LA VOIE MYSTIQUE

adveniat regnum tuum

RÉVÉLATIONS CÉLESTES

Livre VII

— Chapitres 1 à 15 —

 

CHAPITRE 1

Du voyage que sainte Brigitte devait faire à Jérusalem, et des biens de ce voyage.

Sainte Brigitte, étant à Rome et étant une fois en oraison, commença à penser à l’enfantement de la Sainte Vierge, et à la souveraine bonté de Dieu qui avait voulu se choisir une Mère si pure ; et lors son cœur s’enflammait d’amour en telle sorte pour la Sainte Vierge, qu’elle disait dans son coeur : ô ma Dame, Reine du ciel, mon cœur se réjouit tellement que le grand Dieu vous ait choisie pour sa Mère et qu’il vous ait voulu élever à une si grande dignité, que j’aimerais mieux endurer les peines éternelles de l’enfer que vous voir privée un seul moment d’une gloire si excellente et d’une si éminente dignité ; et elle était enivrée de la douceur de cet amour et aliénée des sens, étant suspendue en l’extase d’une sublime contemplation.

Et lors la Sainte Vierge lui apparut, disant : Voyez, ma fille ! je suis la Reine du ciel ; et d'autant que vous m’aimez d’un amour si grand, je vous annonce que vous irez en pèlerinage en la sainte cité de Jérusalem, quand il plaira à mon Fils, et de là, vous irez à Bethléem, et là je vous montrerai en même lieu la manière dont j’ai enfanté mon Fils Jésus-Christ, car il le veut ainsi.

CHAPITRE 2

Du glaive de douleur qui perça l’âme de la Sainte Vierge.

Pour le jour de la Purification.

Le jour de la Purification de la Sainte Vierge Marie, lorsque sainte Brigitte, épouse de Jésus-Christ, était à Rome, elle fut ravie, et vit au ciel que quasi toutes choses se préparaient pour cette grande fête ; et lors elle vit aussi comme un temple d’une beauté admirable, et là était ce vénérable Siméon, vieux et juste, préparé à recevoir l’enfant Jésus entre ses bras avec un grand et sensible désir et joie indicible ; elle voyait aussi la Sainte Vierge qui venait avec une grande honnêteté, portant le petit Jésus pour l’offrir au temple, selon la loi du Seigneur.

Après, une grande multitude d’anges, de saints de divers ordres, de vierges saintes et autres dames qui allaient devant la Sainte Vierge, et l’entouraient avec une grande joie et dévotion, devant laquelle un ange portait un glaive fort long et large et tout sanglant, qui signifiait les douleurs que la Sainte Vierge avait endurées en la mort de son Fils, préfigurées par le glaive que le juste Siméon avait prédit, qui outrepercerait son cœur, d’où vient que, toute la cour céleste se réjouissant, il fut dit à l’épouse : Voyez quel honneur et gloire on fait aujourd'hui à la Reine du ciel en cette fête, pour le glaive de douleur qu’elle a souffert en la passion de son cher Fils. Et lors cette vision disparut.

CHAPITRE 3

De saint François qui apparut à sainte Brigitte.

Pour le jour de saint François.

Le jour de la fête de saint François, en son église qui est à Rome au-delà du Tibre, ce saint apparut à sainte Brigitte, épouse de Jésus-Christ, lui disant : Venez à ma chambre, pour manger et boire avec moi. Ce qu’oyant, elle se disposa soudain à s’en aller visiter Assise ; y étant arrivée, elle y demeura cinq jours ; et proposant de s’en retourner à Rome, elle entra en l’église, afin de se recommander, elle et les siens, à saint François.

Et lors ce saint lui apparut : Vous, soyez la bienvenue, dit-il. Je vous ai conviée à ma chambre, afin de manger et boire avec moi. Sachez néanmoins que cette maison n’est pas ma chambre, dont je vous ai parlé, mais ma chambre est la vraie obéissance que j’ai toujours chèrement gardée, de sorte que je n’ai jamais été sans maître, car j’ai eu toujours avec moi un prêtre à qui j’ai obéi fidèlement en tous ses commandements, et ce fut là ma chambre. Faites-en de même, car cela plaît à Dieu. La viande qui me rassasiait grandement était tirer, voire arracher mon prochain de la vanité du siècle pour servir Dieu de tout cœur. Et lors j’avalais ce morceau comme les plus douces viandes.

Ma boisson était cette joie que j’eus, quand je vis quelques-uns de ceux que j’avais convertis, aimer Dieu de toutes leurs forces, s’adonner et s’occuper à la contemplation et à l’oraison, instruire les autres à bien vivre, imiter et embrasser la vraie pauvreté ; ma fille, cette boisson réjouissait mon âme, de sorte que j’avais en dégoût tout ce qui était du monde.

Mangez donc en cette chambre, mangez une telle viande et buvez une telle boisson, buvez-la donc, afin qu’avec Dieu vous soyez réfectionnée éternellement.

CHAPITRE 4

Il est ici parlé d’une révélation touchant le corps de saint Thomas l’apôtre.

Il semblait à une certaine personne veillant en oraison que son cœur était enflammé du divin amour et tout plein de joie spirituelle, de sorte que son corps manquait de forces pour le supporter. Lors elle ouït une voix qui lui disait : Je suis le créateur de toutes choses, et le Rédempteur. Sachez donc que la joie que vous ressentez en l'âme, c’est mon trésor, car, comme il est écrit, l’esprit souffle où il veut et on entend sa voix, mais on ne sait pas d’où il vient ni où il va.. Je donne ce trésor à mes amis en diverses manières et en divers dons : néanmoins je vous veux parler d’un autre trésor qui n’est pas encore dans le ciel, mais est encore avec vous en terre. Ce trésor, ce sont les reliques des saints et les corps de mes amis : soit qu’ils soient pourris, soit qu’ils soient récents, convertis en poudre ou non, ils sont toujours certainement mon trésor.

Mais vous me pourriez demander, l’Écriture même le disant : Là où est votre trésor, là est votre cœur, comment mon cœur est maintenant avec ce trésor, savoir, avec les reliques des saints.

Je vous réponds : La grande délectation de mon cœur est en ceux qui ont été honorés et glorifiés de merveilles, et sont canonisés par les souverains pontifes, et de leur donner les récompenses éternelles selon les volontés, foi et travaux de ceux qui les visitent. Partant, mon cœur est avec mon trésor. Partant, je veux que vous sachiez pour certain qu’en ce lieu, il y a un mien trésor très-choisi, savoir, les reliques de saint Thomas l’apôtre, et en aucun lieu, il n’y en a avec autant d’abondance qu’en ce lieu, sans être divisées. En effet, quand cette cité fut ruinée, où le corps de cet apôtre fut mis, lors ce trésor fut transféré par ma permission par quelques miens amis en cette cité (d’Ortone) ; or, maintenant il demeure là comme caché, d'autant que les princes de ce royaume étaient disposés comme David dit : Ils ont des bouches, et ne parlent point. Ils ont des yeux, et ils ne voient point.

Ils ont des oreilles, et ils n’entendent point. Ils ont des mains, et ne touchent point. Ils ont des pieds, et ne marchent point, etc. Comment donc, étant de la sorte, pourront-ils rendre un tel honneur à ce trésor, eux qui sont contre moi? Quiconque donc m’aime et mes amis, aimant plutôt mourir que de ne m’aimer et que de m’offenser en la moindre chose, ayant encore la volonté et le pouvoir de m’honorer avec ma grâce et de le commander aux autres, celui-là exaltera et honorera mon trésor, savoir, les reliques de ce mien apôtre, lequel je choisis et j’élus.

On doit donc pour certain assurer et dire que comme les corps de saint Pierre et saint Paul sont à Rome, de même les reliques de saint Thomas sont en Ortone.

L’épouse dit : O Seigneur, les princes de ce royaume n’ont-ils pas fait édifier ces églises, et ne leur ont-ils pas fait de grands dons ?

Notre-Seigneur lui dit : Oui, certes, et ils m’offraient force argent pour m’apaiser ; mais plusieurs de leurs aumônes me furent déplaisantes, à raison de leurs mariages faits contre les statuts des saints Pères ; et bien que ce que les souverains pontifes ont permis soit assuré et qu’on le doive tenir et observer, néanmoins, d’autant que leur volonté était corrompue et qu’ils s’efforçaient d’agir contre les statuts de l’Église, cela doit être jugé au jugement divin.

ADDITION

Sainte Brigitte étant allée à Ortone, il arriva qu’il fallut qu’elle et ses compagnons demeurassent sans logis au serein, au froid, et une grande pluie les assaillit environ vers l’aurore. Et lors, Jésus-Christ lui parla et lui dit : Les tribulations assaillent l’homme pour deux raisons, ou pour une plus grande humilité et humiliation, comme le roi David qui fut affligé, afin qu’il fût plus humble et plus avisé ; comme Sara, femme d’Abraham, qui fut prise par le roi, pour sa plus grande consolation et honneur. De même vous en est-il arrivé : j’avais inspiré à vos âmes de ne passer outre ce jour-là, mais vous n’avez pas voulu croire, c’est pourquoi vous avez souffert cette affliction. Entrez dans la cité. Mon serviteur Thomas, mon apôtre, vous donnera ce que vous désirez.

Notre-Seigneur apparut encore à Ortone, disant sur le même sujet : Mon épouse, je vous ai dit que saint Thomas, mon apôtre, était mon trésor. Certainement cela est vrai, car saint Thomas est véritablement la lumière du monde ; mais les hommes aiment plus les ténèbres que la lumière.

Lors apparut aussi saint Thomas, disant : Je vous donnerai le trésor que vous désirez depuis si longtemps, et en ce moment, sans qu’aucun me touche.

Il sortit donc, du coffre où étaient les reliques du saint, un fragment d’un os de saint Thomas, que sainte Brigitte reçut et qu’elle garda avec grande révérence.

CHAPITRE 5

Révélation touchant l’instruction d’Elzéar, fils de la comtesse d’Arian.

Louange et gloire soient au Dieu tout-puissant, de qui toutes choses bonnes procèdent, et spécialement pour les choses qu’il a faites, étant petit enfant, par la grâce duquel il nous faut demander, afin que l’amour que vous avez envers Dieu s’augmente de jour en jour jusques à la mort !

Certainement ce roi puissant et magnifique édifia une maison en laquelle il mit sa fille bien-aimée, la confiant à la garde d’un certain homme, lui parlant en ces termes : Ma fille a de mortels ennemis, c’est pourquoi vous la devez garder avec toute sorte de soins. Il y a donc quatre choses auxquelles vous devez diligemment prendre garde avec une grande attention et soin : 1° qu’on ne fouille le fondement de la maison ; 2° qu’aucun ne passe par-dessus les murs ; 3° que personne ne perce les murailles ; 4° qu’aucun ennemi n’entre par les portes.

Vous devez, Monsieur[1], entendre spirituellement cette parabole, que je vous écris de la part du divin amour, Dieu, scrutateur des cœurs, m’en est témoin ! Par la maison, j’entends votre corps, que le Roi du ciel a fait de terre ; par la fille du Roi, j’entends votre âme, créée par la vertu de Très-Haut et mise en votre corps ; par le gardien, j’entends la raison humaine, qui gardera votre âme selon les arrêts et décrets du Roi éternel ; par le fondement, une bonne, ferme et constante volonté, car il faut bâtir sur icelle toutes les bonnes œuvres par lesquelles l’âme est très-bien défendue.

Partant, puisque telle est votre volonté, que vous ne voulez vivre pour autre fin que pour suivre les volontés de Dieu, lui rendant tout l’honneur que vous pourrez par paroles et par œuvres, lui obéissant et le servant de corps, de biens et de toutes vos forces, afin de garder votre âme de toute impureté et la consigner ès mains de votre Créateur, oh ! qu’avec une grande vigilance il vous faut garder ce fondement, c’est-à-dire, votre volonté, avec le gardien, qui est la raison, de peur que quelqu’un avec ses machines ne le fouille, au grand dommage de l’âme.

J’entends par ceux qui s’efforcent de fouiller ce fondement, ceux qui vous disent : Monsieur, soyez laid ; épousez une femme belle, noble et riche, afin que vous vous réjouissiez des enfants et des héritages, et soyez affranchi des tentations et afflictions de la chair. D’autres vous disent que, si vous voulez être prêtre, vous tâchiez d’être docteur, de vous enrichir des biens de l’Église, les ayant ou par prières ou par présents, car lors vous aurez l’honneur mondain pour être savant, et serez glorifié par vos amis et honoré des serviteurs, à raison des richesses.

Que si quelqu’un s’efforce de vous persuader ces choses, faites soudain réponse à la raison, disant que vous préférez endurer toutes les afflictions de la chair que perdre la chasteté. Répondez aussi qu’à l’honneur de Dieu et à la défense de la foi catholique, pour le bon exemple de tous, pour la réduction des errants et pour tous ceux qui auront besoin de science, vous voulez étudier et être docteur, que vous ne voulez rien désirer par-dessus la nécessité de votre corps et de votre famille en cette vie, et voulez rejeter les superfluités qui ne servent qu’à ostentation.

Dites aussi que si quelque dignité ecclésiastique vous arrive, la divine Providence en disposant ainsi, vous désirez disposer sagement de cela même à l’honneur de Dieu et l’utilité du prochain, et de la sorte, la raison pourra chasser tous les ennemis qui désirent fouiller le fondement, c’est-à-dire, la bonne volonté. La raison doit aussi prendre garde incessamment et soigneusement que quelqu’un ne surpasse et ne franchisse la hauteur des murs, par laquelle j’entends la charité, qui est la plus sublime de toutes les vertus.

Sachez donc pour certain que le diable ne désire rien tant que de sauter par-dessus ces murs ; de là vient qu’il s’efforce tant qu’il peut que la mondaine charité et l’amour charnel surmontent l’amour divin ; de là vient, Monsieur, que toutes fois et autant que l’amour mondain voudra supplanter l’amour divin dans votre cœur, vous devez lui envoyer soudain au-devant le jugement, avec les commandements divins, disant que vous aimez mieux souffrir la mort du corps que vivre pour offenser par paroles ou par œuvres un Dieu si clément et si doux, voire que vous ne voulez épargner ni la vie, ni les biens, ni les amis, ni les âmes, afin de pouvoir plaire à Dieu seul et l’honorer en tout, et que vous choisissez les plus grandes tribulations plutôt que d’apporter aucun dommage, peine ni désolation à votre prochain, de lui causer scandale ou affliction, mais que vous voulez plutôt aimer votre prochain, selon le commandement de Dieu.

Si vous faites de la sorte, vous témoignerez que vous aimez Dieu plus que vous-même, et votre prochain comme vous-même. Lors la raison, qui est ce gardien, peut assurément se reposer en cela, savoir, que pas un ne pourra franchir la hauteur des murailles. Par les murailles, j’entends les quatre délectations de la cour céleste, que l’homme doit avec une grande considération voir et désirer intérieurement : la première est désirer avec ferveur de voir Dieu en la gloire éternelle, et de posséder les richesses qui ne manquent jamais. La deuxième est désirer d’entendre les accords et les voix mélodieuses des anges, qui louent sans fin ce grand Dieu et l’adorent incessamment. La troisième est souhaiter de tout son cœur et d’un fervent amour de louer éternellement Dieu comme les anges.

La quatrième est désirer jouir des consolations éternelles des anges et des saints, d’où il faut noter que comme, l'homme étant en la maison, de quelque côté qu’il se tourne, les murailles l’environnent, de même aussi, qui désire ces quatre choses, savoir, voir Dieu en sa gloire, ouïr louer Dieu par les anges, le louer avec eux et jouir de leurs consolations, certainement, de quelque côté qu’il se tourne, de quelque œuvre qu’il s’occupe, lors il sera toujours conservé entier, de sorte qu’il semblera que, demeurant en cette vie avec les anges, il conversera avec Dieu.

Oh ! Que votre ennemi, Monsieur, désire de percer ces murailles, d’arracher du cœur tels désirs et plaisirs, d’embrouiller votre esprit, et de lui suggérer de bien différentes choses qui peuvent nuire à votre âme !Partant, le gardien, c’est-à-dire, la raison, doit prendre garde à deux chemins par lesquels l’ennemi a accoutumé d’entrer dans le cœur : 1° l’ouïe ; 2° la vue. Par l’ouïe, il y vient suggérer des chants de syrène et des plaisirs séculiers, la musique de divers instruments, sonnant mélodieusement ; ouïr des fables et des discours inutiles, par lesquels tout autant que l'homme s’élève en soi-même par la superbe, tout autant il s’éloigne de Jésus-Christ. Que la raison donc y visite, disant : Comme le diable en a haine l’humilité que le Saint-Esprit inspire aux cœurs des hommes, de même, avec la grâce de Dieu, j’aurai en haine toute sorte de pompe et toute la superbe du monde, que le malin esprit suggère aux cœurs des hommes par son inflammation pestifère et mortifère, et il me sera aussi odieux que la puanteur des animaux morts et corrompus.

Par la vue, l’ennemi a accoutumé d’entrer pour percer lesdites murailles, portant avec soi plusieurs instruments, savoir, de toutes sortes de métaux, diverses choses diversement diversifiées, des pierres précieuses, des vêtements honorables, des palais, des châteaux, des héritages, des étangs, des bois, des vignes, et autres choses grandement estimées par les mondains. Si on désire passionnément les choses susdites, les murailles seront bientôt dissipées, c’est-à-dire, les plaisirs célestes. Il faut donc que la raison, comme un gardien, les prévienne avant que la délectation de ces choses surprenne le cœur, disant : Si jamais j’ai en ma puissance quelques choses de ce que nous avons vu ci-dessus, je les mettrai en coffre, où les larrons et la teigne ne sont point à craindre ; et Dieu aidant, je ne l’offenserai point en aucune de ces choses, ni ne me séparerai point de Jésus-Christ et de la société de ceux qui le servent pour toutes ces choses-là.

Par les portes de cette maison j’entends toutes les choses nécessaires au corps, lesquelles le corps ne peut refuser, comme manger, boire, dormir, etc. être triste quelquefois, quelquefois joyeux. Il faut donc que la raison prenne soin à ces portes nécessaires, et avec crainte résiste incessamment aux ennemis, afin qu’ils n’entrent en l’âme. Partant, comme en la réfection, il faut se donner garde que l’ennemi ne s’y glisse par la superfluité, qui rend le corps paresseux au travail et au service de Dieu, il faut de même prendre garde que, par la grande abstinence, qui rend le corps impuissant à rien faire, l’ennemi n’y entre.

Que la raison prenne encore garde que, pour l’amour mondain, faveur et amour des hommes, soit que vous soyez seul, soit que vous soyez avec votre famille, soit quand les hôtes arriveront, vous fassiez multiplier avec raison les mets, et fassiez du bien à tous par amour divin, ne recherchant point pourtant la pluralité des viandes trop délicates. Après, prenez garde avec raison que, comme il faut prendre le boire et le manger avec modération, il faut aussi avec autant de crainte modérer le sommeil, afin que le corps soit prompt au service de Dieu et mieux rangé, afin que le temps des veilles soit bien employé au service de Dieu et à des œuvres sortables, chassant la stupidité d’un sommeil intempéré.

Or, si quelque trouble vous attaque ou quelque rancune, que la raison et la crainte de Dieu y remédient promptement, de peur que, par colère ou impatience, vous ne soyez privé de la grâce divine et que vous n’attiriez sur vous l’ire de Dieu. Si quelque consolation ou joie remplit votre cœur, que la raison imprime profondément dans votre cœur la crainte de Dieu, afin que, par l’aide de Jésus-Christ, votre consolation soit modérée, selon qu’il verra vous être plus utile.

ADDITION

Sainte Brigitte étant à Naples, les secrets du cœur d’Elzéar, qui fut ensuite cardinal, lui furent révélés, et quelques autres choses signalées qui lui devaient arriver, lequel, les ayant ouïes, vécut mieux.

CHAPITRE 6

L’an 1361, au mois de mai, le jour de saint Urbain, pape, Jésus-Christ avertit sainte Brigitte de se préparer au voyage de Jérusalem.

Lorsque l'épouse de Jésus-Christ était à Rome, où elle demeurait continuellement, un jour, étant ravie, Notre-Seigneur lui apparut et lui dit : Préparez-vous à aller en pèlerinage à Jérusalem pour visiter mon sépulcre et les autres lieux qui sont là, et vous sortirez de Rome quand je vous le dirai.

CHAPITRE 7

Il est ici traité que le pape et les prêtres, bien qu’ils soient pécheurs et qu’ils ne soient point hérétiques, ne perdent point la puissance d’absoudre.

Il me semblait que, rendant grâces au Dieu tout-puissant et à la Vierge Marie, sa très-digne Mère, la Mère de Dieu me parlait en oraison, me disant les paroles suivantes : Dites à ce frère, mon ami, qui m’a envoyé par vous cette prière, que la vraie foi est, et la parfaite vérité, que si quelqu’un, par l’instigation du diable, avait commis tous les péchés desquels il se confesserait avec contrition et résolution de s’amender, et qu’il demandât humblement pardon à Dieu avec une grande charité et miséricorde, il n’y a point de doute que soudain Dieu tout miséricordieux serait préparé à le recevoir avec une grande joie, comme un père charitable qui verrait son cher enfant retourner à lui, affranchi de quelque grand scandale ou de quelque mort déshonorable et sans comparaison ; la miséricorde divine remet avec plus d’amour les fautes et les péchés à ses serviteurs, que les pères ne pardonnent à leurs enfants, à ceux, dis-je, qui s’humilient, qui se repentent, qui demandent ma miséricorde, et qui font résolution de vouloir plutôt mourir que de m’offenser, et enfin désirent de tout leur cœur être amis de Dieu.

Partant, dites au même frère de ma part que, pour sa bonne volonté et mon oraison, par la bonté divine, tous ses péchés lui seront pardonnés. Dites-lui encore que, pour l’amour de mon oraison, dit la Sainte Vierge à sainte Brigitte, l’amour qu’il a envers Dieu s’augmentera toujours jusques à la mort et ne diminuera point. Dites-lui d’ailleurs qu’il plaît à Dieu, mon Fils, qu’il demeure à Rome, prêchant, donnant bon conseil, oyant les confessions, enjoignant des pénitences salutaires, à moins que son prélat ne l’envoie hors la ville pour quelque affaire légitimement nécessaire. Qu’il reprenne aussi les autres frères avec charité, paroles douces et par doctrine salutaire, afin qu’ils se retirent de leurs fautes ; qu’il fasse en sorte qu’ils gardent leur règle et qu’ils s’amendent avec humilité.

C’est pour cela aussi que je lui déclare que les messes qu’il dit, ses prières et ses lectures me sont agréables ; que comme il se garde de la superfluité des viandes, du boire et du dormir, il se garde aussi de la trop grande abstinence, afin qu’il ne manque ni ne défaille jamais ès œuvres divines et oeuvres manuelles ; qu’il ait aussi des vêtements non superflus, mais nécessaires, selon la règle de saint François, de peur que de la superfluité ne s’ensuivent la superbe et la cupidité ; ma récompense lui sera d’autant plus abondante que ses vêtements seront vils.

Qu’il obéisse aussi avec humilité à son prélat en tout ce qui n’est pas contre Dieu et ce que ce frère pourra faire. Dites-lui aussi de ma part qu’il réponde à ceux qui disent que le pape n’est pas le vrai pape, et que ce que les prêtres font à l’autel n’est pas le vrai corps de Jésus-Christ : Vous tournez le derrière à Dieu, c’est pourquoi vous ne le voyez pas.

Tournez donc la tête vers Dieu, et vous le verrez ; car la vraie foi est que le pape qui est sans hérésie, bien qu’il soit chargé d’une quantité d’autres péchés, pourtant n’est jamais si mauvais à raison de ses péchés ni de ses mauvaises œuvres, qu’il n’ait toujours la pleine puissance et autorité de lier et de délier les âmes, laquelle puissance il a eue par saint Pierre et l'a reçue de Dieu. Certainement, il y a eu des papes, avant Jean, pape, qui sont ensevelis dans l’enfer ; néanmoins, ce qu’ils ont fait avec raison et justement, l’Église l’approuve devant Dieu. Je dis de même que les prêtres sont vrais prêtres, consacrent et font le corps de Jésus-Christ, bien qu’ils soient chargés de péchés, et s’ils ne sont hérétiques, touchent et traitent vraiment Dieu sur l'autel, et administrent les autres sacrements, bien qu’à raison de leurs péchés, ils soient indignes devant Dieu de la gloire céleste.

CHAPITRE 8

Notre-Dame prie pour le Frère susdit et pour ceux qu’il lui recommande.

La Sainte Vierge dit à sainte Brigitte : Dites à ce Frère, mon ami, qu’il ne vous est pas licite de savoir si l’âme de Jean est en enfer ou au ciel, ni des péchés qu’il a emportés avec lui, quand, après la mort, il est venu devant le jugement de Dieu. Mais dites-lui que les Décrétales qu’il a données pour savoir si Jésus-Christ avait de propre, ne contiennent aucune erreur contre la foi catholique ni quelque hérésie. Et de fait, moi qui ai engendré le vrai Dieu, je rends témoignage que mon Fils Jésus-Christ avait une chose de propre, qui était sa tunique, que j’avais faite de mes mains, et cela est témoigné aussi par le prophète en sa personne, disant : Ils ont jeté le sort sur ma robe. Prenez garde qu’il ne dit pas : Sur notre robe, mais : Sur ma robe.

Sachez aussi que quand je le revêtais de cette tunique pour l’utilité de son corps, mes yeux fondaient en larmes, et mon corps séchait de douleur et était affligé d’une grande amertume, d’autant que je prévoyais bien comment on le dépouillerait de cette robe le jour de sa passion, quand, nu et innocent, il serait crucifié par les Juifs. Et c’est sur cette tunique que les bourreaux jetèrent le sort, et pas un n’usa jamais de cette robe que mon cher enfant.

Sachez aussi que tous ceux qui disent que le pape n’est pas le vrai pape, ni que les prêtres ne sont point vrais prêtres, ni bien ordonnés, ni que ce qu’ils consacrent sur l'autel n’est pas le vrai corps de mon Fils, que tous ceux qui sèment ces erreurs sont bouffis de l'esprit du diable de l’enfer. Mais d'autant que les mêmes hérétiques ont commis de si grandes impiétés et des péchés si horribles contre Dieu, étant remplis de l’iniquité diabolique, ils sont damnés, chassés et séparés des chrétiens, au tribunal de la Majesté divine, comme un Judas, qui fut chassé du nombre des apôtres, à raison de ses démérites trop impies, ayant trahi mon cher Fils. Sachez néanmoins que tous ceux qui se voudront amender obtiendront miséricorde.

CHAPITRE 9

Notre-Seigneur commande à sainte Brigitte d’aller à Jérusalem.

Le Fils de Dieu dit à son épouse sainte Brigitte : Allez maintenant, et retirez-vous de Rome pour aller à Jérusalem. Pourquoi vous plaignez-vous de l’âge? Je suis le Créateur de la nature. Je puis affaiblir et affermir la nature. Il me plaît que vous y alliez. Je serai avec vous ; je vous dirigerai et vous ramènerai à Rome, et vous pourvoirai plus que jamais de tout ce qui vous sera nécessaire.

CHAPITRE 10

Défense que les prêtres soient mariés.

Réjouissez-vous éternellement, ô précieux corps de Dieu, en un honneur perpétuel, en continuelle victoire, en éternelle puissance, avec votre Père et le Saint-Esprit, avec la Vierge Marie, votre très-digne Mère, et avec toute la cour céleste ! Louange vous soit, ô Dieu éternel, et actions de grâces infinies, parce qu’il vous a plu de vous faire homme, et avez voulu que le pain fût transubstantié en votre corps, par vos saintes paroles, et l’avez donné en viande comme par un excès d’amour pour le salut de nos âmes !

Il arriva une fois à une personne qui était profondément plongée en l’oraison, qu’elle ouït une voix qui lui disait : O vous à qui sont faites les faveurs d’ouïr et de voir les choses spirituelles, écoutez maintenant ce que je vous veux manifester de cet archevêque qui a dit que, s’il était pape, il donnerait licence à tous les prêtres de se marier, croyant et pensant que cela serait plus agréable à Dieu que de voir les prêtres vivre avec tant de dissolution ; il disait encore que, par ce mariage, s’éviteraient tant de péchés charnels ; et bien qu’en cela il n’entendît pas la volonté de Dieu, néanmoins il était ami de Dieu. Or, maintenant, je vous déclarerai la volonté de Dieu sur cela, car j’ai engendré le Dieu même, et vous signifierez cela à cet archevêque, lui parlant en ces termes : A Abraham fut donnée la circoncision longtemps avant que la loi fût donnée à Moïse, et au temps d’Abraham, les hommes étaient gouvernés selon qu’ils entendaient et selon qu’ils voulaient, et néanmoins plusieurs étaient lors amis de Dieu.

Mais après que la loi fut donnée à Moïse, lors il plut plus à Dieu que les hommes vécussent selon la loi que selon leur volonté. Il en fut de même du précieux corps de mon Fils, car quand il eut institué le saint Sacrement de l’autel, qu’il fut monté au ciel, lors cette loi ancienne était encore gardée, savoir, les prêtres de Jésus-Christ vivaient en un mariage charnel, et néanmoins plusieurs d’iceux étaient amis de Dieu, d'autant qu’ils croyaient en simplicité que cela était agréable à Dieu, comme il lui fut agréable au temps des Juifs, et cela fut observé plusieurs années par les apôtres chrétiens.

Mais cette coutume et observance était abominable et odieuse à toute la cour céleste, et à moi, qui ai engendré le corps de mon Fils, de voir que des mariés touchassent de leurs mains le corps précieux de mon Fils au saint Sacrement, car les Juifs, en leur ancienne loi, n’avaient que l’ombre et la figure de ce sacrement ; mais les chrétiens ont maintenant la vérité même, savoir, Jésus-Christ, vrai Dieu et vrai homme en ce sacrement sacro-saint.

Mais après quelque temps que les prêtres anciens observaient cela, Dieu, par l’infusion de son Esprit, le versa au cœur du pape, pour qu’il ordonnât que désormais les prêtres qui consacreraient le corps précieux de Jésus-Christ ne seraient point mariés ni ne jouiraient des délices infâmes de la chair. Et partant, par l’ordonnance divine et par son juste jugement, il a été justement ordonné que les prêtres vivraient en la chasteté et continence de la chair, autrement qu’ils seraient maudits et excommuniés devant Dieu, et dignes d’être privés de l’office de prêtres, néanmoins que ceux qui s’amenderaient véritablement avec résolution de ne plus pécher, obtiendraient miséricorde de Dieu.

Sachez aussi que si quelque pape donne aux prêtres licence de se marier charnellement, lui-même sera damné de Dieu par la même sentence, comme celui qui aurait grandement péché, à qui on devrait, selon le droit, arracher les yeux couper les lèvres, le nez et les oreilles, les pieds et les mains, et le corps duquel devrait être tout ensanglanté et congelé de froid ; et d’ailleurs qu’on devrait donner ce corps mort aux oiseaux et aux bêtes sauvages : il en arriverait de même à ce pape qui voudrait donner licence aux prêtres de se marier, contre la susdite ordonnance divine, car ce pape serait soudain privé de la vue et ouïe spirituelle, de la parole, des œuvres spirituelles, et toute sa sapience spirituelle défaudrait spirituellement ; et d’ailleurs, son âme descendrait en enfer pour y être éternellement tourmentée et être la proie des démons. Voire si saint Grégoire le pape eût établi cette loi, il n’eût jamais obtenu miséricorde de Dieu, s’il n’eût révoqué une telle sentence.

CHAPITRE 11

D’une révélation concernant l’état d’une reine de Naples.

Je suis le Créateur et le Dieu de toutes choses. J’ai donné aux anges et aux hommes le libre arbitre, afin que ceux qui voudraient faire ma volonté demeurassent avec moi éternellement, et que ceux qui contreviendraient fussent séparés de moi. C’est pourquoi quelques anges sont devenus démons par malice, qui ne voulurent ni m’aimer ni m’obéir. Après, ayant créé l’homme, le diable, voyant ma dilection à son égard, non-seulement a été fait mon ennemi, mais a ému contre moi une guerre, excitant Adam à la prévarication de mes préceptes : et lors le diable prévalut, moi le permettant.

Depuis, le diable et moi sommes en discorde et combattons, car je veux que l'homme vive selon mes volontés, et le diable s’efforce de faire que l'homme cherche et suive ses désirs ; c’est pourquoi dès que j’ai ouvert le ciel par mon sang, le diable a été privé du droit qu’il semblait avoir, et les âmes dignes ont été sauvées et affranchies de la servitude. Lors aussi une loi a été établie qu’il fût en la volonté de l’homme de me suivre, moi qui suis son Dieu, pour obtenir la couronne éternelle ; que s’il voulait suivre les désirs de Satan, qu’il souffrît les supplices éternels.

C’est de la sorte donc que moi et le diable nous combattons, désirant les âmes comme les époux désirent leurs épouses, car je désire les âmes pour leur départir la gloire éternelle, et le diable, pour les assaillir des peines, confusions et douleurs éternelles.

Écoutez ce que cette Reine m’a fait : j’ai permis qu’elle fût exaltée au royaume, etc.

ADDITION

Notre-Seigneur parle, disant : Écrivez qu’est-ce que fait,

1° une pure confession de tout ce qu’on a fait, ayant une ferme volonté de s’amender selon le conseil de son confesseur.

2° Qu’elle pense diligemment en quelle manière elle a versé en son mariage et en son gouvernement, car elle me doit rendre raison de tout.

3° Qu’elle ait la volonté de satisfaire à ceux à qui elle doit, et de restituer ce qu’elle sait être mal acquis, d'autant que l’âme est en danger, tandis qu’elle est détenue, et ne profite rien de donner beaucoup, si on ne paie.

4° Qu’elle ne charge point ses sujets par ses nouvelles inventions, mais que plutôt elle les décharge, car Dieu exauce les gémissements et les cris des misérables.

5° Qu’elle ait des conseillers justes et non cupides, et qu’à tels est le jugement, qui aiment la vérité et qui ne flattent point, qui ne se veulent point enrichir, mais sont contents du nécessaire.

6° Que tous les jours cette reine se souvienne à certain temps des plaies et de la passion de Jésus-Christ, car de là l’amour de Dieu est renouvelé dans nos cœurs.

7° Qu’elle ramasse certain temps les pauvres ; qu’elle leur lave les pieds ; qu’elle les réfectionne ; qu’elle aime ses sujets d’une charité sincère ; qu’elle accorde les dissensions, consolant ceux qui sont injustement offensés.

8° Qu’elle distribue ses dons avec discrétion et selon ses moyens, ne chargeant les unes et soulageant les autres, les enrichissant, mais sagement, relevant quelques-uns et n’opprimant personne.

9° Qu’elle ne considère pas plus l’argent des défaillants que la justice, mais qu’ayant pesé la quantité et qualité du délit, là où elle verra plus d’humanité, elle y porte plus de compassion, chassant toute cupidité.

10° Qu’elle mette toute la peine qu’elle pourra, afin que le royaume demeure en paix après sa mort, car je lui prédis qu’elle n’aura point d’enfant de son ventre.

11° Qu’elle soit contente de la couleur et beauté naturelle dont Dieu l’a ornée, car la couleur étrangère déplaît grandement à Dieu.

12° Qu’elle embrasse une plus grande humilité, et qu’elle s’excite à une plus grande contrition de ses péchés, car elle est devant moi la ruine de plusieurs âmes, une prodigue dispensatrice de mes biens, la verge et la tribulation de mes amis.

13° Qu’elle ait la crainte continuelle dans le cœur, car il y a longtemps qu’elle avait plutôt mené la vie d’une prostituée que d’une reine.

14° Qu’elle retranche d’elle les mauvaises coutumes et les femmes adultères d’auprès d’elle, et qu’elle emploie le reste du temps, qui est bien court, à mon service, car jusques à maintenant, elle m’a tenu comme un homme qui ne penses pas à ses péchés. Qu’elle craigne maintenant et qu’elle vive en telle sorte, de peur qu’elle ne ressente la rigueur de mes jugements ; autrement, si elle ne m’écoute, je la jugerai, non comme reine, mais comme apostatrice et ingrate, et la ferai fouetter de la tête jusques aux pieds, et elle sera en opprobre à moi, aux anges et aux hommes !

D’ailleurs, écrivez, dit Jésus-Christ, en petits mots ces choses : Le Saint-Esprit vous enflammera. Envoyez par mon évêque à la reine ce que vous voyez. Elle voyait en ses vêtements quelque saleté et ordure ; et cette reine était ce singe qui se plaît aux mauvaises odeurs, flairant le derrière puant ; et le venin est dans le cœur, y demeure, et elle se jette dans les précipices.

D’ailleurs, il lui semblait que cette reine avait une couronne d’osier toute pleine d’ordures, et qu’elle était assise nue sur une poutre qui allait tomber. Et soudain elle vit une vierge merveilleusement belle qui lui dit : Cette femme opiniâtre et audacieuse, qui semble devant les hommes la maîtresse du monde, devant Dieu est abjecte comme vous voyez. Et la Vierge ajouta, disant : O femme, pensez au commencement et à la fin ; ouvrez les yeux de votre esprit, et voyez que vos conseillers haïssent mortellement votre âme.

Elle vit encore une autre reine qui semblait être assise en un siège doré, et deux Éthiopiens étaient devant elle, un à la droite et l’autre à la gauche. Celui qui était à la droite dit : O femme-lionne, je t’apporte le sang : prends-le et épanche-le, car le propre désir d’un lion est d’épandre le sang. Celui qui était à gauche dit : O femme, je t’apporte du feu : prends-le, car ta nature est comme de feu, et jette-le dans l’eau, afin que ta mémoire soit dans l’eau, comme elle a été en terre.

Et après apparut une Vierge d’une beauté incroyable, de la présence de laquelle les Éthiopiens s’enfuirent ; elle dit : Cette femme est en danger, si elle est en prospérité ; si elle est affligée, cela lui profitera beaucoup pour la vie éternelle ; mais elle ne veut pas renoncer à ses volontés ni être affligée selon Dieu. Partant, si on l’abandonne à ses volontés, elle ne sera utile pour elle, ni ne servira de consolation à pas un.

Le Fils de Dieu apparut, disant : Cette femme me fait d’autres plaisirs, et partant, pour l’amour des prières de mes amis, je lui veux montrer de fuir l’opprobre des hommes et les dommages de son âme, si elle obéit ; autrement, elle n’évitera point ma justice, d'autant qu’elle n’aura pas voulu ouïr la voix de son père.

La Mère de Dieu parle de M. Gomecé à saint Brigitte, lui disant : Conseillez-lui de faire le droit et l’équité où il pourra. Que s’il sait qu’il ait des choses mal acquises, il ne retarde point de les restituer. Qu’il se donne aussi garde de n’imposer point de nouvelles charges à ses sujets ; qu’il soit content de ce qu’il a, car il lui suffit, s’il le dépense avec discrétion et modération. Qu’il fuit aussi les femmes comme le venin, hormis la sienne. Qu’il ne fasse point la guerre à aucun ni n’y assiste point, sinon qu’il sache avoir juste droit et raison de ce faire. Qu’il fréquente les confessions, reçoive plus souvent le corps de Jésus-Christ, et occupe son esprit certains jours à la mémoire de la passion de mon Fils et de ses peines.

Notre-Seigneur parle d’Antoine de Carlette, disant : Dites à la reine qu’il lui permette de demeurer en son rang ; que s’il monte plus haut, ce sera au dommage de son âme, et lui ni ses amis ne se réjouiront point de son ascendant. Et toutes choses sont arrivées comme elles avaient été prédites.

CHAPITRE 12

Il est ici traité de quelques doutes de l’archevêque de Naples, et de la résolution d’iceux.

Notre-Seigneur parle à son épouse, disant : Dites à cet archevêque que, s’il veut être nommé évêque, il ne doit point imiter les mœurs et les coutumes de plusieurs de ceux qui ne sont pas recteurs de l’Église. J’ai reçu le corps de la Vierge, pour accomplir cette loi par paroles et par œuvres, qui avait été de toute éternité établie en la Divinité, ouvrant le ciel par le sang de mon cœur, et illuminant ma voie par mes paroles et par mes œuvres, afin que tous se servissent de mon exemple pour gagner la vie éternelle.

Mais de vrai, les paroles que j’ai dites et les œuvres que j’ai faites au monde, sont comme oubliées et négligées au monde, au mépris desquelles nul n’a tant contribué que les prélats de l’Église, qui sont pleins de superbe, de cupidité et de pourriture, de dilection corporelle, lesquelles choses sont contraires à mes commandements et aux décrets honnêtes de mon Église sainte, que mes amis ont établie avec grande dévotion après mon ascension, ayant accompli mes volontés au monde ; car ces mauvais prélats de mon Église, remplis de la malignité de l’esprit malin, ont laissé aux hommes des exemples pestifères et mortifères des âmes, et partant, il faut que j’exige d’eux la justice tout entière, faisant sur eux des jugements rigoureux, les effaçant du livre de vie dans le ciel, et les plaçant, dans les abîmes infernaux, auprès de Lucifer, pour y être tourmentés éternellement. Or, vous devez savoir que quant à ceux qui se voudront amender avant la mort, m’aimant de tout leur cœur, et qui se garderont des péchés, je serai tout prêt à leur faire miséricorde.

Dites-lui donc quasi de votre part ces paroles : Monsieur, il arrive quelquefois que, d’une noire cheminée, sort une belle fumée, utile et grandement nécessaire pour faire de belles et excellentes œuvres, et néanmoins, il ne faut pas alors louer la cheminée à raison de la noirceur, mais la louange, l’action de grâces et l’honneur sont dûs à l’ouvrier de ses œuvres. Semblablement c’est une chose indigne de trouver quelque utilité en mes conseils, d'autant qu’alors ce n’est pas à moi, mais à Dieu, qui a fait toutes choses et qui a la parfaite volonté de bien faire, qu’il faudra rendre grâces infinies et un service amoureux.

Monsieur, je commence à vous parler des choses qui touchent le salut de plusieurs, vous conseillant, si vous voulez avoir l’amitié divine, de ne promouvoir point aux ordres sacrés, ni par vous ni par les autres, ceux qui n’auront point été examinés très exactement ; il faut qu’ils soient trouvés capables en vie, science et mœurs, afin qu’ils puissent dignement s’acquitter de leur office, et que ce témoignage vous en soit rendu par des personnes sages, pieuses et dignes de foi, prenant garde que tous les autres évêques de votre archiépiscopat en fassent de même, car personne ne saurait croire combien grande est l'indignation divine contre les évêques qui promeuvent aux ordres ceux qu’ils n’ont pas diligemment examinés. Que s’ils font cela à la supplication des autres, soit par négligence et paresse ou par crainte de déplaire, ils rendront au jour du jugement rigoureusement raison de ce fait.

Je vous conseille aussi de savoir combien et quels sont ceux qui ont charge des âmes en votre diocèse, et que, pour le moins une fois l’an, vous les convoquiez devant vous, et que vous traitiez avec eux, tant du salut de leurs âmes que de celles qu’ils gouvernent. Que si tous ne peuvent en même jour s’assembler, donnez-leur un temps et jour fixes où tous les ans ils viennent à vous, de sorte que pas un ne puisse s’excuser en l'année de prendre conseil de vous ; que vous leur prêchiez aussi quelle vie doivent mener ceux qui ont un office si digne.

Sachez aussi que les prêtres qui ont des concubines et célèbrent les messes, sont autant agréables à Dieu que les habitants de Sodome, que Dieu a submergés en enfer ; et bien que la messe soit la messe en soi, et de même vertu et efficacité, néanmoins le baiser de paix que tels prêtres donnent en la messe, est autant agréable à Dieu que le baiser de Judas, par lequel il trahit le Sauveur de tout le monde. Partant, autant que vous pourrez, retirez-les de ce bourbier par paroles douces, par paroles dures, par menaces et par punition ; oui, efforcez-vous de les retirer de ce bourbier, afin qu’ils s’efforcent de mener une vie chaste, puisqu’ils doivent toucher un si saint et si auguste sacrement, et l'administrer de leurs mains aux fidèles chrétiens.

D’ailleurs, avertissez les autres prélats, chanoines et prêtres qui sont sous le régime de votre église, de se corriger, ni que personne ne croie pas qu’ayant évité la sodomie, la fornication leur soit permise, car les uns et les autres seront condamnés aux supplices éternels.

Je vous conseille aussi que le train de votre famille ne soit point trop grand pour avoir de la vanité, mais qu’il soit modéré selon la nécessité du gouvernement de votre office et selon que votre état l'exige. Partant, les prêtres qui seront en votre compagnie, ayez-les plutôt pour rendre bon témoignage de vous, que pour la pompe et vanité, et qu’ils soient plutôt en petit nombre qu’en grand. Quant aux prêtres qu’on nourrit pour chanter l’office divin, ou pour apprendre, ou pour enseigner aux autres, ou pour écrire, ayez-en tout autant qu’il vous plaira ; et il est très`-expédient que pour ceux-ci, vous ayez un soin particulier de leur correction et du salut de leur âme.

Que vous preniez aussi garde à ce que chacun de vos serviteurs aient son office. Que s’il y en a de superflus pour la vanité, qu’on les renvoie, de peur que votre cœur ne soit élevé, ayant une plus grande famille que vos ancêtres. Quant à ceux que vous tenez plus familiers, il faut que vous songiez incessamment au salut de leurs âmes, sondant avec soin comme un vrai père de famille leurs actions, leur vie, corrigeant leurs mœurs, les réglant et les dressant comme un bon père de famille, afin qu’ils apprennent à fuir le vice, à embrasser la vertu et à aimer Dieu sur toutes choses. De fait, il est plus agréable à Dieu et plus utile à vous que vous n’ayez aucun familier en la maison, s’il ne veut acquiescer à vos saints et salutaires conseils ni amender ses fautes.

Quant aux vêtements, je vous conseille de n’en avoir jamais que trois paires à la fois et de donner tout le superflu à Dieu. Quant aux lits, aux meubles et à tout ce dont il est besoin pour la table, il faut que vous en ayez seulement le nécessaire et l'utile, et que vous donniez le reste à Dieu. Quant à la vaisselle d’argent, n’en retenez que le nécessaire, et non le vain, et de ceux qui mangent à votre table.

Tout ce qui sera superflu, donnez-le d’un esprit gai à Dieu, car ceux qui sont hors de votre table peuvent manger en vaisselle d’étain, de terre, de bois ou de verre, sans honte, car la coutume qui est maintenant en la maison des évêques, où l’or et l'argent abondent trop, est grandement abominable devant Dieu, qui s’est soumis à toute sorte de pauvreté pour l'amour de nous, voyant que la superfluité était grandement dommageable aux âmes. D’ailleurs, donnez-vous garde de la pluralité des mets et de la friandise exquise d’iceux, de la vanité des chevaux de grand prix, mais contenez-vous dans la modestie de leur prix, car ces chevaux ne sont nécessaires qu’à ceux qui combattent pour la défense de la justice, pour la protection de la vie, et non pour la superbe ; mais que, pour les saintes fins, ils s’exposent aux dangers de la vie, car je vous dis que les prélats qui montent de grands chevaux pour leur superbe et vaine gloire, tout autant de fois le diable monte sur leur cœur.

Je sais en effet une personne qui vit des diables comme des Éthiopiens, qui, quand les prélats et cardinaux levaient les pieds par esprit de superbe pour monter sur leurs grands chevaux, levaient et haussaient les pieds sur le col, y montaient et s’y asseyaient par dérision ; et toutes fois et quantes que ces prélats piquaient de leurs éperons leurs chevaux par vanité, tout autant de fois les Éthiopiens, levant leur tête de joie et contentement, poussaient et excitaient leurs cœurs au mal.

Je vous conseille encore de faire que vos vicaires promettent par jurement que, de la part de votre office, ils ne feront rien contre votre justice. Que s’ils contreviennent à leur jurement, punissez-les selon la justice. Que si vous faites comme il a dit, vous aurez votre conscience en bon état.

Je vous conseille encore, pour la consolation des âmes de vos défunts, sur lesquelles vous m’avez interrogée, pour savoir si elles étaient en purgatoire ou non, et quelles aumônes il fallait faire pour elles : je vous dis que vous devez faire dire tout un an deux messes tous les jours, et que vous réfectionniez deux pauvres aussi tous les jours, et donniez toutes les semaines un florin de monnaie aux pauvres.

Dites aussi aux prêtres qu’ils corrigent leurs paroisses pour les manifester ; que s’ils ne veulent les corriger, corrigez-les vous-même. Or, si vous en connaissez quelques-uns qui agissent contre Dieu et qui manquent manifestement contre la justice, quand ils seraient les plus grands tyrans, de sorte que vous ne pourriez exercer la justice, dites-leur lors doucement et prudemment qu’ils se corrigent ; que s’ils ne veulent obéir, laissez-les au jugement de Dieu, qui regardera votre bonne volonté, car il ne faut pas qu’un agneau doux montre les dents contre les loups furieux, car le loup se rendrait plus farouche ; néanmoins on doit les protéger contre le danger de leur âme avec amour et charité, comme le père fait à ses enfants quand ils lui sont contraires, car vous n’êtes pas tenu de laisser les corrections pour la crainte de votre corps, si ce n’est que le danger des âmes ne s’ensuivît.

CHAPITRE 13

De l'âme du fils de sainte Brigitte. Des jugement et accusation, etc.

La Sainte Vierge Marie parla à sainte Brigitte disant : Je veux vous dire comment j’ai fait avec l’âme de Charles, votre fils, quand elle était séparée de son corps. Certainement, j’ai fait avec lui comme fait la personne qui assiste une femme en ses couches, et qui veille à ce qu’aucun accident n’arrive au nouveau-né, prenant aussi garde que les ennemis ne puissent tuer l’enfant : j’en ai, dis-je, fait de même, car de fait, j’ai été auprès de votre Fils Charles un peu avant qu’il rendît l’esprit, afin de lui ôter de la mémoire l’amour charnel, afin que, par le mouvement de cet amour, il ne fît quelque chose contre moi par pensée ou par œuvre, ou qu’il ne voulût omettre quelque chose qui plût à Dieu, et qu’il ne voulût faire quelque chose contre la divine volonté au dommage de son âme.

Je l'ai trouvé aussi en ce moment où il ne souffrait pas seulement une dure peine de la mort, mais de la peur qu’il avait de son inconstance et de ne se souvenir pas de Dieu, ou de désespérer. Je l’ai gardé en telle sorte, gardé son âme de ses ennemis mortels, c’est-à-dire, des démons, que pas un ne le pouvait toucher ; mais soudain que son âme fut sortie du corps, je la reçus en ma garde et protection, d’où vient que les troupes des démons s’enfuirent bientôt, bien que leur malice tendît à la dévorer et à la tourmenter éternellement.

Mais comment le jugement dudit Charles a-t-il été fait? Je vous le dirai quand bon me semblera.

Après l’intervalle de quelques jours, la Sainte Vierge apparut à sainte Brigitte qui veillait en l’oraison, et lui dit : La divine bonté veut que vous voyiez maintenant le jugement de l’âme de votre fils, quand elle sortit du corps, qui fut rendue en un moment devant l’incompréhensible majesté divine. Cela vous sera montré par intervalles, par similitudes corporelles, afin que vous le puissiez mieux comprendre.

Donc, en la même heure, sainte Brigitte se vit porter en un grand et beau palais, où elle se voyait, et où elle voyait Notre-Seigneur Jésus-Christ assis en son siège de Juge, comme un empereur qui a sa couronne en sa tête, accompagné d’une infinité d’anges et de saints ; et auprès de lui, elle voyait sa très-digne Mère attentive au jugement.

Elle voyait encore devant le juge une âme nue comme un enfant qui vient de naître, craintive, effrayée et quasi aveugle, de sorte qu’elle ne voyait rien de ce qui était en sa conscience, mais comprenait bien ce qu’on faisait dans le palais. Un ange était à la droite du Juge auprès de l’âme, et un diable à gauche, mais ni l’un ni l’autre ne touchaient point l'âme. Lors enfin le diable cria, disant : Oyez, ô Juge tout-puissant, je me plains devant vous qu’une femme, qui est ma Dame et votre Mère, que vous aimez tant que vous l’avez rendue puissante sur le ciel, sur la terre et sur les diables de l’enfer, m’a fait certainement injustice touchant cette âme qui est ici assistante, car je devais, selon le droit et la justice, la prendre dès qu’elle fut séparée de son corps, et la présenter au jugement ; et voici que cette femme, votre Mère, s’en est saisie, dès qu’elle a trépassé, et l'a présentée en jugement en sa puissante tutelle.

Et lors Marie, Mère de Dieu et Vierge, répondit en ces termes : O diable, oyez ma réponse. Quand vous fûtes créé, vous compreniez bien cette justice qui était en Dieu de toute éternité, aussi au-delà du temps et sans principe ; vous eûtes aussi le libre arbitre de faire ce qui vous plairait le plus, et bien que vous ayez plutôt choisi de haïr Dieu que de l'aimer, vous entendez néanmoins ce qu’il devait faire selon la justice.

Je vous dit donc qu’il appartenait plus,selon la justice, de présenter cette âme devant le Juge qu’à vous, car quand cette âme était dans le corps, elle eut un grand amour envers moi, pensant souvent en son esprit que Dieu m’avait daigné faire sa Mère, et qu’il m’avait sublimement exaltée et avantagée sur toutes les créatures ; et de là elle commença d’aimer Dieu avec tant de ferveur qu’elle disait dans son cœur : Je me réjouis tellement que Dieu ait voulu exalter la Sainte Vierge, sa Mère, sur toutes les créatures, que je ne changerais pas cette joie avec toutes les joies du monde ; voire je la préfère à tous les plaisirs du monde ; voire elle eût plutôt voulu pâtir le supplice de l'enfer que vouloir que la Sainte Vierge diminuât en un seul point sa grandeur et sa dignité. Partant, que bénédictions soient rendues pour cette grâce-là, et pour la gloire dont il a comblé sa très-chère Mère ! oui, que grâces en soient rendues éternellement !

Partant, voyez, ô diable, voyez maintenant avec quelle volonté celui-ci est mort. Que vous en semble donc? N’était-il pas plus juste que son âme vînt en la défense de mes mains avant le jugement de Dieu, ou dans les vôtres, pour être tourmentée cruellement ?

Le diable répondit : Le droit ne voulait pas que cette âme tombât en mes mains, puisqu’elle vous a plus aimée que soi-même, avant que le jugement fût fait. Mais bien que la justice le voulant ainsi, vous lui ayez fait cette grâce avant le jugement, néanmoins, après le jugement, ses œuvres la condamneront à être punie par mes mains.

Maintenant, ô Reine, je vous demande pourquoi vous avez chassé tous les démons de la présence de son corps, quand l’âme sortait, de sorte que pas un de nous ne lui a pu donner quelque horreur ou lui causer quelque effroi.

La Vierge Marie répondit : J’ai fait cela à raison du grand amour qu’il me portait et pour la grande joie qu’il a eue que je fusse Mère de Dieu : c’est pourquoi je lui ai impétré de mon Fils la grâce que nul esprit malin ne s’approcherait de lui, en quelque lui qu’il fût ni où il est maintenant.

Après cela, le diable parla au Juge, disant : Je sais que vous êtes la justice et la patience même ; vous ne jugez pas moins l’injustice au diable qu’à l’ange : jugez-moi donc cette âme, car en cette sagesse que j’ai eue quand vous m’avez créé, j’avais écrit tous ses péchés ; je les avais aussi gardés en la malice que j’avais quand je descendis du ciel, car lorsque cette âme fut parvenue en cet état de discrétion qu’elle pouvait entendre que ce qu’elle faisait était péché, lors la propre volonté l’attirait plus pour vivre en la superbe du monde et dans les voluptés charnelles qu’à y résister.

L’ange répondit : Quand, premièrement, sa mère entendait que sa volonté se portait au péché, soudain elle y remédiait par des œuvres de miséricorde et par prières continuelles, afin que Dieu en eût pitié et qu’il ne s’éloignât point de son devoir, à raison de quoi il obtint la crainte de Dieu. Partant, tout autant de fois qu’il tomba dans les péchés, il s’allait confesser dès l’instant.

Le diable répondit là-dessus : Il faut que je raconte ses péchés. Et dès qu’il voulut commencer, il s’écria, et se plaignait, et cherchait en son chef et membres qu’il semblait avoir, et il semblait tout tremblant et troublé, et il dit : Malheur à moi, misérable ! J’ai perdu ma longue peine, car mon écriture est, non-seulement effacée, mais encore abolie ; voire tous mes codes sont brûlés, dans lesquels j’avais écrit ses péchés ; je ne me souviens pas plus du temps où il a péché que de ses péchés.

L’ange dit alors : Les larmes de sa mère, ses oraisons ont fait cela, de sorte que Notre-Seigneur, compatissant à ses larmes, a donné à son Fils telle grâce qu’il eût la contrition de chaque péché qu’il avait commis, faisant une humble confession, poussé à cela par les feux du divin amour, c’est pourquoi ses péchés sont effacés et abolis de ta mémoire.

Le diable répondit, assurant qu’il en avait un sac plein d’écritures, par lesquelles il montrerait que ce soldat avait voulu corriger et amender sa vie, mais qu’il n’en avait rien fait : c’est pourquoi, dit-il, je suis obligé de le tourmenter jusques à ce qu’il ait satisfait par la peine, puisqu’il n’avait eu soin de s’amender durant sa vie.

L’ange répondit : Ouvrez votre sac, et demandez jugement sur les péchés pour lesquels vous êtes obligé de le châtier.

Cela étant dit, le diable cria comme un fol, disant : Je suis dépouillé de ma puissance, car non-seulement le sac m’est ôté, mais aussi les péchés dont il était rempli. Le sac était paresse et lâcheté, dans lequel j’avais mis toutes les causes et raisons dont il devait être puni, d'autant que sa lâcheté lui avait fait omettre de faire ce qu’il devait.

L’ange répondit : Les larmes de sa mère ont pris le sac et effacé les écritures, tant elles étaient agréables à Dieu !

Le diable répondit : J’ai encore quelques choses à dire, savoir, ses péchés véniels.

L’ange répondit : Il eut la volonté de sortir de son pays pour aller en pèlerinage visiter les lieux saints, laissant ses biens et ses amis, visitant les lieux sacrés avec grande peine, et il a accompli cela, se préparant, dès qu’il a été digne d’obtenir de l’Église indulgence de ses péchés. Il désirait encore apaiser Dieu par l’amendement de ses péchés, d’où vient que toutes les causes que vous dites avoir été écrites sont abolies.

Le diable répondit : Je dois pourtant le punir pour tous les péchés véniels qu’il a commis, car ils ne sont point effacés par les indulgences, car il y en a mille milliers qui sont écrits en ma langue.

L’ange répondit : Étendez la langue et montrez l’écriture.

Le diable répondit avec un grand cri comme un fol : Malheur à moi ! Je n’ai pas un seul mot à Dieu, car ma langue m’est coupée avec toutes ses forces.

L’ange répondit : Sa mère a fait cela par ses prières continuelles et par ses travaux assidus, car elle aimait son âme de tout son cœur : c’est pourquoi il a plu à Dieu, par la charité de sa Mère, de pardonner tous les péchés véniels qu’il avait commis dès son enfance jusques au dernier période de sa vie, c’est pourquoi votre langue défaut par la force de la sienne.

Le diable répondit : J’ai encore une chose dans mon cœur que je garde soigneusement et que personne ne pourra effacer : c’est qu’il a acquis quelques choses injustement, lesquelles il ne s’est pas souvenu de rendre.

L’ange répondit : Sa mère satisfit à cela par prières, oraisons et œuvres de miséricorde, de sorte que la rigueur de la justice a été flétrie par les douceurs de la miséricorde, et Dieu lui donna une parfaite volonté, sans pardonner à ses biens, de vouloir satisfaire à tous, selon qu’il avait eu quelque chose injustement. Or, Dieu a pris cette volonté pour l’effet, car il ne voulait point vivre plus longtemps. Il faut donc que ses héritiers y satisfassent comme ils pourront.

Le diable répondit : Si je n’ai puissance de le punir pour ses péchés, il faut que je le châtie pour n’avoir exercé les bonnes œuvres et acquis les vertus, quand il eut un bon sens et un corps sain, car les vertus et les bonnes œuvres sont les trésors qu’il devait apporter avec lui dans le ciel. Permettez-moi donc de suppléer à cela avec peines et afflictions, et en ce qu’il a manqué ès œuvres vertueuses.

L’ange dit : Il est écrit qu’on donnera à celui qui demande, et qu’on ouvrira à celui qui heurte. Écoutez donc, ô diable ! Sa mère a heurté avec persévérance, par ses prières amoureuses, à la porte de la miséricorde, pour lui, l’espace de trente ans, épanchant plusieurs larmes, afin que le Dieu de son cœur daignât verser son Saint-Esprit en son cœur, de sorte que son fils eût donné pour le service de Dieu ses biens, son corps et son âme, car l’amour de ce soldat était si ardent qu’il ne se plaisait à vivre que pour suivre la volonté divine.

Et voici que Dieu, étant dès longtemps prié, versa en son cœur le fruit de ses bénédictions, et la Mère de Dieu suppléa à tout ce qui lui manquait concernant les armes spirituelles, et des vêtements que les soldats du ciel doivent avoir pour entrer en la gloire du souverain Empereur. Les saints aussi, placés au royaume céleste, que ce soldat a aimés, étant au monde, lui ont donné consolation de leurs mérites et l'ont assisté par leur intercession. Il a thésaurisé un trésor comme les pèlerins qui changent tous les jours les biens périssables en biens éternels ; et d'autant que lui en a fait de même, il obtiendra la joie et l’honneur éternel pour le désir qu’il a eu d’aller à Jérusalem, et de ce qu’il a désiré d’exposer sa vie en bataille pour remettre la terre sainte au domaine des chrétiens, afin que le saint sépulcre de Notre-Seigneur eût la due révérence, s'il eût été suffisant et capable pour cela, il l’eût fait. Partant, criez, ô diable ! Vous n’avez rien à dire sur ce manquement : il n’a pas tenu à lui.

Le diable répondit : Il lui reste une couronne, car si je lui en pouvais faire quelqu'une imparfaite, je le ferais franchement.

L’ange repartit : Il est certain que tous ceux qui se surmonteront, se repentant de leurs péchés, se conformant aux volontés divines et aimant Dieu de tout leur cœur, obtiendront la grâce de Dieu. Il plaît encore à Dieu de leur faire une couronne de sa couronne triomphante, de son précieux corps, s’ils sont purifiés selon la rectitude de la justice : partant, ô diable, il n’est pas convenable que vous contribuiez en rien à sa couronne.

Lors le diable, oyant ces choses, s’écria et rugit impatiemment, disant : Malheur à moi, d'autant que toute ma mémoire est ôtée ! Je ne me souviens plus en quoi ce soldat a suivi mes volontés ! et, ce qui est plus admirable, j’oublie comment il s’appelait quand il vivait au monde.

L’ange répondit : Sache qu’il s’appelle maintenant fils de larmes.

Le diable, criant, dit : Oh ! que maudite est cette truie, sa mère, qui a un ventre si long qu’elle y a pu contenir tant de larmes ! Elle est maudite de moi et de tous mes compagnons.

L’ange dit : La malédiction redonde en l’honneur de Dieu, et bénédiction à tous ses amis !

Lors Jésus-Christ, Juge, parla, disant : Retire-toi, diable ennemi. Après il dit au soldat : Venez, ô mon bien-aimé ! Et soudain le diable s’enfuit.

Lors l’épouse, voyant ceci, dit : O vertu éternelle et incompréhensible, vous êtes Dieu incompréhensible, ô Jésus-Christ ! Vous versez dans les cœurs toutes les bonnes pensées, l’oraison et les larmes ; vous cachez vos dons et vos faveurs, donnant pour eux les prix éternels. Or, honneur, service et actions de grâces vous soient rendus de toutes les créatures, ô mon Dieu très-doux ! Vous m’êtes très-cher et plus cher que le corps et l’âme.

L’ange parla aussi à la même épouse, lui disant : Vous devez savoir que cette vision vous est, non-seulement montrée pour votre consolation, mais aussi afin que les amis de Dieu entendent combien il se plaît à nous bien faire, à raison des prières, oraisons et larmes de ses amis qui prient et font de bonnes œuvres pour l’amour des autres avec amour et persévérance. Vous devez aussi savoir que ce soldat, votre fils, n’eût pas eu une telle grâce, si, dès son enfance, il n’eût eu la volonté d’aimer Dieu et ses amis, et de s’amender des chutes du péché.

CHAPITRE 14

De l’indulgence et de la grâce qu’ont les pèlerins en visitant le saint Sépulcre.

Le Fils parlait à l’épouse : Quand vous entrâtes dans le temple dédié par mon sang, vous étiez tellement purifiée des fautes commises, comme quasi si lors vous étiez lavée dans le baptême ; et pour les peines que vous avez prises venant en ce lieu, et pour les dévotions que vous y avez rendues, quelques âmes de vos proches parents ont été délivrées du purgatoire, sont entrées dans le ciel et jouissent de ma gloire, car tous ceux qui viennent en ce lieu avec une volonté parfaite de s’amender et de mener une meilleure vie, ne voulant plus retomber en leurs premières fautes, leurs péchés leur sont pardonnés, après s’être dûment confessés, et la grâce augmente en eux.

CHAPITRE 15

De la passion de Notre-Seigneur, que sainte Brigitte vit à Jérusalem.

Pour le jour de la Passion.

Lorsque j’étais au mont de Calvaire, dit sainte Brigitte pleurant amèrement, je vis Notre-Seigneur tout nu, flagellé, conduit par les Juifs pour être crucifié, et il était soigneusement gardé par eux. Je vis lors aussi un trou en la montagne, et les bourreaux préparés pour exercer leur cruauté sur Jésus-Christ ; et se tournant vers moi, il me dit : Considérez qu’en ce trou de la pierre, le pied de ma croix fut fiché.

Et soudain je vis en quelle manière les Juifs avaient fiché la croix et l’avaient affermie avec de grands coins de bois, afin qu’elle ne branlât point ; et puis, on mit des degrés et des tables, afin que les bourreaux, étant montés là, pussent me crucifier avec dérision et moqueries. Et moi, je suis monté très-franchement, lui dit Notre-Seigneur, comme un agneau sans tache, doux et mansuet, conduit à la boucherie. Et étant monté là, j’étendis mes bras, non par contrainte, mais franchement ; et ayant ouvert ma main droite, je la posai sur la croix, laquelle les bourreaux cruels et barbares crucifièrent soudain, la perçant avec un gros clou, à la partie où les os étaient plus solides ; et tirant et étendant la main gauche, ils la crucifièrent de même. Après, ayant tiré le corps outre mesure et ayant joint les pieds, ils les crucifièrent avec deux clous, et ils étendirent avec tant de véhémence le corps et les membres que quasi les nerfs, les veines et les muscles se rompaient. Ce qu’ayant fait, ils remirent sur ma tête la couronne d’épines, laquelle ils m’avaient ôtée pour me crucifier, les épines poignantes de laquelle percèrent si bas que mes yeux furent soudain remplis de sang, ainsi que tout mon visage, mes oreilles et ma barbe ; et soudain après, les bourreaux retirèrent les câbles attachés à la croix, et la croix demeura seule, et Jésus crucifié en icelle.

Et lors étant remplie de douleur, je regardais la cruauté des Juifs. Je vis aussi la Mère de Dieu plongée dans les douleurs, abîmée en ses pleurs, et consolée par saint Jean, et par les autres sœurs, qui étaient lors non guère loin de la croix, à droite. La douleur de la Mère transperça tellement mon cœur qu’il me semblait qu’un glaive outreperçait mon cœur d’une amertume incomparable ; et enfin, la Mère, se levant comme anéantie de douleur, regarda son Fils, soutenue des deux sœurs, étant toute ravie dans les excès des douleurs, vivante et animée de la douleur du glaive. Le Fils, la regardant avec les autres, ses amis tous éplorés, la recommanda à saint Jean d’une voix pleurante. Je connaissais bien à son geste et à sa voix que son cœur était outrepercé de douleur comme d’un glaive, de voir la douleur de sa Mère.

Lors ses yeux très aimables et beaux apparaissaient à demi morts ; sa bouche était sanglante et ouverte, son visage pâle, sa face avalée, anéantie et toute sanglante ; tout son corps était livide, meurtri, et languissant à raison du sang qui coulait toujours. Sa peau et la chair vierge de son corps étaient si tendres et si délicates que le moindre coup qu’on lui donnait paraissait au dehors. Il s’efforçait quelquefois de s’étendre sur la croix, à cause de l’excès de la douleur qu’il ressentait, d'autant que la douleur de tous ses membres montait sur le cœur et le vexait cruellement d’un martyre trop amer, et de la sorte, sa mort était prolongée avec un tourment très cruel et une douleur qui n’a point d’égale ; et lors, étant dans les angoisses de la douleur et proche de la mort, il cria à son Père d’une haute et pleurante voix, disant : O Père, pourquoi m’avez-vous délaissé ?

Il avait alors les lèvres pâles et la langue sanglante, le ventre enfoncé adhérent au dos, comme si au-dedans il n’y eût pas eu d’entrailles. Il cria encore pour la seconde fois avec une grande douleur : O Père, je remets mon esprit en vos mains ; et élevant un peu la tête, soudain il l’abaissa, et ainsi, il rendit l’esprit. Ce que sa Mère voyant, elle trembla toute par l’excès de la douleur qu’elle souffrait ; peu s’en manqua qu’elle ne tombât à terre, si les sœurs ne l’eussent soutenue.

Lors ses mains se retirèrent du lieu où elles étaient attachées à raison du grand poids du corps, et de la sorte, son corps se soutenait sur les clous des pieds. Or, ses doigts et ses mains étaient plus tendus qu’auparavant ; ses épaules étaient comme collées à la croix. Lors enfin les Juifs qui étaient là commencèrent à crier contre la Mère, se moquant d’elle. Les uns disaient : Marie, ton Fils est mort maintenant. D’autres lui disaient des paroles de moquerie, et un de la troupe vint avec une grande furie et donna un coup de lance au côté droit avec une telle violence que quasi la lance passa de l’autre côté. Lorsqu’on arrachait la lance du corps, il sortit un grand ruisseau de sang qui teignit toute la lance. La Mère de Dieu, voyant cela, trembla avec un grand gémissement, de sorte qu’on lisait sur sa face que son cœur était outrepercé d’un glaive de douleur.

Or, ces choses étant accomplies, les troupes se retirant, quelques-uns des amis déposèrent le corps de Notre-Seigneur de la croix, que sa Mère reçut entre ses bras, lequel ils mirent sur mon giron. Je nettoyai toutes ses plaies et son sang ; je fermai ses yeux, les baisant, et l’enveloppai en un drap pur et net ; et de la sorte, ils le conduisirent au sépulcre avec un grand pleur et une grande douleur.


[1] Elzéar.

   

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