LA VOIE MYSTIQUE

adveniat regnum tuum

Vie de Sainte Catherine de Sienne
par le bienheureux Raymond de Capoue

 

 

 

CHAPITRE XI

CATHERINE REÇOIT DU SEIGNEUR UN POUVOIR MIRACULEUX SUR LES CRÉATURES INANIMEES.

La Justice suprême veut que tout obéisse à qui obéit parfaitement à Dieu. Pour vous montrer clairement que Catherine donnait à son Créateur cette parfaite obéissance, j’ai donc résolu d’insérer dans ce chapitre quelques faits où vous verrez comment les créatures étaient soumises aux volontés de notre sainte.

Catherine habitait alors à Sienne, et je n’avais pas encore le bonheur de la connaître. Une jeune veuve nommée Alexia s’éprit tellement d’affection pour elle qu’elle ne voulait plus vivre sans notre sainte; elle demanda pour ce motif à recevoir le même habit religieux, et, abandonnant sa propre maison, elle en loua une dans le voisinage de la maison de Catherine, afin de pouvoir jouir plus souvent de ses entretiens. La vierge du Seigneur, en profitant pour échapper au bruit des travaux de la maison paternelle, venait souvent passer dans la demeure d’Alexia plusieurs jours consécutifs, quelquefois même plusieurs semaines. Or il y eut, une année, telle disette de froment à Sienne que les Siennois, pour la plupart, ne pouvaient acheter que du grain desséché, ayant un mauvais goût de terre, qu’il avait pris dans les fosses où on l’avait conservé. Impossible de se procurer d’autre froment, à quelque prix que ce fût. Alexia fut donc obligée d’en acheter, pour ne pas manquer complètement de pain. Mais, aux approches de la moisson, on apporta sur le marché du blé nouveau excellent. Alexia, qui n’avait pas encore épuisé sa provision de mauvaise farine, voulut alors jeter le peu qui lui en restait et acheter de ce blé nouveau pour faire le pain, et elle dit à Catherine, qui habitait à ce moment avec elle: "Ma Mère, cette farine nous donne un pain tellement amer et de mauvais goût que je vais jeter le peu qui me reste, puisque le Seigneur a eu compassion de nous. " La vierge lui répondit: "Allez-vous donc jeter ce que Dieu a produit pour la nourriture de l’homme? Si vous ne voulez pas manger vous-même de ce pain, donnez-le du moins aux pauvres qui n’en ont pas. " Alexia répliqua qu’elle se ferait scrupule de donner aux pauvres un pain si gâté et de si mauvais goût, et qu’elle préférait leur servir généreusement du pain de bon froment. " Préparez de l’eau, dit alors la sainte, et apportez la farine que vous vous disposez à jeter; je veux en faire du pain, pour les pauvres de Jésus-Christ. " Quand ce qu’elle demandait fut préparé, elle se mit à pétrir la pâte, et, avec le peu de farine gâtée qui restait, elle fit si promptement tant de pains, sous les yeux d’Alexia et de sa servante, que celles-ci en furent tout étonnées. Ce n’est pas avec une quantité de farine quatre fois, et peut-être cinq fois plus considérable qu’on aurait pu faire autant de pains que les mains virginales de Catherine en présentèrent à Alexia, pour les ranger sur les planchettes; et ces pains ne dégageaient plus de mauvaise odeur, comme ceux qu’on avait faits tout d’abord avec la même farine. Quand elle eut achevé de les pétrir, la sainte les envoya au four, puis les fit rapporter à la maison d’Alexia et servir sur la table. Ceux qui en mangèrent n’y trouvèrent alors nulle amertume, nulle mauvaise odeur, et durent avouer qu’ils n’avaient jamais mangé de pain qui eût si bon goût. On avertit Frère Thomas, qui vint avec quelques religieux aussi instruits que pieux. Après examen de ce fait, tous furent très étonnés de voir comment le nombre de ces pains s’était multiplié, et comment leur qualité s’était merveilleusement améliorée. Mais voici qu’à. ces deux miracles s’en ajouta un troisième. Conformément aux ordres de Catherine, on servait très largement de ce pain aux pauvres, on en donnait beaucoup aux religieux, et on n’en mangeait pas d’autre à la maison; et cependant il en restait toujours en grande abondance dans la huche. Que dire encore ? Le Seigneur s’était servi de son épouse pour opérer sur cette seule matière du pain trois grands prodiges. Il avait tout d’abord enlevé à la farine gâtée son mauvais goût, puis augmenté la pâte qu’on en avait formée, et enfin il avait tellement multiplié les pains dans la huche qu’on en distribua pendant plusieurs semaines, de la façon que nous avons dite, avant de les avoir tous consommés. A la vue de ce miracle, des personnes, pieusement inspirées, détournèrent de ce pain pour le garder comme reliques. Quelques-unes en ont encore aujourd’hui, alors que vingt ans, ou à peu près, se sont écoulés depuis ce fait miraculeux.

La première fois que j’entendis parler de cette merveille, du vivant de Catherine, je devins très curieux et très désireux de mieux savoir ce qui s’était passé, et j’interrogeai confidentiellement la sainte sur les détails et la cause du prodige. Elle me répondit: " Je me sentais jalouse de ne pas laisser mépriser le don de Dieu, et pressée d’une vive compassion pour les pauvres. Tandis que, sous l’impulsion de ce double sentiment, je me dirigeais vers le coffre à farine, je vis se présenter à moi ma très douce Dame Marie accompagnée de saints et d’anges. Elle m’ordonna de faire ce que je projetais;  et daigna, dans sa bonté, se mettre à pétrir avec moi ces petits pains, dont la vertu de ses très saintes mains multipliait le nombre. Notre-Dame me présentait les pains qu’elle façonnait, et moi je les tendais à Alexia et à la servante. — Ma Mère, lui dis-je alors, je ne m’étonne plus que ces paîns aient paru si doux à tous ceux qui les mangeaient, s’ils avaient été pétris par les gracieuses mains de cette très sainte Reine; car son corps sacré a été l’arche sainte où la Trinité a pour ainsi dire pétri, avec un art souverain, le Pain descendu du ciel pour donner la vie à tous les croyants." Et vous, lecteur, donnez à ce fait toute votre attention, et remarquez une fois de plus de quel mérite était Catherine, pour que la Reine des saints daignât l’aider à confectionner le pain de ses enfants. La Mère du Verbe de Dieu nous signifiait par là qu’elle voulait, pour nous donner le pain spirituel de la parole du salut, se servir de cette même vierge, dont elle s’était servie, pour nous présenter un pain matériel de si grande vertu. Voilà pourquoi l’esprit de Dieu nous avait à tous inspiré d’appeler Catherine notre Mère; et ce n’était pas une vaine dénomination, car elle était en toute vérité notre Mère. Elle nous portait dans les entrailles de son âme, et non sans gémissements et sans angoisses, jusqu’à ce qu’elle eût formé le Christ en nous, et elle nous distribuait continuellement le pain d’une saine et utile doctrine.

Mais puisque nous en sommes aux multiplications de pains, je vais, pour continuer le même sujet, sacrifier l’ordre chronologique et passer à des faits qui sont arrivés dans les dernières années de la vie de Catherine. J’en appelle aux témoignages de deux Soeurs de la Pénitence du bienheureux Dominique, qui vivent encore et sont actuellement à Rome. L’une s’appelle Lysa, elle est belle-soeur et parente de notre vierge, dont elle a épousé le frère, l’autre est Jeanne de Capo. Toutes les deux sont Siennoises. Elles avaient accompagné la sainte quand le seigneur pape Urbain VI, d’heureuse mémoire, lui ordonna de venir à Rome. Catherine habitait au quartier Colonna, avec une assez nombreuse famille spirituelle qu’elle avait engendrée dans le Christ, et dont elle nourrissait les saintes mœurs. Ces personnes l’avaient suivie depuis la Toscane, un peu contre son gré, les unes pour le pèlerinage et la visite aux lieux saints, d’autres pour obtenir du Pape quelque grâce spirituelle, toutes afin de pouvoir jouir des douceurs d’une familiarité qui charmait merveilleusement ceux qui y avaient une fois goûté. La suite de Catherine s’augmentait encore par le fait que la sainte, dans son amour pour la vertu d’hospitalité, recevait d’un cœur joyeux, dans la maison où elle habitait, quelques serviteurs de Dieu que le Souverain Pontife avait, sur ses instances, faits venir à Rome. Elle ne possédait rien sur terre, elle n’avait en sa ceinture ni or ni argent, elle vivait uniquement d’aumônes avec ses familiers, et cependant elle eût reçu une centaine d’hôtes aussi bien qu’un seul, car son cœur avait confiance au Seigneur, et elle ne doutait pas que la divine Générosité ne dût pourvoir aux besoins de tous les arrivants. Aussi sa famille, à cette époque, ne comptait jamais moins de seize hommes et de huit femmes, et ce nombre augmentait quelquefois jusqu’à dépasser la trentaine et atteindre même le chiffre de quarante. Catherine avait pris ses dispositions pour que chacune des femmes se chargeât, pendant une semaine, de la cuisine et des provisions. Pendant ce temps, les autres personnes pouvaient librement vaquer au service de Dieu, aux dévotions et aux pèlerinages pour lesquels elles étaient venues à Rome. Conformément à l’ordre fixé par la sainte, Jeanne de Capo dut à son tour entrer en charge. Gomme le pain qui servait à la nourriture de tous provenait uniquement des quêtes quotidiennes, la vierge avait demandé à être avertie, un jour à l’avance, du manque de pain, par la pourvoyeuse de semaine, afin de pouvoir envoyer quelqu’une de ses autres compagnes mendier ou y aller elle-même. Or Dieu permit que Jeanne oubliât une fois, par hasard, cet avertissement. Un soir, le pain vint à manquer. Jeanne n’avait pas prévenu la sainte et n’en avait pas demandé à d’autres. On était arrivé à l’heure du dîner et il ne se trouvait plus dans le coffre qu’une petite quantité de pain à peine suffisante pour quatre des hommes qu’on devait servir. Jeanne, reconnaissant sa coupable négligence, s’en alla aussitôt, triste et honteuse, trouver la vierge et lui déclara sa faute et son embarras. " Que le Seigneur tout-puissant vous pardonne, ma Soeur, lui répondit Catherine. Pourquoi nous avez-vous réduits à cette extrémité, malgré l’ordre que j’avais donné? Voici que nos gens ont faim, et, à cette heure tardive, où trouver si vite assez de pain? " Jeanne pleurait sa faute, avouant qu’elle méritait une pénitence pour cet oubli coupable. La vierge lui dit alois : " Invitez les serviteurs de Dieu à se mettre à table ", et, comme Jeanne objectait qu’il ne restait que fort peu de pain, pas même assez pour en donner un petit morceau à chacun, Catherine répliqua : " Dites-leur de commencer le repas avec le peu qu’ils ont, jusqu’à ce que le Seigneur y pourvoie ; puis elle se mit à prier. Jeanne obéit et distribua le peu de pain qu’elle avait à ses nombreux convives. Ceux-ci, affamés et épuisés par le jeûne quotidien, qu’ils observaient pour la plupart, trouvaient leur portion bien petite et pensaient en avoir bientôt fini avec ce maigre repas. Que dire encore? Ils eurent beau manger, ils ne venaient pas à bout de ce petit morceau de pain. Après que chacun en eut fait des bouchées avec le ragoût et en eut pris à sa faim, il en restait toujours sur la table. Rien d’étonnant1 c’était l’œuvre de Celui qui, avec cinq pains, rassasia cinq mille hommes. Les seize hommes qui étaient à table ne savaient que penser, chacun s’étonnait de lui-même et de ses voisins; ils demandèrent ce que faisait la sainte; on leur répondit qu’elle priait avec grande ferveur; tous alors n’eurent qu’une même pensée et firent la même réflexion : " C’est cette prière qui nous a fait descendre le pain du ciel, car voici que nous sommes tous rassasiés, et la petite quantité de pain placée sur la table, au lieu de diminuer, s’est augmentée. Le dîner fini, il y eut encore assez de pain pour toutes les Soeurs alors présentes, qui purent à leur tour en manger abondamment, et on en distribua même largement aux pauvres, ainsi que l’avait ordonné Catherine.

Lysa et Jeanne racontent encore un autre fait, en tout semblable à celui-ci, qui leur est arrivé la même année, et dont elles furent également témoins. Le Seigneur opéra ce nouveau prodige par l’intermédiaire de la sainte, dans la même maison, au cours d’une semaine de carême, où la cuisine était confiée à une Soeur de la Pénitence du bienheureux Dominique, nommée Françoise, compagne inséparable de Catherine, avec laquelle elle est maintenant au ciel, comme je le crois pieusement.

Je ne puis pas non plus passer sous silence un fait semblable, qui m’est arrivé à moi-même après la mort de notre sainte, et qui a eu pour témoins tous les religieux alors présents au couvent de Sienne. J’étais allé passer quelques jours dans ce couvent, il y a environ cinq ans, pour être plus à portée de bains d’eau minérale que les médecins m’avaient conseillés, et, sur les instances des enfants spirituels de Catherine, j’avais commencé la rédaction de cette histoire de sa vie. Je me souvins qu’on n’avait pas encore exposé dans un reliquaire, ni solennellement reçu la tête de la sainte, que j’avais apportée de Rome à Sienne et que j’avais ornée de mon mieux. Et cependant, même quand on transfère les restes d’hommes du monde, on leur fait des funérailles, et c’est l’habitude que le clergé et le peuple aillent les recevoir avec des cierges allumés et des prières publiques. J’eus donc l’idée, que je n’ai peut-être pas trouvée seul, de fixer un jour pour faire recevoir solennellement par les religieux la précieuse tête, comme si elle était apportée du dehors. On devait chanter à cette cérémonie des hymnes communes, à la louange de Dieu, puisqu’il n’était pas permis d’en chanter de particulières à Catherine, avant qu’elle fût inscrite par le Pontife romain au Catalogue des Saints. Cette cérémonie se fit un matin, à la grande joie des Frères, du peuple, et en particulier de la famille spirituelle de la sainte. J’invitai à dîner, à cette occasion, ses disciples les plus fidèles et commandai en même temps qu’on soignât mieux que d’habitude le repas conventuel.

L’office divin terminé, à l’heure où l’on devait se mettre à table, le Frère Procureur vint trouver le Prieur et se plaignit tristement qu’il n’y avait plus de pain au cellier que pour la moitié des Frères de la première table. Il n’en resterait donc plus pour le dîner des invités étrangers qui étaient une vingtaine. Le Prieur voulut d’abord constater de ses propres yeux la vérité de ce rapport; puis il se hâta d’envoyer le Frère Procureur lui-même, avec Frère Thomas, confesseur de la sainte, chercher le pain dont on avait besoin chez des amis particulièrement dévoués à l’Ordre. Ils tardèrent tant à revenir que le Prieur, ne voulant pas faire attendre plus longtemps les étrangers qui étaient avec moi, nous fit apporter d’abord ce qu’il nous fallait de pains. Il n’en resta alors qu’un bien petit nombre dans le cellier; mais, comme les Frères envoyés à la quête ne rentraient toujours pas, le Prieur ordonna aux religieux de se mettre quand même à table et de commencer leur repas avec le peu de pain qui restait. Que dire encore? Grâce à l’intercession de Catherine, les pains se multiplièrent, soit au cellier, soit sur la table, soit en l’un et l’autre endroit, si bien qu’on en put servir abondamment à toute la communauté, tant à la première qu’à la seconde table (On entend par première et seconde table deux repas successif, qui permettent aux religieux de service au premier repas d’être eux-mêmes servis au second. ). Quoiqu’il y eût au couvent à peu près cinquante religieux, on dut rapporter des restes au cellier. Quand les Frères quêteurs revinrent avec leur pain, le repas était fini, et on les pria de remettre ce qu’ils apportaient au Procureur, pour une autre fois, puisque ce jour-là le Seigneur avait abondamment pourvu aux besoins de ses serviteurs. Or, après le dîner des invités, j’étais demeuré assis avec eux, et je les entretenais longuement des vertus de la sainte; nous en parlions encore quand le Prieur arriva avec plusieurs Frères et nous raconta le miracle qui venait d’arriver. M’adressant alors à mes hôtes, Fils de Catherine, je leur dis : " La sainte n’a pas voulu nous priver, en cette solennité qui est sienne, d’un miracle qui lui était familier pendant sa vie, car elle a fait souvent ce même prodige, pendant qu’elle vivait encore avec nous. Si elle l’a renouvelé aujourd’hui, c’est pour nous montrer qu’elle agrée nos hommages et nous continue sa protection. Remercions-la donc, ainsi que le Dieu tout-puissant. " Je me souvins alors, grâce à une inspiration d’en-haut probablement, que le bienheureux Dominique avait multiplié deux fois les pains pendant. sa vie. Celle qui était sa Fille parfaite et privilégiée se montrait donc, en toutes ses œuvres, semblable à son Père.

Outre ce que nous venons de raconter, le Seigneur  a fait, par l’intermédiaire de son épouse, bien d’autres miracles, sur les choses inanimées, sur les fleurs, qui étaient la grande joie de notre vierge, cette fleur du paradis, sur les objets de la maison perdus ou brisés, enfin sur toute espèce de créatures qui n’ont point vie. Je ne dis rien de ces prodiges pour être bref, mais je ne puis cependant en taire un, dont j’ai. été moi-même témoin, avec une vingtaine de personnes, hommes et femmes, qui connaissent ce fait, de science certaine, aussi bien que moi. D’ailleurs toute la ville de Pise en a été informée. Ainsi que nous l’avons dit au chapitre des prophéties, la sainte était à Pise, en l’an du Seigneur 1375. Dès son arrivée dans cette ville, elle avait été reçue avec toute sa suite dans la maison d’un Pisan nommé Gérard. Elle se trouvait dans cette maison, quand, un jour, il arriva que, fatiguée par ses extases, elle eut des faiblesses qui nous paraissaient l’avoir réduite à toute extrémité. Craignant qu’elle ne nous fût sitôt enlevée, je cherchais de quelle façon nous pourrions rendre à son corps un peu de force et de vigueur. Elle avait en horreur la viande, les œufs, le vin, et on ne pouvait espérer lui en faire accepter; à plus forte raison devait-elle refuser des liqueurs réconfortantes. Je la priai alors de me laisser mêler un peu de sucre à l’eau froide qu’elle buvait. Elle me répondit aussitôt : " Voulez-vous donc éteindre le peu de vie qui reste en ce pauvre corps. Tout ce qui est doux, m’est un poison. "

Nous nous demandions donc avec inquiétude, Gérard et moi, quel remède nous pourrions employer contre ces défaillances. Je me rappelai que j’avais vu souvent en pareil cas laver et frictionner avec du vin de Vernaccia les poignets et les tempes des malades, qui s’en trouvaient réconfortés. Je dis alors à Gérard : "Puisque nous ne pouvons pas lui faire prendre de remède à l’intérieur, employons du moins celui-ci à l’extérieur. " Il me répondit aussitôt : " J’ai un ami tout voisin qui garde habituellement un petit baril de ce vin, je vais lui en envoyer demander et suis sûr qu’il m’en donnera bien volontiers. "

On envoya aussitôt chez cet ami une personne qui lui raconta la défaillance de la sainte, et lui demanda, de la part de Gérard, une cruche de ce vin. Le voisin, dont je ne me rappelle plus le nom, répondit: "Vraiment, mon cher, je vous donnerais bien volontiers, pour Gérard, le baril tout entier, mais, depuis trois mois, ce baril est absolument vide et je n’ai pas dans ma maison une seule goutte du vin que vous me demandez. J’en suis fort chagrin, et, pour que vous puissiez rapporter à mon ami ce que vous avez vous-même constaté, venez et voyez. " Et il entraîna à la cave le commissionnaire, qui reconnut bien vite que le baril paraissait extérieurement n’avoir pas servi depuis longtemps. Cependant, l’ami voulut montrer mieux encore que, dans ce tonneau vide, il n’y avait absolument plus de vin pour le moment. S’étant donc approché du baril, il en arracha, d’un trou percé vers le milieu, le robinet de bois, qui servait à tirer le vin. Mais voilà qu’il en sortit aussitôt un excellent vin de Vernaccia, et en telle abondance, qu’il s’en fit une mare sur le sol. Au comble de l’étonnement, cet homme se hâta de remettre le robinet, fit appeler immédiatement toutes les personnes de sa maison et les interrogea avec soin, leur demandant si quelqu’un avait appris qu’on ait mis du vin dans ce tonneau. Tous jurèrent qu’ils savaient, au contraire, que ce fût était vide depuis trois mois, et qu’il n’avait pas été possible de le remplir à leur insu d’une liqueur quelconque.

La nouvelle s’en répandit dans le voisinage, et chacun vit dans ce fait un miracle. L’envoyé, rempli de joie et d’admiration, revint en nous rapportant une petite cruche pleine de vin, et nous raconta tout ce qui venait d’arriver. Toute la famille de la sainte en exulta de joie dans le Seigneur et en rendit grâces à l’Epoux des vierges, auteur de toutes ces merveilles. On en parla bientôt dans toute la ville. Quelques jours après, la vierge convalescente ayant dû sortir pour rendre visite à un Patriarche, nonce apostolique, récemment arrivé à Pise, tous les ouvriers quittaient leur travail et accouraient sur le passage de Catherine, en disant : " Qu’est-ce donc que cette femme, qui, ne buvant pas de vin, a pu remplir d’un vin miraculeux un tonneau qui était vide? " Le coeur de la sainte fut profondément affligé de ce concours de peuple. Quand elle en sut la cause, elle chercha dans l’oraison, comme d’habitude, un soulagement à sa tristesse et à ses larmes. Elle m’a confidentiellement avoué plus tard qu’elle avait fait alors intérieurement plus que des lèvres la prière suivante ou une autre équivalente: "Pourquoi, Seigneur, avez-vous voulu tant affliger le coeur de votre misérable servante et me rendre ainsi le jouet de tout le monde? Tous vos serviteurs peuvent vivre en paix parmi les hommes, excepté moi. Qui donc a demandé du vin à votre générosité? Inspirée par votre grâce, j’ai depuis longtemps privé de vin mon corps, et voilà que, pour du vin, je suis devenue la dérision de tout ce peuple. J’en appelle à toutes vos miséricordes, et conjure votre bonté de vouloir bien tarir ce vin de manière à faire cesser la rumeur qui met en émoi tous ces gens. " Que dire encore? Le Seigneur entendit la voix de Catherine et, comme s’il n’eût pu supporter la tristesse de la sainte, au premier miracle, il en ajouta un second, qui, à mon avis, n’est pas moins admirable, et me semble même l’être davantage. Le tonneau vide avait été, en grande partie, rempli d’un vin miraculeux, dont la quantité ne diminuait pas, quoique beaucoup de Pisans soient venus en chercher pour en boire par dévotion. Or, voilà que ce vin se changea subitement en lie, et en lie si boueuse, qu’on ne pouvait absolument plus boire de cette liqueur, auparavant doublement agréable. Le maître de la cave, et tous ceux qui venaient chercher de ce vin, furent donc obligés de se taire, ayant honte de raconter encore ce dont ils se vantaient la veille. Nous en avons rougi avec eux, nous aussi Fils de la sainte, quand nous l’avons appris; mais Catherine en fut toute gaie et tout heureuse, et remercia son Époux, qui l’avait délivrée des louanges des hommes.

Arrêtez-vous ici un instant, lecteur, je vous en prie, et considérez les merveilles des œuvres de Dieu, merveilles que l’homme privé de sagesse ne sait pas reconnaître, et que l’insensé ne peut comprendre. Le Seigneur, après avoir fait un miracle si public et si grand, à l’insu de notre vierge, qui ne le lui avait pas demandé, semble avoir détruit ce qu’il avait fait, quand la sainte l’a eu invoqué. Pourquoi cela? Quelle peut être la fin de ces deux actes si contraires? Faut-il croire aux mauvaises langues qui, à ce moment, ont dit ouvertement, ou du moins murmuré, que le premier prodige n’était qu’une illusion du démon, comme la corruption de tout le vin l’avait ensuite bien montré. Et quand cela serait vrai? ces mauvaises langues n’en pourraient rien conclure contre la sainteté de notre vierge. Elle a complètement ignoré le premier miracle accompli en son absence; et s’il y a eu tromperie, elle n’en est pas responsable, ni dans ses paroles, ni dans ses actes. Bien plus, le Seigneur, en dévoilant ce prestige quand la sainte l’a prié, a clairement montré qu’il aimait son épouse et l’avait pour agréable, puisqu’il n’a pas permis que l’ennemi s’enjouât plus longtemps. De quelque côté que se tournent les calomniateurs, ils sont donc obligés d’avouer la sainteté de Catherine.

Mais élevons notre coeur bien au-dessus de ces calomnies, pareilles à celles qu’employaient les pharisiens pour décrier les miracles les plus éclatants de Notre-Seigneur Jésus-Christ; et voyons si nous ne pourrions pas glorifier davantage notre Créateur en étudiant ses jugements et leurs témoignages, dont la profondeur dépasse mon pauvre esprit. Le Très-Haut a voulu, si je ne me trompe, montrer son amour pour son épouse, quand, à l’insu de celte-ci; il a produit miraculeusement ce qu’on cherchait en vain pour elle. En apprenant ce prodige, elle pouvait donc répéter au peuple la parole de son Époux: "Ce n’est pas à cause de moi que cette voix du ciel a éclaté, c’est à cause de vous (Jn 12,30); c’est-à-dire, ce n’est pas à moi c’est à vous que le Seigneur a voulu faire connaître ainsi combien je lui étais chère. Pour le savoir, je n’ai besoin, mol, d’aucun miracle; mais il vous convenait à vous de l’apprendre de cette façon, pour que le spectacle de ce prodige vous excitât à chercher avec plus d’ardeur le salut de vos âmes. Cependant, comme j’ai toujours à craindre, tant que je suis en cette vie, que la grandeur de mes dons et de mes révélations ne m’enorgueillisse ( 2Co 12,7), j’ai prié mon Seigneur de m’enlever cette occasion de vanité. Le Seigneur n’a pas méprisé ma prière, il a eu soin tout à la fois, et de vous et de moi, de vous dans le premier miracle, de moi dans le second.

Si maintenant quelqu’un veut à tout prix soutenir que le second miracle a enlevé toute valeur au premier, qu’il dise d’où est venue, et qui a pu apporter dans un vase vide, la matière du second liquide, tout boueux qu’il était. Nous savons que cette boue ne peut pas être tenue pour rien, il y avait donc quelque chose là où auparavant n’existait pas trace de liquide. Qui a fait cela, et à quelle activité faut-il attribuer cette œuvre? Si c’est l’effet d’un ordre du Dieu tout-puissant, nous avons donc ample sujet de le louer, mais si les imitateurs de Bélial veulent lui attribuer l’oeuvre de Dieu, ils doivent reconnaître qu’il y a eu deux miracles, dont l’un a été fait à l’insu de la vierge, et l’autre accordé à ses prières; et ils ne peuvent se servir d’aucun pour accuser la sainte, car elle est complètement étrangère au premier et, dans le second, elle a obtenu ce qu’elle désirait.

Pour moi, je reconnais que le Seigneur a montré dans le premier prodige combien Catherine lui était agréable, et dans le second, combien elle lui était soumise par une profonde humilité. Dans le premier, il nous a donné sujet d’honorer la sainte, et dans le second, de quoi l’imiter. Dans le premier, il nous a fait voir de quelle grâce elle était ornée, dans le second, de quelle sagesse elle avait l’âme remplie, car, où est l’humilité, là est la sagesse. Or le bienheureux Grégoire estime et nous dit, dans le premier livre de ses Dialogues, que la vertu de sagesse l’emporte sur le don des miracles. Qui ne voit, dès lors, que la vertu d’humilité, condition de toute sagesse, et cause du second prodige, est incomparablement au-dessus du premier? Mais l’homme animal ne peut rien entendre à tout ceci, et ce n’est pas étonnant, car le bienheureux Apôtre nous enseigne, que la sagesse de la chair n’est pas et ne peut pas être soumise à Dieu (Rm 8.7).

Il faudrait plusieurs volumes pour raconter en détail toutes les autres merveilles que le Seigneur a opérées par son épouse, sur les créatures inanimées. Mais, comme je veux être bref, pour ne pas ennuyer le lecteur je termine ici ce chapitre.

   

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