Le 26 septembre
1623, le Père Guidy, Provincial des Frères Prêcheurs de Provence, prit au nom de
l’Ordre la direction du monastère, placé sous le vocable de Sainte-Catherine de
Sienne, et y établit la clôture. Il institua le Père Raboly confesseur de la
Communauté, et mit à la tête du monastère deux des Religieuses venues du Puy: la
Mère Marie Pascal, à titre de Prieure, et la Mère Louise Bouriat en qualité de
Maîtresse des novices. Puis il célébra le Saint-Sacrifice, et adressa une pieuse
allocution à la petite communauté.
Le même jour, les
quatre demoiselles fondatrices reçurent l’habit de novices. Pour Agnès, la
cérémonie de sa vêture fut renvoyée au 4 octobre, fête du séraphique François
d’Assise, un de ses Saints préférés. En cette circonstance on lui imposa le nom
d’Agnès de Jésus. .Dire la joie de la servante de Dieu, serait chose impossible.
Elle voyait se réaliser les vœux de sa vie entière. Hors d’elle-même, absorbée
dans la plus haute contemplation, elle parut aux yeux de ses Sœurs rayonnante
d’une beauté angélique ?
Pour comble de
bonheur, le saint Patriarche Dominique, se montrant à elle, lui dit avec bonté :
« Eh bien ! ma fille, après avoir beaucoup pleuré et désiré mon habit, vous
l’avez obtenu et vous êtes consolée. Aimez voire Époux Jésus et rendez-lui
grâces; gardez fidèlement vos règles; soyez humble, obéissante, et vous verrez
que jamais je ne vous délaisserai ».
Mais si le Ciel
lui était si favorable, l’enfer ne pouvait la laisser en repos. Le soir même du
beau jour, Satan se présenta et dit à la nouvelle Sœur : « Allons, te voilà
contente ; sache-le bien, je ferai tout mon possible pour te perdre ».
Là-dessus, il se mita la battre avec tant de fureur que la pauvre Agnès s’en
trouva le lendemain presque dans l’impossibilité de remplir son office.
On lui avait
assigné le soin de la cuisine. Elle regarda cet emploi non avec mépris ou
dédain, mais comme un moyen efficace de pratiquer la chanté et la patience. Fort
peu préparée dans la maison de son père à de telles fonctions, elle y apporta du
moins tant de bon vouloir que les Religieuses trouvaient bien apprêtés tous les
mets qu’elle leur servait. Du reste son bon Ange l’assistait visiblement, dit un
contemporain, et il suppléait à diverses choses que la faiblesse de sa santé
l’empêchait de faire. Pour avoir l’eau, Agnès était contrainte d’aller très
loin, et le voyage lui était d’une fatigue extrême. Elle s’en plaignit
amoureusement à Notre-Seigneur, qui fit jaillir, dans la cuisine même, une
source d’eau limpide et abondante. On construisit un puits appelé plus tard « le
puits de la Mère Agnès » ; il subsiste toujours pour l’avantage des malades qui
boivent avec confiance de son eau.
Agnès avait
d’autant .plus besoin de l’assistance céleste, que le démon, fidèle à ses
menaces s’efforçait par mille vexations, de la dégoûter de son emploi. Il se
montrait quelquefois à elle sous la forme d’un dragon, jetant des flammes par la
gueule et parles narines. L’humble novice s’agenouillait aussitôt devant le
petit oratoire qu’elle avait dressé dans sa cuisine, et s’abandonnait entre les
mains de Dieu. Le monstre alors redoublait de fureur. Tantôt il cachait les
ustensiles les plus nécessaires, tantôt il transportait les aliments en un lieu
secret et les couvrait de sable; parfois il jetait de grosses bûches sur les
pieds d’Agnès pour les écraser, ou bien il la poussait rudement contre le
fourneau ou la muraille. En toutes ces rencontres, le bon Ange intervenait assez
à temps pour empêcher Agnès d’être blessée ou brûlée. Aussi, à raison de ce
mélange d’épreuves et de consolations, l’épouse du Christ appelait-elle
plaisamment sa cuisine « un enfer et un paradis ».
Toute l’année de
son noviciat, Agnès de Jésus s’appliqua vigoureusement à garder les
prescriptions de la règle et à pratiquer en perfection les vertus chrétiennes et
religieuses.
Et d’abord
l’humilité, qui est le fondement de toute sainteté, remplissait son âme et la
pénétrait tellement que la servante de Dieu ignorait ce qu’est suffisance et
orgueil, Son confesseur lui ayant demandé un jour si elle ne ressentait pas
quelque vanité ou complaisance pour les faveurs peu communes dont Dieu
l’honorait, elle demanda avec candeur, avant de répondre, ce qu’il entendait par
vanité et complaisance. Ravie de ce que la qualité de Sœur converse l’engageait
à servir les autres, elle s’affligeait de recevoir à son tour quelque service,
et se plaignait au Seigneur de l’empressement des Religieuses à soulager une si
vile créature dans ses maladies : « Ne t’afflige pas, ma chère fille, répondit
le divin Maître, je saurai récompenser celles qui te servent, et leurs peines ne
seront pas perdues ».
Cette humilité
lui faisait trouver des consolations extraordinaires dans les réprimandes et les
corrections. Son confesseur, voulant l’humilier, la traita un jour d’hallucinée,
prenant pour des visions célestes les artifices du démon : l’humble Sœur reçut
cet avis avec joie, pleura amèrement de s’être laissé tromper, et résolut d’en
faire pénitence.
Par le même
principe d’humilité, elle se considérait comme coupable des événements fâcheux
qui survenaient à la communauté. La rivière, dont les eaux baignaient les
murailles du monastère, renversa, par suite d’une forte crue, un pan de mur du
jardin. Agnès en fut vivement peinée, persuadée que ses péchés avaient attiré
cette perte à la communauté.
L’humilité était
accompagnée chez elle d’une candeur et d’une simplicité merveilleuses, ce qui
contribua grandement à la faire aimer. Cette candeur apparaissait dans ses
paroles et ses actes, et jusque dans ses rapports avec Dieu. Le Père confesseur,
en proie à une douleur aiguë, ordonna à la vertueuse Sœur de demander au
Seigneur sa guérison. Agnès pria son céleste Époux avec ferveur et même
importunité, mais sans succès. Jésus-Christ lui apparut : « Agnès, ma fille, tu
es bien ; simple de m’adresser avec tant d’instances une telle demande. —
Hélas ! Seigneur, répondit-elle, vous êtes bien plus simple encore d’être mort
pour une ingrate créature comme moi, si peu fidèle à vos grâces ! » Admirable
colloque que l’amour seul peut comprendre, et dont l’Écriture vous donne le
secret en disant que le Dieu de majesté se plaît à converser avec les âmes pures
et simples : cum simplicibus sermocinatio ejus (Prov III, 31.)
La vertu
d’obéissance n’éclatait pas moins dans l’humble Sœur ; on peut même dire qu’il
n’y eut guère d’occasions où Agnès ne l’ait pratiquée à un degré sublime.
Soigneusement attentive à observer les moindres points de la règle et des
constitutions, vigilante à exécuter tout ce qu’on exigeait d’elle, on remarqua
que la voix de sa Supérieure, les ordres de ses confesseurs, le seul son de la
cloche eurent toujours plus de pouvoir sur son esprit que les révélations dont
elle était favorisée et les recommandations qui lui venaient du Ciel. Ni les
visites du Sauveur, ni les apparitions de la Sainte Vierge ou des Saints, ni la
présence habituelle de son Ange gardien, ne lui firent jamais différer d’un
instant le plus léger acte d’obéissance.
Cette soumission
et dépendance, pierre de touche de la vraie sainteté, fut pour ses directeurs
spirituels la preuve convaincante de la réalité divine de ses visions et
révélations ; elle fut en même temps pour elle le principe constant d’une
disposition à ne se distinguer en rien du reste de la communauté. Austérités,
prières, communions, elle subordonnait tout à l’obéissance, et même au plus fort
de la maladie, brûlée de fièvre, elle se refusait le moindre soulagement, si
l’obéissance n’y avait donné sa sanction.
La Mère Prieure,
qui s’appliquait beaucoup à examiner l’esprit d’Agnès, lui commanda un jour de
prêcher au réfectoire devant les Religieuses, et voulut même, une autre fois,
que ce fût au chœur, en présence de plusieurs ecclésiastiques. Agnès ne chercha
ni raison, ni prétexte pour décliner une fonction si peu en harmonie avec sa
condition. Mais grande fut la surprise de l’auditoire de l’entendre parler de
l’excellence et de la sainteté de l’état religieux avec une onction si
communicative que tout le monde se sentit embrasé des flammes sacrées qui la
consumaient elle-même.