Les faits que
nous venons de rapporter s’accomplirent avant que la vertueuse Agnès eût atteint
sa dix-septième année : elle était sous la conduite des Révérends Pères
Jésuites, particulièrement sous celle du Père Boyre, recteur du collège du Puy.
Comme leur résidence se trouvait assez éloignée de la maison de Pierre Galand,
celui-ci défendit à sa fille de continuer à s’y rendre, et voulut qu’elle
adoptât l’église de nos Pères, dédiée à saint Laurent, pour se confesser et
faire ses dévotions. La Providence, qui destinait cette sainte fille à devenir
un des plus beaux ornements de l’Ordre de Saint-Dominique, permit ce changement
dans sa direction spirituelle. Agnès choisit pour guide de son âme le Père
Etienne Gérard, docteur en théologie, Religieux de grande piété et de grand
savoir, venu cette année-là même au Puy, en qualité de Prieur du couvent. Le
regardant comme l’envoyé de Dieu pour la conduire vers la perfection, elle lui
communiqua sans tarder ses pratiques d’oraison et les grâces dont le Ciel la
favorisait. Sa manière d’agir fut approuvée de cet homme éclairé : il l’exhorta
à être fidèle à son divin Epoux et à considérer soigneusement la sainte humanité
et la Passion du Sauveur Jésus, qui est la voie sûre pour arriver à la plus
haute sainteté. Il lui permit la communion plus fréquente, à raison des
dispositions qu’elle y apportait. Les jours que la pieuse jeune fille recevait
cette divine nourriture, elle ne mangeait, sur le soir, qu’un peu de pain et
d’herbes cuites : encore n’était-ce que par obéissance. Tout le temps compris
entre deux communions, elle le partageait entre l’action de grâces et la
préparation, et communiait alors spirituellement avec une ferveur qui lui valait
des grâces considérables. Le divin Maître répondait aux saintes affections de sa
servante par des consolations sans nombre, et entre autres faveurs lui accorda
le don des larmes. Elle avait eu cette grâce dès sa tendre jeunesse, et son
premier confesseur, qui trouvait à peine dans ses aveux matière à absolution,
admirait comment une enfant si innocente pleurait avec tant d’amertume des
imperfections qui, dans le cours ordinaire des choses, eussent passé peut-être
pour des actes de vertu. Un jour qu’il s’efforçait de la consoler, en lui
représentant que ses péchés n’avaient pas la gravité qu’elle supposait et que
d’ailleurs la divine Miséricorde les lui avait pardonnés. « Hélas ! mon Père,
répondit Agnès, ne me flattez pas. Je ne sais pas expliquer l’énormité de mes
fautes : si vous me connaissiez bien, vous me chasseriez de votre présence et
même de cette église ».
Sa pureté
extérieure allait de pair avec l’innocence de son âme. La retenue régnait dans
ses paroles et la modestie dans ses actions. Jamais on ne remarqua rien en sa
conduite qui pût blesser tant soit peu les règles de l’honnêteté. Bien que
d’ordinaire elle inspirât le respect pour sa vertu, elle ne fut pas à couvert
des attaques de quelques libertins assez osés pour lui adresser des propos
malséants. Les sages réponses d’Agnès couvrirent de confusion ces insolents, et
l’un d’eux irrité lui déchargea sur le visage un violent soufflet. La chaste
vierge reçut cet affront avec joie, pour l’amour dé Celui auquel elle avait
consacré sans retour et son corps et son âme.
Dans une
circonstance analogue, le Seigneur fit pour elle un miracle, que le procès de
béatification, fait par ordre de l’évêque diocésain, a pris soin de relever.
C’était à
l’époque où Agnès prenait les eaux minérales des Salles. Elle se trouvait sur
les bords de la Loire, en compagnie de plusieurs jeunes filles, quand des
campagnards se joignirent à elles. La conversation de ces gens grossiers ne
tarda pas à prendre un tour fort peu honnête. Agnès en frémit, et sensiblement
affligée de ne pouvoir passer sur la rive opposée, parce que l’endroit n’était
pas guéable, elle leva les yeux au ciel pour demander secours. A l’instant parut
un Ange, sous forme d’un jeune homme, lequel la conduisit à travers le fleuve,
au grand étonnement de ses compagnes et des paysans eux-mêmes, qui s’écrièrent,
comme le porte un manuscrit : « Voyez, voyez cette fille, elle marche sur les
eaux ».
Depuis le jour
où, âgée de huit ans, Agnès avait consacré à Jésus-Christ sa virginité, cette
vertu jetait en elle de jour en jour un plus vif éclat : les moindres taches,
les plus légères immodesties lui paraissaient monstrueuses : elle ignorait tout
ce qui pouvait en obscurcir la beauté.
Cependant Pierre
Galand, qui ignorait le vœu de virginité fait par sa fille songea pour elle à un
établissement convenable dans le monde. Agnès le pria humblement de ne point
songer à l’engager dans le mariage parce qu’elle avait déjà choisi Jésus-Christ
pour époux. Cette déclaration causa quelque chagrin au père, incapable
d’ailleurs de lui fournir une dot pour entrer en Religion. Mais, comme il était
chrétien, et que sa fille eut des raisons plausibles à lui présenter, il ne
l’inquiéta pas.
Rassurée de ce
côté, mais sachant que nous portons dans un vase fragile le trésor de la pureté,
elle redoutait sa faiblesse et les dangers du monde extérieur. Un des moyens
qu’elle prit pour s’assurer la victoire fut une vie plus austère et plus
pénitente.
Elle demanda
l’autorisation de prendre un breuvage formé de vinaigre et de suie. Le
confesseur, croyant qu’il ne s’agissait que d’une fois, le lui permit. Mais
Agnès continua cette mortification tous les vendredis, pendant trois ans,
jusqu’à ce que son estomac en fût altéré : plus tard, entrée en Religion, elle
remplaça ce breuvage par un mélange de fiel et de vinaigre.
L’espace de neuf
ans, elle n’eut pour lit que des ais, avec une pièce de bois pour oreiller. Elle
cacha cette pénitence avec tant d’adresse que sa sœur fut seule à s’en
apercevoir, et en garda le secret. Outre la chaîne de saint esclavage dont nous
avons parlé, elle s’entoura d’une ceinture armée de pointes aiguës, qui
pénétrèrent dans la chair, et ne put être enlevée, après huit ans, qu’à l’aide
d’incisions. Elle portait, en outre, un cilice et quatre ou cinq fois la semaine
se flagellait jusqu’au sang.
Tant de vertu
faisait d’Agnès l’objet des complaisances du Ciel, mais excitait aussi la rage
de l’enfer. Il semble que les démons eurent sur cette innocente victime le
pouvoir que Dieu leur accorda autrefois sur le saint homme Job, et pendant six
ans ils exercèrent contre elle tout ce que la fureur et la malice sont capables
d’inventer.
Leurs ruses et
leurs suggestions ne parvenant pas à l’empêcher de vaquer à l’oraison, ils lui
apparurent sous la figure de personnages horribles afin de l’effrayer. Tantôt
ils secouaient la maison avec une telle violence qu’elle semblait près de
s’écrouler ; tantôt ils tiraient Agnès par la robe ou par les cheveux, et la
frappaient si rudement qu’elle restait à terre meurtrie, à demi morte. « Je l’ai
vue plusieurs fois en cet état, lorsqu’elle était encore dans la maison de son
père, dit la relation de la M. Gabrielle Jacques, alors sa compagne et sa
confidente ; au commencement, n’en sachant pas la cause, je voulais qu’elle se
couchât. Elle me dit que ce n’était pas nécessaire, et que pour lors ses parents
la feraient traiter comme malade ».
Une nuit d’hiver
qu’elle faisait oraison, Satan se présenta devant elle et lui dit avec colère:
« Que fais-tu ici, pauvre insensée, tu serais bien mieux dans ton lit ». La vue
d’un être si horrible la glaça d’effroi ; mais se reprenant, et assistée d’en
haut, elle protesta qu’elle ne quitterait pas son oraison. Une grêle de coups
fut la riposte du cruel bourreau : Agnès en fut presque réduite à l’agonie. Son
directeur, informé de cet événement, dit à Agnès : « Si le démon revient,
crachez-lui au visage ». La chaste vierge obéit, mais Satan se vengea en
l’accablant de coups. Malgré tout, la sainte jeune fille restait victorieuse de
son ennemi et parfois lui parlait avec une autorité souveraine. Le prince des
ténèbres s’avisa alors de se transformer en Ange de lumière, et apparut même un
jour sous l’aspect de Jésus crucifié.
Agnès, éprouvant
en son cœur une joie toute naturelle, au lieu du sentiment de compassion qui lui
était ordinaire en pareil cas, reconnut l’artifice, et se jetant contre terre,
s’humilia profondément. Il n’en fallut pas davantage pour: mettre en
fuite l’esprit d’orgueil. A cette occasion son directeur lui demanda si elle
discernait bien les visions célestes des apparitions diaboliques. « Mon Père,
répondit-elle, je ne suis que péché ; mais j’ai confiance en mon divin Epoux, il
ne permettra pas qu’une pauvre fille, uniquement désireuse de l’aimer et de le
servir, puisse être trompée ». Le démon, ne réussissant pas à entamer par la
violence et la ruse la patience de cette dame généreuse, eut recours aux propos
malveillants, Il suscita dans la ville du Puy, de méchantes langues pour la
diffamer, traiter sa piété d’hypocrisie, et toute sa conduite de dissimulation.
Les parents
d’Agnès furent extrêmement peines de ces rumeurs fâcheuses ; mais, ayant une
haute idée de la vertu de leur fille, ils se contentèrent d’ordonner à la sœur
d’Agnès de l’informer de ce qui se passait et de l’avertir du déshonneur qui
tombait sur la famille.
Cette sœur,
témoin oculaire de l’innocence d’Agnès et par ailleurs pleine de respect pour
ses parents, transmit, non sans répugnance, La communication. Agnès lui répondit
avec douceur : « Je n’ignore pas, ma sœur, les accusations portées contre moi ;
dites à mon père qu’il ne s’afflige point de ces faux bruits, et assurez-le que
je tromperai bien te monde qui me verra toute autre qu’il ne me croit ». Elle ne
perdit rien de son -calme, continua ses pratiques de dévotion et de charité, et
finalement désarma la calomnie. Les auteurs des infâmes procédés ne tardèrent
pas à en concevoir du regret, et plus tard, quand Agnès fut sur le point de
quitter Le Puy, pour entrer en Religion, ils vinrent en foule, devant l’église
du couvent, pour lui demander pardon. « De quelle faute me demandez-vous pardon,
leur répondit l’humble fille : je n’ai jamais cru que vous m’ayez offensée ».