CHAPITRE 38
Notre-Seigneur
Jésus-Christ dit à son épouse qu’il y a deux esprits, l’un bon et
l’autre mauvais. Or, les signes du Saint-Esprit sont la douceur de
l’esprit et la gloire ; et les signes du mauvais esprit sont
l’anxiété et l’inquiétude de l’esprit procédant de la cupidité ou de
la colère.
Le Fils de Dieu parle à
son épouse, disant : Le bon esprit est au cœur de l’homme. Or, quel
est ce bon esprit, sinon Dieu ? qu’est Dieu sinon la gloire et la
douceur des saints ? Dieu est en eux, ils sont en lui ; et lors ils
ont tout le bien quand ils ont Dieu, sans lequel rien n’est bon.
Partant, celui qui a l’Esprit de Dieu a Dieu, et toute la milice
céleste et tout bien ; Semblablement, quiconque a le mauvais esprit
en soi, a tout le mal en soi. Or, quel est cet esprit mauvais, sinon
le diable ?
Or, le diable n’est que
peine et tout mal. Celui donc qui a le diable a en soi la peine et
tout le mal. Or, comme l’homme de bien ne ressent point d’où ou
comment est versées en soi la douceur du Saint-Esprit, ni ne la peut
goûter parfaitement, bien qu’en partie, de même l’homme mauvais,
quand il est angoissé par les cupidités, quand il soupire après les
ambitions, quand il est blessé de colère, ou corrompu par la luxure
ou d’autres vices, a une peine du diable et un indice de l’éternelle
inquiétude, bien qu’en cette vie, on ne puisse la comprendre comme
elle est. Malheur à ceux qui adhèrent à cet esprit !
L’épouse voyait que le
démon présentait au jugement divin sept livres contre l’âme d’un
soldat décédé ; mais le bon ange présenta pour lui un livre où l’âme
n’était point damnée éternellement, d’autant que, le diable
l’ignorant, elle s’était repentie intimement à la fin de ses jours.
Elle est néanmoins condamnée, dans le purgatoire, à sept peines, à
raison de ses péchés, jusques au jour du jugement, car elle avait
autant désiré de vivre. Mais Jésus-Christ révèle trois remèdes par
lesquels elle pourrait être affranchie plus tôt ; et de fait,
soudain trois peines lui ont été remises par les prières de la
Sainte Vierge et des saints. La supplication du bon ange ne fut pas
soudain exaucée, mais différant à quelque temps, Jésus-Christ la met
en délibération.
CHAPITRE 39
Un démon apparut au
jugement divin, qui tenait une âme d’un décédé toute tremblante
comme un cœur pantelant. Ce démon dit alors au Juge : Voici de la
proie. Ton ange et moi avons suivi cette âme depuis sa naissance
jusques à la fin de ses jours, mais lui pour la conserver, et moi
pour la ruiner. Tous deux nous la guettions comme des chasseurs ;
mais néanmoins, elle est à la fin tombée en mes mains, et pour
gagner à moi, je me suis comporté avec toute sorte d’impétuosité,
comme un torrent quand la brèche est faite, à qui rien ne résiste,
sinon quelque digue, c’est-à-dire, votre justice, laquelle n’est pas
encore éprouvée contre cette âme ; c’est pourquoi je ne la possède
pas encore assurément. Je la désire aussi avec autant d’ardeur qu’un
animal affamé, voire si enragé de faim qu’il mande ses membres.
Donc, d’autant que vous êtes juste Juge, pourquoi est-elle plutôt
tombée en mes mains qu’en celles de son ange ?
Le Juge répondit :
d’autant que ses péchés sont en plus grand nombre que ses bonnes
œuvres. Puis le Juge demanda : Montrez lesquelles.
Le démon répondit :
J’ai un livre tout plein de ses péchés.
Le Juge lui dit : Quel
est le nom de ce livre ?
Le démon répondit : Son
nom est Désobéissance. En ce livre sont sept livres, et chacun a
trois colonnes, et chaque colonne a plus de mille paroles, mais non
moins de mille ; quelques-uns en ont plus.
Le Juge répondit :
Dites les noms de ces livres, car bien que je sache toutes choses,
néanmoins, dites-les, afin que votre volonté et ma bonté soient
connues.
Le démon répondit : Le
nom du premier livre est la Superbe, et en icelui sont trois
colonnes : la première est la superbe spirituelle en sa conscience,
d’autant qu’il s’enorgueillissait de la bonne vie, qu’il croyait
avoir meilleure que les autres ; il s’enorgueillissait encore de son
esprit et de sa conscience, qu’il estimait plus sages que les autres
La deuxième colonne était d’autant qu’il s’enorgueillissait des
biens qui lui avaient été donnés, des vêtements et des autres
choses. La troisième était d’autant qu’il s’enorgueillissait de la
beauté de ses membres, de sa noble race et de ses œuvres. Et en ces
trois colonnes, il y avait des paroles infinies comme vous
connaissez mieux.
Le deuxième livre était
la Cupidité. Ce livre avait trois colonnes : la première était
spirituelle, d’autant qu’il a cru que ses péchés n’étaient pas si
grands qu’on le disait, et indignement a-t-il désiré le royaume
céleste, qui ne se donne qu’aux purs. La deuxième, d’autant qu’il a
plus désiré d’être au monde qu’il n’était nécessaire, et que sa
volonté ne tendait qu’à rendre recommandables son nom et sa race,
afin de nourrir ses héritiers, non à l’honneur de Dieu, mais à
l’honneur du monde.
La troisième fut qu’il
désirait l’honneur du monde et d’exceller par-dessus les autres, et
en ces choses, comme vous connaissez, il y a des paroles
innombrables par lesquelles il recherchait les faveurs et
bienveillances, par lesquelles il acquérait des biens temporels.
Le troisième livre est
l’Envie. Celui-ci a trois colonnes : La première fut en l’esprit ;
il enviait ceux qui excellaient sur lui et avaient plus que lui. La
deuxième, d’autant qu’il a reçu par envie les biens de ceux qui en
avaient plus besoin que lui. La troisième, que, par envie, il a nui
secrètement au prochain par ses conseils, tant par lui que par les
siens, et aussi publiquement, tant par paroles que par faits, tant
par soi que par les siens, et a aussi incité les autres à des choses
semblables.
Le quatrième livre est
l’Avarice, dans lequel il y avait trois colonnes : La première était
l’avarice dans son esprit, car il ne voulut jamais enseigner ce
qu’il savait, dont les autres eussent pu prendre quelque consolation
ou profit, pensant à ce qui suit : Quel profit m’en reviendra-t-il,
si je donne tel ou tel conseil ? Quelle récompense en aurai-je, si
je lui profite, en lui donnant conseil ? Et ainsi, celui qui lui
demandait conseil, s’en retournait grandement affligé, pouvant être
instruit de lui et ne l’étant point, le pouvant édifier et ne le
faisant point.
La deuxième colonne est
que, pouvant purifier ceux qui étaient en dissension, il ne le
voulait point faire, et pouvant consoler ceux qui étaient en
trouble, il n’en voulait rien faire. La troisième colonne était
l’avarice en ses biens, d’autant que, s’il lui fallait donner un
denier pour Dieu, il s’en affligeait grandement, et il en eût donné
cent pour l’honneur du monde. Or, en ces colonnes sont des paroles
infinies, comme vous le savez très-bien. Vous savez toutes choses,
et rien ne vous peut être cache ; mais vous me contraignez de parler
par votre puissance, afin que les autres profitent.
Le cinquième livre est
la Paresse ; il a aussi trois colonnes : La première : il était
fainéant aux bonnes œuvres pour votre honneur et pour accomplir vos
préceptes, car pour avoir repos ne son corps, il a perdu son temps.
L’utilité et la volupté de son corps lui étaient très-chères. La
deuxième colonne : il était oisif en ses pensées, car quand vous lui
inspirez quelque pensée, la contrition ou quelque connaissance
spirituelle, elles lui semblaient trop longues, et il en retirait
son esprit, et le portait aux joies du monde, qui lui plaisaient
beaucoup. La troisième : il était lâche à parler, à prier pour son
utilité et celle d’autrui, et surtout pour votre honneur, et fervent
à dire des paroles de gausserie et cajolerie. Or, combien grand en
est le nombre et la quantité, vous seul le connaissez.
Le sixième livre était
la Colère ; il avait trois colonnes : La première : d’autant qu’il
se colérait contre son prochain des choses qui ne lui étaient point
utiles. La deuxième : d’autant qu’il a laissé le prochain par sa
colère en ses œuvres, d’autres fois en aliénant le sien. La
troisième : d’autant que, par sa colère, il troublait son prochain.
Le septième livre était
la Volupté ; il avait aussi trois colonnes : La première : d’autant
qu’il était impudique dans ses paroles et dans ses actes.
La deuxième : il était
trop pétulant en ses paroles impures. La troisième était qu’il
nourrissait trop délicatement son corps, se préparant des
superfluités de mets délicats pour contenter sa sensualité et pour
être estimé grand. En cette colonne, il y a plus de mille paroles.
Il demeurait à table plus longtemps qu’il ne devait, ne considérant
pas le temps qu’il y restait, non pour cajoler ni pour recevoir plus
que la nature ne requérait mais bien pour prier ou travailler.
Voici, ô Juge, que mon
livre est rempli. Adjugez-moi donc cette âme.
Or, le Juge ne disant
mot, la Mère de miséricorde, qui semblait être fort loin,
s’approchant, dit : Mon fils, je veux disputer de la justice contre
ce diable.
Le Fils répondit : Ma
chère Mère, si la justice n’est pas déniée au diable, pourquoi vous
serait-elle déniée, à vous qui êtes ma Mère et la Reine des anges ?
Vous pouvez aussi et savez toutes choses en moi, mais vous parlerez,
afin que les autres connaissent combien je vous aime.
Lors la Mère parlait au
diable, disant : Je te commande de répondre à trois choses que je te
demande ; et bien que tu le fasses à regret, tu y es obligé par la
justice, d’autant que je suis ta maîtresse. Dis-moi, ne sais-tu pas
toutes les pensées des hommes ?
Le diable dit : Non,
sinon celles-là qui se manifestent par l’œuvre extérieure, et ce que
j’en puis conjecturer de sa disposition, celles que je suggère dans
le cœur, car bien que j’aie perdu ma dignité, néanmoins, par la
subtilité de ma nature, il m’est demeuré tant de sagesse que par la
disposition de l’homme, j’entre dans l’état de l’esprit, mais je ne
puis pas connaître les bonnes pensées des hommes.
La Sainte Vierge lui
dit encore : dis-le-moi, ô diable, bien que contraint : qu’est-ce
qui peut effacer les écrits de ton livre ?
Le diable répondit :
Une seule chose, qui est la charité, car quiconque l’obtient dans
son cœur, soudain l’écriture de mon livre est effacée.
La Sainte Vierge lui
dit pour la troisième fois : Dis-moi, ô diable ! quelqu’un peut-il
être si méchant et si corrompu qu’il ne puisse venir à résipiscence
pendant qu’il vit ?
Le diable répondit : Il
n’y en a pas un qui, s’il veut, ne le puisse avec la grâce, car
quand quelque pécheur que ce soit change sa mauvaise volonté en une
bonne, est atteint des feux de la charité divine et veut demeurer
ferme en icelle, tous les démons ne sauraient le retenir.
Ces choses étant ouïes,
la Mère de miséricorde dit à ceux qui étaient à l’entour d’elle :
Cette âme, à la fin de sa vie, s’est convertie à moi et m’a dit :
Vous êtes Mère de miséricorde et faites miséricorde aux misérables.
Je suis indigne de prier votre Fils, d’autant que mes péchés sont
trop grands et ne trop grande quantité ; j’ai trop provoqué sa
colère, aimant plus mes voluptés et le monde que Dieu, mon
Créateur : partant, je vous supplie d’avoir miséricorde de moi, car
vous ne la refusez à pas un qui vous la demande ; et partant, je me
convertis à vous, et je vous promets que, si je vis, je veux
m’amender, convertir ma volonté à votre Fils, et n’aimer autre chose
que lui. Mais je suis surtout marri de n’avoir rien fait pour
l’amour de votre Fils, mon Créateur : partant, je vous prie, ô
très-clémente Dame, d’avoir compassion de moi, car je n’ai mon
refuge qu’en vous. Par telles pensées et paroles, cette âme vint à
moi à la fin de ses jours ; et ne la devais-je pas exaucer ? car qui
est celui-là qui, priant un autre de tout son cœur et avec
résolution de s’amender, ne mérite d’être exaucé ? Combien plus
dois-je ouïr ceux qui crient à moi, qui suis Mère de miséricorde !
Le diable répondit : Je
n’ai rien su d’une telle volonté ; mais si cela est comme vous
dites, prouvez-le par des raisons évidentes.
La Mère répondit : Tu
es indigne que je te parle. Néanmoins, parce que cela peut servir au
prochain, je te répondrai : O misérable, tu as dit ci-dessus qu’en
ton livre rien ne peut être effacé que par la divine charité. Et
lors la Sainte Vierge, s’étant tournée à lui, dit au Juge : O mon
Fils, que le diable ouvre donc maintenant son livre, qu’il le lise,
et qu’il voie si toutes choses sont là entièrement écrites, ou s’il
y a quelque chose d’effacé.
Lors le Juge dit au
diable : Où est ton livre ?
Et le diable dit : En
mon ventre et ma mémoire, dit le diable, car comme dans le ventre
sont toutes immondices et toute puanteur, de même en ma mémoire sont
toute malice et toute méchanceté, qui sont puantes devant moi comme
une corruption ; car quand je me suis retiré de vous et de votre
lumière par la superbe, lors j’ai trouvé en moi toute sorte de
malice, et ma mémoire a été obscurcie ès biens divins, et en cette
mienne mémoire est écrite toute l’iniquité des pécheurs.
Lors le Juge dit au
diable : Je te commande de voir diligemment ce qui écrit dans ton
livre, ce qui est effacé des péchés de cette âme, et de le dire
publiquement.
Le diable répondit : Je
vois dans mon livre être écrit des choses que je n’ai jamais
pensées, car je vois que ces sept choses sont effacées, et il ne
demeure rien de plus en mon livre que moquerie.
Après, le Juge dit au
bon ange qui était là présent :Où sont les bonnes œuvres de cette
âme ?
Elles sont en votre
présence, dit le bon ange. Tout vous est connu. Nous voyons toutes
choses en vous, de sorte qu’il ne nous est pas nécessaire d’en
parler. Mais d’autant que vous voulez montrer votre charité, c’est
pourquoi vous marquez votre volonté à ceux qu’il vous plaît,
pourquoi, depuis que cette âme fut jointe à son corps, j’ai été
toujours avec elle. J’ai écrit aussi un livre de ses biens : si vous
voulez ouïr ce livre, il est en votre puissance.
Le Juge répondit : Je
ne puis juger sans les avoir ouï d’avance ; et ayant connu les biens
et les maux, lesquels étant bien considérés, la justice demande
alors qu’il soit jugé ou à la mort ou à la vie.
L’ange répondit :
Mon livre est son
obéissance par laquelle il vous a obéi, et en icelle, il y a sept
colonnes : La première est le baptême.
La deuxième est
l’abstinence, au jeûne, des œuvres illicites, péchés, et aussi des
voluptés et des tentations de la chair.
La troisième est
l’oraison et le bon propos qu’il a eu.
La quatrième est les
bonnes œuvres en aumônes et autres œuvres de miséricorde.
La cinquième est
l’espérance qu’il avait en vous.
La sixième est la foi
qu’il a eue comme chrétien.
La septième est la
divine charité.
Ces choses étant dites,
le Juge lui dit encore : Où est votre livre ?
En votre vision et
amour, ô mon Seigneur ! dit l’ange.
Alors la Sainte Vierge,
détrônant le diable : Comment, dit-elle, avez-vous gardé votre
livre ? Comment s’est effacé ce qui y était écrit ?
Lors le diable dit :
Malheur ! Malheur ! vous m’avez déçu !
Après, le Juge dit à sa
très-bénigne Mère : Vous avez avec raison, obtenu en ce fait
absolution et avez avec justice gagné cette âme.
Le diable cria après :
J’ai perdu ! je suis vaincu ! Mais dites-moi, ô Juge, combien de
temps tiendrai-je cette âme pour les moqueries et cajoleries qu’elle
a faites.
Le Juge lui dit : Je te
le montrerai. Les livres sont ouverts et lus. Mais dis-moi, ô
diable ! bien que je sache toutes choses, si cette âme doit entrer
au ciel selon la justice, ou non. Je te permets de voir et savoir
maintenant la vérité de la justice.
Le diable dit : La
justice est en toi. Que si quelqu’un décède sans péché mortel, qu’il
n’entre point en enfer, et quiconque a la divine charité de justice,
doit avoir le ciel. Cette âme donc, n’étant point morte en péché
mortel et ayant eu la divine charité, est prête à entrer dans le
ciel, après qu’elle aura été purifiée.
Le Juge répondit :
Puisque donc je te permets de dire la vérité de ma justice, dis,
ceux-ci l’oyant, qu’est-ce qui me plaît et quelle doit être la
justice de cette âme.
Le diable répondit :
Qu’elle soit purifiée en telle sorte qu’il n’y reste aucune tâche,
car bien qu’elle soit à vous, pourtant elle ne peut arriver à vous
avant qu’elle ne soit purifiée. Et d’autant que vous, ô Juge, m’avez
demandé, je vous demande maintenant, comment elle doit être purifiée
et combien de temps elle sera en mes mains.
Le Juge répondit : Je
te demande que tu n’entres point en elle et que tu ne l’absorbe pas
en toi, mais tu la dois purifier jusqu’à ce qu’elle soit pure, et
qu’elle ait enduré la peine selon la grandeur de la faute, car elle
a péché en trois manières : trois en la vue, trois en l’ouïe, trois
en l’attouchement, et partant, elle doit être punie triplement en la
vue : 1. Elle doit voir ses péchés et ses abominations ; 2. elle te
doit voir en ta malice ; 3. elle doit voir les peines terribles des
autres âmes ; et que semblablement elle soit affligée en l’ouïe en
trois manières :
1. Elle doit ouïr les
malheurs horribles, d’autant qu’elle a voulu ouïr les louanges
propres et les délectations du monde ; 2. elle doit ouïr les cris
épouvantables et les moqueries des démons, 3. les opprobres et les
misères effroyables, d’autant qu’elle a écouté avec plaisir plus les
amours, les frayeurs du monde que celles de Dieu.
Elle est aussi affligée
en trois manières en l’attouchement : 1. elle sera brûlée d’un feu
très-ardent, tant au-dedans qu’au dehors, de sorte qu’il n’y aura
pas la moindre tâche qui ne soit purifiée dans le feu ; 2. elle
pâtira une grande rigueur de froid, d’autant qu’elle brûlait en ses
cupidités et était glacée en ma charité ; 3. elle sera aux mains du
diable, afin qu’il n’y ait pas la moindre pensée qui ne soit
purifiée, jusqu’à ce qu’elle soit comme l’or passé par la coupelle à
la volonté du possesseur.
Lors le diable demanda
derechef combien de temps cette âme serait en cette peine.
Le Juge répondit : Tout
autant de temps que sa volonté était de vivre au monde ; et d’autant
qu’elle aurait voulu vivre en son corps jusques à la fin du monde,
elle est obligée d’endurer cette peine jusques à la fin du monde,
car telle est ma justice que quiconque a ma charité et me désire
ardemment, souhaitant d’être avec moi et d’être séparé du monde,
celui-là mérite d’avoir le ciel sans peine, d’autant que l’exercice
de cette vie présente est sa purification. Or, celui qui craint la
mort pour la peine de la mort et pour la peine qui suit la mort, et
voudrait à raison de cela vivre plus longtemps afin de s’amender,
celui-là aurait une peine plus légère dans le purgatoire ; mais
celui qui a volonté de vivre jusques au jour du jugement, bien qu’il
ne péchât mortellement, mais seulement pour l’amour qu’il a à cette
vie, celui-là doit souffrir les peines du purgatoire jusques au jour
du jugement.
Lors la Sainte Vierge
Marie, pleine de miséricorde, dit : Béni soyez-vous, ô mon Fils,
pour votre justice, qui est en toute miséricorde ! car bien que nous
voyions et sachions toutes choses en vous, néanmoins, pour
l’instruction des autres, dites-nous quel remède on peut appliquer
pour diminuer un si long temps de peine, et quel pour éteindre un
feu si ardent, et comment aussi cette âme peut être affranchie des
mains des diables.
Le Fils répondit : Rien
ne peut vous être refusé, car vous êtes la Mère de miséricorde, et
vous cherchez et procurez la consolation à tous. Il y a trois choses
qui diminuent un si long temps de peine, qui éteignent ce feu et
délivrent des mains des démons : la première, si on rend par quelque
peine ce qu’il a pris injustement ou devait rendre aux autres
justement, car ma justice veut que cette âme soit purifiée, ou par
les prières des saints, ou par aumônes, bonnes œuvres des amis, ou
par quelque purification digne pour cela. La deuxième est par des
aumônes très-grandes, car par elles, le péché est éteint comme le
feu par l’eau. La troisième est par les messes et sacrifices, et par
les prières des amis. Ce sont ces trois choses qui la délivreront de
ces trois peines.
La Mère de miséricorde
répondit derechef : Qu’est-ce que lui profitent maintenant les
bonnes œuvres qu’il a faites pour vous ?
Le Fils répondit : Vous
ne le demandez pas parce que vous l’ignorez, puisque vous savez
toutes choses et les voyez en moi, mais vous le demandez afin que
mon amour soit manifesté aux autres. Certainement, il n’y aura pas
la moindre parole ni la moindre pensée pour mon honneur, qu’elles
n’aient leur récompense, car toutes les choses qu’il a faites pour
l’amour de moi, sont maintenant devant lui, et en sa peine, elles
lui servent de soulagement, et moindres sont les rigueurs du feu
qu’elles ne seraient. Après, la Sainte Vierge dit à son Fils :
Pourquoi est-ce que cette âme demeure immobile, ne bougeant ni
remuant contre ses ennemis, bien qu’elle soit vivante ?
Le Juge répondit : Le
prophète a écrit de moi que je fus comme un agneau muet devant le
tondeur : véritablement, je garde silence devant mes ennemis, et ma
justice veut que, comme cette âme se soucia peu de ma mort, elle
soit maintenant comme un enfant qui ne sait crier contre ses
ennemis.
La Mère répondit : Béni
soyez-vous, ô mon doux Fils, qui ne faites rien sans justice ! Vous
avez déjà dit que vos amis pourraient secourir cette âme, et vous
savez que cette âme m’a servie en trois manières : 1- par
abstinence, jeûnant les vigiles de mes fêtes, et, et le faisant pour
mon nom ; 2- elle disait mes heures ; 3- elle chantait de sa propre
bouche pour mon honneur. O mon Fils ! puisque vous exaucez ceux qui
vous prient en la terre, daignez exaucez aussi ma prière.
Le Fils répondit : Plus
quelqu’un est ami de quelque seigneur, plus ses prières sont
exaucées et le plus tôt ; et d’autant que vous m’êtes la plus chère
par-dessus tous, demandez ce que vous voudrez, et il vous sera
donné.
La Mère répondit :
Cette âme souffre trois sortes de peines en la vue, trois en l’ouïe
et trois en l’attouchement : je vous supplie donc, ô mon Fils
très-cher,
1 - de lui vouloir
diminuer une peine de la vue, savoir, qu’elle ne voie point les
diables horribles, mais qu’elle souffre les deux autres peines,
puisque votre justice l’exige de la sorte, et à laquelle je ne puis
aller contre, selon la justice de votre miséricorde.
2 - Je vous supplie de
lui diminuer une des peines de l’ouïe, savoir, qu’elle n’entende
l’opprobre et la confusion. 3- Je vous supplie de lui diminuer une
des peines de l’attouchement, savoir, qu’elle ne ressente pas un
froid si rigide qu’elle mérite de ressentir, d’autant qu’elle était
froide en votre charité.
Le Fils répondit :
Bénie soyez-vous, ma Mère très-chère ! Rien ne peut vous être
refusé. Que votre volonté soit faite.
La Mère répondit : Béni
soyez-vous, ô, mon très-cher Fils, pour l’amour et la miséricorde
que vous portez aux âmes !
Puis, on vit soudain un
des saints avec une grande milice, qui disait : Louange vous soit,
Seigneur Dieu, Créateur et Juge de tous ! Cette âme dévote m’a servi
en sa vie ; elle a jeûné pour mon honneur ; elle m’a loué, moi et
tous les amis qui vous environnent. Partant, de leur part et de la
mienne, je vous en supplie, Seigneur, faites-lui miséricorde pour
l’amour de nos prières. Donnez-lui le repos en une des peines,
savoir, que les démons n’aient point puissance d’obscurcir sa
conscience, car leur malice obscurcit tellement son âme, s’ils n’en
sont empêchés, qu’elle n’attendrait point la fin de sa misère ni
l’acquisition de la gloire, si ce n’est que vous jetiez les yeux de
votre grâce sur lui, et cela lui sera le plus grand supplice des
supplices. Donnez-lui, ô Seigneur plein de miséricorde, en
considération de nos prières, la grâce de savoir certainement que sa
peine finira, et qu’il possédera un jour la gloire éternelle.
Le Juge répondit : Ma
justice veut que les démons obscurcissent son âme, d’autant que,
quand elle vivait, elle retirait son esprit et sa pensée de la
contemplation spirituelle, les tournait aux choses corporelles, et
ne se souciait d’être sans connaissance et d’agir contre moi. Mais
d’autant que vous, ô mes amis ! avez ouï et reçu mes paroles et mes
inspirations, et les avez accomplies par œuvres, il n’est pas
raisonnable que je refuse et rejette vos demandes, mais je ferai ce
que vous demanderez.
Or, lors tous les
saints répondirent : Béni soyez-vous, ô Dieu, en votre justice, qui
jugez justement, qui ne laissez rien d’impuni !
Après, l’ange gardien
dit au Juge : J’ai accompagné cette âme des que l’âme fut unie à ce
corps, et le suivais comme votre providence charitable l’avait
ordonné, et elle faisait quelquefois ma volonté. Partant, je vous en
prie maintenant, ô mon Seigneur, ayez miséricorde d’elle.
Lors Notre-Seigneur
dit : Nous voulons délibérer sur ce sujet. Et Lors la vision
disparut.
DÉCLARATION
L’homme dont il est
parlé en ce chapitre fut un soldat doux et ami des pauvres. Sa femme
fit de grandes aumônes pour l’amour de lui, qui mourut à Rome, comme
il avait été prédit d’elle au livre III, chapitre XII.
CHAPITRE 40
Quatre ans après que sainte Brigitte, épouse, eut eu la susdite
vision, où on voyait une âme condamnée à être au purgatoire jusques
au jour du jugement, elle vit derechef la même âme être présentée au
jugement divin par l’ange, comme à demie revêtue, pour laquelle il
priait Notre-Seigneur avec la milice céleste, et laquelle
Notre-Seigneur affranchit entièrement des peines, et la transporta
en la gloire comme une étoile reluisante, par les prières des anges
et des saints, et par les larmes et les prières de ses amis vivants.
Pour le jour des morts.
Après que quatre ans se
furent écoulés, sainte Brigitte vit derechef l’âme susdite comme un
jeune enfant très-beau à demi vêtu. Or, lors elle dit au Juge, qui
était assis sur un trône éminent, assisté de mille millions des
saints, qui tous l’adoraient à raison de sa patience et de son
amour : O juge souverain, cette âme, pour laquelle je priais, vous
me dites que vous l’affranchiriez. Or, maintenant, nous tous
assemblés vous prions et demandons miséricorde pour elle ; et bien
que nous sachions que tout est en votre dilection, néanmoins, à
raison de votre épouse ici présente, nous parlons d’une manière
humaine, bien que cela ne soit en nous de même manière.
Le Juge répondit : Si
un chariot était plein de gerbes et qu’un chacun en prît une
poignée, le nombre et le poids diminueraient : de même en est-il
maintenant, car plusieurs larmes de charité m’ont été présentées
pour cette âme : partant, le jugement veut qu’elle vienne à votre
garde ; et vous, apportez-la au repos que l’œil n’a vu, que
l’oreille ne peut ouïr, qu’elle-même ne saurait comprendre, si elle
était en la chair, là où il n’y a point de ciel au-dessus ni de
terre au-dessous, où la hauteur est incompréhensible, la longueur
indicible, la largeur admirable et la profondeur incompréhensible ;
où Dieu est sur toutes choses au delà et entre toutes choses, régit,
contient toutes choses, sans être contenu par aucune.
Or, après, on vit que
cette âme montait au ciel aussi reluisante que l’éclat d’une étoile.
Et lors le Juge dit : Le temps viendra bientôt où je proférerai mes
jugements et ferai ma justice contre la famille de ce défunt, car
cette race monte avec superbe, mais elle descendra par la récompense
de la superbe.
CHAPITRE 41
Notre-Seigneur Jésus-Christ reprend un roi et les hommes temporels
qui attribuent les victoires, non à Dieu, mais à leur industrie et à
la grandeur de leur armée, et leur force corporelle, disant : Nous
allons à la guerre contre les ennemis, à l’exemple de David contre
Goliath, mettant notre espérance en Dieu, avec néanmoins la
discrétion humaine, car celui qui a Dieu pour coopérateur, vaincra
très facilement.
Le Fils de Dieu parle à
son épouse et lui dit que ce roi est un enfant. Vous le pourrez
conjecturer en sa conduite et en son armée innombrable. David, étant
pasteur, ne vainquit-il pas le géant ? Mais comment ? Fut-ce par la
sagesse et la puissance ? non, certes, mais par la vertu divine, car
si Dieu n’eût étonné l’audace du géant et n’eût animé l’esprit de
David, comment un enfant aurait-il assailli un géant, et comment une
pierre aurait terrassé un si fort et eût touché un si docte et
expert, si, en cette pierre, il n’y eût pas eu la vertu de Dieu ?
Certainement, celui qui
combat avec Dieu vainc facilement, et celui qui s’appuie en la vertu
divine n’a pas besoin de tant de force corporelle, mais bien de foi
et de charité. Les hommes du monde pensent vaincre par la force
corporelle, et mettent l’heureuse issue de leur combat et
l’industrie des hommes, et quand ils ont vaincu, ils attribuent plus
la victoire à l’industrie des hommes qu’à la vertu divine, bien que
ni les bons ni les mauvais ne puissent être vainqueurs sans la
permission divine et sans sa justice, car souvent on voit les bons
qui prospèrent sur les mauvais, et quelquefois, par un juste et
occulte jugement de Dieu, les mauvais sur les justes ; et d’autant
qu’il y a peu d’hommes qui considèrent la patience et la justice de
Dieu, à raison de leur grande négligence, c’est pourquoi, c’est
pourquoi la vertu divine est peu estimée dans les combats, mais on
attribue tout a l’homme comme puissant.
Je n’ai pas dit sans
sujet que ce roi est un enfant, car quand l’enfant voit deux pommes,
l’une toute dorée à l’extérieur, mais très-bonne et fraîche
au-dedans, il choisit plutôt celle qui est belle à l’extérieur et
corrompue à l’intérieur, d’autant qu’il ne sait considérer que
l’extérieur. De même en fait ce roi : il lui est avis qu’il est beau
et excellent de marcher avec une grande armée, mais il ne considère
pas la misère qui est au-dedans ; il ne considère pas combien de
famines, de douleurs et d’angoisses s’ensuivront, et combien de
misérables mourants de faim y sont entrés et s’en retourneront plus
misérables. Or, il lui semble vil et abject de marcher avec une
petite armée, mais une grande utilité y est cachée.
Qu’il aille donc avec
une petite armée et avec humilité : je remplirai sa conscience de la
divine sapience ; je fortifierai son corps de la force divine, car
je puis faire d’un infirme un fort, un sublime d’un humble, un
honorable d’un abject. Partant, dites-lui qu’il ne craigne point,
qu’il mette son espérance en moi, et qu’il fasse ce qu’il pourra
avec la sapience divine et la considération humaine : ce qu’il
pourra de la sorte, où la sagesse humaine manquera, la charité et la
bonne volonté l’excuseront.
ADDITION
Le Fils de Dieu parle :
Celui qui désire visiter les terres des infidèles, doit avoir cinq
choses :
1 - il doit décharger
sa conscience par la contrition et vraie confession, comme s’il
devait mourir soudain.
2 - Il doit déposer
toutes les légèretés de ses mœurs et de ses vêtements, ne prenant
point garde aux modes nouvelles, mais aux modes louables que ses
prédécesseurs ont instituées ;
3 - ne vouloir avoir
autre temporel que ce qui est nécessaire pour vivre et pour
l’honneur de Dieu, et que, s’il sait qu’il ait acquis quelque chose
d’injuste, lui ou ses parents, qu’il le restitue, bien qu’il soit
grand ou petit. 4- Qu’il s’efforce que les infidèles viennent à la
vraie foi, ne désirant point leurs richesses ni chevances, si ce
n’est ce qui est nécessaire à leur corps. 5- Vouloir franchement
mourir pour l’honneur du Dieu, et de la sorte se disposer afin qu’il
mérite d’arriver à une mort louable.
CHAPITRE 42
La
Mère de Dieu se loue du soin qu’elle a eu de plaire à Dieu. Elle dit
aussi qu’en cela, elle ne cherche pas sa propre louange, mais
l’honneur de Dieu. Elle demande à son Fils, pour l’épouse, les
vêtements célestes des vertus, la viande sacrée de son corps, et un
esprit plus fervent que son Fils donnera, si son épouse a
l’humilité, la crainte et l’action de grâce.
La Mère de Dieu parle :
Dès ma jeunesse, j’ai pensé à l’honneur de mon Fils, et j’ai été
toujours soigneuse de lui plaire. Bien que l’honneur soit moindre en
la bouche propre, néanmoins, je ne parle pas à la façon du monde,
qui cherche sa propre louange, mais je cherche en ceci l’honneur de
Dieu, mon Fils, qui a d’une manière admirable attaché le soleil à la
poudre ; il a enclos le feu non consumant, mais enflammant en
l’aridité ; il a produit le fruit très-digne et très-doux sans
humidité.
Après, se tournant vers
le Fils, elle dit : Béni soyez-vous, mon Fils ! Je suis quasi comme
cette femme qui est exaucée devant Dieu pour les coupables, et
demande miséricorde pour les plus faibles : de même je vous prie
pour ma fille, car elle est honteuse ; elle est votre épouse, l’âme
de laquelle vous avez rachetée de votre sang ; vous l’avez illuminée
et échauffée de vos feux d’amour, excitée par votre bonté et épousée
par votre miséricorde. Mon Fils, je vous supplie humblement de lui
donner trois choses :
1 - des vêtements
convenables à la fille et à l’épouse du Roi des rois, car si
l’épouse du roi n’est point revêtue des vêtements royaux, elle est
méprisée ; si elle est trouvée moins décente, elle est en opprobre.
Donnez-lui des vêtements non terrestres, mais célestes, non de ceux
qui sont reluisants au dehors, mais ceux qui reluisent de charité et
de chasteté au-dedans. Donnez-lui l’habitude des vertus, afin
qu’elle ne mendie point l’extérieur, et faites qu’elle ait au-dedans
l’abondance, afin qu’elle puisse reluire au-dedans par-dessus les
autres.
2 - Donnez-lui la
viande très-délicate, car votre épouse est accoutumée aux viandes
grossières, et maintenant elle est accoutumée à vos viandes, car
c’est cette viande qui touche et N’est point vue ; on la tient et on
ne la sent pas ; elle rassasie, et les sens n’en savent rien, elle
entre et elle est partout où les hosties sont consacrées. Cette
viande est votre précieux corps, que l’agneau rôti préfigurait, car
l’humanité que vous avez prise de moi a accompli cela. La Déité avec
l’humanité montre que cela est heureusement accompli. Donnez donc, ô
mon très-cher Fils, cette viande à votre épouse, car sans elle, elle
défaut, et par elle et avec elle, elle est renouvelée comme un
malade à toute sorte de biens.
3 - Donnez-lui, ô mon
Fils, un esprit plus fervent, car il est un feu qui ne s’éteint
jamais, qui nous rend vil tout ce qui est délectable en ce monde, et
nous fait espérer les joies futures. Donnez-lui donc cet esprit, ô
mon Fils !
Lors le Fils répondit,
disant : Ma très-chère Mère, vos paroles sont très-douces, mais
comme vous savez, il est nécessaire que celui qui cherche les choses
sublimes, fasse les fortes et les humbles. Partant, trois choses lui
sont nécessaires :
1 - l’humilité, par
laquelle on obtient la sublimité, afin qu’il sache qu’il a les biens
de la grâce, et non de ses mérites ; 2 - qu’il rende le service
qu’il doit à l’auteur de la grâce ; 3 - la crainte qu’il ne perde la
grâce donnée. Afin donc qu’il obtienne et possède les trois choses
que vous avez demandées ; qu’il ne néglige les trois précédents
avis, car il ne lui sert de rien d’avoir obtenu, s’il ne sait
posséder ce qu’il a obtenu ; et plus douloureusement afflige d’avoir
perdu ce qu’on avait obtenu, que si on ne l’avait jamais possédé.
CHAPITRE 43
L’épouse se troublait de ce qu’elle n’obéissait point au Père
spirituel avec patience et joie. Jésus-Christ dit que si elle prend
la résolution de parfaitement obéir, bien que quelquefois la volonté
y résiste, elle a néanmoins, obéissant de la sorte, un grand mérite,
et les péchés passés en sont purifiés. Notre-Seigneur donne aussi
les armes spirituelles du combat, c’est-à-dire, les vertus par
lesquelles les justes combattent et surmontent, et les injustes sont
terrassés et vaincus.
Le Fils de Dieu parle à
son épouse, lui disant : Pourquoi vous troublez-vous ? Et bien que
je sache toutes choses, néanmoins je le veux comme connaître par
votre dire, afin que vous sachiez aussi qu’est-ce que je vous
réponds.
L’épouse répondit : Je
crains deux choses et me trouble de deux choses : 1 - d’autant que
je suis trop impatiente à obéir et moins joyeuse à pâtir ; 2 - que
vos amis sont assaillis de tribulations et que vos ennemis les
surmontent.
Notre-Seigneur
répondit : Je suis celui à qui vous vous êtes donnée pour obéir, et
partant, à toute heure et à chaque moment que vous consentez à obéir
et que vous voulez obéir, bien que la chair y résiste, il vous sera
imputé à mérite et à purification de vos péchés. Au deuxième,
savoir, que vous vous troublez de la contrariété de mes amis, je
réponds par un exemple. Deux hommes combattent, l’un deux jette ses
armes et l’autre s’en munit. Celui qui a jeté ses armes ne sera-t-il
pas vaincu plus facilement que celui qui les amasse ?
Il en est de même
maintenant, car mes ennemis jettent leurs armes tous les jours.
Trois sortes d’armes sont nécessaires pour combattre : la première
est ce qui porte l’homme, comme un cheval, etc. La deuxième, ce par
quoi l’homme se défend, comme le glaive, etc. La troisième, ce qui
munit le corps, comme la cuirasse, etc.
Mais mes ennemis ont
perdu, en premier lieu, le cheval de l’obéissance, par lequel ils
étaient portés à toute sorte de biens, car c’est celle-là qui
conserve l’amitié avec Dieu et garde à Dieu la foi promise. Ils ont
encore jeté le glaive de la crainte divine, par lequel le corps est
retiré des voluptés, et le diable se sépare de l’âme et n’ose s’en
approcher. Ils ont encore perdu la cuirasse, qui les défendait des
dards, c’est-à-dire, ils ont perdu la divine charité, qui réjouit
dans les choses adverses, protège dans les prospères, purifie dans
les tentations et adoucit les douleurs. Leur cuirasse, qui est la
sagesse divine, croupit dans la boue. Les armes du col,
c’est-à-dire, les pensées divines, sont aussi tombées, car comme par
le col la tête est mue, de même, par les divines pensées, l’esprit
doit prendre mouvement à tout ce qui concerne la gloire divine.
Mais hélas ! les
divines pensées sont maintenant tombées, c’est pourquoi la tête est
maintenant gisante avec les infirmes et est agitée des vents. Les
armes aussi de sa poitrine sont oubliées et négligées, c’est-à-dire,
la contrition avec la résolution de s’amender n’est plus. Ils se
réjouissent dans leurs péchés, et désirent être plongés en eux tant
qu’ils vivent. Les armes de leurs bras, c’est-à-dire, les bonnes
œuvres leur sont vaines et odieuses, car ils font audacieusement ce
qu’ils veulent, et n’en ont point de honte.
Mais mes chers amis se
munissent de plus en plus des armes, car ils courent sur le cheval
de l’obéissance, comme de fidèles serviteurs, laissant l’empire de
leurs volontés à Dieu. Ils combattent contre les vices en la crainte
de Dieu, comme de bons soldats. Ils souffrent avec amour toutes les
rencontres fâcheuses, comme de généreux combattants, attendant le
secours de Dieu, se munissent de la sapience divine et de la
patience contre les médisants et criminateurs, comme ceux qui se
sont retirés et éloignés du monde. Ils sont prompts et agiles aux
choses divines, comme l’air qui va partout. Ils sont fervents vers
Dieu plus que l’épouse aux embrassements de son cher époux. Ils sont
prompts comme des cerfs, et forts pour fouler aux pieds toutes les
délectations du monde, soigneux au travail comme des fourmis,
vigilants comme des sentinelles.
Tels sont mes amis, et
ils se munissent chaque jour des armes des vertus, lesquelles les
ennemis méprisent, et partant, ils sont vaincus facilement. Donc, le
combat spirituel qui est avec patience et amour divin, est plus
noble et plus éminent que le combat corporel, et plus odieux au
diable, car le diable ne s’efforce point d’ôter les choses
corporelles, mais bien de corrompre les vertus, et de ravir la
patience et la constance ès vertus. Partant, ne vous troublez pas,
si quelques choses contraires assaillent mes amis, car il leur
revient de là de grandes récompenses.
CHAPITRE 44
Notre-Seigneur dit à son épouse qu’il est semblable au vitrier qui
replace les vitres cassées, c’est-à-dire, les âmes, jusqu’à ce que
le royaume céleste soit plein. Il se dit aussi semblable à
l’abeille, qui convertit en miel les herbes, c’est-à-dire, qu’il
convertit les païens, desquels il tirera de grandes douceurs,
c’est-à-dire, plusieurs âmes.
Je suis comme un bon
vitrier qui fait de cendres plusieurs vases ; et bien que plusieurs
se gâtent, il ne cesse pas pourtant d’en faire de nouveaux, jusques
à ce que le nombre des vases soit rempli. J’en fais de même,
d’autant que, d’une infime matière, je fais une créature excellente,
savoir, l’homme ; et bien que plusieurs se soient retirés de moi par
leurs mauvaises œuvres, je ne cesse pas pourtant d’en former
d’autres, jusqu’à ce que le chœur des anges et les lieux vides du
ciel soient remplis.
Je suis aussi semblable
à une bonne mouche à miel qui, sortant de sa ruche, vole sur les
belles herbes qu’elle a vues de loin, sur lesquelles elle cherche
les belles et odoriférantes fleurs ; mais quand elle s’en approche,
elle les trouve sèches et trouve l’odeur évaporée. Mais après cela,
elle cherche une nouvelle herbe plus âpre, dont la fleur est plus
petite, dont l’odeur n’est pas trop forte, dont la suavité est
plaisante, mais elle est petite. La mouche à miel fiche son pied en
cette herbe, en tire de la liqueur, et la porte à sa ruche jusqu’à
ce qu’elle l’ait emplie.
Or, je suis cette
mouche à miel, moi, Créateur et Seigneur de toutes choses, qui
sortis de la ruche, lorsqu’étant né, j’apparus en forme humaine
visible. Or, je cherchai une herbe fort belle, c’est-à-dire, le
genre humain, qui est beau par la foi, doux par la charité et
fructueux par la bonne conversation ; mais maintenant, il dégénère
et déchoit de son premier effet, semble seulement beau de nom, mais
paraît difforme d’effet, fructueux pour le monde et pour la chair,
et stérile à Dieu et à l’âme, très-doux pour soi et très-amer à moi,
c’est pourquoi il tombe et s’anéantit.
Or, moi, je suis comme
une mouche à miel, qui élis une autre herbe en quelque manière âpre,
c’est-à-dire, les païens rebutés de moi par leurs mœurs,
quelques-uns desquels ont des fleurs petites et quelque peu de
douceur, c’est-à-dire, la volonté par laquelle ils se convertiraient
franchement et me serviraient, s’ils savaient comment et s’ils
avaient qui les ouît. De cette herbe j’en tirerai autant de douceur
que j’en aurai besoin pour remplir ma ruche, et je ne veux autant
approcher d’eux qu’il ne leur manquera point de suavité, afin que la
mouche à miel ne soit frustrée de son travail ; et ce qui est vil et
abject croîtra à merveille et parviendra à une grande beauté, mais
ce qui semble beau diminuera et se rendra laid et difforme.
CHAPITRE 45
Jésus-Christ dit à sa Mère que les hommes aveugles d’esprit peuvent
recouvrer la vue, de sorte qu’ils pourront voir Dieu et l’aimer
par-dessus tout en trois choses : en la considération de la justice
temporelle, de la bonté, savoir, par la beauté des créatures, et de
la toute-puissance et sapience. Or, tous ceux qui croient que le mal
et le bien viennent des constellations des astres, se trompent.
La Sainte Vierge Marie
parle : Béni soyez-vous, ô mon Fils, mon Dieu et mon Seigneur ! Bien
que je ne puisse m’attrister, néanmoins, j’ai compassion du genre
humain, de trois choses :
1 - d’autant que
l’homme a des yeux et est aveugle, car il voit sa captivité et la
suit ; il se moque de votre justice, et il rit quand il satisfait à
sa cupidité ; il tombe en un point dans les peines éternelles, et il
perd la gloire qui n’a point de fin.
2 - J’ai compassion de
l’homme, d’autant qu’il affecte et regarde avec joie la monde, ne
considère point votre miséricorde, cherche ce qui est petit et
rejette tout ce qui est grand.
3 - Je compatis,
d’autant que vous étant Dieu de tous, néanmoins votre honneur est
oublié et négligé de tous, et vos œuvres sont mortes devant eux :
partant, ô mon Fils très doux, ayez miséricorde d’eux.
Le Fils répondit : Tous
ceux qui sont au monde et qui sont de bonne conscience voient qu’au
monde la justice règne, par laquelle les pécheurs sont punis. Si
donc les excès corporels sont punis des hommes par la justice,
combien plus il est juste que l’âme immortelle soit punie de Dieu
immortel ! L’homme pourrait voir et entendre ceci, s’il voulait ;
mais d’autant qu’il tourne ses yeux vers le monde et ses affections
à ses voluptés, c’est pourquoi il suit la nuit, comme l’homme suit
les biens fugitifs et a à haine les biens permanents.
En second lieu, l’homme
peut voir et considérer, s’il veut, que, s’il y a de la beauté dans
les plantes, les arbres ; que si, en ce qui est au monde, il y a
quelque chose désirable, combien plus Dieu est beau et désirable, le
Seigneur et Créateur de toutes choses ! Que si la gloire temporelle,
passagère et périssable, est désirée avec tant d’ardeur, combien
plus est désirable la gloire éternelle ! Cet homme pourrait voir
cela, car il a bien l’intelligence pour comprendre que ce qui est
plus grand et plus excellent doit être plus aime que ce qui est
moindre et ce qui ne vaut guère. Mais d’autant que l’homme penche
toujours aux choses inférieures, comme les animaux irraisonnables,
bien qu’il doive tendre et regarder toujours en haut, c’est pourquoi
toutes ses œuvres sont comparées à la toile d’araignée. Il laisse la
beauté des anges ; il suit les choses passagères, c’est pourquoi il
fleurit comme le foin pour peu de temps, et tombe aussi bientôt
comme le foin.
En troisième lieu, ils
savent en conscience, et certes, ils ont créé afin de connaître
qu’il y a un Dieu, créateur de toutes choses, car s’il n’y avait pas
un créateur de celles-ci, tout ce qui est réglé serait en désordre,
quoique toutes choses soient bien réglées, excepté celles que
l’homme déréglé ; et bien qu’il semble aux hommes qu’en l’ordre de
la nature, il y a du dérèglement, d’autant qu’il ignore le cours des
planètes et le cours du temps, d’autant que Dieu les leur a cachés à
raison des péchés. Si donc, il y a un seul Dieu, et celui-là bon,
d’autant que tout bien dépend de lui, pourquoi l’homme ne
l’honore-t-il pas par-dessus tous, puisque la raison lui dicte qu’il
doit être honoré par-dessus tous, puisque tout dépend de lui ?
Mais l’homme, comme
vous avez dit, a deux yeux, et il ne voit rien, voire lui-même
s’aveugle par les blasphèmes malheureux, d’autant qu’il rapporte aux
étoiles la bonté ou le malheur des hommes, ou bien au destin et à la
fortune, l’évènement des choses prospères ou adverses, comme si en
eux, il y avait quelque chose de divin qui pût engendrer ou faire
quelque chose, bien que le destin ou la fortune ne soit rien pour
tout, car la disposition de l’homme et de toutes choses a été prévue
en la prescience divine, et est conduite constamment selon
l’exigence de chaque chose ; certainement les étoiles ne font pas
que l’homme soit bon ou mauvais, bien qu’on voie en celles-ci
plusieurs choses raisonnables, savoir est, selon les conditions et
qualités de la nature et l’exigence des saisons. Les hommes
pourraient-ils, s’ils voulaient, prévoir ces choses ?
La Mère de Dieu
répondit : Tout homme qui a bonne conscience entend fort bien que
Dieu est plus aimable que toute autre chose, et qu’il doit témoigner
cela par œuvres ; mais d’autant qu’une membrane a couvert ses yeux,
bien que la paupière soit saine, c’est pourquoi ils n’y voient pas
tous. Mais qu’est-ce que cette membrane signifie, sinon la
considération des choses futures, qui a couvert la connaissance de
plusieurs.
Partant, je vous
supplie, ô mon très-cher Fils, de vouloir manifester à quelqu’un
quelle est votre justice, non pas afin que sa honte et sa misère
s’accroissent, mais afin que la peine qu’il mérite soit diminuée, et
afin qu’on connaisse et qu’on craigne votre justice ; car là où le
sac est plein de quelque chose, et où le vase est plein de lait,
l’homme ne saura ce qui y est contenu, s’il ne le vide, de même,
bien que votre justice soit grande, si vous ne la manifestez par un
manifeste jugement, elle sera crainte de peu, d’autant que vos
œuvres admirables se sont avilies par la longueur du temps et par la
grandeur des péchés.
En deuxième lieu, je
vous supplie qu’il vous plaise manifester votre miséricorde par
quelqu’un de vos chéris pour la dévotion des autres et pour la
consolation des misérables.
En troisième lieu, je
vous supplie que votre nom soit honoré, afin que les diligents le
connaissent et que les tièdes en soient allumés.
Le Fils répondit : Où
plusieurs amis entrent et prient, ils sont dignes d’être exaucés :
combien plus quand une très-chère dame entre ! Qu’il soit donc fait
comme vous désirez. Ma justice sera si évidemment manifestée, que
les membres de ceux qui l’expérimenteront, et desquels les œuvres
viendront en public, trembleront.
En deuxième lieu, je
donnerai à une personne miséricorde, autant qu’elle en pourra
prendre et qu’elle en aura besoin ; son corps sera exalté et son âme
glorifiée, en sorte que ma miséricorde en sera manifestée.
Après, la Mère de Dieu
parla, disant : Les lieux des religieux sont éloignés du bien ; ils
sont fondés sur la glace ; leur fondement était autrement d’or
très-pur. Dessous ces lieux, il y a une cave très vaste. Quand la
chaleur du soleil sera en vigueur, la glace fondra, et ce qui a été
édifié tombera dans l’abîme. Partant, ô mon Fils, ayez miséricorde
d’eux. La chute est horrible ; les ténèbres et les peines y sont
sans fin.
CHAPITRE 46
Sainte Brigitte prie la Sainte Vierge d’obtenir de Dieu son parfait
amour. Elle lui répondit : Pour l’obtenir, qu’elle suive six paroles
de l’Évangile contenues en ce chapitre.
Sainte Brigitte prie la
Sainte Vierge disant : Oh ! que Dieu est doux ! Ceux qui le prient
ressentent de la consolation en toutes leurs douleurs. Partant, ô
très bénigne Mère, je vous supplie d’arracher de mon cœur toutes les
affections des choses du monde, en sorte que votre très-cher Fils
soir mon très cher et bien-aimé jusques à la mort.
La Mère répondit :
D’autant que vous désirez avoir chèrement mon Fils, suivez les
paroles que lui-même a proférées en l’Évangile : Matthieu 18. V. 21
1 - Ce que j’ai dit au
riche : Vendez ce que vous avez, donnez-le aux pauvres et
suivez-moi. 2 - Ne soyez point soigneux du lendemain. 3 - Voyez
comme les passereaux sont repus : combien plus le Père céleste
repaîtra les hommes ! 4 - Rendez à César ce qui est à César, et à
Dieu ce qui est à Dieu. 5 - Cherchez en premier lieu le royaume de
Dieu. 6 - Vous tous qui avez faim, venez à moi, et je vous
réfectionnerai.
Certainement, celui-là
semble vendre tout, qui ne se conserve que la substance nécessaire
pour la nourriture de son corps, et distribue le reste aux pauvres
pour l’honneur de Dieu, et non pour l’honneur du monde, à
l’intention d’avoir l’amitié avec Dieu, comme il apparaît en saint
Grégoire, et en autres rois et princes qui ont été aimés de Dieu,
bien qu’ils eussent des richesses et en donnassent aux autres, comme
ceux qui ont laissé toutes choses tout d’un coup pour servir Dieu,
mendiant après les autres ; car ceux qui ont eu les richesses
seulement pour l’honneur de Dieu, s’en fussent librement privés, si
la volonté de Dieu eût été telle.
Or, les autres ont
embrassé une autre sorte de pauvreté, laquelle ils désiraient pour
la gloire de Dieu. C’est pourquoi à tout homme qui a des biens
justement acquis, ou bien des pensions, il est permis d’en recevoir
les fruits pour son entretien, pour sa famille et pour la gloire de
Dieu, et qu’il donne le superflu aux amis de Dieu. En deuxième lieu,
il ne doit se soucier du lendemain, car bien que vous n’ayez que le
corps nu, espérez en Dieu, et celui qui nourrit les passereaux vous
nourrira, puisqu’il vous a rachetée de son sang.
Je lui répondis : O
Dame très chère, qui êtes belle, riche et vertueuse : belle,
d’autant que vous n’avez jamais péché ; riche, d’autant que vous
êtes très aimée de Dieu ; vertueuse, d’autant que vous êtes parfaite
en toutes vos œuvres : partant, oyez-moi, ô ma Dame, moi qui suis
riche de péchés et pauvre de vertus. Nous avons aujourd’hui le vivre
et ce qui nous est nécessaire ; demain nous ne manquerons. Comment
donc pourrions-nous être sans soins, quand nous n’avons rien ? car
bien que l’âme ait ses consolations de Dieu, l’autre néanmoins, qui
est le corps, désire et appète sa vie.
La Sainte Vierge
répondit : Si vous avez quelque chose de superflu et dont vous vous
puissiez passer, vendez ou engagez-le, et vivez sans soins.
Je lui répondis : Nous
avons des vêtements dont nous nous servons la nuit et le jour, et
peu de vaisselle pour notre table. Le prêtre a trois livres, et
avons pour la messe un calice et les autres ornements.
La Sainte Vierge
repartit : Le prêtre ne doit pas être sans livres, ni vous sans
messes, ni on ne doit dire la messe sans ornements très-purs. Votre
corps ne doit point être nu, mais revêtu pour les hontes et pour
éviter le froid, partant, vous avez besoin de toutes ces choses.
Sainte Brigitte
répondit : Ne dois-je pas emprunter de l’argent pour quelque temps ?
La Mère répondit : Si
vous êtes assurée de la rendre à temps fixe, empruntez-en, et non
autrement, car il vous profite beaucoup plus de ne manger de tout un
jour que d’exposer votre foi à l’incertitude.
Et moi, je lui dis : Ne
dois-je pas travailler pour gagner ma vie ?
La Mère lui repartit :
Qu’est-ce que vous faites tous les jours et maintenant ?
J’apprends la
grammaire, j’écris et je prie.
Lors la Mère dit : Il
ne faut laisser tel travail corporel.
Et moi, je lui dis : Et
qu’aurons-nous pour vivre demain ?
La Mère dit :
Demandez-en au nom de Jésus, si vous n’avez autre chose.
CHAPITRE 47
La
Mère de Dieu dit de l’homme qui parle de Dieu, que, s’il est méprisé
et moqué à raison de cela et qu’il prenne patience, son âme est
alors rendue belle. Celui qui afflige son corps pour l’honneur de
Dieu, ressentira les divines douceurs et sera enrichi des faveurs
divines. Si l’on médit de lui et qu’il ne porte point de haine, son
âme sera revêtue de vêtements précieux et agréables à Dieu. Les amis
de Dieu s’affligent afin d’attirer les âmes.
La Mère de Dieu dit à
sainte Brigitte : Ne vous troublez pas, s’il vous faut parler de
Dieu à ceux qui ne vous entendent pas franchement, car quiconque est
confus et le supporte franchement pour l’amour de Dieu, cela rendra
belle son âme, d’autant que l’âme de l’homme qui entend la
détraction faite contre soi, et néanmoins ne hait point le médisant,
est ornée comme de vêtements très-riches, de sorte que l’Époux, qui
est un Dieu en trois personnes, désire que cette âme soit plongée
dans les dilections éternelles de la Déité.
Que les amis de Dieu
donc tâchent avec peine de convertir ceux qui aiment mieux les
cupidités et l’orgueil que Dieu, car ils gisent comme sous une
montagne, voilà pourquoi il faut tâcher de les arracher aux dépends
mêmes de leur vie ; car comme celui qui voit ses frères gisants sur
la pente d’une montagne, souvent frappe la montagne pour en arracher
des pierres, quelquefois les coupe doucement, afin que, tombant
au-dessous, elles ne se brisent, quelquefois frappe plus fort, afin
qu’il se retire du danger, de même les amis de Dieu travaillent,
afin que les âmes soient sauvées. Partant, comme il y en a peu qui
aient eu la foi droite quand mon Fils monta au ciel, de même
maintenant ceux qui accomplissent ce commandement : Vous aimerez
Dieu sur toutes choses et le prochain comme vous-mêmes,
c’est-à-dire, les amis de Dieu vont maintenant à la conversion des
chrétiens, qui autrefois allaient aux païens ; car comme il est
impossible que ceux-là puissent obtenir le ciel, qui, ayant reçu la
foi, ne l’ont point gardée, de même il est impossible que les
chrétiens qui meurent sans charité jouissent de la gloire.
CHAPITRE 48
Jésus-Christ se compare à un médecin. Des médecines et des malades.
Notre-Seigneur Jésus
parle à son épouse : Je suis comme un bon médecin, auquel courent
tous ceux qui savent que sa potion est douce. Or, ceux qui goûtent
la douceur de sa médecine, considérant qu’elle est salutaire,
soudain vont à la maison de l’apothicaire ; mais ceux qui la
trouvent aigre, s’en retirent.
Il en est de même de la
médecine spirituelle, qui est le Saint-Esprit, car l’Esprit de Dieu
est doux au goût, affermit tous les membres et s’écoule dans le
cœur, afin de le réjouir et de le fortifier contre les tentations.
Moi, Dieu, je suis ce
médecin, qui suis prêt à donner ce breuvage à tous ceux qui le
désirent avec amour. Or, celui-là est sain et propre à le recevoir
qui n’a pas volonté de croupir dans le péché ; mais ayant goûté une
fois cette divine potion, il s’y plaît toujours ; au contraire, ceux
qui ont désir de demeurer dans le péché, ne se plaisent point à
avoir l’Esprit de Dieu.
CHAPITRE 49
La
Mère de Dieu montre qu’elle a été conçue sans péché.
La Mère de Dieu parle :
Si quelqu’un, voulant jeûner, avait le désir de manger, mais que la
volonté résistât au désir, que le supérieur à qui il doit obéir lui
commandât de manger, et qu’il mangeât par obéissance, manger serait
alors de plus grand mérite que le jeûne : de même manière arriva en
la conjonction de mes parents, quand je fus conçue. La vérité est
que je fus conçue sans péché originel, car comme il n’y a que mon
Fils et moi qui n’ayons péché, aussi il n’y a pas eu de mariage plus
honnête que celui de mes parents.
CHAPITRE 50
La
Vierge Marie dit à l’épouse qu’il n’y a rien qui plaise tant à Dieu
que d’être aimé des hommes, et le montre par un exemple d’une femme
païenne qui aima fort son Créateur.
La Mère de Dieu parle à
sainte Brigitte, lui disant qu’il n’y a rien qui plaise tant à Dieu
que quand l’homme l’aime sur toutes choses. Je vous en donnerai une
similitude d’une femme païenne : ne sachant rien de la foi
catholique, elle s’entretenait en ces pensées : Je sais de quelle
manière je suis, et je connais mes parents. Je crois aussi qu’il est
impossible que j’eusse le corps, les membres, les entrailles, les
sens, si quelqu’un ne me les eût donnés ; et partant, il y a quelque
Créateur qui m’a faite une si belle créature, et non une créature
difforme, comme les vermisseaux et les serpents.
Il me semble aussi que,
bien que j’eusse plusieurs maris, et que, si tous m’appelaient, je
courrais plutôt à mon Créateur qui m’appelle qu’aux voix de tous
ceux-là. J’ai aussi plusieurs fils et filles : néanmoins, si j’avais
de la viande en ma main et savais que mon Créateur en désire, je
l’ôterais franchement à mes enfants et la présenterais à mon
Créateur. J’ai aussi plusieurs possessions dont je dispose selon mes
vouloirs : si je savais néanmoins que la volonté de mon Créateur est
autre, je les laisserais, renonçant à ma volonté, et en disposerais
à l’honneur de mon Créateur.
Mais voyez, ma fille,
ce que Dieu a fait avec cette femme païenne, car il lui a envoyé un
de ses amis qui l’a instruite en la foi sainte, et Dieu a visité son
cœur de lui-même, comme vous le pourrez entendre des paroles de la
susdite femme, car quand cet homme de Dieu lui prêchait qu’il y
avait un seul Dieu sans commencement et sans fin, créateur de toutes
choses, elle lui dit : Il est bien croyable que celui qui m’a créée
et qui a créé toutes choses, n’a pas par-dessus soi de créateur, et
il est vraisemblable que sa vie est éternelle, puisqu’il m’a pu
donner la vie.
Mais quand cette femme
ouït que le même Créateur avait pris l’humanité d’une Vierge, qu’il
avait prêché lui-même, elle dit : Il est bien fait de croire que
Dieu fait de bonnes œuvres. Mais vous, ô mon ami ! dites-moi quelles
furent les paroles qui furent proférées de la bouche du Créateur,
car je veux renoncer à ma volonté et lui obéir selon qu’il a parlé.
Or, l’ami de Dieu
prêchant et lui parlant de la passion, de la croix et de la
résurrection, la femme, ayant les larmes aux yeux, lui dit : Béni
soit Dieu qui a manifesté son amour en la terre tel qu’il l’avait au
ciel ! Partant, comme je l’aimais auparavant, je suis maintenant
obligée de l’aimer comme voie droite et comme Rédempteur, me
rachetant de son propre sang. Je suis encore obligée de l’aimer de
toutes mes forces et de le servir de tous mes membres. D’ailleurs,
je suis obligée d’arracher de moi tous les désirs que j’ai eus en
mes passions, fils et parents, et seulement aimer et désirer mon
Créateur en la gloire et en la vie qui ne finissent jamais.
La Mère de Dieu dit :
Voyez, ma fille, que cette femme a eu une grande récompense, à
raison de la dilection : de même la récompense est donnée à un
chacun selon qu’il aime Dieu pendant qu’il vit au monde.
CHAPITRE 51
Il
est traité d’une doctrine fort utile contre les ennemis de l’âme, et
contre les envieux qui désirent aux hommes la confusion, le dommage
et la vie courte.
Cet homme que vous
reconnaissez a trois ennemis : le premier est auprès de lui ; il est
là où il est ; il dort et veille avec lui, et il ne le voit point.
Le deuxième lui est familier, il est près de lui quand il veille, et
il ne l’entends point. Le troisième ne lui est pas familier ; il ne
le connaît pas, et celui-ci le hait.
Le premier ennemi est
le diable, qui le tente de superbe, de cupidité, et de plusieurs
autres choses ne plusieurs manières. Contre cet ennemi, il doit se
munir d’un fouet, pensant : O diable, vous ne donnez rien de bon :
pourquoi me rendrai-je superbe ? Vous me cherchez aussi pour me
perdre, et Jésus-Christ me donne la vie. Partant, il est raisonnable
que je fuie ta volonté et que je suive la volonté de Dieu et ses
préceptes. Partant, quiconque veille ou dort avec une telle
intention, menace de son fouet le diable, qui, en étant épouvanté,
s’enfuit.
Le deuxième ennemi, ce
sont ses familiers et ses serviteurs qui lui disent : Vous encourez
de grands dommages, si vous êtes trop juste ; vous pourrez faire
votre profit en dissimulant plusieurs choses ; si vous êtes trop
humble, vous serez méprisé : c’est pourquoi amassez des richesses,
et faites-nous riches tous ; désirez les honneurs du monde, et nous
nous réjouirons avec vous. Cet ennemi se fait ouïr tous les jours,
et partant, il faut édifier un grand mur contre cet ennemi, afin
qu’on ne l’entende : ce mur est la bonne volonté, savoir, qu’il
désire embrasser plutôt la pauvreté avec la justice que les
richesses avec l’injustice, et plutôt avoir la confusion avec
l’humilité que l’honneur avec la superbe, et qu’il réponde à son
ennemi, mauvais conseiller : Si je fais contre Dieu, priez et
avertissez-moi, car lors je me réjouirai plutôt que je ne m’en
attristerai. Qu’on mette donc entre l’ennemi et lui un tel mur, de
sorte que le vent de ses paroles flatteuses frappe contre le mur, et
non contre le cœur, afin qu’il ne s’éloigne de l’amour divin.
Le troisième ennemi est
celui qu’il ne connaît pas. Ceux-là désirent sa honte et confusion,
son dommage et sa vie très-courte, afin qu’ils jouissent des
prospérités et obtiennent ses richesses. Partant, qu’il ait contre
cet ennemi une corde forte, c’est-à-dire, l’amour de Dieu et du
prochain, désirant souffrir tout ce que Dieu veut qu’il pâtisse, ne
voulant endommager personne ; et lors l’opprobre et la confusion que
ses ennemis voulaient jeter en son front, lui réussira à honneur, le
dommage à utilité, la vie courte à longs jours, et l’ennemi est
tellement lié qu’il ne peut plus nuire.
CHAPITRE 52
L’épouse admire et se répute indigne devant Jésus-Christ de la grâce
qu’elle a de voir et d’ouïr en esprit ce qui se fait au ciel, en
purgatoire et en enfer, et plusieurs autres choses excellentes qui
sont déclarées en ce chapitre.
Louange vous soit, ô
mon Dieu ! pour toutes les choses créées, dit sainte Brigitte, et
honneur pour toutes vos vertus ! Que tous vous servent pour l’amour
que vous leur portez. Moi, indigne et pécheresse dès ma jeunesse, je
vous rends grâces, ô mon Dieu, d’autant que vous ne refusez la grâce
à ceux qui vous la demandent, quoique pécheurs, mais vous leur
faites miséricorde et pardon, ô Dieu très-doux ! Ce que vous faites
avec moi est admirable : quand il vous plaît, vous endormez mon cœur
d’un sommeil spirituel, et excitez et relevez mon âme pour voir,
ouïr et sentir les choses spirituelles. O mon Dieu, que vos paroles
sont douces à mon âme !
Elle les avale comme
une douce liqueur, et elles entrent dans mon cœur avec grande joie,
car quand j’entends vos paroles, je suis rassasiée, et même je suis
famélique : rassasiée, d’autant qu’il n’y a rien qui me plaise que
vos paroles ; famélique, d’autant que je désire de les ouïr avec
ferveur. Partant, ô mon Dieu ! donnez-moi la grâce de faire toujours
votre volonté.
Jésus-Christ répondit :
Je suis sans commencement et sans fin, et tout ce qui est créé par
ma puissance, disposé par ma sagesse et gouverné par mon jugement ;
toutes mes œuvres sont aussi rangées par la charité : partant, rien
ne m’est impossible. Mais ce cœur est trop dur, qui ne n’aime ni ne
me craint, bien que je sois gouverneur et juge de toutes choses,
mais fait plutôt la volonté du diable, qui est son bourreau, qui
donne à boire largement le venin par le monde, qui ne peut donner la
vie aux âmes, mais bien la mort de l’enfer. Ce venin est la péché,
qui est doux au goût, bien qu’amer à l’âme, et tous les jours, il
est répandu par les mains du diable sur plusieurs. Mais qui a ouï de
telles choses, que la vie soit offerte aux hommes et qu’ils
choisissent la mort ? Néanmoins, moi, Dieu de tous, je suis patient
et je compatis à leurs misères. Je fais certainement comme le roi
qui, envoyant du vin à ses serviteurs, leur dit : Buvez-en en
quantité, car il est bon et salutaire : il donne aux malades la
santé, aux tristes la joie, un cœur généreux à ceux qui se portent
bien, et ce vin n’est envoyé que dans les grappes mêmes.
De même j’envoyai mes
paroles, qui sont comparées au vin, à mes serviteurs, par vous, qui
êtes mon vase. Certainement, mon Saint-Esprit vous enseignera où il
vous faut aller et ce qu’il vous faut dire : c’est pourquoi parlez
courageusement, et faites sans crainte ce que je vous commande, car
pas un ne me surmontera.
Lors je lui répondis :
O Roi de toute gloire et celui qui verse la sagesse et qui donne
toutes les vertus, pourquoi m’employez-vous à un tel office, moi qui
ai consommé ma jeunesse en péchés ? Je suis certainement comme un
âne insensé, et suis défectueuse en toute sorte de vertus. J’ai
manqué en tout, et ne me suis amendée en rien.
Le Saint-Esprit
répondit : Qui serait étonné si quelque seigneur faisait de la
monnaie ou du métal qu’on lui offrirait, des couronnes, des anneaux,
ou des coupes pour son usage ? De même, il n’est pas de merveilles
si je choisis et reçois les cœurs de mes amis qui me sont offerts,
et si je fais en eux ma volonté. Et d’autant que l’un a plus petit
entendement que l’autre, de même je me sers de la conscience et de
l’esprit d’un chacun, selon que je vois expédient pour mon honneur,
car le cœur du juste, c’est ma monnaie : c’est pourquoi soyez
prompte et constante à faire mes volontés.
Ensuite la Mère de Dieu
me parla : Qu’est-ce que les femmes superbes disent en votre
royaume ?
Je suis une de
celles-là, c’est pourquoi je suis confuse de parler en votre
présence.
Et la Mère de Dieu
dit : Bien que je sache cela mieux que vous, néanmoins je le veux
ouïr de votre bouche.
Quand on nous prêchait
l’humilité vraie, nous disions que nos parents possédaient des
possessions très amples et de mœurs très excellentes. Pourquoi ne
les imiterons-nous donc ? Notre mère allait de pair avec les
premiers ; elle était excellemment et noblement vêtue, et avait
plusieurs serviteurs ; elle nous a élevés avec honneur : pourquoi
mes filles ne doivent-elles hériter de telles choses, auxquelles
j’appris de se comporter noblement et de vivre avec joie
corporelle ? Je leur ai enseigné de mourir avec de grandes dignités.
La Mère de Dieu dit :
Toute femme qui suit cette route et ces discours par œuvres, va par
une voie droite dans l’enfer ; et partant, une telle réponse est
dure et amère, car que profite tout cela, puisque le Créateur de
toutes choses n’a jamais porté une robe superbe, tant qu’il a
demeuré en terre ? Certainement, telles femmes ne considèrent point
la face de Jésus, quelle elle était en la croix, sanglante et pâle
de peines et de tourments, et ne soucient point des opprobres qu’il
a ouïs, ni de la mort ignominieuse qu’il a choisie et soufferte pour
nous, ni ne se souviennent point du lieu où il a rendu l’esprit ;
car là où les larrons reçurent les supplices qu’ils méritaient,
c’est là que mon Fils a été crucifié ; et moi, la plus chère de
toutes les créatures, et qui suis la vraie humilité, j’assistai là.
Et partant, ceux qui se
gouvernent superbement et pompeusement, et donnent aux autres sujets
de les imiter, sont semblables à un aspersoir qui, étant plongé dans
une liqueur ardente, brûle et tache tous ceux qui en sont aspergés :
de même quand les superbes donnent sujet de mauvais exemple et de
mauvaise édification, ils brûlent les âmes ; et partant, je veux
faire maintenant comme une bonne mère qui, déterrant ses enfants,
leur montre les verges, lesquelles les serviteurs voient aussi ;
mais les enfants, les voyant, craignent d’offenser la mère, la
remerciant de les avoir menacés pour éviter les coups. Mais les
serviteurs craignent d’être fouettés, s’ils manquent, et de la
sorte, par cette crainte, les enfants font plusieurs biens, et les
serviteurs moins de mal qu’ils ne faisaient.
Partant, d’autant que
je suis Mère de miséricorde, je veux vous montrer la peine du péché,
afin que les amis de Dieu soient fervents de l’amour de Dieu, et les
pécheurs, sachant de danger, fuient pour le moins le péché par la
crainte ; et de la sorte, je fais miséricorde aux bons, afin qu’ils
obtiennent une plus grande couronne au ciel, et au mauvais, afin
qu’ils endurent moins de peines, et il n’y a pas pécheur si grand
que je ne sois toute prête à lui aller au-devant et que mon Fils ne
soit disposé à lui donner la grâce, s’il demande miséricorde avec
amour.
Et après cela
apparurent trois femmes : la mère, la fille et la nièce ; mais la
mère et la nièce apparurent mortes, et la fille apparut vive. Or, la
susdite mère apparaissait morte, semblait ramper par terre dans un
lieu fort obscur et boueux, le cœur de laquelle semblait arraché, et
les lèvres semblaient coupées. Le menton tremblait, et les dents,
blanches et longues, grinçaient en la bouche. Les narines étaient
rongées, et ses yeux arrachés pendaient aux joues avec deux nerfs.
Son front semblait creux et avalé, et au lieu du front était un
grand et ténébreux abîme.
En la tête, il n’y
avait point de crâne, et son cerveau bouillait comme du plomb fondu
et de la poix échauffée. Son col était aussi secoué comme un bois
qui tourne autour, lequel un fer très aigu coupé sans cesse. Sa
poitrine ouverte était pleine de vermisseaux longs qui grouillaient
l’un sur l’autre, et ses bras ressemblaient à un manche d’un
tailleur de pierres ; ses mains étaient comme des clous à nœuds et
longs, et toutes les jointures étaient désemboitées, de sorte que
quand l’une montait, l’autre descendait sans cesse. Un serpent long
et grand était du plus haut de l’estomac jusques en bas, qui,
baissait sa tête avec la queue envenimait ses entrailles, et
tournait incessamment comme une roue. Ses cuisses et ses jambes
ressemblaient à deux bâtons épineux pleins de pointes très aiguës.
Ses pieds étaient comme des pieds de crapauds.
Lors cette mère, qui
était comme morte, parlait à sa fille qui était vivante, lui
disant : Oyez, lézarde et fille pleine de venin. Malheur à moi que
j’aie été votre mère ! Je suis celle qui vous ai mise au nid de
superbe, où vous croissiez, y étant échauffée, jusqu’à ce que vous
avez atteint l’âge ; et elle vous a tellement plu que vous avez
consommé en icelle tout votre temps. Partant, je vous dis que tout
autant de fois que vous tournez les yeux superbement sur quelqu’un,
comme je vous ai enseigné, tout autant de fois vous jetez à mes yeux
du venin tout bouillant avec une intolérable ardeur ; et toutes fois
et autant que vous proférez des paroles orgueilleuses que vous avez
apprises de moi, tout autant de fois j’avale des breuvages
très-amers ; toutes fois et autant que vos oreilles sont remplies de
vent de superbe, qui excite les orages de l’arrogance, qui sont :
ouïr les louanges de votre corps bien proportionné, désirer les
honneurs du monde, ce que vous avez appris de moi, tout autant de
fois frappe en mes oreilles un son horrible qui m’étourdit avec un
vent brûlant. Malheur donc à moi qui suis en l’extrême pauvreté et
misère ! Je suis pauvre, d’autant que je n’ai rien de bon ni n’en
ressens ; misérable, parce que je suis assaillie de toute sorte de
maux.
Mais vous, ma fille,
vous êtes semblable à la queue de la vache, qui va par les lieux
boueux, qui toutes les fois qu’elle meut la queue, salit tous ceux
qui sont auprès d’elle. De même en faites-vous, ma fille, vous qui
n’avez point la divine sagesse, et allez selon vos désirs et les
mouvements de votre corps. Partant, toutes les fois que vous imitez
les coutumes que j’ai fait couler en votre esprit en la jeunesse,
savoir, les péchés que je vous ai enseigné de faire, tout autant de
fois ma peine est renouvelée et mes feux brûlent avec plus d’ardeur.
Partant, ma fille, pourquoi vous enorgueillissez-vous de votre
sang ? Quel honneur avez-vous d’avoir été en mon ventre auprès de
l’ordure et nourrie d’ordure ? Votre sortie a été honteuse, et les
immondices de mon sang étaient votre robe en la naissance. Or,
maintenant, mon ventre, qui vous a portée, est rongé par les vers.
Mais pourquoi me
plaindre de toi, ma fille, puisque j’ai plus de sujet de me plaindre
de moi-même ? car il y a trois choses qui affligent le plus mon
cœur : 1- étant créée de Dieu pour la gloire céleste, j’abusais de
ma conscience, et me suis disposée pour les peines de l’enfer ;
2-Dieu m’ayant créée belle comme un ange, je me suis rendue difforme
moi-même, de sorte que je suis plus semblable au diable qu’à l’ange
de Dieu ; 3- j’ai mal changé le temps qui m’était donné ; j’ai
préféré le moment c’est-à-dire, la délectation du péché, pour lequel
je ressens maintenant des maux infinis dans l’enfer, à l’éternité
glorieuse !
Et lors, elle dit à
l’épouse : Vous qui me voyez, vous ne me concevez que par
similitudes. Certes, si vous me voyiez comme je suis, vous mourriez
d’effroi, car tous mes membres sont comme des démons. Et partant,
l’Écriture est vraie quand elle dit que, comme les justes sont
membres de Dieu, de même les pécheurs sont membres du diable. J’en
fais maintenant l’expérience. Les démons sont comme cloués à mon
âme, d’autant que moi-même je me suis disposée à une si grande
difformité.
Mais écoutez encore
davantage. Il vous semble que mes pieds sont comme des crapauds :
cela est d’autant qu’opiniâtrement je me suis arrêtée dans le
péché ; c’est pourquoi aussi les diables sont toujours avec moi, me
rongeant sans jamais se rassasier ; mes jambes et mes cuisses sont
comme des bâtons épineux, d’autant que ma volonté a suivi les
concupiscences de la chair et les voluptés. Mais les os de mon dos
sont tous désemboités, et l’un s’émeut contre l’autre, d’autant que
mon esprit se plaisait trop aux consolations mondaines, et
s’affligeait trop des adversités et des fâcheries du monde. Et comme
le dos s’émeut selon le mouvement de la tête, de même ma volonté ne
devait se mouvoir que selon les volontés de Dieu, qui est l’origine
de tout bien. Mais d’autant que je n’ai pas fait cela, je pâtis
justement ce que vous voyez. Mais d’autant qu’un serpent se glisse
du bas de l’estomac jusques en haut, et étant comme un cercle,
environne mon ventre, cela est d’autant que mes voluptés ont été
déréglées, et voulaient tout posséder, pour pouvoir dépendre
beaucoup avec indiscrétion ; c’est pourquoi le serpent court
incessamment par mon intérieur, sans me donner trêve ni repos.
Quant à ce que ma
poitrine est ouverte et rongée des vers, cela montre la vraie
justice divine. Certes, j’aimais la pourriture plus que Dieu, et mon
cœur était lié aux choses passagères ; et partant, comme de petits
vermisseaux s’engendrent les grands, de même mon âme est remplie de
démons, comme engendrés de l’amour que j’avais pour la pourriture et
l’ordure. Mes bras semblent aussi comme démanchés, d’autant que mon
désir tendait à la longue vie et à vivre longtemps dans le péché.
Je désirais aussi que
le jugement de Dieu fût plus doux que l’Écriture ne dit ; et
néanmoins, la conscience me disait bien que mon temps était court et
que le jugement de Dieu était effroyable ; mais au contraire, les
désirs des voluptés et des péchés me dictaient faussement que ma vie
serait longue, et que le jugement de la fureur divine ne serait pas
si effroyable ; et de telles suggestions renversaient ma conscience,
et après, ma volonté et ma raison suivaient mes délectations et mes
voluptés. C’est pourquoi aussi le diable s’émeut en mon âme contre
ma volonté, et ma conscience entend et ressent que le jugement de
Dieu est juste.
Mes mains sont comme
une massue longue, d’autant que je n’ai pas gardé les commandements
de Dieu ; et par la même raison, mes mains me servent à la pesanteur
et non à l’usage.Mon col tourne comme un bois au tour et qui est
taillé avec un ciseau, et c’est parce que les paroles divines n’ont
point été à goût à mon cœur, mais lui étaient amères, d’autant
qu’elles reprenaient ses délectations et ses voluptés : c’est
pourquoi un fer aigu est toujours fiché à mon gosier.
Mes lèvres sont
coupées, d’autant qu’elles étaient promptes à parler de la vanité et
superbe et de la cajolerie, mais grandement lâches à parler de Dieu.
Ma joue paraît tremblante et les dents me grincent, d’autant que je
donnais de la viande à mon corps, afin que je parusse belle,
désirable, saine et forte à toutes les délices du corps ; et mes
dents sont en continuel grincement, d’autant que tout leur ouvrage a
été inutile pour le bien de l’âme. Mes narines sont coupées,
d’autant que même vous punissez de telle peine ceux qui sont
atteints des crimes dont celui-ci est atteint, afin qu’il ait de la
honte, et moi, j’en ai la confusion éternelle !
Quant à ce que les yeux
sont pendus par deux nerfs jusques aux joues, cela est juste, car
comme les yeux se plaisaient en la beauté des joues par ostentation
de superbe, de même maintenant ils sont arrachés par trop pleurer,
et pour confusion, pendant aux joues. Justement aussi mon front est
avalé, et à sa place sont des ténèbres palpables, d’autant que j’ai
couvert mon front du voile de superbe, et j’ai voulu me glorifier et
paraître belle ; mon front est maintenant obscur et difforme ; mais
d’autant que le cerveau bout et s’écoule, comme le plomb s’émeut et
est flexible selon la volonté, qui était en mon cerveau, allait
selon les mouvements de mon cœur, bien que je susse fort bien ce
qu’il fallait faire.
Mais même la passion du
Fils de Dieu n’était point gravée dans mon cœur, mais s’enfuyait et
s’en écoulait comme chose que je savais bien, et m’en souciais bien
peu. D’ailleurs, j’étais autant attentive au sang qui coulait des
membres du Fils de Dieu qu’à la poix, et je fuyais les paroles de
charité comme de la poix, de peur qu’elles ne me détournassent des
délices corporelles, et qu’elle ne me troublassent quand j’en
jouissais. Quelquefois néanmoins, j’entendaiss la parole de Dieu
pour le respect des hommes, mais elle sortait avec la même facilité
de mon cœur qu’elle y était entrée. C’est pourquoi aussi mon cerveau
s’écoule comme une poix ardente. Mes oreilles sont aussi bouchées
avec des pierres fort dures, d’autant que les paroles de superbe
entraient en elles avec joie, et de là s’écoulaient doucement Dans
mon cœur. Et d’autant que j’ai fait toutes choses pour l’amour du
monde et pour la vanité, mes oreilles n’entendront jamais les
concerts et les agréables mélodies.
Mais vous me pourriez
demander si je n’ai fait aucune bonne œuvre. Je vous réponds : J’ai
fait comme celui qui rogne la monnaie et la rend à son maître, car
je jeûnais, je faisais des aumônes et d’autres bonne œuvres, mais
tout cela par crainte de l’enfer et pour éviter les douleurs
corporelles. Mais d’autant que la charité n’était point en mes
œuvres, elles ne m’ont point servi pour obtenir le ciel ; elles
n’ont pas été pourtant sans récompense.
Vous pourriez encore
vous enquérir quelle je suis intérieurement en ma volonté, puisque
je suis difforme au-dedans. Je vous réponds : Ma volonté est comme
l’homicide et le parricide : de même je désire toute sorte de maux à
mon Créateur, qui m’a été néanmoins très-bon et très-doux.
Après, la nièce morte
de la susdite bisaïeule, morte aussi, parla à la mère qui vivait
encore : Oyez, ô scorpion, ma mère ! Malheur à moi, d’autant que
vous m’avez déçue, car vous m’avez montré un visage doux, mais vous
m’avez cruellement percé le cœur. Vous m’avez donné trois mauvais
conseils ; j’ai appris trois autres choses de vos actions, et vous
m’avez montré trois voies en votre procédé. Le premier conseil a été
d’aimer charnellement pour obtenir les amitiés charnelles ; le
deuxième, de dépenser prodigalement les biens pour l’honneur du
monde ; le troisième, d’avoir le repos pour les plaisirs de la
chair. Certainement, ces conseils m’ont été grandement dommageables,
car d’autant que j’ai aimé charnellement, j’ai maintenant la honte
et l’envie spirituelle ; et parce que j’ai prodigalement dépensé les
biens, je suis privée des dons de Dieu en la vie, et après la mort,
j’ai été remplie de confusion ; et d’autant que je me plaisais aux
délices charnelles, à l’heure de la mort, les ingratitudes et les
chagrins de l’esprit me saisirent sans considération aucune.
J’ai aussi appris trois
choses de vos œuvres, savoir :1-d’en faire quelques bonnes sans
quitter le péché qui me plaisait, comme celui qui, mêlant le venin
avec le miel, n’offrait que du venin au juge qui, étant justement
irrité, l’épandit sur celui qui le lui offrait ; de même
j’expérimente le même avec beaucoup de douleur et de tribulation ;
2-une façon et mode admirable de m’habiller, savoir des souliers
mignons à mes pieds, des gants façonnés à mes mains, montrer ma
gorge toute nue.
Ce linge délié marquait
l’éclat de mon corps, qui a tellement offusqué l’éclat de mon âme
que je ne me souciai de sa beauté. Mes souliers ou sandales,
découverts au-dessus, signifiaient ma foi sans les œuvres, qui ont
laissé mon âme toute nue. Les gants aux mains signifiaient la vaine
espérance que j’ai eue, car j’appuyais mes espérances en mes œuvres,
dont j’attendais miséricorde, sans que j’aie jamais considéré la
justice divine, ni n’ai point ressenti sa fureur, ce qui me donna le
libertinage au péché. Mais quand la mort s’approchait, mon linge
tomba de mes yeux sur terre, c’est-à-dire, sur mon cœur, lors l’âme
se connut et se vit toute nue, voyant que mes péchés étaient grands
et mes œuvres fort petites, et j’en avais tant de honte et de
confusion que je ne pus entrer dans le palais du Roi des cieux. Or,
lors les démons me trouvèrent, et me donnèrent de grandes peines et
douleurs, où j’étais moquée avec confusions insupportables.
La troisième que
j’appris de vous, ma Mère, c’est de revêtir le serviteur des
habillements du maître, et le maître, des habillements du serviteur.
Ce maître est l’amour de Dieu ; le serviteur est la volonté de
pécher. Partant, la charité devant régner dans mon cœur, j’ai posé
la volonté de pécher, laquelle j’ai lors revêtue des vêtements du
Seigneur, quand je me suis servie des créatures pour
l’assouvissement de mes voluptés, et j’ai donné au Seigneur quelques
restes, et encore iceux par crainte et non par amour. Mon cœur donc
se réjouissait du succès de mes voluptés, d’autant que le Seigneur
en était chassé et banni, et le serviteur bien reçu et caressé.
J’ai appris de vous ces
trois choses. Vous m’avez aussi montré trois voies en votre
démarche : la première était éclatante, en laquelle étant entrée, je
fus aveuglée de sa splendeur. La deuxième fut courte, et labile
comme la glace, en laquelle je tombais pas à pas. La troisième était
trop longue, et quand j’y marchais, un torrent impétueux m’emporta
sur une montagne en une fosse profonde qui était là.
En la première voie est
marqué le progrès de ma superbe, qui fut trop brillante, car
l’ostentation, fille de la superbe, donna tant d’éclat à mes yeux
que je ne considérai point la fin, et partant, je fus aveugle.
En la deuxième voie est
marquée la rébellion.
Le temps de rébellion
n’est pas long en cette vie, car après la mort, l’homme est
contraint d’obéir. En vérité, il m’a été fort long, car quand je
passai par un pas, c’est-à-dire, par l’humilité de la confession,
soudain je retombai à mes péchés ; c’est pourquoi je n’ai point été
constante en l’obéissance, mais je tombais soudain dans mes péchés
comme celui qui chemine sur la glace. Ma volonté était froide,
d’autant que je ne quittais les délectations du péché, de sorte que
quand j’avançais un pas à la confession, confessant mes péchés, je
retombais en un autre pas, d’autant que je voulais le péché et je me
plaisais à me confesser souvent.
La troisième voie fut
que je m’attendais à pouvoir pécher sans avoir une grande peine,
pouvoir vivre longtemps et ne m’approcher point de l’heure de la
mort. Et ayant avancé chemin par cette voie, un torrent impétueux,
savoir, la mort, qui donne à un autre, m’enleva et me chargea de
peines, renversant mes pieds. Or, quels sont ces pieds, si ce n’est
que, les infirmités m’accablant, je ne pouvais avoir soin des
utilités de mon corps, et moins de celles de l’âme ? C’est pourquoi
je tombai en une profonde fosse, quand le cœur, qui était haut et
superbe, endurci dans le péché, creva, et l’âme tomba en la fosse de
la peine du péché. Et partant, cette voie a été trop longue
commençait. Malheur donc à moi, ô ma mère ! car tout ce que j’appris
de vous avec joie, je le pleure maintenant avec amertume !
D’ailleurs, cette fille
morte parlait encore à l’épouse, qui voyait ceci : Oyez, vous qui me
voyez. Il vous semble que ma tête et ma face sont comme un tonnerre
qui fulmine au-dedans, et mon col est mis comme dans une presse
garnie de clous. Mes bras et mes pieds sont comme des serpents
très-longs ; mes jambes et mes cuisses sont comme deux canaux d’eau
coulants du toit tout glacés. Mais encore une peine m’est la plus
amère de toutes : car comme si une personne avait tous les canaux
des esprits vitaux bouchés, et comme si toutes les veines pleines de
vent se serraient dans le cœur et crèveraient à raison de la
violence du vent, de même je suis disposée au-dedans misérablement,
à raison du vent de la superbe qui m’a été très-agréable. Néanmoins,
je suis en la voie de la miséricorde, car lorsque j’étais accablée
d’infirmités, je les louai le mieux qu’il me fut possible, mais
néanmoins avec un esprit de crainte.
Mais la mort
s’approchant, la considération de la passion de Jésus-Christ me vint
en l’esprit, savoir, qu’elle était beaucoup plus douloureuse que la
douleur que je méritais à raison de mes fautes, et par une telle
considération, j’ai obtenu les larmes, gémissant, voyant que Dieu
m’avait tant aimée, et que je l’avais aimé si peu ; car lors je le
regardai des yeux de l’esprit et lui dis : O Seigneur, je crois que
vous êtes mon Dieu. Ayez miséricorde de moi, ô Fils de la Vierge,
pour l’amour de votre amère passion. J’amenderais maintenant ma vie,
si j’en avais le temps. Et en ce point-là, je fus soudain allumée
d’une scintille de charité en mon cœur, de sorte que la passion de
Jésus me semblait plus amère que ma mort. Et lors mon cœur creva, et
mon âme vint ès mains des démons, pour être présentées au jugement
de Dieu, car il était indigne que les anges d’un grand éclat et
d’une grande beauté portassent une âme si difforme.
Or, au jugement de
Dieu, les démons criant que mon âme fût condamnée à l’enfer, le Juge
répondit : Je vois une scintille de charité en son cœur, qui ne doit
être éteinte, mais qui doit être devant moi, et partant, je juge
l’âme à être purifiée jusques à ce qu’étant dignement purifiée, elle
mérite de me posséder.
Vous pourriez encore
vous enquérir si je serai participante de tous les biens qu’on fait
pour moi. Je vous réponds par similitude : car comme si vous voyiez
une balance, et s’il y avait en l’un des bassins du plomb qui
l’abaissât, en l’autre une chose légère qui l’enlevât en haut, plus
on la chargerait, voire emporterait le poids du plomb : de même en
est-il de moi, car d’autant plus ai-je hanté le péché, d’autant plus
suis-je descendue en peine. Et partant, tout ce qu’on fait à
l’honneur de Dieu pour moi, cela m’enlève de la peine, et
spécialement l’oraison, et les biens que font les hommes justes et
amis de Dieu et les charités qu’on fait des biens bien acquis.
Telles choses m’approchent de Dieu de jour en jour.
Après cela, la Mère de
Dieu parla à l’épouse : Vous admirez comment moi, qui suis Reine du
ciel, et vous, qui vivez au monde, et cette âme, qui est en
purgatoire, et l’autre en enfer, parlent ensemble. Je vous dirai
cela. Je ne me retire jamais du ciel, d’autant que je ne serai
jamais séparée de la vision de Dieu, ni l’âme qui est en enfer ne
sera jamais séparée des peines, ni l’autre du purgatoire, qu’elle ne
soit entièrement purifiée, ni vous ne viendrez à nous avant la
séparation du corps ; mais votre âme et votre intelligence sont
élevées dans le ciel, pour y entendre les paroles de Dieu, et il
vous est permis de faire savoir quelques peines de l’enfer et du
purgatoire aux mauvais, afin qu’ils prennent garde à eux et aux
bons, pour consolation et avancement. Or, sachez que votre corps et
votre âme sont unis en terre, et le Saint-Esprit vous donne
l’intelligence, afin que vous connaissiez ses saintes volontés.
DÉCLARATION
Il est parlé en ce
chapitre de trois femmes, l’une desquelles entra dans un monastère,
faisant pénitence tout le temps de sa vie avec grande perfection.
CHAPITRE 53
Notre-Seigneur reprend la superbe des prélats, etc. Ils doivent
corriger leurs sujets, de peur qu’à l’exemple d’Héli, ils ne soient
damnés.
Le Fils de Dieu parle à
son épouse, lui disant : C’est une grande chose, voire c’est un
monstre horrible que là où le Roi de gloire s’est humilié, là
l’homme obligé à rendre compte, s’enorgueillisse, car si quelqu’un
est supérieur aux autres, il ne doit s’enorgueillir d’être prélat,
mais plutôt craindre, car tous sont égaux en nature et toute
puissance est de Dieu. En vérité, si celui que Dieu fait supérieur
est bon, il profite à son salut et à celui des autres ; s’il est
mauvais, c’est la permission de Dieu, pour la correction des sujets
et à sa plus grande condamnation, ni n’est point de merveille, mais
digne et juste, que l’homme qui a négligé de se soumettre à son
Créateur, expérimente la domination de l’inférieur et ses conseils.
Donc, quand quelqu’un
est contraint d’être supérieur ou désire l’être, qu’il se montre tel
à ses sujets, qu’il soir désirable à raison de ses mœurs et de sa
bonne vie, utile en la justice et équité. Enfin de sa nature, celui
qui est prélat doit s’humilier et ses mesurer par sa propre mesure,
afin qu’il ne s’élève par-dessus soi-même, et qu’il apprenne en soi
d’avoir compassion des autres. Qu’il craigne aussi que, de la même
mesure qu’il mesure les autres, on ne le mesure (Matt.4.Luc. 16.),
car moi, Dieu et homme, je me suis tellement tempéré que, bien que
je connusse les défauts des hommes par ma science infaillible, je
les ai voulu connaître par les peines, par les croix, en les
expérimentant ; et enfin, pour me donner en exemple à eux, j’ai
commencé plutôt par faire que par commander et enseigner ; j’ai
voulu servir, et non être servi. De même en a fait ma très-chère
Mère, car bien qu’elle fût maîtresse des apôtres, elle a été la plus
humble de tous, et elle a été quasi un des moindres : c’est pourquoi
aussi elle a monté à la souveraine félicité.
Que le prélat donc
apprenne en ses propres infirmités à supporter les défauts des
sujets, et qu’il prenne garde qu’il ne donne sujet ou occasion aux
autres de péché et de ruine par ses paroles et ses exemples, en
abusant de sa puissance, car il n’y a rien qui provoque tant l’ire
de Dieu, attire, entraîne même les hommes à pécher, que la lasciveté
des prélats, car si Héli, le grand-prêtre, fût demeuré en la vigueur
du sacerdoce et eût aimé ses enfants spirituellement, comme jadis
Phinées et Moïse, toute sa génération eût été sauvée ; mais d’autant
qu’il voulut plaire charnellement à ses enfants, il laissa sa
mémoire en tribulation et sa postérité en confusion.
CHAPITRE 54
Jésus-Christ dit que le monde était comme une solitude, et il a
illuminé le monde et a montré le chemin du ciel. Il a envoyé ce
livre ; ceux qui le recevront et le garderont par œuvre, seront
sauvés.
La Sainte Vierge Marie
parle à sa fille, disant : Béni soyez-vous, ô mon Fils ! Vous êtes
le principe, sans principe du temps, et puissance sans laquelle nul
n’est puissant. Je vous en prie, mon Fils, achevez puissamment ce
que vous avez sagement commencé. Le Fils répondit : Vous êtes comme
un boisson douce à celui qui a soif, et comme une fontaine arrosant
les choses arides, d’autant que, par vous, tout grâce fleurit. C’est
pourquoi je ferai ce que vous demandez.
Le Fils parle encore :
Le monde, avant mon incarnation, était comme une solitude en
laquelle il y avait un puits dont l’eau était fort trouble et
immonde. Tous ceux qui en buvaient avaient plus de soif, et ceux qui
avaient mal aux yeux s’en trouvaient pis. Auprès de ce puits, il y
avait deux hommes, l’un desquels criait, disant : Buvez en
assurance, car le médecin est venu qui ôtera toutes les langueurs.
L’autre disait : Buvez joyeusement. Il est vain et inutile de
désirer ce qui est incertain.
Sept voies conduisaient
à ce puits, c’est pourquoi ce puits était désiré de tous. Ce monde
est semblable à la solitude, où sont les bêtes, les arbres
infructueux et les eaux immondes ; car l’homme désirait comme une
bête épandre le sang de son prochain ; il était infructueux ès
œuvres de justice, et immonde par l’incontinence et cupidité. Les
hommes cherchaient un puits trouble en cette solitude, qui était
l’amour du monde, et son honneur, qui est haut en orgueil, trouble
en la sollicitude et soin de la chair, et par les sept péchés
capitaux. L’entrée était ouverte à ce puits. Les deux hommes qui
étaient auprès du puits sont les docteurs des Gentils et des Juifs,
car les docteurs des Juifs étaient orgueilleux de leur loi qu’ils
avaient et qu’ils n’observaient pas ; et d’autant qu’ils étaient
infatigables en leur cupidité, ils incitaient le peuple à chercher
les richesses temporelles, disant : Vivez assurément, car le Messie
viendra, et il restituera toutes choses. Les docteurs des Gentils
disaient : Usons des créatures que vous voyez, d’autant que le monde
fut créé pour nous réjouir.
L’homme demeurant ainsi
plongé en son aveuglement, et ne considérant pas la grandeur divine
ni les choses futures, lors moi, un avec le Père et le Saint-Esprit,
suis venu au monde, et m’étant revêtu de l’humanité, je prêchai,
disant que ce que Dieu avait promis et que Moïse avait écrit, était
accompli. Aimez donc les choses célestes, car les choses mondaines
passent, et je donnerai les choses célestes.
J’ai aussi montré sept
voies par lesquelles l’homme se retire de la vanité, car j’ai montré
la pauvreté et l’obéissance ; j’ai enseigné les jeûnes et
l’oraison ; je fuyais quelquefois les hommes et demeurais seul en
prière. J’ai embrassé les opprobres ; j’ai choisi les douleurs et
les labeurs ; j’ai soutenu les peines et la mort ignominieuse.
Or, j’ai montré par
moi-même cette voie par laquelle mes amis marcheraient dès
longtemps ; mais maintenant cette voie est ruinée. Les gardiens
dorment, les passants se plaisent aux vanités et nouveautés, c’est
pourquoi je me lèverai et ne me tairai pas. J’ôterai la voix de la
joie, et je louerai ma vigne à d’autres, qui rendront les fruits en
son temps. En vérité, selon la commune maxime, entre les ennemis se
trouvent des amis : partant, j’enverrai à mes amis mes paroles plus
douces que le miel, plus précieuses que l’or, et ceux qui les auront
et les garderont, auront un trésor qui ne s’épuise jamais et qui
s’augmente jusqu’à la vie éternelle.
CHAPITRE 55
La
Mère de Dieu explique en ce chapitre de grandes choses touchant sa
Conception.
Pour le jour de la
Conception de la Vierge Marie.
La Mère de Dieu dit :
Quand mon père et ma mère s’unirent par le lien du mariage,
l’obéissance eut plus de pouvoir que la volonté ; plus opéra là la
charité divine que la volupté charnelle, car l’heure en laquelle je
fus conçue se peut bien appeler heure dorée et précieuse, d’autant
que les autres mariés s’unissent par volupté charnelle, et mes
parents s’unirent par obéissance et par le commandement divin.
Donc, ma conception a
été à bon droit dorée, car lors le principe de salut prit en quelque
manière quelque commencement, et les ténèbres s’allaient rendre à la
lumière, car Dieu a voulu faire en son œuvre une chose rare et
signalée, qui a été cachée aux siècles, comme il fit jadis en la
verge fleurissante. Mais sachez que ma conception n’a pas été connue
de tous, car Dieu a voulu que, comme devant la loi écrite, la loi
naturelle procédât, et le choix libre du bien et du mal, et
qu’après, la loi écrite vînt, qui retiendrait le frein à tous les
mouvements effrénés, de même il a plu à Dieu que ses amis aient
douté pieusement de ma conception, afin qu’un chacun montrât son
zèle jusqu’à ce que la vérité parût au temps que la sagesse avait
ordonné.
CHAPITRE 56
La
Sainte Vierge montre que sa Nativité est la porte des vraies joies,
etc. Elle se plaint des femmes qui ne considèrent cela avec
dévotion.
Pour le jour de la Nativité.
La Sainte Vierge Marie
parle : Quand ma mère m’engendra, je sortis par la porte commune,
car aucun ne doit naître par autre manière, excepté Jésus-Christ,
qui, étant le Créateur de tout le monde, a voulu aussi naître
admirablement et d’une manière tout ineffable. Mais quand je fus
née, les diables le surent et pensèrent en eux-mêmes : Voici qu’une
Vierge est née, qu’est-ce que nous ferons, car il arrivera en elle
quelque chose de grand ? Si nous lui appliquons tous les rets des
finesses de notre malice, elle les rompra comme des étoupes. Si nous
regardons son intérieur, nous la trouverons grandement munie, ni on
ne trouve en elle aucune tache où on puisse mettre la pointe du
péché : C’est pourquoi il est à craindre que sa pureté nous donnera
de la peine, sa grâce dissipera toute notre force, sa constance nous
foulera à ses pieds.
Or, les amis de Dieu,
qui attendaient depuis longtemps, disaient, Dieu les inspirant :
Pourquoi nous affligerons-nous davantage ? Il nous faut plutôt
réjouir, car la lumière qui illuminera nos ténèbres est née ; nous
désirs sont accomplis. Les anges se réjouirent aussi, bien que leur
joie soit toujours en la vision divine, disant : Quelque chose de
désirable est né en la terre, et c’est une merveille d’amour par
laquelle la paix du ciel et de la terre sera affermie, et nos ruines
seront réparées.
De vrai, ma fille, je
vous dis que ma naissance fut le commencement des joies, car lors
apparut cette verge d’où est éclose la fleur que les rois et les
prophètes désiraient voir. Après que j’ai été plus âgée et que j’ai
pu comprendre mon Créateur, j’ai été intimement touchée d’un amour
indicible, et je désirais Dieu de tout mon cœur. J’ai été aussi
conservée d’une grâce admirable, en sorte qu’en mes jeunes et
tendres années, je ne consentais pas au péché, d’autant que l’amour
de Dieu, le soin des parents, la nourriture et honnête éducation, la
conservation des faveurs et la ferveur de connaître éminemment Dieu,
persévéraient en moi.
Or, maintenant je me
plains que les femmes qui sont engendrées et engendrent avec
horreur, naissant avec immondices, se délectent en icelles, et ne
considèrent point la pureté de ma naissance, mais sont pires que les
juments, d’autant qu’elles vivent sans raison ; elles vivent de vrai
selon la chair : c’est pourquoi leur volupté passera ; l’esprit de
pureté se retira ; les joies éternelles s’enfuiront d’elles ;
l’esprit d’impureté qu’elles suivent les enivrera.
CHAPITRE 57
La
Vierge Marie dit à sainte Brigitte pourquoi elle se purifia, etc. et
elle parle aussi du glaive qui transperça son cœur.
Pour le jour de la Purification.
La Sainte Vierge Marie
dit à l’épouse de son Fils : Ma fille, sachez que je n’avais point
besoin de purification comme les autres femmes, car mon Fils, qui
est né de moi, m’avait purifiée, et je n’avais pas contracté une des
plus petites taches, lorsque j’engendrai mon Fils, qui est la pureté
même. Mais néanmoins, afin que la loi et les prophètes fussent
accomplis, j’ai voulu vivre en la loi, ni je ne vivais pas selon les
apparents du siècle, mais je conversais humblement avec les humbles.
Je n’ai voulu avoir en moi quelque chose de particulier, tant
j’aimais tout ce qui touchait l’humilité !
Un jour, comme
aujourd’hui, ma douleur prit accroissement, car bien que je susse
par l’inspiration divine que mon Fils pâtirait, néanmoins, lorsque
Siméon dit qu’il me serait le glaive de douleur et qu’il me serait
le signe que l’on contredirait, cette douleur perça mon cœur avec
plus d’amertume, douleur, certes, qui ne se retira jamais de mon
cœur, jusqu'à ce qu’en corps et en âme je montai au ciel, bien qu’il
fût tempéré par les consolations du Saint-Esprit. Je veux que vous
sachiez que, ce jour-là, ma douleur fut en six manières :
1 - En ma connaissance,
car autant de fois que je le regardai, que je l’emmaillotai, que je
voyais ses mains et ses pieds, tout autant de fois mon esprit était
comme plongé en une nouvelle douleur, car je pensais comment on le
crucifierait.
2 - En mon ouïe, car
tout autant de fois que j’entendais les opprobres qu’on vomissait
contre mon Fils, les mensonges et les embûches, mon esprit était
comme emporté par la douleur, de sorte qu’à grand peine il se
pouvait tenir ; mais la vertu divine donna la manière et
l’honnêteté, afin qu’on ne remarquât en moi rien d’imparfait.
3 - En la vue, car
quand je vis qu’on fouettait mon Fils, qu’on le clouait, qu’on le
pendait en un gibet, je tombai comme morte ; mais prenant courage,
je demeurai auprès, debout et souffrant tout cela si patiemment que
mes ennemis ni autres ne trouvaient en moi que douleur.
4 - En l’attouchement,
car moi et les autres descendîmes mon Fils de la croix ; je
l’enveloppai et le mis dans le sépulcre, et de la sorte, ma douleur
augmentait tellement qu’à peine mes mains et mes pieds avaient-ils
la force de me soutenir. Oh ! que volontiers j’eusse voulu alors
être ensevelie avec mon Fils !
5 - Je souffrais à
raison du désir véhément que j’avais d’aller au ciel, après que mon
Fils y fut monté, car la longue demeure que je fis en terre après
son départ augmentait grandement ma douleur.
6 - Je souffrais de la
tribulation des apôtres et des amis de Dieu, la douleur desquels
était ma douleur, craignant toujours qu’ils ne succombassent aux
tentations et tribulations, et dolente, d’autant que les paroles de
mon Fils étaient contrariées par tout. Or, bien que la grâce de Dieu
persévérât toujours avec moi et que ma volonté fût selon la sienne,
néanmoins ma douleur fut continuelle, mêlée avec la consolation,
jusqu’à ce que je fusse au ciel, en corps et en âme auprès de mon
Fils. Partant, ô ma fille, que cette douleur ne se retire jamais de
votre cœur, car sans les tribulations, peu de gens seraient sauvés.
CHAPITRE 58
La
Sainte Vierge parle à sainte Brigitte des douleurs qu’elle eut quand
il fallut fuir en Égypte.
La Sainte Vierge Marie
parle à l’épouse de son Fils, disant : Je vous ai parlé de mes
douleurs ; mais la douleur que j’avais quand il fallut fuir en
Égypte avec mon Fils ne fut pas des moindres, ni quand j’ouïs qu’on
tuait les enfants innocents, qu’Hérode poursuivait mon Fils ; et
bien que je susse ce qui était écrit de mon Fils, néanmoins mon
cœur, à raison de la grandeur de l’amour que j’avais envers mon
Fils, était rempli de douleur et d’amertume. Or, maintenant, vous me
pourriez demander qu’est-ce que fit mon Fils tout ce temps-là avant
sa passion. Je réponds comme l’Évangile : Il était soumis à ses
parents, et il se gouverna comme les autres enfants, jusqu’à ce
qu’il fût arrivé à un grand âge.
Il fit des merveilles
en sa jeunesse, montrant comment les créatures servaient leur
Créateur. Comment les idoles se turent et comment plusieurs idoles
tombèrent à son arrivée en Égypte ; comment les Mages prédirent que
mon Fils serait le signe de grandes choses futures ; comment aussi
le ministère des anges apparut ; comment il n’apparut jamais en son
corps ni en ses cheveux aucune immondice, il n’est pas besoin que
vous sachiez toutes ces choses, puisqu’en l’Évangile, il y a des
signes de la Divinité et humanité qui peuvent édifier vous et les
autres.
Or, quand il eut
atteint un plus grand âge, il était continuellement en la prière et
obéissance. Il monta avec nous aux fêtes ordonnées en Jérusalem et
en autres lieux ; sa vue et sa parole étaient agréables et
admirables, de sorte que plusieurs qui étaient affligés disaient :
Allons voir le Fils de Marie, afin que nous soyons consolés. Et
augmentant en âge et sagesse dont il était plein dès le
commencement, il travaillait de ses mains tout ce en quoi décence
n’était point lésée ; il nous parlait, nous disait en particulier
des paroles de consolation et des discours de Dieu, de sorte que
nous étions remplis continuellement de joies indicibles. Mais quand
les craintes de la pauvreté nous assaillaient, il ne nous faisait
point de l’or ni de l’argent, mais il nous exhortait à la patience,
et il nous défendit et nous protégea des envieux. Quant aux
nécessités, les gens de bien et notre propre travail nous y
aidaient, de sorte que nous étions seulement secourus pour la seule
nécessité sans superfluité aucune, car nous ne cherchions qu’à
servir Dieu. Après cela, il conférait familièrement en la maison
avec ceux qui venaient voir pour les difficultés de la loi et
signification des figures, et disputait publiquement quelquefois
avec les sages, de sorte qu’ils admiraient et disaient : Voici que
le fils de Joseph enseigne les maîtres : quelque grand esprit parle
en lui.
Un jour, j’étais
plongée en la considération de sa passion ; j’en étais saisie de
tristesse. Il dit : Ne croyez-vous pas, ma Mère, que je suis en mon
Père et que mon Père est en moi ? Quoi ! avez-vous été polluée en
mon entrée et en ma sortie ? avez-vous été triste ? Pourquoi donc
vous affligez-vous ? car la volonté de mon Père veut que je souffre
la mort, voire ma volonté est telle avec celle de mon Père. Ce que
j’ai de mon Père ne peut pas pâtir, mais bien la chair que j’aie
reçue de vous, afin que la chair d’autrui soit rachetée et que
l’esprit soit sauvé. Il était aussi si obéissant que quand Joseph
lui disait quelquefois sans y penser : Faites cela ou cela, il le
faisait, et de la sorte, il cachait la puissance de sa Divinité, que
Joseph et moi étions seuls à connaître, d’autant que nous l’avons vu
souvent entouré d’une lumière admirable, et avons ouï les voix et
concerts des anges qui chantaient sur lui. Nous avons aussi vu les
esprits immondes qui n’avaient pu être chassés par les exorcistes
approuvés en notre loi, sortir à la vue de mon Fils.Que ces choses
soient continuellement en votre mémoire, et remerciez Dieu d’avoir
voulu manifester par vous son enfance.
CHAPITRE 59
La
Sainte Vierge raconte à sainte Brigitte ce qui arriva en la
visitation de sainte Élisabeth, etc.
La Mère de Dieu dit à
sainte Brigitte : Quand l’ange m’annonçait que le Fils de Dieu
naîtrait de moi, soudain que j’eus consenti, je ressentis en moi
quelque chose d’admirable et d’inaccoutumé ; et partant, admirant
cela, soudain je montai, afin de la consoler, à sainte Élisabeth, ma
cousine, qui était enceinte, et pour parler avec elle de ce que
l’ange m’avait dit ; mais m’étant venue au-devant auprès d’une
fontaine, et nous étant baissées et embrassées, son enfant se
réjouit en son ventre d’une manière admirable. Je fus alors touchée
en mon cœur d’un nouveau ressentiment de joie, de sorte que ma
langue proférait des paroles de Dieu incompréhensibles, et à grand
peine mon âme les comprenait-elle, tant elle était dans les
ressentiments de la joie !
Or, Élisabeth admirant
la ferveur de l’Esprit qui parlait en moi, et moi admirant
semblablement en elle la grâce de Dieu, nous demeurâmes quelques
jours ensemble, bénissant Dieu. Après cela, une pensée commença à
solliciter mon esprit avec quelle dévotion et comment je me devais
gouverner après avoir reçu une si grande grâce ; qu’est-ce que je
devais répondre à ceux qui me demanderaient comment j’aurais conçu,
ou qui était le père de l’enfant qui devait naître, ou que dirais-je
à Joseph, si l’ennemi le tentait et entrait en soupçon de moi.
Pendant que ces pensées
roulaient en mon esprit, un ange, semblable à celui qui m’était
apparu auparavant, me dit : Notre Dieu, qui est éternel, est avec
vous et en vous : ne craignez donc, car lui vous donnera la grâce de
parler ; il dirigera vos pas et vos lieux ; il accomplira son œuvre
avec vous puissamment et sagement. Or, Joseph, à qui vous êtes
recommandée, s’étonnera quand il apprendra que vous êtes enceinte,
et se réputera indigne d’habiter avec vous.
Et comme Joseph était
en anxiété et ne savait ce qu’il fallait faire, l’ange lui dis dans
son sommeil : Ne vous retirez pas de la Vierge qui vous est
recommandée, car comme vous l’avez ouï d’elle, ainsi est-il, car
elle a conçu de l’Esprit de Dieu, et elle enfantera un Fils qui sera
le Sauveur du monde. Servez-la donc fidèlement, et soyez témoin et
gardien de sa pudeur.
Depuis ce jour-là,
Joseph me servit comme sa maîtresse, et moi je m’humiliai aux plus
petites de ses œuvres. Après, j’étais en continuelle oraison, étant
rarement vue, voyant rarement, et sortant très-rarement, si ce
n’était aux fêtes principales. J’étais fort attentive aux vigiles et
leçons que nos prêtres disaient, ayant quelque temps destiné aux
œuvres manuelles. Je fus discrète au jeûne, selon qui ma nature le
pouvait supporter pour le service de Dieu. Tout ce que nous avions
de superflu, nous le donnions aux pauvres, contents de ce que nous
avions.
Mais Joseph me servit
si fidèlement qu’on n’ouït jamais de sa bouche une parole de
cajolerie murmure, jamais courroux, car il était très patient en la
pauvreté, soigneux en son labeur où il était nécessaire, doux à ceux
qu’il reprenait, obéissant à mon service, prompt défenseur de ma
virginité, très fidèle témoin des merveilles de Dieu. Il était aussi
tellement mort au monde et à la chair qu’il ne désirait que les
choses célestes. Il était aussi si croyant aux promesses de Dieu
qu’il disait incessamment : Plût à Dieu que je vive, et que je vive,
et que je voie les volontés de Dieu accomplies ! car rarement
venait-il aux assemblées des hommes et a leurs conseils, car tout
son désir fut d’obéir aux volontés divines, c’est pourquoi sa gloire
est maintenant grande.
CHAPITRE 60
La
Mère de Dieu dit à l’épouse de son Fils que saint Jérôme ne douta
point de son assomption au ciel, etc.
La Mère de Dieu parla à
sainte Brigitte : Que vous a dit ce docteur, inventeur de paroles,
que l’épître de saint Jérôme qui parle de mon assomption ne doit
être lue en l’Église de Dieu, d’autant qu’il lui semble que saint
Jérôme douta de mon assomption au ciel, d’autant qu’il dit qu’il ne
sait pas si je suis montée au ciel en corps et en âme, ou par qui
j’ai été portée, moi, Mère de Dieu ?
Je réponds à ce docteur
et dis que saint Jérôme ne douta point de mon assomption ; mais
d’autant que Dieu ne lui avait point déclaré ouvertement la vérité,
il voulut plutôt en douter pieusement que la définir, Dieu ne
l’ayant point montrée. Mais souvenez-vous, ma fille, de ce que je
vous ai dit ci-dessus, que saint Jérôme aimait les veuves, imitateur
des moines parfaits, asserteur et défenseur de la vérité, qui vous a
aussi mérité l’oraison avec laquelle vous me saluez. Partant,
j’ajoute maintenant que saint Jérôme fut une trompette fléchissante
par laquelle parlait le Saint-Esprit, et la flamme embrassée de ce
feu qui vint sur moi et sur les apôtres le jour de la Pentecôte.
Heureux donc sont ceux qui oient cette trompette et la suivent !
CHAPITRE 61
La
Mère de Dieu montre en ce chapitre pourquoi elle vécut longtemps
après l’ascension de son Fils.
La Mère de Dieu parle,
disant : Souvenez-vous, ma fille, que quatre fois j’excusai saint
Jérôme discourant de mon assomption. Or, maintenant, je vous
montrerai la vérité de mon assomption.
J’ai vécu longtemps
après l’ascension de mon Fils, et Dieu l’a voulu, afin que les âmes
fussent converties à Dieu, ayant vu ma patience invisible et le
règlement de mes mœurs, que mes apôtres et mes élus fussent
affermis. Et de fait aussi, la naturelle disposition de mon corps
requérait que je vécusse durement, afin que ma couronne fût
augmentée, car tout le temps que j’ai vécu après l’ascension de mon
Fils, j’ai visité les lieux où il a pâti et où il a manifesté ses
merveilles, aussi sa passion était empreinte dans mon cœur.
Mes sens aussi étaient
abstraits et retirés de ce qui est du monde, d’autant que j’étais
incessamment enflammée de nouveaux désirs, et réciproquement exercée
par des douleurs ; mais néanmoins, ma douleur et ma joie étaient si
tempérées que je n’omettais rien de ce qui touchait le service de
Dieu. Je conversais aussi parmi les hommes, et je prenais bien peu
de ce qui plaisait aux hommes. Mais d’autant que mon assomption n’a
été connue à plusieurs et prêchée de par Dieu, qui est mon Fils, il
l’a voulu de la sorte, afin que la foi de son ascension fût
enracinée dans les cœurs des hommes, car les hommes étaient endurcis
en la créance de son ascension, combien plus si mon assomption eût
été prêchée dès le commencement!
CHAPITRE 62
La
Sainte Vierge narre à sainte Brigitte l’annonciation que l’ange lui
fit de sa mort, et ce qui advint après.
La Mère de Dieu parle,
disant : Un jour, après que quelques années se furent écoulées de
l’ascension de mon Fils, je m’affligeais beaucoup à raison du désir
que j’avais d’arriver dans le ciel pour voir mon Fils. Je vis un
ange reluisant, comme je l’avais vu auparavant, qui me dit : Votre
Fils, qui est Dieu et notre Seigneur, m’envoie pour vous annoncer
que le temps est arrivé où vous devez venir corporellement à votre
Fils, pour recevoir la couronne qui vous est préparée.
Je lui répondis :
connaissez-vous le jour et l’heure où je dois m’en aller de ce monde
en l’autre ?
Et l’ange répondit :
Les amis de votre Fils enseveliront votre corps.
Ces choses étant dites,
l’ange disparut, et moi, je me préparai à l’issue, visitant tous les
lieux, à mon accoutumée, où mon Fils avait souffert. Un jour, mon
esprit étant suspens en l’admiration de la divine charité, lors mon
âme fut remplie, en cette contemplation, de tant de plaisirs, qu’à
grand peine mon âme les pouvait soutenir, et en cette contemplation
et joie, mon âme fut séparée de mon corps. Mais hélas ! que de
choses magnifiques mon âme vit alors, et de quel honneur le Père, le
Fils et le Saint-Esprit l’accueillirent, et de quelle multitude
d’anges elle fut élevée, vous ne le pouvez comprendre, et moi, je ne
le puis exprimer, sans que votre âme soit aussi séparée de votre
corps, bien que je vous en aie montré quelque chose en cette oraison
que mon Fils vous a inspirée.
Or, ceux qui étaient
lors avec moi en la maison quand je rendis l’esprit, comprirent fort
bien, par la lumière non accoutumée, quelles choses divines
agissaient lors en moi. Après cela, les amis de mon Fils, envoyés
divinement, ensevelirent mon corps en la vallée de Josaphat, avec
lesquels il y avait une infinité d’anges comme des atomes du soleil.
Mais les malins esprits n’osaient s’en approcher. Mon corps demeura
quelques jours en terre, et après, il fut ravi et emporté au ciel
par une grande multitude d’anges. Ce temps n’est pas sans grand
mystère, d’autant qu’à la septième heure sera la résurrection des
morts, et à la huitième, la béatitude des âmes et des corps sera
accomplie.
La première heure fut
depuis le commencement du monde jusques à ce temps où la loi était
donnée par Moïse.
La deuxième, depuis
Moïse jusques à l’incarnation de mon Fils.
La troisième fut quand
mon Fils institua le baptême et adoucit la rigueur de la loi.
La quatrième, quand il
prêchait par la parole et confirmait son dire par exemple.
La cinquième, quand mon
Fils voulut pâtir et mourir, et quand il ressuscita et prouva sa
résurrection par plusieurs miracles.
La sixième, quand il
monta au ciel et envoya le Saint-Esprit.
La septième sera quand
il viendra en jugement, et que tous sortiront pour aller au
jugement.
La huitième, quand tout
ce qui a été promis et prophétisé sera arrivé ; et lors la béatitude
sera parfaite ; lors on verra Dieu en sa gloire, et les saints
resplendiront comme des soleils, et il n’y aura plus de douleurs.
CHAPITRE 63
En
ce chapitre, Notre-Seigneur donne des paroles à son épouse, pour les
envoyer au pape Clément, pour faire la paix entre le roi de France
et d’Angleterre.
Le Fils de Dieu parle à
l’épouse sainte Brigitte, lui disant : Ecrivez de ma part au pape
Clément (sans doute Clément VI, l'an 1352) ces paroles : Je vous ai
exalté et vous ai fait monter par-dessus tous les degrés d’honneur :
sortez donc pour faire la paix entre le roi de France et le roi
d’Angleterre (Philippe de Valois et Edouard III), qui sont des bêtes
périlleuses et les pertes des âmes. Venez après en Italie, et
annoncez là la parole et l’an de salut et de la délectation divine,
et voyez la place et les carrefours arrosés du sang de mes martyrs,
et je vous donnerai la récompense qui ne finit jamais.
Considérez aussi le
temps passé, où vous m’avez provoqué à la colère avec effronterie,
et je l’ai tu, où vous avec fait ce que vous avez voulu et ne deviez
pas faire, et moi, comme ne jugeant point, j’ai eu patience, car mon
temps s’approche, et je demanderai vos négligences et l’audace de
votre temps ; et comme je vous ai fait monter par tous les degrés,
de même descendrez-vous par tous les degrés spirituels, lesquels
vous expérimenterez au corps et en l’esprit, si vous n’obéissez à
mes paroles ; et votre langue gardera le silence des grandes choses,
et votre nom, qui est grand en terre, sera en oubli devant moi et en
opprobre devant mes saints.
Je demanderai encore de
vous combien indignement vous êtes monté à tous ces degrés
d’honneur, quoique j’aie permis ce que je sais et ce que votre
conscience négligente a oublié. J’exigerai encore de vous combien
froid vous avez été à former la paix des rois, et combien vous avez
penché en la partie contraire. D’ailleurs, je n’oublierai point
combien l’ambition a été grande et la cupidité insatiable en l’Eglise,
et a augmenté de votre temps, ce que vous pouviez beaucoup réformer
et amender ; mais vous, qui aimez la chair, n’avez voulu.
Sortez donc, avant que
la dernière heure qui s’approche, vous surprenne, et éteignez en ce
temps, par le zèle, les négligences du passé. Que si vous doutez de
quel esprit ces paroles sont, le royaume et la personne vous sont
connus où ont été opérés les merveilles et les prodiges. La justice
et la miséricorde s’approchent par toute la terre. Votre conscience
dit que ce que je vous dis est raisonnable, et charité ce que je
vous conseille ; et si ma patience ne vous eût conservé, vous
fussiez descendu plus bas que vous prédécesseurs. Partant, fouillez
au livre de votre conscience, et voyez si je vous dis la vérité.
CHAPITRE 64
Jésus-Christ menace les pécheurs qui, ayant oublié les péchés passés
et les voies de Dieu, vivent avec trop d’assurance. Dieu leur
pardonne, s’ils s’amendent.
Le Fils de Dieu parle,
disant à sainte Brigitte : Ne vous attendez pas à ces débauchés, car
je viendrai bientôt à eux, non comme ami, mais comme celui qui
prendra vengeance d’eux. Malheur à eux, car en leur temps de paix,
ils n’ont pas voulu chercher le bien éternel ! Je vois que de leur
race sont sortis des hommes d’amertume, qui ont moissonné le fruit
de vanité et de leur cupidité, c’est pourquoi ils descendront
maintenant. La pauvreté, la captivité, la honte, l’humiliation et la
douleur, vous assailleront, mais ceux qui s’humilieront trouveront
grâce devant mes yeux.
CHAPITRE 65
Notre-Seigneur donne en ce chapitre à sainte Brigitte les
enseignements de la vie active et contemplative.
Le Fils de Dieu parle,
disant : Il y a deux vies qui sont comparées, l’une à Marthe,
l’autre à Magdelène : celui qui les voudra imiter et suivre doit
faire premièrement une pure confession de tous ses péchés,
s’excitant à une vraie contrition et résolution de ne plus pécher à
l’avenir.
La première vie que je
témoigne que Marie a embrassée, conduit à la contemplation des
choses célestes, car celle-là est la meilleure part de la vie
éternelle. A celui donc qui désire tenir la vie de Marie, il lui
suffit d’avoir seulement les nécessités corporelles, savoir, des
vêtements sans ostentation, le boire et le manger avec sobriété, et
non en superfluité, la chasteté sans aucune mauvaise délectation, et
qu’il garde les jeûnes selon les constitutions de l’Église. Or, que
celui qui jeûne prenne garde de n’être malade par l’excès de quelque
jeûne, et que ce jeûne ne lui fasse diminuer l’oraison ni les
prédications, ou bien qu’il n’omette quelque autre bien à raison de
cela, qui puisse profiter à soi ou à son prochain ; qu’il prenne
encore prudemment garde que le jeûne ne le rende lâche à la rigueur
de la justice, ou paresseux aux œuvres de piété, car la force de
corps et d’esprit est requise pour punir les rebelles et pour
assujettir les infidèles.
Partant, tout infirme
qui voudrait mieux jeûner pour l’honneur de Dieu que manger, aura
égale récompense à raison de sa bonne volonté, comme celui qui
jeûne, ému de charité : semblablement celui qui mange par
obéissance, voulant plus jeûner que manger, aura la même récompense
que celui qui jeune.
En deuxième lieu, Marie
ne doit se réjouir de l’honneur du monde ni de ses prospérités, ni
s’affliger des adversités, mais qu’elle se réjouisse seulement en
cela que les impies deviennent dévots, que les amateurs du monde
aiment Dieu, que les bons avancent au bien, et combattant pour le
service de Dieu, deviennent plus dévots. Qu’elle soit encore marrie
de ce que les pêcheurs tombent de pis en pis, que Dieu ne soit point
aimé de sa créature et que le commandement de Dieu soit méprisé.
En troisième lieu,
Marie ne doit point être oisive, ni Marthe, mais que le sommeil
étant achevé, elle se lève et remercie Dieu de bon cœur, d’autant
que, par sa bonté et son amour, il a créé toutes choses, montrant,
par sa passion et par sa mort, l’amour qu’il portait à l’homme,
amour si grand qu’il n’eut jamais d’égal.
Que Marie rende encore
grâces à Dieu pour tous ceux qui ont été sauvés, pour tous ceux qui
sont au purgatoire et pour ceux qui sont au monde, priant humblement
Dieu qu’il ne permette qu’ils soient tentés par-dessus leurs forces.
Que Marie soit aussi discrète en l’oraison et dans les louanges de
Dieu, afin que tout soit réglé, car si elle a les nécessités de la
vie en la solitude, elle doit faire les oraisons plus prolixes ; que
si elle se dégoûte en priant et que les tentations s’accroissent,
elle peut travailler de ses mains à quelque ouvrage honnête, utile
pour soi ou pour les autres. Que si elle se dégoûte en l’un et en
l’autre, elle pourra lors avoir quelque occupation honnête ou
écouter des paroles d’édification avec toute honnêteté, sans aucune
cajolerie, jusques à ce que le corps et l’âme se rendent plus
habiles à l’œuvre de Dieu.
Que si Marie n’a point
ce qui est nécessaire pour sustenter son corps, si elle ne
travaille, lors qu’elle fasse une plus courte oraison, à raison de
l’œuvre nécessaire, et ce labeur sera perfection et accroissement
d’oraison. Que si Marie ne sait travailler ou qu’elle ne le puisse,
qu’elle n’ait point honte de mendier, mais qu’elle se réjouisse de
m’imiter, moi qui suis Fils de Dieu, qui me suis fait pauvre pour
enrichie l’homme. Que si Marie est sujette à l’obéissance, qu’elle
vive selon l’obéissance de son prélat, et sa couronne lui sera
redoublée plus que si elle était en liberté.
En quatrième lieu,
Marie ne doit point être avare, ni aussi Marthe, ni aussi elle ne
doit être trop prodigue, car comme Marthe donne le temporel pour
l’amour de Dieu, de même Marie doit distribuer le spirituel, car si
Marie a chèrement Dieu dans son cœur, qu’elle se donne garde de
cette maxime : Il me suffit. Si je puis aider mon âme, que
m’importent les œuvres du prochain ? ou si je suis bien, que
m’importe la vie d’autrui ? O ma fille, si ceux qui pensent et
disent telles choses voyaient leur ami être déshonoré et affligé,
ils y courraient jusques à la mort, afin de l’affranchir de la
tribulation. Marie en doit faire de même, car elle doit être marrie
que Dieu soit offensé, que son frère, qui est le prochain, soit
scandalisé ; ou si quelqu’un tombe en péché, que Marie, s’efforce
autant qu’elle pourra de l’en arracher, avec discrétion néanmoins ;
que si, pour cela, Marie est poursuivie, qu’elle cherche un autre
lieu plus assuré, car moi, Dieu, j’ai dit : Quand on vous poursuivra
en une cité, fuyez en une autre, car Paul en fit de même, d’autant
qu’il était nécessaire pour un autre temps, c’est pourquoi, il a été
mis dehors en une corbeille par la muraille.
Afin donc que Marie
soit universelle et pieuse, cinq choses lui sont nécessaires : 1. la
maison en laquelle dorment les hôtes ; 2. les vêtements pour vêtir
les nus ; 3. la viande pour les malades, c’est-à-dire, paroles de
consolation avec la charité divine.
La maison du Marie est
son cœur, les mauvais hôtes duquel sont tout ce qui trouble ce cœur,
savoir, ire, tristesse, cupidité, superbe et autres choses
semblables qui entrent par les cinq sens. Tous ces vices donc
doivent être ou gisants ou dormants, comme ceux qui sont en un
profond repos, car comme l’hospitalier reçoit les bons et les
mauvais hôtes avec patience, de même Marie doit tout supporter avec
paix pour l’amour de Dieu, et ne consentir en la moindre chose aux
vices ni se plaire en eux, mais bien les repousser de son cœur
autant qu’elle pourra avec la grâce de Dieu. Que si elle ne les peut
chasser, qu’elle les souffre patiemment contre sa volonté, comme des
hôtes, sachant pour certains qu’ils lui profitent à de plus grandes
couronnes, et non à damnation.
Marie a des vêtements
pour couvrir les hôtes, savoir, l’humilité intérieure et extérieure,
et la compassion de l’esprit en l’affliction du prochain. Que si
Marie est méprisée des hommes, elle revienne soudain en son esprit,
pensant comme moi, Dieu, était content, et étant méprisé, je
souffrais patiemment, et comme étant juge, je me tus, comment je ne
murmurais point quand j’étais fouetté et couronné d’épines. Que
Marie considère aussi qu’elle ne montre point signe d’ire et
d’impatience à ceux qui la reprennent aigrement, mais qu’elle
bénisse ceux qui la poursuivent, afin que ceux qui la voient
bénissent Dieu.
Que Marie imite, et
Dieu lui donnera bénédiction pour la malédiction. Que Marie se donne
encore garde qu’elle ne médise ou impropère ceux qui lui sont
fâcheux, car c’est une chose damnable de médire et d’écouter les
médisants et d’injurier le prochain par impatience.
Partant, que Marie
donne de bons exemples d’humilité et de patience parfaite ; qu’elle
tâche d'avertir ceux qui médisent d’autrui, et leur marque le danger
dans lequel ils se précipitent, et qu’avec charité, elle les porte à
la vraie humilité, employant à cela sa parole et son bon exemple.
D’ailleurs, le vêtement de Marie doit être la compassion, car si
elle voit que son prochain pèche, elle en doit avoir compassion,
priant Dieu qu’il lui pardonne ; que si elle voit qu’il souffre les
injures, dommages, mépris, qu’elle en ait douleur avec lui ; qu’elle
l’aide par ses prières, secours, et de soin, même parmi les
puissants du siècle, car la vraie compassion ne cherche point ses
intérêts, mais bien ceux de son prochain. Que si Marie est telle que
les princes ne l’écoutent point et qu’elle ne profite de rien de
leur parler, qu’elle prie lors Dieu pour les affligés, et Dieu, qui
est celui qui regarde le cœur, convertira le cœur des hommes pour la
paix de l’affligé, pour l’amour de celle qui le prie, ou bien il
l’affranchira de la tribulation, ou Dieu lui donnera la patience
pour la supporter, et afin que sa couronne soit redoublée. Telle
doit donc être la robe d’humilité au cœur de Marie, car il n’y a
rien qui attire tant Dieu dans le cœur que l’humilité et la
compassion du prochain.
3. Que Marie ait du
pain et du vin pour les hôtes, car dans le cœur de Marie sont logés
de grands hôtes, savoir : quand le cœur est ravi au dehors et appète
des choses délectables, avoir les choses terrestres, posséder les
temporelles ; quand l’oreille désire ouïr ses propres louanges ;
quand la chair désire ses appétits charnels ; quand l’esprit
s’excuse sur sa fragilité et diminue ses fautes ; quand le dégoût
des choses bonnes la saisit ; l’oubli du futur ; quand elle a grande
estime de ses bonnes œuvres ; quand elle croit que ses maux soient
petits, ou qu’elle les oublie. Contre tels hôtes, elle a besoin de
conseil et de ne point dormir en dissimulant. Que Marie donc, animée
par la foi, se lève fortement, et qu’elle réponde en cette sorte à
ces hôtes : Moi, je ne veux rien posséder du temporel, mais je me
contente de ma petite nourriture ; je n’en veux point ; je veux
employer jusques au moindre moment du temps à l’honneur de Dieu ; je
ne veux point occuper mon esprit à ce qui est beau ou laid, utile ou
inutile à la chair, ce qui est à goût ou à dégoût, si ce n’est
autant que cela plaît à Dieu et touche à l’utilité de l’âme. Certes,
je ne me saurais plaire à vivre un seul moment que pour l’honneur de
Dieu : une telle volonté est la viande des hôtes, et une telle
réponse éteint les délectations déréglées.
4. Que Marie ait du feu
pour chauffer les hôtes et pour les éclairer. Ce feu est l’amour du
Saint-Esprit, car il est impossible que quelqu’un puisse entièrement
renoncer à ses propres volontés, ou aux affections charnelles de ses
parents, ou à l’amour des richesses, sans l’inspiration et le
mouvement du Saint-Esprit ; ni même Marie, bien qu’elle soit
parfaite, ne peut commencer ni continuer la vie bienheureuse sans la
dilection et l’inspiration du Saint-Esprit.
Afin donc que Marie
reluise aux hôtes qui arriveront, qu’elle pense à ceci : Dieu m’a
créée afin que je l’honorasse sur toutes choses, et qu’en
l’honorant, je l’aimasse avec crainte. Il est aussi né de la Vierge,
afin de m’enseigner la voie du ciel, laquelle je devais suivre, en
l’imitant avec humilité. Par sa mort, il a ouvert le ciel, afin que
je soupirasse là en y allant. Que Marie examine encore toutes ses
œuvres, pensées et affections, savoir, comment elle a offensé Dieu,
combien patiemment Dieu supporte les hommes, et en combien de
manières Dieu appelle l’homme à soi.
Telles ou semblables
pensées sont les hôtes de Marie, qui sont quasi en ténèbres, s’ils
ne sont illuminés par les feux du Saint-Esprit. Ces feux viennent
lors au cœur, quand Marie considère qu’il est raisonnable de servir
Dieu, quand elle voudrait plutôt souffrir toute autre peine que
provoquer à dessein Dieu à la colère, par la bonté duquel l’âme est
créée et rachetée de son précieux sang. Lors aussi le cœur reçoit la
lumière de ce bon feu, quand l’âme considère et discerne pour quelle
intention l’hôte vient, c’est-à-dire, une chacune des pensées, quand
elle examine si sa pensée tend à la joie éternelle ou à la joie
passagère, si elle n’admet aucune pensée sans l’avoir reconnue, et
nulle sans punition.
Afin donc qu’on
obtienne ce feu, et que, l’ayant obtenu, il soit conservé, il est
besoin que Marie y porte du bois sec pour le nourrir, c’est-à-dire,
elle doit prendre garde aux mouvements de la chair, afin que la
chair ne se rende insolente et qu’elle apporte toute sorte de
diligence, afin que les œuvres de piété et les oraisons dévotes
s’augmentent, esquelles le Saint-Esprit se plaît et se délecte. Mais
il faut prendre garde et considérer que là où le feu est allumé en
un vase bouché sans issue, soudain il s’éteint et le vase se
refroidit : de même en est-il quand il est expédient à Marie, si
elle ne veut vivre pour autre chose, si ce n’est pour l’honneur de
Dieu, d’ouvrir la bouche, et que la flamme de l’amour en sorte. Or,
on ouvre lors la bouche, quand, en parlant, poussé par l’amour
divin, on engendre des enfants d’amour à Dieu. Mais que Marie prenne
diligemment garde que là elle ouvre la bouche de sa prédication, où
les bons deviennent fervents et où les mauvais se rendent bons, où
la justice peut être augmentée et où les coutumes dépravées peuvent
être abolies, car Paul, mon apôtre, voulant parler quelquefois, mon
Esprit le lui défendit, qui le fit parler et se taire à propos, qui
lit fit user de paroles douces et rudes, qui proféra toutes ses
paroles pour la gloire de Dieu et pour l’affermissement de la foi.
Que Marie, si elle ne
peut prêcher, en ayant néanmoins la volonté et la science, fasse
comme le renard, qui, voyant plusieurs montagnes, fait sa tanière là
où il trouve le plus de repos : de même que Marie prenne garde à ses
paroles, à ses exemples et aux oraisons du cœur de plusieurs, et
quand elle trouve des cœurs disposés à recevoir la parole divine,
qu’elle demeure là, persuadant et conseillant tout ce qu’elle
pourra.
Que Marie travaille
aussi afin qu’une issue convenable soit donnée à sa flamme, car plus
grande est la flamme, plus plusieurs en sont illuminés et enflammés.
Or, lors l’issue est convenable, quand Marie ne craint point le
blâme ni ne cherche sa propre louange, quand elle ne craint point
l’adversité ni ne s’attache point à la prospérité ; et lors elle est
plus acceptable à Dieu, quand Marie fait plutôt les bonnes œuvres en
public qu’en particulier, de sorte que ceux qui les voient
glorifient Dieu.
Nous devons savoir
qu’il faut que Marie envoie deux flammes, une en public, l’autre en
cachette, c’est-à-dire, elle doit avoir deux sortes d’humilité :
l’une intérieure, dans le cœur, l’autre extérieure.
La première consiste à
ce que Marie s’estime indigne et inutile à tout bien, et qu’elle ne
se préfère à pas un, ni ne veuille être louée ; qu’elle ne désire
être vue et qu’elle fuie l’arrogance, désirant et aimant Dieu sur
toutes choses et imitant toutes choses. Or, si Marie jette telles
flammes, signes de bonnes œuvres, lors son cœur sera illuminé, et
elle surmontera toutes les adversités et les supportera facilement.
En deuxième lieu, que
sa flamme soit en public, car si elle a la vraie humilité dans le
cœur, elle doit paraître dans le vêtement, être ouïe en la bouche et
être accomplie en l’œuvre. Or, c’est lorsque la vraie humilité est
dans les habits que Marie choisit la robe de moindre valeur, de
laquelle elle reçoit plus d’utilité et de service que d’une autre
qui a plus d’éclat, de superbe et d’ostentation, car la robe qui est
de peu de valeur est appelée vile et abjecte devant les hommes, et
belle devant Dieu, d’autant qu’elle aide à l’humilité ; mais la robe
qui est de grand prix est appelée belle devant les hommes et vile
devant Dieu, d’autant qu’elle ôte la beauté des anges, qui est
l’humilité. Que si Marie est obligée d’avoir une meilleure robe pour
quelque chose raisonnable contre sa volonté, qu’elle ne se trouble
pas pour cela, car de là ses récompenses s’augmentent. D’ailleurs,
Marie doit avoir l’humilité en la bouche, savoir, parlant humblement
et de choses humbles, évitant les cajoleries, se gardant de trop
parler, ne subtilisant ses paroles, ne les préférant aux autres.
Que si Marie oyait se
louer pour quelque bonne œuvre, qu’elle ne s’élève point, mais
qu’elle dise : Louange soit à Dieu, qui a donné toutes choses ! car
que suis-je autre chose que poudre devant la face du vent ? Ou
bien : Quel bien peut-on attendre de moi, qui suis une terre sèche
et sans eau ? Que si elle est blâmée, qu’elle ne s’afflige point,
mais qu’elle dise : Je suis digne de cela, car j’ai tant de fois
péché contre Dieu et n’en ai point fait pénitence, que je mérite de
plus grandes afflictions ; partant, priez pour moi, afin que,
tolérant les opprobres temporels, j’évite les éternels.
Que si Marie est
provoquée à colère par la méchanceté du prochain, elle se garde de
dire des paroles d’indiscrétion, car la colère est souvent
accompagnée de la superbe : partant, le conseil veut que, la colère
la pressant, elle contienne sa langue jusques à ce qu’elle puisse
demander à Dieu la grâce de pâtir, et de délibérer avec paix sur ce
qu’elle doit répondre et comment, afin qu’elle puisse se surmonter
elle-même, car lors la colère est adoucie dans son cœur, et lors
l’homme répond sagement aux fous.
Sachez aussi que le
diable envie grandement Marie : que s’il ne la peut empêcher par
l’infraction des commandements de Dieu, lors il l’excite à la
colère, ou à s’épandre et dilater en vaine joie, ou aux paroles
dissolues et provoquant le rire : partant, que Marie demande
toujours à Dieu le secours ; que toutes ses paroles et ses œuvres
soient gouvernées par lui et dirigées vers lui. D’ailleurs, que
Marie ait l’humilité en ses œuvres, afin qu’elle ne fasse rien pour
la louange mondaine, qu’elle n’entreprenne rien de nouveau, que
l’humilité ne lui soit point honteuse, qu’elle fuie la singularité,
qu’elle défère à tous, qu’elle se répute indigne de tous.
D’ailleurs, que Marie élise plutôt d’être avec les pauvres qu’avec
les riches, d’obéir plutôt que de commander, de se taire que de
parler, d’être plutôt solitaire que d’être avec les grands, et de
converser avec ses parents. Que Marie ait aussi en haine se propre
volonté ; qu’elle médite toujours sa mort ; qu’elle ne soit point
curieuse murmurante ni oublieuse de la justice de Dieu et de ses
affections. Que Marie se confesse souvent aussi ; qu’elle prenne
garde à ses tentations, ne désirant vivre pour autre chose que pour
l’honneur de Dieu et le salut des âmes.
Marie donc, étant telle
que nous avons dit, pourra être élue en Marthe ; et étant obéissante
par l’esprit d’amour, qu’elle entreprenne le gouvernement des âmes
de plusieurs, car elle aura une double couronne, comme je vous le
montrerai par une similitude.
Il y avait un seigneur
qui était grandement puissant, qui avait un navire chargé de
marchandises précieuses. Il dit à ses domestiques : Allez à un tel
port ; là je dois gagner beaucoup et recevoir quasi un fruit
inestimable. Si les vents s’élèvent, travaillez généreusement, et ne
perdez point courage ; gardez-vous de la lâcheté, car votre
récompense sera grande.
Or, les serviteurs
cinglant en la mer, les vents les assaillirent, les orages
s’élevèrent, les flots s’enflèrent, et le navire fut brisé en
plusieurs lieux. Lors le pilote eut grande peur, et tous
désespéraient de leur vie. Ils résolurent d’aborder à un autre port,
où les vagues les portaient, et non à celui où le maître leur avait
recommandé d’aller ; ce qu’oyant, un des plus fidèles serviteurs,
étant marri de cette résolution, prit courageusement le gouvernail,
et de ses forces pourra le navire au port que son maître désirait.
On doit donc donner à ce domestique une plus grande récompense.
De même en est-il d’un
bon prélat qui, pour l’amour de Dieu et pour le salut des âmes, a
reçu le gouvernement des âmes, ne se souciant de l’honneur. Or,
celui-là aura une double récompense : la première, d’autant qu’il
sera participant de tous les biens de ceux qu’il a conduits au port
de salut ; la deuxième, parce que sa gloire augmentera sans fin. Le
contraire sera de ceux qui briguent les charges, honneurs et
dignités : ils seront participants de toutes les peines et de tous
les péchés de ceux dont ils ont entrepris le gouvernement. En
deuxième lieu, leur confusion sera sans fin, car les prélats qui
ambitionnent les honneurs, sont plus semblables aux prostituées
qu’aux prélats, d’autant qu’ils déçoivent les âmes par leurs mauvais
exemples et par leurs paroles, et sont indignes du nom de Marie ou
de Marthe, s’ils n’en font pénitence.
5. Marie doit donner
des médecines à ses hôtes, c’est-à-dire, les réjouir par de bonnes
paroles, car en tout ce qui lui peut arriver de triste ou de joyeux,
elle doit dire : Je veux tout ce que Dieu veut que je veuille, et je
suis prête à obéir à ses volontés, quand même j’irais en enfer. Une
telle volonté est la médecine du cœur, et cette volonté est la
délectation ès tribulations et le tempérament ès prospérités. Mais
d’autant que Marie a plusieurs ennemis, c’est pourquoi elle se doit
confesser souvent, car tandis qu’elle demeure sciemment en péché,
ayant temps de se confesse, le néglige ou ne le considère, lors elle
doit être plutôt appelée apostate devant Dieu que Marie. D’ailleurs,
sachez, quant aux actions de Marthe, que, bien que la part de Marie
soit la meilleure, la part de Marthe n’est pas mauvaise, mais
louable et agréable à Dieu ; c’est pourquoi je vous dirai maintenant
comment elle doit être formée.
Elle doit avoir, aussi
bien que Marie, cinq sortes de biens : 1. une foi droite en l’Église
de Dieu ; savoir, 2. les commandements de Dieu et les conseils de la
vérité évangélique, et elle doit les accomplir par amour et par
œuvre ; 3. elle doit retenir sa langue de toute mauvaise parole, et
doit contenir l’esprit des cupidités insatiables et des plaisirs
déréglés, se savoir contenter de ce qu’on lui donne, sans vouloir le
superflu; 4. accomplir avec raison et humilité les œuvres de
miséricorde, afin que, s’appuyant en ses œuvres, elle n’offense
Dieu ; 5. aimer Dieu sur toutes choses et plus que soi-même.
C’est de la sorte que
Marthe se comporta, car elle se donna à moi fort joyeusement,
suivant mes paroles et mes œuvres ; et puis, elle donna tous ses
biens pour l’amour de moi, et elle se dégoûta des choses temporelles
et recherchait les célestes ; c’est pourquoi elle souffrait toutes
choses patiemment, et avait autant de soin des autres que de
soi-même ; elle considérait incessamment l’amour que je lui avais
porté et les douleurs que j’avais souffertes, et se réjouissait en
ses prières, et comme une mère, elle aimait tout le monde. Marthe me
suivait aussi tous les jours, ne désirant qu’ouïr la parole de vie ;
elle compatissait avec les affligés ; elle consolait les infirmes ;
elle ne disait mal de personne, mais elle semblait ne voir les
méchancetés du prochain ; n’y pouvant remédier, elle priait Dieu
pour leur conversion. Celui donc qui désire avoir la charité en la
vie active, doit suivre Marthe, aimant le prochain pour obtenir le
ciel, mais non pas en entretenant ses vices, fuyant la louange
propre, toute superbe, duplicité, ire, envie.
Mais remarquez que
Marthe, priant pour le Lazare, son frère mort, vint la première à
moi ; mais soudain son frère ne ressuscita pas. Mais Marie vint
après, étant appelée, et lors, pour l’amour de toutes les deux, le
Lazare ressuscita. De même en est-il dans la vie spirituelle, car
celle qui désire être parfaitement à Marie, doit être premièrement
Marthe, travaillant corporellement pour l’amour de moi, et elle doit
plutôt savoir résister aux désirs charnels et aller au-devant des
tentations du diable, que monter franchement au degré de Marie, car
celle qui est éprouvée et tentée et qui n’a pas vaincu les
mouvements charnels, comment pourra-t-elle s’unir continuellement ès
choses célestes ? car souvent une bonne œuvre se fait avec un
intention indiscrète et d’un esprit indéterminé ; et partant, en son
progrès, elle est avec lâcheté et froideur ; mais afin que la bonne
œuvre me soit agréable, elle ressuscité et revit par Marthe,
c’est-à-dire, quand le prochain est sincèrement aimé et désiré sur
toutes choses ; et lors toute bonne œuvre est agréable à Dieu ;
c’est pourquoi je dis en mon Evangile que Marie avait choisi la
meilleure part, car la part de Marthe est lors bonne, quand elle est
dolente des péchés du prochain, et lors la part de Marthe est
meilleure, quand elle travaille, afin que les hommes vivent sagement
et honnêtement, et lorsqu’elle fait cela pour la seule dilection et
amour divin ; mais la part de Marie est meilleure, quand elle
contemple le ciel et le gain des âmes.
Lors Notre-Seigneur
entre en la maison de Marthe et de Marie, quand le cœur est rempli
de bonnes affections et qu’il est en repos du tumulte du monde ;
quand il considère toujours Dieu présent, et non seulement contemple
l’amour divin, mais travaille nuit et jour pour posséder Dieu.
CHAPITRE 66
En
ce chapitre, Jésus-Christ montre à sainte Brigitte les devoirs d’une
épouse, ses ornements, etc ; puis il y est parle d’une âme condamnée
en purgatoire, etc.
Le Fils de Dieu parle,
disant : Un seigneur épousa une fille à laquelle il édifia une
maison, lui donnant des serviteurs et des filles de chambre, et tout
ce qui était nécessaire pour la nourriture, et lui après s’en alla
fort loin. Or, revenant, il ouït que sa femme était une infâme, que
ses serviteurs étaient rebelles, que ses filles étaient impudiques.
Courroucé de cela, il mit sa femme en jugement, les serviteurs à la
torture et les servantes au fouet.
Je suis ce seigneur-là,
qui, ayant, par ma toute-puissante main, fait éclore du néant l’ame
de l’homme, l’ai prise en épouse, désirant prendre avec elle les
plaisirs indicibles. Or, je l’ai épousée en foi, dilection et en
persévérance de vertus. J’ai bâti une maison à cette âme, quand je
lui ai donné le corps mortel, dans lequel elle devait être éprouvée
et exercée de vertus.
Cette maison a quatre
propriétés : la noblesse, la mortalité, mutabilité et
corruptibilité. Ce corps est noble, d’autant que c’est l’œuvre de
Dieu, et il participe à tous les éléments, et ressuscitera au
dernier jour pour vivre éternellement ; mais l’âme surpasse sa
noblesse, d’autant qu’il est terrestre et que l’âme est spirituelle.
Mais d’autant qu’il a quelque espèce de noblesse, il doit être orné
de vertus, afin qu’au jour du jugement, il puisse être glorifié. Le
corps est mortel, d’autant qu’il est de terre, c’est pourquoi il
doit s’opposer fortement aux plaisirs au milieu desquels, s’il
succombe, il perd Dieu. Le corps est encore changeant, et partant,
il doit être constant par la raison, car s’il suit ses mouvements,
il n’est point différent des bêtes brutes ; il est corruptible :
partant, qu’il se tienne en pureté, car le diable le pousse à l’immondicité,
afin d’éloigner de lui la garde des anges.
Que celui donc qui
habite en cette maison de ce corps, qui est l’âme, dans lequel elle
est enfermée comme dans une maison, vivifie ce corps, car sans
l’union de l’âme, il est puant, horrible et affreux à regarder.L’âme
a aussi cinq serviteurs qui la servent pour le soulagement de la
maison : Le premier c’est la vue, qui doit être comme une bonté
échauguette qui discerne les amis et les ennemis. Or, lors les
ennemis viennent, quand les yeux désirent de voir des faces belles,
ce qui est délectable à la chair et ce qui est nuisible et
déshonnête. Or, lors les amis viennent, quand l’âme se plaît à voir
et à contempler ma passion, les œuvres de mes amis et ce qui touche
à l’honneur de Dieu.
Le deuxième serviteur
est l’ouïe, qui est comme un bon portier qui ouvre la porte aux amis
et la ferme aux ennemis ; or, il ouvre lors aux amis, quand il prend
plaisir a ouïr la parole divine, et la ferme ; quand il n’écoute
point les médisantes et les paroles excitant au rire.
Le troisième serviteur
est le goût au manger et au boire, et celui-là est comme un bon
médecin qui range et ordonne la réfection pour la nécessité, non à
la superfluité et volupté, car on doit prendre les aliments comme
des médicaments. Partant, on doit considérer deux choses au goût,
savoir, qu’on n’en prenne plus grande ni plus petite quantité qu’il
ne faut, car la quantité nous cause l’infirmité, l’abstinence
téméraire nous engendre le dégoût au service de Dieu.
Le quatrième serviteur
est l’attouchement qui doit être comme un bon laboureur gagnant sa
vie de ses propres mains pour sustenter le corps, travaillant avec
discrétion pour les délices de la chair, travaillant avec amour pour
obtenir la béatitude éternelle.
Le cinquième serviteur
est l’odorat de ce qui est délectable ; celui-ci se peut mortifier
en plusieurs choses pour la gloire éternelle : partant, que ce
serviteur soit comme un bon dispensateur ; qu’il veille à ce qui est
expédiant à son âme, à ce qu’elle mérite, si le corps pourra
subsister avec cela ou cela ; que si l’âme considère que le corps
peut subsister sans ces parfums, qu’elle s’en prive pour l’amour de
Dieu, et ainsi elle méritera une grande récompense devant Dieu, car
la mortification est grandement agréable à Dieu, quand l’âme
s’abstient même de ce qui lui est licite.
Or, puisque l’âme a
tels serviteurs, elle doit avoir aussi cinq servantes bien ornées,
qui la gardent et la défendent des dangers et plaisirs :
Que la première soit la
crainte affectueuse, afin que l’époux ne soit en rien offensé ou que
l’épouse ne soit trouvée négligente.
Que la deuxième soit la
dévote, afin qu’elle ne cherche que l’honneur de l’époux et
l’utilité de sa maîtresse.
Que la troisième soit
la modestie et la constance, afin que l’épouse ne s’écoule en joie
ni qu’elle succombe en adversités.
Que la cinquième soit
la pudeur et la chasteté, afin qu’on ne trouve en elle quelque chose
d’indécent ou de dissolu en la parole ou en l’action.
Que si donc l’âme a une
telle maison que dessus, des servitudes si vertueux, des servantes
si honnêtes, il serait déshonnête si l’âme, qui est la maîtresse,
était déshonnête et n’était belle.
Partant, je vous veux
montrer l’ornement de l’âme et son éclat : elle doit être
raisonnable à discerner ce qu’elle doit au corps et à Dieu, car elle
participe avec la raison et en la dilection : partant, 1. qu’elle
traite la chair comme un âne, lui donnant avec modération les
nécessités de la vie, l’exerçant par le travail, la corrigeant par
la crainte et par l’abstinence, prenant garde à ses mouvements, afin
qu’elle ne condescende aux infirmités de la chair, en telle sorte
que Dieu en soit offensé. 2. Que l’âme soit céleste, puisqu’elle a
l’image de Dieu : c’est pourquoi elle ne doit jamais chercher ses
plaisirs ni ses goûts en la chair, de peur qu’elle ne se conforme à
l’image du diable. 3. Qu’elle soit fervente en l’amour divin,
d’autant qu’elle est sœur des anges, immortelle et éternelle. 4.
Qu’elle soit belle et enrichie en toute sorte de vertus, car elle
verra la beauté éternelle du Dieu vivant.
Que si elle consent au
corps, elle sera éternellement difforme. L’âme a aussi besoin des
viandes, qui sont la mémoire des bienfaits de Dieu, la considération
de ses terribles jugements, et la délectation en l’amour et
commandements divins ; et partant, que l’âme prenne diligemment
garde qu’elle ne soit jamais gouvernée par la chair, car lors tout
sera déréglé : oui, lors les yeux veulent voir les objets plaisants,
les oreilles ouïr les cajoleries ; le goût cherche les choses
douces, et le corps veut travailler pour l’honneur du monde. Lors
aussi la raison est séduite ; l’impatience domine ; la dévotion
diminue, la lâcheté s’y glisse ; les fautes sont rendues légères, et
on ne considère point les choses éternelles. Lors aussi la viande
spirituelle est rendue vile et tout le service de Dieu est onéreux,
car comment pourrait être agréable la continuelle mémoire de Dieu,
là où règne la délectation de la chair ? ou comment pourrait se
conformer l’âme à la divine volonté, là où sont seulement les
plaisirs de la chair ? ou comment le vrai peut-il être discerné du
faux, là où tout ce qui est de Dieu est chargé ? De telle maison on
peut dire qu’elle est péagère et tributaire de Satan.
Telle est l’âme du
défunt que vous voyez, car le diable la possède par neuf sortes de
droits : 1. d’autant que volontairement elle a consenti au péché. 2.
D’autant qu’elle a méprisé la qualité et la dignité de son baptême.
3. D’autant qu’elle ne se soucia point de la confirmation que
l’évêque lui avait donnée. 4. D’autant qu’elle n’a point considéré
le temps qui lui était donné pour faire pénitence. 5. D’autant
qu’elle ne m’a point craint en ses œuvres, ni mes jugements, mais à
dessein elle s’est retirée de moi. 6. D’autant qu’elle a méprisé ma
patience, comme si je n’étais ou comme si je ne voulais point juger.
7. D’autant qu’elle se souciait moins de mes conseils et de mes
préceptes que des hommes. 8. D’autant qu’elle ne rendait point
grâces à Dieu de cœur des bienfaits dont Dieu l’avait enrichie,
d’autant que son cœur était tout au monde. 9. D’autant que ma
passion était comme morte dans son cœur.
C’est pourquoi elle
souffre aussi neuf sortes de peines : 1. tout ce qu’elle pâtit, elle
ne le pâtit pas par amour, mais avec une mauvaise volonté. 2.
D’autant qu’elle laisse le Créateur et suit les créatures, toutes
les créatures l’auront en abomination. 3. La douleur d’avoir perdu
tout ce qu’elle aimait, et tout cela est contre elle. 4. Une ardeur
et soif, d’autant qu’elle désirait plus les choses périssables que
les choses éternelles. 5. Une terreur et puissance des démons, parce
qu’elle n’a pas eu, quand elle devait, la crainte de Dieu. 6. La
privation de la vision divine, d’autant qu’en son temps, elle n’a
point considéré la passion de Dieu. 7. Un désespoir de pardon,
d’autant qu’elle ne sait pas si elle sera sauvée ou non. 8. Un
remords de conscience, d’autant qu’elle a perdu le bien et a fait le
mal. Page 403 9. Le froid et les larmes, d’autant qu’elle ne
désirait point l’amour de Dieu.
Mais d’autant que cette
âme a eu deux sortes de biens, l’un est que cette âme a eu une
grande foi à ma passion, et résista autant qu’elle put à ceux qui en
médisaient ; l’autre qu’elle aimait ma Mère et mes saints, et les
honorait par des jeûnes : partant, pour l’amour des prières des
saints qui prient pour elle, je vous dirai comment elle pourra être
sauvée : 1. par ma passion, car elle a eu la foi de l’Église ; 2.
par le sacrifice de mon corps, qui est l’antidote des âmes ; 3. par
les oraisons des saints qui sont au ciel ; 4. par les bonnes œuvres
qui se font continuellement en l’Église ; 5. par les prières de ceux
qui vivent au monde ; 6. par les aumônes faites des biens bien
acquis ; 7. par le travail des justes qui sont en pèlerinage en ce
monde pour le salut des âmes ; 8. par les indulgences concédées par
les souverains pontifes ; 9. par les pénitences des vivants.
Voilà, ma fille, que
saint Ericus, que cette âme a servi autrefois, vous a mérité cette
révélation. Viendra le temps où le zèle des âmes s’excitera dans les
cœurs de plusieurs et où la malice se refroidira. |