Cependant l’année
de probation était près d’expirer, et régulièrement Sœur Agnès devait être
appelée à faire sa profession solennelle. Mais voici que l’hésitation se mit à
son sujet parmi les Religieuses. Les pénitences de toute sa jeunesse, le peu de
nourriture qu’elle prenait et les mauvais traitements qu’elle essuyait de la
part du démon avaient réduit son pauvre corps à une telle faiblesse que l’emploi
de la cuisine finit par lui devenir impossible. « On l’a prise pour servir la
maison, se disaient les Sœurs, et il faudra que la maison la serve. » Elles
n’eussent pas été fort éloignées de lui signifier son congé. Mais la Mère
Prieure, plus calme et mieux éclairée, jugea qu’il pouvait y avoir là un indice
qu’Agnès de Jésus était destinée dans les plans de la Providence à s’élever de
la condition de Sœur converse à l’état de Religieuse de chœur. Elle parla dans
ce sens au Père Panassière, lequel venait d’être assigné comme confesseur du
monastère de Langeac. Ce Religieux, qui avait dirigé Agnès plus d’une année,
quand elle était au Puy, pensa comme la Mère Prieure. Il alla même jusqu’à
ordonner à sa pénitente de prier Dieu de faire connaître sa volonté à cet égard.
L’humble Agnès
s’excusa tant qu’elle put de faire une telle prière : elle dut obéir. Satan en
conçut un extrême dépit. La première fois qu’elle pria à cette intention, il lui
apparut furieux et lui dit : « Si tu ne cesses de prier pour cette affaire, je
te ferai perdre la vie : il ne tient qu’à toi de rester en repos ». Et voyant
que la sainte fille persévérait dans sa prière, il passa des menaces aux coups
et la frappa si violemment qu’elle en demeura comme anéantie. Pareilles scènes
se renouvelèrent de temps en temps, mais Dieu la fortifiait par sa grâce et ses
consolations.
Les obstacles à
la réception d’Agnès comme Sœur de chœur se multipliaient de toute part. Les
adversaires du projet mettaient en avant la pauvreté de sa condition, les
dispositions de la Règle et une convention faite avec l’évêque de Saint-Flour,
d’où résultait, disait-on, un empêchement tout à fait insurmontable. Pour
surcroît de difficultés, la Prieure, Sœur Marie Pascal, entièrement dévouée aux
intérêts d’Agnès, fut rappelée au monastère du Puy et une Converse venue la
chercher apporta une lettre peu favorable à notre novice.
Tout paraissait
désespéré quand Dieu intervint, en envoyant à sa servante une maladie
mystérieuse, accompagnée de ravissements dont toute la communauté fut témoin.
Dans l’une de ces extases, qui dura dix heures, Agnès fut transportée en esprit
au ciel, et vit la Très Sainte Vierge lui présenter une rose d’une merveilleuse
beauté. Revenue à elle-même, elle demanda aux assistants sa rose, ce qui donna
lieu ensuite au Père Panassière de connaître toute la vérité de ce ravissement.
Agnès se sentit aussi élever au Calvaire, où, son Ange lui ayant percé le cœur
d’un dard, les personnes qui entouraient sa couche là virent en des transports
d’amour ineffables : on dut rafraîchir avec des linges trempés dans l’eau sa
poitrine brûlante. Elle parut même réduite à une si grande faiblesse que le
confesseur, craignant qu’elle ne mourût, se mit en devoir de lui administrer les
Sacrements. Agnès reprit assez de force pour s’écrier : « Venez, mon Époux,
venez au plus tôt, mon bien-aimé, mon tout ! »
Ce fut au cours
de cette maladie que la servante de Dieu se mit un jour à la suite de la
Bienheureuse Vierge Marie, qu’entouraient un nombre considérable de vierges,
pour assister au trépas d’une fille d’éminente vertu, nommée Marie de Geyce.
Elle la vit remettre son âme entre les mains de la Mère de miséricorde, qui la
conduisit au ciel. La douleur que ressentit Agnès de quitter cette sainte
compagnie pour revenir sur terre s’exprima par des larmes abondantes, pendant
trois jours : souvent elle s’adressait à la sainte âme qu’elle savait depuis peu
en Paradis, et lui demandait son assistance auprès du Seigneur.
Tant de faits
merveilleux, joints aux admirables vertus d’humilité, de charité, d’héroïque
patience pratiquées par Agnès depuis près d’un an, firent une impression
profonde sur les Religieuses, et les disposèrent insensiblement à entrer dans
les vues de Dieu. Sur ces entrefaites, les Dominicaines du Puy, qui
établissaient une maison à Viviers, écrivirent à celles de Langeac que, si elles
ne voulaient pas recevoir Sœur Agnès pour Religieuse de chœur, elles lui
accorderaient volontiers cette grâce dans leur nouveau monastère, où sa sœur
Marie venait d’entrer par les soins du Père Gérard. Cette nouvelle réjouit
beaucoup le Père Panassière profitant d’une conjoncture si favorable, il
s’adressa à M. Martinon, archiprêtre de Langeac, et lui représenta que le peu de
santé : d’Agnès ne permettait pas qu’elle demeurât Sœur converse, et que, si
l’on refusait à Langeac de la faire passer au rang des Sœurs de chœur, il
l’enverrait à Viviers, où les Religieuses la souhaitaient très vivement.
M. Martinon, qui
n’avait pas peu contribué à la fondation de Langeac, et y comptait parmi les
Religieuses sa sœur et ses deux nièces, entra dans le sentiment du Père
Panassière. Il parla en faveur d’Agnès avec tant d’éloquence que la communauté
fut unanime pour l’agréer comme Religieuse de chœur, et sollicita, sans tarder,
l’approbation de l’évêque de Saint-Flour.
A raison des
rares qualités d’Agnès, dont on lui avait parlé, le Prélat accueillit la requête
avec bienveillance, tout en stipulant que cette concession exceptionnelle ne
tirerait pas à conséquence.
Notre Sœur fut
informée par son bon Ange de cet heureux événement. « Chère épouse de Jésus, lui
dit-il, votre affaire a réussi en dépit de l’enfer : bénissez le Seigneur, dont
la volonté va s’accomplir en vous ».
De son côté, le
démon parut le soir même, et prenant un ton railleur : « Eh bien ! Madame, vous
voilà donc Sœur de chœur ! Sachez bien que vous n’êtes pas où vous devez être ;
je ferai tout mon possible pour vous perdre ». Puis il la chargea de coups et la
laissa comme morte sur la place. Le lendemain, jour où fut enregistrée
l’autorisation épiscopale, Satan revint avec plus de fureur et précipita Agnès
du haut de l’escalier jusqu’en bas. Deux Religieuses, qui la virent tomber,
furent très étonnées qu’elle ne se fît pas de mal et conclurent à la protection
d’une main invisible.
Le 28 septembre
1624, Sœur Agnès de Jésus échangea le scapulaire noir pour le blanc scapulaire
de novice de chœur, et pendant quatre mois dut se soumettre à un supplément de
probation.
La Prieure, Sœur
Louise Bouriat, lui désigna une maîtresse fort expérimentée en la vie
spirituelle et chargea une autre Sœur de la former à la lecture et au chant. Non
contente de lui apprendre la prononciation du latin, cette Religieuse sembla
prendre à tâche d’exercer sa patience. A la moindre faute, elle retirait le
livre des mains d’Agnès, lui en frappait sur les doigts ou le jetait à terre
bien loin. La pauvre novice allait ramasser le livre tranquillement et revenait
près de sa maîtresse, attribuant cette manière d’agir à un grand zèle pour son
instruction. Les autres Religieuses l’éprouvaient, elles aussi, de diverses
manières, et son confesseur, qui ne lui avait jamais épargné les affronts dans
le monde, en devint plus libéral que jamais.
En revanche,
quelques douceurs célestes venaient tempérer l’amertume de ces humiliations.
Chaque matin, à son lever, Agnès avait coutume de se tourner dans la direction
de N.-D. du Puy, et demandait la bénédiction de la Sainte Vierge par ces
paroles : Nos cum Prole pia benedicat Virgo Maria : que la Vierge Marie
nous bénisse avec son divin Enfant ».
Souvent la Reine
du ciel répondait à cette prière en se présentant elle-même et en la bénissant.
Parfois elle lui disait : « Que mon divin Fils te bénisse ! » ou encore : « Que
la Très Sainte Trinité te bénisse, ma fille bien-aimée ».
Son Ange gardien
lui accordait une pareille faveur. En outre, il l’instruisait de ce qu’elle
avait à chanter, et l’on s’étonnait que Sœur Agnès, d’ailleurs douée d’une fort
belle voix chantât l’Office avec une grande sûreté, bien qu’elle ne sût pas
encore le plain-chant.
Le Roi des Anges
lui-même procura diverses faveurs à son épouse chérie. Peu de jours après
qu’elle eut été reçue Sœur de chœur, il fit paraître devant elle un petit agneau
d’une extrême douceur et d’une beauté ravissante. Agnès craignit d’abord une
illusion, mais Notre-Seigneur la rassura et l’agneau lui apparut depuis assez
souvent, surtout lorsqu’elle se trouvait en proie à quelque grande affliction.
Cependant les
Religieuses, suffisamment édifiées sur les dispositions de leur novice,
l’admirent unanimement à faire profession. La Mère Prieure le lui signifia en
présence de toute la communauté.
Chose étrange !
Une si bonne nouvelle jeta Agnès dans la plus grande peine d’esprit qu’elle eût
jamais éprouvée. Satan lui représenta que c’était folie de sa part de faire
profession, surtout dans un Ordre aussi austère, où jamais l’état de sa santé ne
lui permettrait d’observer les règles, ce qui la placerait perpétuellement en
état d’offenser Dieu et de se perdre. Ces fausses insinuations pénétrèrent si
profondément l’âme de la pauvre Agnès que ni ses supérieures, ni le Père
Panassière, ni d’autres éminents Religieux ne parvenaient à la détromper. Aux
tortures morales s’ajoutèrent d’affreux tourments extérieurs. Les démons,
sachant qu’il ne leur serait plus permis de la persécuter, après qu’elle serait
devenue professe, redoublèrent contre elle de rage et de violence. Les uns, sous
la forme de serpents, s’entortillaient autour de ses membres ; les autres, sous
la figure de loups affamés, se jetaient sur elle gueule béante ; d’autres
encore, semblables à des lions, poussaient à ses oreilles d’épouvantables
rugissements. Ces visions infernales étaient continuelles il n’était aucun lieu
dans le monastère où elle en fût exempte. La Mère Prieure espéra la mettre à
l’abri de cette persécution en la faisant coucher dans sa chambre, Soin inutile.
Elle-même, entendant le bruit des coups et les gémissements d’Agnès, en tomba
malade et faillit mourir.
Encore si le
Seigneur avait consolé sa servante par les caresses spirituelles dont il l’avait
si souvent gratifiée! Mais non. C’était vraiment pour elle l’heure des ténèbres
et de l’abandon. Agnès, craignant d’avoir offensé Dieu, et de continuer à lui
déplaire en demeurant au couvent, souffrait des maux inexplicables et ne faisait
que pleurer jour et nuit.
Impuissant à la
consoler, le Père Panassière se rendit au Puy pour consulter le P. Boyre. Après
l’avoir entendu, le savant Jésuite jugea qu’une âme à qui Dieu laissait soutenir
de tels combats, était une âme hors ligne, ne craignant qu’une chose, le péché,
favorisée d’apparitions célestes véritables, ce que justifiaient même les
apparitions du démon. Il concluait qu’elle était vraiment appelée d’en haut à la
vie religieuse. Fort de ce témoignage, en tout conforme à ses convictions
intimes, le Père Panassière enjoignit à sa pénitente de se disposer à faire
profession, le 2 février, fête de la Purification.
La veille de ce
jour, Agnès fit une confession générale, avec une douleur si vive que son
confesseur craignit qu’elle n’expirât au saint tribunal. Elle demeura ensuite
prosternée à terre, l’espace de trois heures, pleurant ses péchés. Le lendemain,
deux Religieuses la conduisirent au chœur, en la soutenant à cause de sa grande
faiblesse. Aussitôt qu’elle eut communié, la paix rentra dans son cœur, et
Jésus-Christ lui donna l’assurance qu’à l’avenir le démon n’aurait plus sur elle
aucun pouvoir. Agnès eut alors un long ravissement, durant lequel le divin
Maître lui apparut ayant à ses côtés saint Paul, saint Augustin, saint
Dominique, saint François, saint Bernard, et une multitude d’Anges qui
chantaient fort mélodieusement.,
Revenue de son
extase, on la conduisit à la cellule de la Mère Prieure, malade encore ; Agnès
prononça entre ses mains les vœux de Religion et reçut le voile noir des
professes de chœur. En même temps Notre-Seigneur lui passa au doigt, comme à son
épouse, un anneau d’un grand prix, invisible à tout autre qu’à elle. Son visage
prit une expression de beauté indéfinissable, les larmes coulaient le long de
ses joues, il n’était douteux pour personne qu’elle recevait à ce moment des
grâces extraordinaires.
Tandis qu’elle
revenait au chœur, elle se vit entourée de la Très Sainte Vierge et de saint
Dominique, l’assurant l’un et l’autre qu’ils l’acceptaient pour leur fille et, à
ce titre, la protégeraient toujours. Le bienheureux fondateur lui recommanda de
nouveau de bien garder ses vœux, ses règles et les constitutions de l’Ordre.
Tout le jour fut rempli pour Agnès d’une très grande allégresse, et à maintes
reprises elle entendit les Anges chanter au chœur le Te Deum de son
engagement irrévocable.
C’est ainsi que,
malgré le monde et l’enfer, Sœur Agnès de Jésus fit profession, en qualité de
Religieuse de chœur, le 2 février 1625, à l’âge de 21 ans et quelques mois.