était sa tunique, que j’avais faite de mes mains, et cela est
témoigné aussi par le prophète en sa personne, disant : Ils ont jeté
le sort sur ma robe. Prenez garde qu’il ne dit pas : Sur notre robe,
mais : Sur ma robe.
Sachez aussi que quand
je le revêtais de cette tunique pour l’utilité de son corps, mes
yeux fondaient en larmes, et mon corps séchait de douleur et était
affligé d’une grande amertume, d’autant que je prévoyais bien
comment on le dépouillerait de cette robe le jour de sa passion,
quand, nu et innocent, il serait crucifié par les Juifs. Et c’est
sur cette tunique que les bourreaux jetèrent le sort, et pas un
n’usa jamais de cette robe que mon cher enfant.
Sachez aussi que tous
ceux qui disent que le pape n’est pas le vrai pape, ni que les
prêtres ne sont point vrais prêtres, ni bien ordonnés, ni que ce
qu’ils consacrent sur l'autel n’est pas le vrai corps de mon Fils,
que tous ceux qui sèment ces erreurs sont bouffis de l'esprit du
diable de l’enfer. Mais d'autant que les mêmes hérétiques ont commis
de si grandes impiétés et des péchés si horribles contre Dieu, étant
remplis de l’iniquité diabolique, ils sont damnés, chassés et
séparés des chrétiens, au tribunal de la Majesté divine, comme un
Judas, qui fut chassé du nombre des apôtres, à raison de ses
démérites trop impies, ayant trahi mon cher Fils. Sachez néanmoins
que tous ceux qui se voudront amender obtiendront miséricorde.
CHAPITRE 9
Notre-Seigneur commande à sainte Brigitte d’aller à Jérusalem.
Le Fils de Dieu dit à
son épouse sainte Brigitte : Allez maintenant, et retirez-vous de
Rome pour aller à Jérusalem. Pourquoi vous plaignez-vous de l’âge?
Je suis le Créateur de la nature. Je puis affaiblir et affermir la
nature. Il me plaît que vous y alliez. Je serai avec vous ; je vous
dirigerai et vous ramènerai à Rome, et vous pourvoirai plus que
jamais de tout ce qui vous sera nécessaire.
CHAPITRE 10
Défense que les prêtres soient mariés.
Réjouissez-vous
éternellement, ô précieux corps de Dieu, en un honneur perpétuel, en
continuelle victoire, en éternelle puissance, avec votre Père et le
Saint-Esprit, avec la Vierge Marie, votre très-digne Mère, et avec
toute la cour céleste ! Louange vous soit, ô Dieu éternel, et
actions de grâces infinies, parce qu’il vous a plu de vous faire
homme, et avez voulu que le pain fût transubstantié en votre corps,
par vos saintes paroles, et l’avez donné en viande comme par un
excès d’amour pour le salut de nos âmes !
Il arriva une fois à
une personne qui était profondément plongée en l’oraison, qu’elle
ouït une voix qui lui disait : O vous à qui sont faites les faveurs
d’ouïr et de voir les choses spirituelles, écoutez maintenant ce que
je vous veux manifester de cet archevêque qui a dit que, s’il était
pape, il donnerait licence à tous les prêtres de se marier, croyant
et pensant que cela serait plus agréable à Dieu que de voir les
prêtres vivre avec tant de dissolution ; il disait encore que, par
ce mariage, s’éviteraient tant de péchés charnels ; et bien qu’en
cela il n’entendît pas la volonté de Dieu, néanmoins il était ami de
Dieu. Or, maintenant, je vous déclarerai la volonté de Dieu sur
cela, car j’ai engendré le Dieu même, et vous signifierez cela à cet
archevêque, lui parlant en ces termes : A Abraham fut donnée la
circoncision longtemps avant que la loi fût donnée à Moïse, et au
temps d’Abraham, les hommes étaient gouvernés selon qu’ils
entendaient et selon qu’ils voulaient, et néanmoins plusieurs
étaient lors amis de Dieu.
Mais après que la loi
fut donnée à Moïse, lors il plut plus à Dieu que les hommes
vécussent selon la loi que selon leur volonté. Il en fut de même du
précieux corps de mon Fils, car quand il eut institué le saint
Sacrement de l’autel, qu’il fut monté au ciel, lors cette loi
ancienne était encore gardée, savoir, les prêtres de Jésus-Christ
vivaient en un mariage charnel, et néanmoins plusieurs d’iceux
étaient amis de Dieu, d'autant qu’ils croyaient en simplicité que
cela était agréable à Dieu, comme il lui fut agréable au temps des
Juifs, et cela fut observé plusieurs années par les apôtres
chrétiens.
Mais cette coutume et
observance était abominable et odieuse à toute la cour céleste, et à
moi, qui ai engendré le corps de mon Fils, de voir que des mariés
touchassent de leurs mains le corps précieux de mon Fils au saint
Sacrement, car les Juifs, en leur ancienne loi, n’avaient que
l’ombre et la figure de ce sacrement ; mais les chrétiens ont
maintenant la vérité même, savoir, Jésus-Christ, vrai Dieu et vrai
homme en ce sacrement sacro-saint.
Mais après quelque
temps que les prêtres anciens observaient cela, Dieu, par l’infusion
de son Esprit, le versa au cœur du pape, pour qu’il ordonnât que
désormais les prêtres qui consacreraient le corps précieux de
Jésus-Christ ne seraient point mariés ni ne jouiraient des délices
infâmes de la chair. Et partant, par l’ordonnance divine et par son
juste jugement, il a été justement ordonné que les prêtres vivraient
en la chasteté et continence de la chair, autrement qu’ils seraient
maudits et excommuniés devant Dieu, et dignes d’être privés de
l’office de prêtres, néanmoins que ceux qui s’amenderaient
véritablement avec résolution de ne plus pécher, obtiendraient
miséricorde de Dieu.
Sachez aussi que si
quelque pape donne aux prêtres licence de se marier charnellement,
lui-même sera damné de Dieu par la même sentence, comme celui qui
aurait grandement péché, à qui on devrait, selon le droit, arracher
les yeux couper les lèvres, le nez et les oreilles, les pieds et les
mains, et le corps duquel devrait être tout ensanglanté et congelé
de froid ; et d’ailleurs qu’on devrait donner ce corps mort aux
oiseaux et aux bêtes sauvages : il en arriverait de même à ce pape
qui voudrait donner licence aux prêtres de se marier, contre la
susdite ordonnance divine, car ce pape serait soudain privé de la
vue et ouïe spirituelle, de la parole, des œuvres spirituelles, et
toute sa sapience spirituelle défaudrait spirituellement ; et
d’ailleurs, son âme descendrait en enfer pour y être éternellement
tourmentée et être la proie des démons. Voire si saint Grégoire le
pape eût établi cette loi, il n’eût jamais obtenu miséricorde de
Dieu, s’il n’eût révoqué une telle sentence.
CHAPITRE 11
D’une révélation concernant l’état d’une reine de Naples.
Je suis le Créateur et
le Dieu de toutes choses. J’ai donné aux anges et aux hommes le
libre arbitre, afin que ceux qui voudraient faire ma volonté
demeurassent avec moi éternellement, et que ceux qui
contreviendraient fussent séparés de moi. C’est pourquoi quelques
anges sont devenus démons par malice, qui ne voulurent ni m’aimer ni
m’obéir. Après, ayant créé l’homme, le diable, voyant ma dilection à
son égard, non-seulement a été fait mon ennemi, mais a ému contre
moi une guerre, excitant Adam à la prévarication de mes préceptes :
et lors le diable prévalut, moi le permettant.
Depuis, le diable et
moi sommes en discorde et combattons, car je veux que l'homme vive
selon mes volontés, et le diable s’efforce de faire que l'homme
cherche et suive ses désirs ; c’est pourquoi dès que j’ai ouvert le
ciel par mon sang, le diable a été privé du droit qu’il semblait
avoir, et les âmes dignes ont été sauvées et affranchies de la
servitude. Lors aussi une loi a été établie qu’il fût en la volonté
de l’homme de me suivre, moi qui suis son Dieu, pour obtenir la
couronne éternelle ; que s’il voulait suivre les désirs de Satan,
qu’il souffrît les supplices éternels.
C’est de la sorte donc
que moi et le diable nous combattons, désirant les âmes comme les
époux désirent leurs épouses, car je désire les âmes pour leur
départir la gloire éternelle, et le diable, pour les assaillir des
peines, confusions et douleurs éternelles.
Écoutez ce que cette
Reine m’a fait : j’ai permis qu’elle fût exaltée au royaume, etc.
ADDITION
Notre-Seigneur parle,
disant : Écrivez qu’est-ce que fait,
1° une pure confession
de tout ce qu’on a fait, ayant une ferme volonté de s’amender selon
le conseil de son confesseur.
2° Qu’elle pense
diligemment en quelle manière elle a versé en son mariage et en son
gouvernement, car elle me doit rendre raison de tout.
3° Qu’elle ait la
volonté de satisfaire à ceux à qui elle doit, et de restituer ce
qu’elle sait être mal acquis, d'autant que l’âme est en danger,
tandis qu’elle est détenue, et ne profite rien de donner beaucoup,
si on ne paie.
4° Qu’elle ne charge
point ses sujets par ses nouvelles inventions, mais que plutôt elle
les décharge, car Dieu exauce les gémissements et les cris des
misérables.
5° Qu’elle ait des
conseillers justes et non cupides, et qu’à tels est le jugement, qui
aiment la vérité et qui ne flattent point, qui ne se veulent point
enrichir, mais sont contents du nécessaire.
6° Que tous les jours
cette reine se souvienne à certain temps des plaies et de la passion
de Jésus-Christ, car de là l’amour de Dieu est renouvelé dans nos
cœurs.
7° Qu’elle ramasse
certain temps les pauvres ; qu’elle leur lave les pieds ; qu’elle
les réfectionne ; qu’elle aime ses sujets d’une charité sincère ;
qu’elle accorde les dissensions, consolant ceux qui sont injustement
offensés.
8° Qu’elle distribue
ses dons avec discrétion et selon ses moyens, ne chargeant les unes
et soulageant les autres, les enrichissant, mais sagement, relevant
quelques-uns et n’opprimant personne.
9° Qu’elle ne considère
pas plus l’argent des défaillants que la justice, mais qu’ayant pesé
la quantité et qualité du délit, là où elle verra plus d’humanité,
elle y porte plus de compassion, chassant toute cupidité.
10° Qu’elle mette toute
la peine qu’elle pourra, afin que le royaume demeure en paix après
sa mort, car je lui prédis qu’elle n’aura point d’enfant de son
ventre.
11° Qu’elle soit
contente de la couleur et beauté naturelle dont Dieu l’a ornée, car
la couleur étrangère déplaît grandement à Dieu.
12° Qu’elle embrasse
une plus grande humilité, et qu’elle s’excite à une plus grande
contrition de ses péchés, car elle est devant moi la ruine de
plusieurs âmes, une prodigue dispensatrice de mes biens, la verge et
la tribulation de mes amis.
13° Qu’elle ait la
crainte continuelle dans le cœur, car il y a longtemps qu’elle avait
plutôt mené la vie d’une prostituée que d’une reine.
14° Qu’elle retranche
d’elle les mauvaises coutumes et les femmes adultères d’auprès
d’elle, et qu’elle emploie le reste du temps, qui est bien court, à
mon service, car jusques à maintenant, elle m’a tenu comme un homme
qui ne penses pas à ses péchés. Qu’elle craigne maintenant et
qu’elle vive en telle sorte, de peur qu’elle ne ressente la rigueur
de mes jugements ; autrement, si elle ne m’écoute, je la jugerai,
non comme reine, mais comme apostatrice et ingrate, et la ferai
fouetter de la tête jusques aux pieds, et elle sera en opprobre à
moi, aux anges et aux hommes !
D’ailleurs, écrivez,
dit Jésus-Christ, en petits mots ces choses : Le Saint-Esprit vous
enflammera. Envoyez par mon évêque à la reine ce que vous voyez.
Elle voyait en ses vêtements quelque saleté et ordure ; et cette
reine était ce singe qui se plaît aux mauvaises odeurs, flairant le
derrière puant ; et le venin est dans le cœur, y demeure, et elle se
jette dans les précipices.
D’ailleurs, il lui
semblait que cette reine avait une couronne d’osier toute pleine
d’ordures, et qu’elle était assise nue sur une poutre qui allait
tomber. Et soudain elle vit une vierge merveilleusement belle qui
lui dit : Cette femme opiniâtre et audacieuse, qui semble devant les
hommes la maîtresse du monde, devant Dieu est abjecte comme vous
voyez. Et la Vierge ajouta, disant : O femme, pensez au commencement
et à la fin ; ouvrez les yeux de votre esprit, et voyez que vos
conseillers haïssent mortellement votre âme.
Elle vit encore une
autre reine qui semblait être assise en un siège doré, et deux
Éthiopiens étaient devant elle, un à la droite et l’autre à la
gauche. Celui qui était à la droite dit : O femme-lionne, je
t’apporte le sang : prends-le et épanche-le, car le propre désir
d’un lion est d’épandre le sang. Celui qui était à gauche dit : O
femme, je t’apporte du feu : prends-le, car ta nature est comme de
feu, et jette-le dans l’eau, afin que ta mémoire soit dans l’eau,
comme elle a été en terre.
Et après apparut une
Vierge d’une beauté incroyable, de la présence de laquelle les
Éthiopiens s’enfuirent ; elle dit : Cette femme est en danger, si
elle est en prospérité ; si elle est affligée, cela lui profitera
beaucoup pour la vie éternelle ; mais elle ne veut pas renoncer à
ses volontés ni être affligée selon Dieu. Partant, si on l’abandonne
à ses volontés, elle ne sera utile pour elle, ni ne servira de
consolation à pas un.
Le Fils de Dieu
apparut, disant : Cette femme me fait d’autres plaisirs, et partant,
pour l’amour des prières de mes amis, je lui veux montrer de fuir
l’opprobre des hommes et les dommages de son âme, si elle obéit ;
autrement, elle n’évitera point ma justice, d'autant qu’elle n’aura
pas voulu ouïr la voix de son père.
La Mère de Dieu parle
de M. Gomecé à saint Brigitte, lui disant : Conseillez-lui de faire
le droit et l’équité où il pourra. Que s’il sait qu’il ait des
choses mal acquises, il ne retarde point de les restituer. Qu’il se
donne aussi garde de n’imposer point de nouvelles charges à ses
sujets ; qu’il soit content de ce qu’il a, car il lui suffit, s’il
le dépense avec discrétion et modération. Qu’il fuit aussi les
femmes comme le venin, hormis la sienne. Qu’il ne fasse point la
guerre à aucun ni n’y assiste point, sinon qu’il sache avoir juste
droit et raison de ce faire. Qu’il fréquente les confessions,
reçoive plus souvent le corps de Jésus-Christ, et occupe son esprit
certains jours à la mémoire de la passion de mon Fils et de ses
peines.
Notre-Seigneur parle
d’Antoine de Carlette, disant : Dites à la reine qu’il lui permette
de demeurer en son rang ; que s’il monte plus haut, ce sera au
dommage de son âme, et lui ni ses amis ne se réjouiront point de son
ascendant. Et toutes choses sont arrivées comme elles avaient été
prédites.
CHAPITRE 12
Il
est ici traité de quelques doutes de l’archevêque de Naples, et de
la résolution d’iceux.
Notre-Seigneur parle à
son épouse, disant : Dites à cet archevêque que, s’il veut être
nommé évêque, il ne doit point imiter les mœurs et les coutumes de
plusieurs de ceux qui ne sont pas recteurs de l’Église. J’ai reçu le
corps de la Vierge, pour accomplir cette loi par paroles et par
œuvres, qui avait été de toute éternité établie en la Divinité,
ouvrant le ciel par le sang de mon cœur, et illuminant ma voie par
mes paroles et par mes œuvres, afin que tous se servissent de mon
exemple pour gagner la vie éternelle.
Mais de vrai, les
paroles que j’ai dites et les œuvres que j’ai faites au monde, sont
comme oubliées et négligées au monde, au mépris desquelles nul n’a
tant contribué que les prélats de l’Église, qui sont pleins de
superbe, de cupidité et de pourriture, de dilection corporelle,
lesquelles choses sont contraires à mes commandements et aux décrets
honnêtes de mon Église sainte, que mes amis ont établie avec grande
dévotion après mon ascension, ayant accompli mes volontés au monde ;
car ces mauvais prélats de mon Église, remplis de la malignité de
l’esprit malin, ont laissé aux hommes des exemples pestifères et
mortifères des âmes, et partant, il faut que j’exige d’eux la
justice tout entière, faisant sur eux des jugements rigoureux, les
effaçant du livre de vie dans le ciel, et les plaçant, dans les
abîmes infernaux, auprès de Lucifer, pour y être tourmentés
éternellement. Or, vous devez savoir que quant à ceux qui se
voudront amender avant la mort, m’aimant de tout leur cœur, et qui
se garderont des péchés, je serai tout prêt à leur faire
miséricorde.
Dites-lui donc quasi de
votre part ces paroles : Monsieur, il arrive quelquefois que, d’une
noire cheminée, sort une belle fumée, utile et grandement nécessaire
pour faire de belles et excellentes œuvres, et néanmoins, il ne faut
pas alors louer la cheminée à raison de la noirceur, mais la
louange, l’action de grâces et l’honneur sont dûs à l’ouvrier de ses
œuvres. Semblablement c’est une chose indigne de trouver quelque
utilité en mes conseils, d'autant qu’alors ce n’est pas à moi, mais
à Dieu, qui a fait toutes choses et qui a la parfaite volonté de
bien faire, qu’il faudra rendre grâces infinies et un service
amoureux.
Monsieur, je commence à
vous parler des choses qui touchent le salut de plusieurs, vous
conseillant, si vous voulez avoir l’amitié divine, de ne promouvoir
point aux ordres sacrés, ni par vous ni par les autres, ceux qui
n’auront point été examinés très exactement ; il faut qu’ils soient
trouvés capables en vie, science et mœurs, afin qu’ils puissent
dignement s’acquitter de leur office, et que ce témoignage vous en
soit rendu par des personnes sages, pieuses et dignes de foi,
prenant garde que tous les autres évêques de votre archiépiscopat en
fassent de même, car personne ne saurait croire combien grande est
l'indignation divine contre les évêques qui promeuvent aux ordres
ceux qu’ils n’ont pas diligemment examinés. Que s’ils font cela à la
supplication des autres, soit par négligence et paresse ou par
crainte de déplaire, ils rendront au jour du jugement rigoureusement
raison de ce fait.
Je vous conseille aussi
de savoir combien et quels sont ceux qui ont charge des âmes en
votre diocèse, et que, pour le moins une fois l’an, vous les
convoquiez devant vous, et que vous traitiez avec eux, tant du salut
de leurs âmes que de celles qu’ils gouvernent. Que si tous ne
peuvent en même jour s’assembler, donnez-leur un temps et jour fixes
où tous les ans ils viennent à vous, de sorte que pas un ne puisse
s’excuser en l'année de prendre conseil de vous ; que vous leur
prêchiez aussi quelle vie doivent mener ceux qui ont un office si
digne.
Sachez aussi que les
prêtres qui ont des concubines et célèbrent les messes, sont autant
agréables à Dieu que les habitants de Sodome, que Dieu a submergés
en enfer ; et bien que la messe soit la messe en soi, et de même
vertu et efficacité, néanmoins le baiser de paix que tels prêtres
donnent en la messe, est autant agréable à Dieu que le baiser de
Judas, par lequel il trahit le Sauveur de tout le monde. Partant,
autant que vous pourrez, retirez-les de ce bourbier par paroles
douces, par paroles dures, par menaces et par punition ; oui,
efforcez-vous de les retirer de ce bourbier, afin qu’ils s’efforcent
de mener une vie chaste, puisqu’ils doivent toucher un si saint et
si auguste sacrement, et l'administrer de leurs mains aux fidèles
chrétiens.
D’ailleurs, avertissez
les autres prélats, chanoines et prêtres qui sont sous le régime de
votre église, de se corriger, ni que personne ne croie pas qu’ayant
évité la sodomie, la fornication leur soit permise, car les uns et
les autres seront condamnés aux supplices éternels.
Je vous conseille aussi
que le train de votre famille ne soit point trop grand pour avoir de
la vanité, mais qu’il soit modéré selon la nécessité du gouvernement
de votre office et selon que votre état l'exige. Partant, les
prêtres qui seront en votre compagnie, ayez-les plutôt pour rendre
bon témoignage de vous, que pour la pompe et vanité, et qu’ils
soient plutôt en petit nombre qu’en grand. Quant aux prêtres qu’on
nourrit pour chanter l’office divin, ou pour apprendre, ou pour
enseigner aux autres, ou pour écrire, ayez-en tout autant qu’il vous
plaira ; et il est très`-expédient que pour ceux-ci, vous ayez un
soin particulier de leur correction et du salut de leur âme.
Que vous preniez aussi
garde à ce que chacun de vos serviteurs aient son office. Que s’il y
en a de superflus pour la vanité, qu’on les renvoie, de peur que
votre cœur ne soit élevé, ayant une plus grande famille que vos
ancêtres. Quant à ceux que vous tenez plus familiers, il faut que
vous songiez incessamment au salut de leurs âmes, sondant avec soin
comme un vrai père de famille leurs actions, leur vie, corrigeant
leurs mœurs, les réglant et les dressant comme un bon père de
famille, afin qu’ils apprennent à fuir le vice, à embrasser la vertu
et à aimer Dieu sur toutes choses. De fait, il est plus agréable à
Dieu et plus utile à vous que vous n’ayez aucun familier en la
maison, s’il ne veut acquiescer à vos saints et salutaires conseils
ni amender ses fautes.
Quant aux vêtements, je
vous conseille de n’en avoir jamais que trois paires à la fois et de
donner tout le superflu à Dieu. Quant aux lits, aux meubles et à
tout ce dont il est besoin pour la table, il faut que vous en ayez
seulement le nécessaire et l'utile, et que vous donniez le reste à
Dieu. Quant à la vaisselle d’argent, n’en retenez que le nécessaire,
et non le vain, et de ceux qui mangent à votre table.
Tout ce qui sera
superflu, donnez-le d’un esprit gai à Dieu, car ceux qui sont hors
de votre table peuvent manger en vaisselle d’étain, de terre, de
bois ou de verre, sans honte, car la coutume qui est maintenant en
la maison des évêques, où l’or et l'argent abondent trop, est
grandement abominable devant Dieu, qui s’est soumis à toute sorte de
pauvreté pour l'amour de nous, voyant que la superfluité était
grandement dommageable aux âmes. D’ailleurs, donnez-vous garde de la
pluralité des mets et de la friandise exquise d’iceux, de la vanité
des chevaux de grand prix, mais contenez-vous dans la modestie de
leur prix, car ces chevaux ne sont nécessaires qu’à ceux qui
combattent pour la défense de la justice, pour la protection de la
vie, et non pour la superbe ; mais que, pour les saintes fins, ils
s’exposent aux dangers de la vie, car je vous dis que les prélats
qui montent de grands chevaux pour leur superbe et vaine gloire,
tout autant de fois le diable monte sur leur cœur.
Je sais en effet une
personne qui vit des diables comme des Éthiopiens, qui, quand les
prélats et cardinaux levaient les pieds par esprit de superbe pour
monter sur leurs grands chevaux, levaient et haussaient les pieds
sur le col, y montaient et s’y asseyaient par dérision ; et toutes
fois et quantes que ces prélats piquaient de leurs éperons leurs
chevaux par vanité, tout autant de fois les Éthiopiens, levant leur
tête de joie et contentement, poussaient et excitaient leurs cœurs
au mal.
Je vous conseille
encore de faire que vos vicaires promettent par jurement que, de la
part de votre office, ils ne feront rien contre votre justice. Que
s’ils contreviennent à leur jurement, punissez-les selon la justice.
Que si vous faites comme il a dit, vous aurez votre conscience en
bon état.
Je vous conseille
encore, pour la consolation des âmes de vos défunts, sur lesquelles
vous m’avez interrogée, pour savoir si elles étaient en purgatoire
ou non, et quelles aumônes il fallait faire pour elles : je vous dis
que vous devez faire dire tout un an deux messes tous les jours, et
que vous réfectionniez deux pauvres aussi tous les jours, et donniez
toutes les semaines un florin de monnaie aux pauvres.
Dites aussi aux prêtres
qu’ils corrigent leurs paroisses pour les manifester ; que s’ils ne
veulent les corriger, corrigez-les vous-même. Or, si vous en
connaissez quelques-uns qui agissent contre Dieu et qui manquent
manifestement contre la justice, quand ils seraient les plus grands
tyrans, de sorte que vous ne pourriez exercer la justice, dites-leur
lors doucement et prudemment qu’ils se corrigent ; que s’ils ne
veulent obéir, laissez-les au jugement de Dieu, qui regardera votre
bonne volonté, car il ne faut pas qu’un agneau doux montre les dents
contre les loups furieux, car le loup se rendrait plus farouche ;
néanmoins on doit les protéger contre le danger de leur âme avec
amour et charité, comme le père fait à ses enfants quand ils lui
sont contraires, car vous n’êtes pas tenu de laisser les corrections
pour la crainte de votre corps, si ce n’est que le danger des âmes
ne s’ensuivît.
CHAPITRE 13
De
l'âme du fils de sainte Brigitte. Des jugement et accusation, etc.
La Sainte Vierge Marie
parla à sainte Brigitte disant : Je veux vous dire comment j’ai fait
avec l’âme de Charles, votre fils, quand elle était séparée de son
corps. Certainement, j’ai fait avec lui comme fait la personne qui
assiste une femme en ses couches, et qui veille à ce qu’aucun
accident n’arrive au nouveau-né, prenant aussi garde que les ennemis
ne puissent tuer l’enfant : j’en ai, dis-je, fait de même, car de
fait, j’ai été auprès de votre Fils Charles un peu avant qu’il
rendît l’esprit, afin de lui ôter de la mémoire l’amour charnel,
afin que, par le mouvement de cet amour, il ne fît quelque chose
contre moi par pensée ou par œuvre, ou qu’il ne voulût omettre
quelque chose qui plût à Dieu, et qu’il ne voulût faire quelque
chose contre la divine volonté au dommage de son âme.
Je l'ai trouvé aussi en
ce moment où il ne souffrait pas seulement une dure peine de la
mort, mais de la peur qu’il avait de son inconstance et de ne se
souvenir pas de Dieu, ou de désespérer. Je l’ai gardé en telle
sorte, gardé son âme de ses ennemis mortels, c’est-à-dire, des
démons, que pas un ne le pouvait toucher ; mais soudain que son âme
fut sortie du corps, je la reçus en ma garde et protection, d’où
vient que les troupes des démons s’enfuirent bientôt, bien que leur
malice tendît à la dévorer et à la tourmenter éternellement.
Mais comment le
jugement dudit Charles a-t-il été fait? Je vous le dirai quand bon
me semblera.
Après l’intervalle de
quelques jours, la Sainte Vierge apparut à sainte Brigitte qui
veillait en l’oraison, et lui dit : La divine bonté veut que vous
voyiez maintenant le jugement de l’âme de votre fils, quand elle
sortit du corps, qui fut rendue en un moment devant
l’incompréhensible majesté divine. Cela vous sera montré par
intervalles, par similitudes corporelles, afin que vous le puissiez
mieux comprendre.
Donc, en la même heure,
sainte Brigitte se vit porter en un grand et beau palais, où elle se
voyait, et où elle voyait Notre-Seigneur Jésus-Christ assis en son
siège de Juge, comme un empereur qui a sa couronne en sa tête,
accompagné d’une infinité d’anges et de saints ; et auprès de lui,
elle voyait sa très-digne Mère attentive au jugement.
Elle voyait encore
devant le juge une âme nue comme un enfant qui vient de naître,
craintive, effrayée et quasi aveugle, de sorte qu’elle ne voyait
rien de ce qui était en sa conscience, mais comprenait bien ce qu’on
faisait dans le palais. Un ange était à la droite du Juge auprès de
l’âme, et un diable à gauche, mais ni l’un ni l’autre ne touchaient
point l'âme. Lors enfin le diable cria, disant : Oyez, ô Juge
tout-puissant, je me plains devant vous qu’une femme, qui est ma
Dame et votre Mère, que vous aimez tant que vous l’avez rendue
puissante sur le ciel, sur la terre et sur les diables de l’enfer,
m’a fait certainement injustice touchant cette âme qui est ici
assistante, car je devais, selon le droit et la justice, la prendre
dès qu’elle fut séparée de son corps, et la présenter au jugement ;
et voici que cette femme, votre Mère, s’en est saisie, dès qu’elle a
trépassé, et l'a présentée en jugement en sa puissante tutelle.
Et lors Marie, Mère de
Dieu et Vierge, répondit en ces termes : O diable, oyez ma réponse.
Quand vous fûtes créé, vous compreniez bien cette justice qui était
en Dieu de toute éternité, aussi au-delà du temps et sans principe ;
vous eûtes aussi le libre arbitre de faire ce qui vous plairait le
plus, et bien que vous ayez plutôt choisi de haïr Dieu que de
l'aimer, vous entendez néanmoins ce qu’il devait faire selon la
justice.
Je vous dit donc qu’il
appartenait plus,selon la justice, de présenter cette âme devant le
Juge qu’à vous, car quand cette âme était dans le corps, elle eut un
grand amour envers moi, pensant souvent en son esprit que Dieu
m’avait daigné faire sa Mère, et qu’il m’avait sublimement exaltée
et avantagée sur toutes les créatures ; et de là elle commença
d’aimer Dieu avec tant de ferveur qu’elle disait dans son cœur : Je
me réjouis tellement que Dieu ait voulu exalter la Sainte Vierge, sa
Mère, sur toutes les créatures, que je ne changerais pas cette joie
avec toutes les joies du monde ; voire je la préfère à tous les
plaisirs du monde ; voire elle eût plutôt voulu pâtir le supplice de
l'enfer que vouloir que la Sainte Vierge diminuât en un seul point
sa grandeur et sa dignité. Partant, que bénédictions soient rendues
pour cette grâce-là, et pour la gloire dont il a comblé sa
très-chère Mère ! oui, que grâces en soient rendues éternellement !
Partant, voyez, ô
diable, voyez maintenant avec quelle volonté celui-ci est mort. Que
vous en semble donc? N’était-il pas plus juste que son âme vînt en
la défense de mes mains avant le jugement de Dieu, ou dans les
vôtres, pour être tourmentée cruellement ?
Le diable répondit : Le
droit ne voulait pas que cette âme tombât en mes mains, puisqu’elle
vous a plus aimée que soi-même, avant que le jugement fût fait. Mais
bien que la justice le voulant ainsi, vous lui ayez fait cette grâce
avant le jugement, néanmoins, après le jugement, ses œuvres la
condamneront à être punie par mes mains.
Maintenant, ô Reine, je
vous demande pourquoi vous avez chassé tous les démons de la
présence de son corps, quand l’âme sortait, de sorte que pas un de
nous ne lui a pu donner quelque horreur ou lui causer quelque
effroi.
La Vierge Marie
répondit : J’ai fait cela à raison du grand amour qu’il me portait
et pour la grande joie qu’il a eue que je fusse Mère de Dieu : c’est
pourquoi je lui ai impétré de mon Fils la grâce que nul esprit malin
ne s’approcherait de lui, en quelque lui qu’il fût ni où il est
maintenant.
Après cela, le diable
parla au Juge, disant : Je sais que vous êtes la justice et la
patience même ; vous ne jugez pas moins l’injustice au diable qu’à
l’ange : jugez-moi donc cette âme, car en cette sagesse que j’ai eue
quand vous m’avez créé, j’avais écrit tous ses péchés ; je les avais
aussi gardés en la malice que j’avais quand je descendis du ciel,
car lorsque cette âme fut parvenue en cet état de discrétion qu’elle
pouvait entendre que ce qu’elle faisait était péché, lors la propre
volonté l’attirait plus pour vivre en la superbe du monde et dans
les voluptés charnelles qu’à y résister.
L’ange répondit :
Quand, premièrement, sa mère entendait que sa volonté se portait au
péché, soudain elle y remédiait par des œuvres de miséricorde et par
prières continuelles, afin que Dieu en eût pitié et qu’il ne
s’éloignât point de son devoir, à raison de quoi il obtint la
crainte de Dieu. Partant, tout autant de fois qu’il tomba dans les
péchés, il s’allait confesser dès l’instant.
Le diable répondit
là-dessus : Il faut que je raconte ses péchés. Et dès qu’il voulut
commencer, il s’écria, et se plaignait, et cherchait en son chef et
membres qu’il semblait avoir, et il semblait tout tremblant et
troublé, et il dit : Malheur à moi, misérable ! J’ai perdu ma longue
peine, car mon écriture est, non-seulement effacée, mais encore
abolie ; voire tous mes codes sont brûlés, dans lesquels j’avais
écrit ses péchés ; je ne me souviens pas plus du temps où il a péché
que de ses péchés.
L’ange dit alors : Les
larmes de sa mère, ses oraisons ont fait cela, de sorte que
Notre-Seigneur, compatissant à ses larmes, a donné à son Fils telle
grâce qu’il eût la contrition de chaque péché qu’il avait commis,
faisant une humble confession, poussé à cela par les feux du divin
amour, c’est pourquoi ses péchés sont effacés et abolis de ta
mémoire.
Le diable répondit,
assurant qu’il en avait un sac plein d’écritures, par lesquelles il
montrerait que ce soldat avait voulu corriger et amender sa vie,
mais qu’il n’en avait rien fait : c’est pourquoi, dit-il, je suis
obligé de le tourmenter jusques à ce qu’il ait satisfait par la
peine, puisqu’il n’avait eu soin de s’amender durant sa vie.
L’ange répondit :
Ouvrez votre sac, et demandez jugement sur les péchés pour lesquels
vous êtes obligé de le châtier.
Cela étant dit, le
diable cria comme un fol, disant : Je suis dépouillé de ma
puissance, car non-seulement le sac m’est ôté, mais aussi les péchés
dont il était rempli. Le sac était paresse et lâcheté, dans lequel
j’avais mis toutes les causes et raisons dont il devait être puni,
d'autant que sa lâcheté lui avait fait omettre de faire ce qu’il
devait.
L’ange répondit : Les
larmes de sa mère ont pris le sac et effacé les écritures, tant
elles étaient agréables à Dieu !
Le diable répondit :
J’ai encore quelques choses à dire, savoir, ses péchés véniels.
L’ange répondit : Il
eut la volonté de sortir de son pays pour aller en pèlerinage
visiter les lieux saints, laissant ses biens et ses amis, visitant
les lieux sacrés avec grande peine, et il a accompli cela, se
préparant, dès qu’il a été digne d’obtenir de l’Église indulgence de
ses péchés. Il désirait encore apaiser Dieu par l’amendement de ses
péchés, d’où vient que toutes les causes que vous dites avoir été
écrites sont abolies.
Le diable répondit : Je
dois pourtant le punir pour tous les péchés véniels qu’il a commis,
car ils ne sont point effacés par les indulgences, car il y en a
mille milliers qui sont écrits en ma langue.
L’ange répondit :
Étendez la langue et montrez l’écriture.
Le diable répondit avec
un grand cri comme un fol : Malheur à moi ! Je n’ai pas un seul mot
à Dieu, car ma langue m’est coupée avec toutes ses forces.
L’ange répondit : Sa
mère a fait cela par ses prières continuelles et par ses travaux
assidus, car elle aimait son âme de tout son cœur : c’est pourquoi
il a plu à Dieu, par la charité de sa Mère, de pardonner tous les
péchés véniels qu’il avait commis dès son enfance jusques au dernier
période de sa vie, c’est pourquoi votre langue défaut par la force
de la sienne.
Le diable répondit :
J’ai encore une chose dans mon cœur que je garde soigneusement et
que personne ne pourra effacer : c’est qu’il a acquis quelques
choses injustement, lesquelles il ne s’est pas souvenu de rendre.
L’ange répondit : Sa
mère satisfit à cela par prières, oraisons et œuvres de miséricorde,
de sorte que la rigueur de la justice a été flétrie par les douceurs
de la miséricorde, et Dieu lui donna une parfaite volonté, sans
pardonner à ses biens, de vouloir satisfaire à tous, selon qu’il
avait eu quelque chose injustement. Or, Dieu a pris cette volonté
pour l’effet, car il ne voulait point vivre plus longtemps. Il faut
donc que ses héritiers y satisfassent comme ils pourront.
Le diable répondit : Si
je n’ai puissance de le punir pour ses péchés, il faut que je le
châtie pour n’avoir exercé les bonnes œuvres et acquis les vertus,
quand il eut un bon sens et un corps sain, car les vertus et les
bonnes œuvres sont les trésors qu’il devait apporter avec lui dans
le ciel. Permettez-moi donc de suppléer à cela avec peines et
afflictions, et en ce qu’il a manqué ès œuvres vertueuses.
L’ange dit : Il est
écrit qu’on donnera à celui qui demande, et qu’on ouvrira à celui
qui heurte. Écoutez donc, ô diable ! Sa mère a heurté avec
persévérance, par ses prières amoureuses, à la porte de la
miséricorde, pour lui, l’espace de trente ans, épanchant plusieurs
larmes, afin que le Dieu de son cœur daignât verser son Saint-Esprit
en son cœur, de sorte que son fils eût donné pour le service de Dieu
ses biens, son corps et son âme, car l’amour de ce soldat était si
ardent qu’il ne se plaisait à vivre que pour suivre la volonté
divine.
Et voici que Dieu,
étant dès longtemps prié, versa en son cœur le fruit de ses
bénédictions, et la Mère de Dieu suppléa à tout ce qui lui manquait
concernant les armes spirituelles, et des vêtements que les soldats
du ciel doivent avoir pour entrer en la gloire du souverain
Empereur. Les saints aussi, placés au royaume céleste, que ce soldat
a aimés, étant au monde, lui ont donné consolation de leurs mérites
et l'ont assisté par leur intercession. Il a thésaurisé un trésor
comme les pèlerins qui changent tous les jours les biens périssables
en biens éternels ; et d'autant que lui en a fait de même, il
obtiendra la joie et l’honneur éternel pour le désir qu’il a eu
d’aller à Jérusalem, et de ce qu’il a désiré d’exposer sa vie en
bataille pour remettre la terre sainte au domaine des chrétiens,
afin que le saint sépulcre de Notre-Seigneur eût la due révérence,
s'il eût été suffisant et capable pour cela, il l’eût fait. Partant,
criez, ô diable ! Vous n’avez rien à dire sur ce manquement : il n’a
pas tenu à lui.
Le diable répondit : Il
lui reste une couronne, car si je lui en pouvais faire quelqu'une
imparfaite, je le ferais franchement.
L’ange repartit : Il
est certain que tous ceux qui se surmonteront, se repentant de leurs
péchés, se conformant aux volontés divines et aimant Dieu de tout
leur cœur, obtiendront la grâce de Dieu. Il plaît encore à Dieu de
leur faire une couronne de sa couronne triomphante, de son précieux
corps, s’ils sont purifiés selon la rectitude de la justice :
partant, ô diable, il n’est pas convenable que vous contribuiez en
rien à sa couronne.
Lors le diable, oyant
ces choses, s’écria et rugit impatiemment, disant : Malheur à moi,
d'autant que toute ma mémoire est ôtée ! Je ne me souviens plus en
quoi ce soldat a suivi mes volontés ! et, ce qui est plus admirable,
j’oublie comment il s’appelait quand il vivait au monde.
L’ange répondit : Sache
qu’il s’appelle maintenant fils de larmes.
Le diable, criant,
dit : Oh ! que maudite est cette truie, sa mère, qui a un ventre si
long qu’elle y a pu contenir tant de larmes ! Elle est maudite de
moi et de tous mes compagnons.
L’ange dit : La
malédiction redonde en l’honneur de Dieu, et bénédiction à tous ses
amis !
Lors Jésus-Christ,
Juge, parla, disant : Retire-toi, diable ennemi. Après il dit au
soldat : Venez, ô mon bien-aimé ! Et soudain le diable s’enfuit.
Lors l’épouse, voyant
ceci, dit : O vertu éternelle et incompréhensible, vous êtes Dieu
incompréhensible, ô Jésus-Christ ! Vous versez dans les cœurs toutes
les bonnes pensées, l’oraison et les larmes ; vous cachez vos dons
et vos faveurs, donnant pour eux les prix éternels. Or, honneur,
service et actions de grâces vous soient rendus de toutes les
créatures, ô mon Dieu très-doux ! Vous m’êtes très-cher et plus cher
que le corps et l’âme.
L’ange parla aussi à la
même épouse, lui disant : Vous devez savoir que cette vision vous
est, non-seulement montrée pour votre consolation, mais aussi afin
que les amis de Dieu entendent combien il se plaît à nous bien
faire, à raison des prières, oraisons et larmes de ses amis qui
prient et font de bonnes œuvres pour l’amour des autres avec amour
et persévérance. Vous devez aussi savoir que ce soldat, votre fils,
n’eût pas eu une telle grâce, si, dès son enfance, il n’eût eu la
volonté d’aimer Dieu et ses amis, et de s’amender des chutes du
péché.
CHAPITRE 14
De
l’indulgence et de la grâce qu’ont les pèlerins en visitant le saint
Sépulcre.
Le Fils parlait à
l’épouse : Quand vous entrâtes dans le temple dédié par mon sang,
vous étiez tellement purifiée des fautes commises, comme quasi si
lors vous étiez lavée dans le baptême ; et pour les peines que vous
avez prises venant en ce lieu, et pour les dévotions que vous y avez
rendues, quelques âmes de vos proches parents ont été délivrées du
purgatoire, sont entrées dans le ciel et jouissent de ma gloire, car
tous ceux qui viennent en ce lieu avec une volonté parfaite de
s’amender et de mener une meilleure vie, ne voulant plus retomber en
leurs premières fautes, leurs péchés leur sont pardonnés, après
s’être dûment confessés, et la grâce augmente en eux.
CHAPITRE 15
De
la passion de Notre-Seigneur, que sainte Brigitte vit à Jérusalem.
Pour le jour de la Passion.
Lorsque j’étais au mont
de Calvaire, dit sainte Brigitte pleurant amèrement, je vis
Notre-Seigneur tout nu, flagellé, conduit par les Juifs pour être
crucifié, et il était soigneusement gardé par eux. Je vis lors aussi
un trou en la montagne, et les bourreaux préparés pour exercer leur
cruauté sur Jésus-Christ ; et se tournant vers moi, il me dit :
Considérez qu’en ce trou de la pierre, le pied de ma croix fut
fiché.
Et soudain je vis en
quelle manière les Juifs avaient fiché la croix et l’avaient
affermie avec de grands coins de bois, afin qu’elle ne branlât
point ; et puis, on mit des degrés et des tables, afin que les
bourreaux, étant montés là, pussent me crucifier avec dérision et
moqueries. Et moi, je suis monté très-franchement, lui dit
Notre-Seigneur, comme un agneau sans tache, doux et mansuet, conduit
à la boucherie. Et étant monté là, j’étendis mes bras, non par
contrainte, mais franchement ; et ayant ouvert ma main droite, je la
posai sur la croix, laquelle les bourreaux cruels et barbares
crucifièrent soudain, la perçant avec un gros clou, à la partie où
les os étaient plus solides ; et tirant et étendant la main gauche,
ils la crucifièrent de même. Après, ayant tiré le corps outre mesure
et ayant joint les pieds, ils les crucifièrent avec deux clous, et
ils étendirent avec tant de véhémence le corps et les membres que
quasi les nerfs, les veines et les muscles se rompaient. Ce qu’ayant
fait, ils remirent sur ma tête la couronne d’épines, laquelle ils
m’avaient ôtée pour me crucifier, les épines poignantes de laquelle
percèrent si bas que mes yeux furent soudain remplis de sang, ainsi
que tout mon visage, mes oreilles et ma barbe ; et soudain après,
les bourreaux retirèrent les câbles attachés à la croix, et la croix
demeura seule, et Jésus crucifié en icelle.
Et lors étant remplie
de douleur, je regardais la cruauté des Juifs. Je vis aussi la Mère
de Dieu plongée dans les douleurs, abîmée en ses pleurs, et consolée
par saint Jean, et par les autres sœurs, qui étaient lors non guère
loin de la croix, à droite. La douleur de la Mère transperça
tellement mon cœur qu’il me semblait qu’un glaive outreperçait mon
cœur d’une amertume incomparable ; et enfin, la Mère, se levant
comme anéantie de douleur, regarda son Fils, soutenue des deux
sœurs, étant toute ravie dans les excès des douleurs, vivante et
animée de la douleur du glaive. Le Fils, la regardant avec les
autres, ses amis tous éplorés, la recommanda à saint Jean d’une voix
pleurante. Je connaissais bien à son geste et à sa voix que son cœur
était outrepercé de douleur comme d’un glaive, de voir la douleur de
sa Mère.
Lors ses yeux très
aimables et beaux apparaissaient à demi morts ; sa bouche était
sanglante et ouverte, son visage pâle, sa face avalée, anéantie et
toute sanglante ; tout son corps était livide, meurtri, et
languissant à raison du sang qui coulait toujours. Sa peau et la
chair vierge de son corps étaient si tendres et si délicates que le
moindre coup qu’on lui donnait paraissait au dehors. Il s’efforçait
quelquefois de s’étendre sur la croix, à cause de l’excès de la
douleur qu’il ressentait, d'autant que la douleur de tous ses
membres montait sur le cœur et le vexait cruellement d’un martyre
trop amer, et de la sorte, sa mort était prolongée avec un tourment
très cruel et une douleur qui n’a point d’égale ; et lors, étant
dans les angoisses de la douleur et proche de la mort, il cria à son
Père d’une haute et pleurante voix, disant : O Père, pourquoi
m’avez-vous délaissé ?
Il avait alors les
lèvres pâles et la langue sanglante, le ventre enfoncé adhérent au
dos, comme si au-dedans il n’y eût pas eu d’entrailles. Il cria
encore pour la seconde fois avec une grande douleur : O Père, je
remets mon esprit en vos mains ; et élevant un peu la tête, soudain
il l’abaissa, et ainsi, il rendit l’esprit. Ce que sa Mère voyant,
elle trembla toute par l’excès de la douleur qu’elle souffrait ; peu
s’en manqua qu’elle ne tombât à terre, si les sœurs ne l’eussent
soutenue.
Lors ses mains se
retirèrent du lieu où elles étaient attachées à raison du grand
poids du corps, et de la sorte, son corps se soutenait sur les clous
des pieds. Or, ses doigts et ses mains étaient plus tendus
qu’auparavant ; ses épaules étaient comme collées à la croix. Lors
enfin les Juifs qui étaient là commencèrent à crier contre la Mère,
se moquant d’elle. Les uns disaient : Marie, ton Fils est mort
maintenant. D’autres lui disaient des paroles de moquerie, et un de
la troupe vint avec une grande furie et donna un coup de lance au
côté droit avec une telle violence que quasi la lance passa de
l’autre côté. Lorsqu’on arrachait la lance du corps, il sortit un
grand ruisseau de sang qui teignit toute la lance. La Mère de Dieu,
voyant cela, trembla avec un grand gémissement, de sorte qu’on
lisait sur sa face que son cœur était outrepercé d’un glaive de
douleur.
Or, ces choses étant
accomplies, les troupes se retirant, quelques-uns des amis
déposèrent le corps de Notre-Seigneur de la croix, que sa Mère reçut
entre ses bras, lequel ils mirent sur mon giron. Je nettoyai toutes
ses plaies et son sang ; je fermai ses yeux, les baisant, et
l’enveloppai en un drap pur et net ; et de la sorte, ils le
conduisirent au sépulcre avec un grand pleur et une grande douleur.
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