En prenant l’habit des Sœurs
de la Pénitence, notre sainte n’avait pas émis les trois vœux principaux
de toute vie religieuse que cet état ne comportait pas, ainsi que nous
l’avons dit, mais néanmoins elle avait en son cœur la ferme résolution
de les observer parfaitement. Au sujet de la chasteté, elle ne pouvait
avoir aucune hésitation, puisqu’elle avait déjà fait vœu de virginité.
Pour l’obéissance, elle voulut se soumettre en tout non seulement au
Frère directeur de la fraternité des Sœurs pendant le temps de Sa
charge, et à la Prieure, mais encore a son confesseur. Elle fut jusqu’à
la mort toujours si fidèle à cette résolution qu’au moment de passer de
ce monde à son Père, elle osait dire : " Je ne me rappelle pas avoir
manqué une seule fois à l’obéissance. " Il est vrai que d’envieux
détracteurs de sa sainteté, à la langue aussi mordante que menteuse, ont
osé, de son vivant, dire le contraire. Pour leur fermer la bouche et
arrêter ce mensonge sur leurs lèvres, je vous déclare, bien-aimé
lecteur, que si cette sainte vierge n’avait eu pendant sa vie d’autres
afflictions que celles qui lui venaient de guides trop indiscrets, le
support patient de tant de peines eût suffi à lui mériter le titre de
martyre. Ces guides, ne comprenant absolument rien et, plus souvent
encore, n’ayant aucune foi à l’excellence des dons que lui accordait le
Ciel, voulaient absolument la conduire par les voies communes, sans
rendre honneur à la présence spéciale de la souveraine Majesté, qui la
dirigeait sur un chemin tout admirable. Ils voyaient cependant
continuellement des signes manifestes de cette présence; mais ils
imitaient les Pharisiens qui, voyant eux aussi des signes et des
prodiges, murmuraient des guérisons faites le jour du sabbat, et
disaient : " Cet homme n’est pas de Dieu, il n’observe pas le sabbat (Jn
9,16). " Catherine, au milieu de ce désaccord voulu de Dieu,
s’efforçait autant que cela lui était permis d’obéir aux hommes, sans
abandonner cependant la voie que le Seigneur même lui montrait, et
l’angoisse de cette situation lui causait si grand tourment que la
langue et la plume ne sauraient facilement l’exposer. Ah! Seigneur mon
Dieu! combien de fois n’a-t-on pas dit à soir sujet : " C’est par
Béelzébuth, le prince des démons, qu’elle chasse les démons (Lc 11,15) "
c’est-à-dire ses visions ne viennent pas de Dieu, mais du diable. On
voyait cependant bien clairement que non seulement elle faisait des
miracles, mais que toute sa vie était un miracle. D’ailleurs, tous ces
faits seront plus loin détaillés en leur lieu; je n’en dirai donc pas
davantage ici.
Catherine observait en même
temps si parfaitement la pauvreté, que, vivant dans la maison de son
père, où abondaient en ce temps-là les biens temporels, elle n’usait de
rien pour elle-même et par elle-même, en dehors de ce qu’elle donnait
aux pauvres, et, sur ce point, elle avait large permission de son père.
Elle aimait tant la pauvreté qu’elle était inconsolable de voir sa
famille dans l’abondance. C’est elle-même qui me l’a secrètement
confessé. Elle priait sans repos le Très-Haut de vouloir bien enlever à
ses parents leurs richesses et les réduire à la pauvreté. Elle lui
disait "Seigneur, dois-je donc chercher, pour mes parents et mes frères,
ces biens périssables, et non pas plutôt les biens éternels? Je sais
qu’aux biens de la terre sont mêlés beaucoup de maux et beaucoup de
périls, je ne veux qu’en aucune façon mes proches en soient embarrassés.
" Le Seigneur exauça cette prière; une série étonnante d’accidents
malheureux fit tomber les parents de Catherine dans une extrême
pauvreté, sans qu’il y eût aucune faute de leur part. Tous ceux qui les
connaissent ont pu le constater et le constatent encore.
Nous venons d’indiquer les
fondements des admirables progrès de l’âme de la sainte, après la
réception d’un habit religieux si désiré, et ces progrès
dépassent tout ce que nous en avons dit; il nous sera utile, je pense,
de continuer par l’exposition des premières manifestations de sa
perfection.
La promesse de l’aimable
Patriarche, le bienheureux Dominique, était donc accomplie. Sa fille
très fidèle se mit d’abord, comme une abeille diligente, à recueillir de
tous côtés son miel, c’est-à-dire tout ce qui pouvait lui être cause ou
occasion de presser davantage et d’embrasser plus étroitement son Époux.
S’exhortant elle-même, elle se disait : " Voici que tu es entrée en
religion, tu ne dois plus vivre comme tu as vécu jusqu’ici. La vie
séculière est passée, voici venir une vie nouvelle, la vie religieuse,
sa règle doit nécessairement te gouverner. Il faut te vêtir de
souveraine pureté, t’en entourer de toute part, ainsi que le signifie ta
blanche tunique. Tu dois ensuite être tout à fait morte au monde; ton
manteau noir le montre ouvertement. Vois donc bien ce que tu fais, c’est
la voie étroite, où si peu marchent, qu’il te faut suivre. " Elle
résolut donc, pour mieux garder sa pureté, d’observer un silence très
strict et de ne parler à personne, si ce n’est en confession. Le
confesseur qui m’a précédé auprès d’elle, raconte et a consigné par
écrit, qu’elle garda ce silence continu pendant trois années, ne parlant
absolument à personne, si ce n’est à son directeur, et seulement quand
elle se confessait.
Elle habitait
continuellement dans la clôture de sa petite chambre petite chambre et
ne la quittait que pour aller à l’église. Elle n’était pas obligée de
sortir pour manger, car il était facile de lui envoyer dans sa cellule
le peu de nourriture qu’elle prenait, puisqu’elle n’acceptait pas
d’aliments cuits, mais seulement du pain, comme nous l’avons dit plus
haut. De plus elle résolut en son cœur de ne prendre qu’en pleurant sa
nourriture. Aussi, immédiatement avant son repas, commençait-elle
toujours par offrir ses larmes à Dieu. Ayant ainsi arrosé son âme, elle
mangeait ensuite pour soutenir son corps. Elle sut donc trouver un
désert dans sa propre maison et se faire une solitude au milieu du
monde. Qui pourrait dire et raconter ses veilles, ses oraisons, ses
méditations et ses larmes ? Elle s’était fait une règle de veiller
chaque jour pendant le sommeil des Frères Prêcheurs, qu’elle appelait
ses frères. Puis, quand les Frères sonnaient Matines au second signal,
et non pas avant, elle disait à son Époux : "Voici, Seigneur, que mes
frères, vos serviteurs, ont dormi jusqu’à ce moment, et moi, j’ai veillé
pour eux devant vous, afin que vous les préserviez de tout mal et des
pièges de l’ennemi. Maintenant qu’eux-mêmes se sont levés pour vous
louer, gardez-les, et moi je me reposerai un peu. Elle étendait alors
son frêle corps sur les planches, avec un morceau de bois pour oreiller.
Son tout aimable Époux
voyait tout cela, et c’était Lui, sans aucun doute, qui lui octroyait
toutes ces grâces. Séduit, pour ainsi dire, par de telles ferveurs, il
ne voulut pas abandonner une brebis si noble, sans pasteur et sans
guide, et laisser une disciple si diligente et si bien disposée sans lui
donner un maître parfait. Ce ne fut ni un homme ni un ange, ce fut
Lui-même qu’il donna comme maître à son épouse bien-aimée. Comme elle me
l’a secrètement révélé, son Époux et Sauveur, le Seigneur Jésus-Christ,
aimé pardessus tout, daigna lui apparaître dès qu’elle se fut enfermée
dans sa cellule, et l’instruisit pleinement de tout ce qui pouvait être
utile à son âme. En me racontant ces visions dans le secret de la
confession, elle m’en parla en ces termes : " Mon Père, tenez pour
vérité absolument certaine que rien de ce qui regarde les voies du salut
ne m’a jamais été enseigné par qui que ce soit, homme ou femme. Celui
qui m’a instruit est précisément mon Seigneur et mon Maître en personne,
mon incomparable Époux, charme souverain de mon âme, te Seigneur
Jésus-Christ. Par ses inspirations, ou dans des apparitions manifestes,
il me parlait comme je vous parle maintenant. " Ces visions étaient le
plus souvent simplement imaginatives, mais quelquefois aussi elles
étaient perceptibles aux sens extérieurs du corps, en sorte que ta
sainte entendait avec l’oreille de son corps la voix de l’apparition.
Elle m’avoua qu’au début elle craignit tout d’abord qu’il n’y eût là
quelque piège de l’ennemi, qui se transforme si souvent en ange de
lumière.
(Pour comprendre ce que
le bienheureux Raymond entend, avec son maître saint Thomas, par vision
intellectuelle, imaginative et sensible, il faut se rappeler la parole
de saint Paul aux Athéniens : " Nous sommes, nous agissons, nous vivons
en Dieu.(Act 17,25) " - A cette présence de Dieu on tonte créature,
vient s’ajouter, pour l’âme juste, une présence toute spéciale de la
très sainte Trinité, c’est-à-dire une relation habituelle et toute
intime de connaissance et d’amour avec chacune des trois Personnes
divines. Par Dieu et en Dieu, noue sommes on communication facile avec
les anges et les saints; car les esprits et les bienheureux sont là où
est leur pensée, et ils pensent souvent à nous, du moins quand nous les
invoquons, puisqu’ils voient dans l’essence divine tout ce qui les
intéresse. Habituellement, la foi seule nous donne conscience de ces
intimités célestes et des vérités sublimes que nous pouvons y apprendre;
mais Dieu peut aussi les faire connaître plus immédiatement à ses âmes
privilégiées, et il le fait par les visions.
Si ces visions affectent
directement l’intelligence sans passer par la sensibilité, on les
appelle intellectuelles; nous on avons des exemples au chapitre VI, de
la deuxième partie. Si, au contraire, pour se conformer au procédé
habituel de notre esprit, Dieu enveloppe la vérité qu’il veut nous
révéler dans un symbole qu’il présente sous une forme très vive à
l’imagination, nous avons la vision imaginative, comme celle de saint
Dominique et du verbe, à la fin de ce même chapitre VI. — D’autres fois,
Dieu impressionne non seulement l’imagination, mais aussi les sens, soit
immédiatement, sans se servir d’aucun objet extérieur, soit en
produisant des formes matérielles capables d’actionner notre
sensibilité. Nos yeux et nos oreilles ont alors la perception d’une
représentation de l’être céleste avec lequel notre âme est à ce même
moment en communication. C’est là ce que les théologiens entendent par
vision sensible.
On ne peut expliquer
autrement la vision sensible pour les apparitions des anges et des
saints, qui n’ont pas de corps t et c’est de celle façon aussi qu’il
faut généralement comprendre les apparitions de Notre-Seigneur et de la
très sainte Vierge. Il est cependant possible que les corps glorifies de
Notre-Seigneur et de la sainte Vierge quittent le ciel pour apparaître
dans leur réalité et non seulement dans leur représentation ; mais cela
n’étant pas nécessaire pour la vérité de la vision, les théologiens se
demandent si, depuis l’Ascension, pareille faveur a été accordée à
d’autres qu’à saint Paul. Nous ne pouvons, dans une simple note, rendre
compte de cette discussion; mais nous devons avertir que Dieu adapte
généralement les détails et les formes d’une vision sensible aux
habitudes de l’âme qui on est favorisée, afin de pénétrer plus vivement
cette âme de la réalité surnaturelle dont la vision est l’image. Il
s’ensuit que certains de ces détails peuvent nous paraître étranges,
quand ils correspondent à des mœurs et a des habitudes contraires aux
nôtres. Enfin nous ferons remarquer que le démon peut imiter on partie
les phénomènes sensibles d’une vision surnaturelle. De là, les craintes
de sainte Catherine et les instructions que Notre-Seigneur lui donne en
ce chapitre IX (Fr. André Meynard, O. P., Théologie mystique, liv. IV ;
— Summa sancti Thomae, IIa, IIae, Q.173. et 174; IIIa pars, Q. 55, a. 4,
Q. 76, a. B.)
Cette crainte ne déplut
nullement au Seigneur, bien plus il la recommande à la sainte en lui
disant: " Une âme qui est en route vers le ciel ne doit pas se séparer
de la crainte, car il est écrit: " Bienheureux l’homme qui est toujours
dans la crainte ( Prov 18,14). " Mais veux-tu que je t’enseigne,
ajoutait-il, comment tu pourras discerner mes visions des visions de
l’ennemi? " et comme elle l’en suppliait instamment, il lui répondit:
"Il me serait facile, par une simple inspiration, d’apprendre à ton âme
à distinguer de suite l’une et l’autre vision. Mais pour que tout cela
soit utile aux autres autant qu’à toi, je veux te donner cet
enseignement oralement. Les docteurs que j’ai instruits disent, et c’est
vrai, que mes visions commencent toujours dans la crainte, mais se
continuent en apportant une sécurité plus grande, elles ont au début
quelque amertume, mais deviennent toujours de plus en plus douces. Le
contraire arrive pour les visions de l’ennemi. Au commencement elles
semblent donner quelque joie, quelque sécurité, quelque douceur, mais
dans leur développement la crainte et l’amertume vont continuellement
croissant dans l’âme du voyant. C’est l’absolue vérité; au reste mes
voies et les voies de l’ennemi présentent les mêmes différences. La voie
de la pénitence et de mes commandements apparaît tout d’abord rude et
difficile; mais plus on y avance plus elle devient douce et facile. La
voie du vice au contraire semble dans le principe fort agréable, mais
plus on y marche, plus on y trouve d’amertumes et de ruines. Je veux
cependant te donner un autre signe plus infaillible encore et plus
certain. Puisque je suis la Vérité, sois sûre que de mes visions résulte
toujours dans l’âme une connaissance plus grande de la vérité. Or une
âme a surtout besoin d’avoir la vérité sur moi et sur elle. Il faut
qu’elle me connaisse et qu’elle se connaisse. Cette connaissance
l’amènera toujours à se mépriser et à m’honorer; c’est bien en cela que
consiste l’humilité. Il est donc nécessaire que mes visions rendent une
âme toujours plus humble, car plus elle se connaît plus elle connaît sa
dignité et plus elle se méprise. Le contraire arrive pour les visions de
l’ennemi. Il est le père du mensonge et le roi de tous les fils de
superbe, il ne peut donner que ce qu’il a. Aussi de ces visions résulte
toujours dans l’âme une certaine estime de soi, une certaine présomption
qui est le caractère propre de l’orgueil. Cette âme reste toute gonflée
et pleine de vent. En t’examinant avec soin toi-même, tu pourras donc
toujours savoir d’où vient une vision, si c’est de la vérité ou du
mensonge. La vérité rend l’âme humble, le mensonge la rend
orgueilleuse. " Catherine, en disciple qui ne connaît pas la paresse ou
la négligence, recueillit dans son âme cette salutaire doctrine, et dans
la suite, elle me la transmit ainsi qu’à d’autres personnes, comme nous
le dirons plus loin avec l’aide de Dieu.
Dès ce moment le Seigneur
multiplia et rendît très fréquentes ces visions du ciel et ces
révélations. Aussi en parlant d’elle-même, Catherine m’a-t-elle dit
souvent qu’on trouverait à peine deux hommes qui aient eu l’un avec
l’autre un commerce aussi assidu que celui qu’elle avait entretenu avec
son Epoux, le Sauveur de tous les hommes, Notre-Seigneur Jésus-Christ.
Pendant ses prières, ses méditations, ses lectures, ses veilles et son
sommeil, à tout moment, quelque manifestation du Seigneur venait d’une
manière ou d’une autre la consoler. Quelquefois même, tout en conversant
avec d’autres personnes, elle voyait devant elle Notre-Seigneur et lui
parlait avec son âme pendant que la langue de son corps continuait de
parler aux hommes. Mais ce double dialogue ne pouvait durer longtemps;
bientôt l’âme de la sainte était si violemment attirée vers l’Epoux
qu’au bout d’un court instant elle perdait l’usage de ses sens et
entrait en extase.
C’est là l’origine de toutes
les merveilles qui ont suivi, de son abstinence tout à fait
extraordinaire, de son admirable doctrine et des miracles éclatants que,
pendant la vie même de cette sainte, le Seigneur tout-puissant a fait
paraître devant mes yeux. Et puisque nous parlons à ce moment du
fondement, de la racine, de la source de toutes les saintes œuvres de
Catherine, puisque nous avons ici le point central de la démonstration
qui établit le merveilleux de toute sa vie, je ne veux pas, lecteur
bien-aimé, laisser à ce sujet votre foi hésitante et je me vois obligé
de vous faire des révélations qui me couvrent de confusion. Un incrédule
pourrait en effet me dire : " Ce que vous écrivez, vous le tenez
seulement de Catherine, vous n’avez pas d’autre témoin. C’est elle-même
qui se rend témoignage; son témoignage n’est peut-être pas vrai, elle
peut avoir été trompée ou avoir menti. " Pour répondre à cette
objection, je suis obligé d’écrire ici, à mon sujet, des choses que je
n’aurais jamais racontées moi-même, si l’honneur de cette sainte vierge
ne l’avait exigé. Mais j’aime mieux recueillir quelque confusion que de
diminuer en rien sa gloire; j’aime mieux confusion devant les hommes que
de couvrir ma honte en laissant injurier Catherine.
Apprenez donc, cher lecteur,
qu’aux premiers jours où, informé de sa renommée, je commençais à entrer
en rapports familiers avec elle, je fus souvent et de bien des façons
tenté d’incrédulité. Dieu le permettait ainsi pour en tirer un plus
grand bien. Je cherchais de toute manière et par tous les moyens
possibles à me rendre compte des actes de la sainte. Étaient-ils de Dieu
ou d’ailleurs? vérité ou fiction? Il me venait à l’esprit que nous
étions au temps de cette troisième bête à peau de léopard qui symbolise
les hypocrites (Apoc 13,2). Au cours de ma vie, j’avais rencontré
quelquefois de ces hypocrites, surtout parmi les femmes dont la tête
tourne facilement et qui offrent plus de prises aux séductions de
l’ennemi, comme on le voit par l’exemple de leur première mère à toutes.
Bien des réflexions de ce genre se présentaient à mon esprit et le
tendaient perplexe sur cette question. Placé ainsi comme à la croisée de
deux chemins, je ne pouvais me décider fermement pour aucun, et mon âme
hésitante appelait anxieusement la direction de Celui qui ne peut ni se
tromper ni tromper. Voici ce qui me vint alors subitement à l’esprit. Si
je pouvais constater sûrement que les prières de la sainte m’obtinssent
du Seigneur une contrition extraordinaire de mes péchés, plus grande que
la contrition commune qui m’est habituelle, j’aurais un signe
irrécusable que toutes les œuvres de cette vierge venaient de
l’Esprit-Saint. Personne en effet ne peut avoir cette contrition, si ce
n’est de l’Esprit-Saint, et bien qu’aucun homme ne sache s’il est digne
de grâce, de haine ou d’amour, une pareille contrition de cœur est un
grand signe de la grâce de Dieu.
Sans permettre à ma langue
et à ma voix d’exprimer cette pensée, et la taisant absolument, je vins
trouver Catherine et lui demandai instamment qu’elle voulût bien prier
efficacement le Seigneur pour qu’il daignât m’accorder le pardon de mes
péchés. Dans la plénitude de sa charité, elle me dit joyeusement qu’elle
le ferait bien volontiers. J’ajoutai que mon désir ne serait pas
complètement satisfait, tant que je n’aurais pas reçu une Bulle
d’indulgence, comme on en reçoit de la Curie Romaine. Elle sourit et me
demanda en quelle forme je voulais cette Bulle. Je lui répondis que je
voulais, comme signe de pardon me tenant lieu de Bulle, une grande et
extraordinaire contrition de mes péchés. Elle me fit aussitôt un signe
d’assentiment, m’assurant qu’indubitablement elle m’obtiendrait cette
grâce. Il me parut alors qu’elle avait deviné toutes mes pensées, et
c’est dans ces dispositions que je la quittai, vers l’avant-dernière
heure du jour, si je ne me trompe pas. Le lendemain, il arriva que je
souffris assez gravement de mes infirmités accoutumées. Je dus garder le
lit ; j’avais près de moi un compagnon très dévot et très aimé de Dieu,
Nicolas, frère de mon Ordre, et Pisan de naissance. Catherine eut
connaissance de mon indisposition, car nous recevions alors
l’hospitalité dans un monastère de Sœurs du même Ordre assez voisin de
sa maison. Elle se leva du lit où elle gisait brisée par les fièvres et
autres douleurs, et dit à sa compagne. " Allons voir Frère Raymond qui
est souffrant. — Son amie lui répondit que ce n’était pas bien
nécessaire, que si j’étais souffrant, elle était encore plus malade que
moi. " Elle se leva quand même, et, avec une hâte tout à fait
extraordinaire, elle vint me trouver, suivie de sa compagne, et me dit:
" Qu’avez-vous?" Ma faiblesse était si grande alors que je pouvais à
peine dire un mot au Frère qui m’assistait. Je fis cependant tous mes
efforts pour répondre à la sainte, et je lui dis: " Pourquoi êtes-vous
venue ici, Madame? vous êtes plus malade que moi. " A ce moment, elle se
mit selon sa coutume à parler de Dieu et de l’ingratitude avec laquelle
nous offensons un si grand bienfaiteur. Un peu réconforté par cette
visite et pressé par les exigences de l’honnêteté, je quittai mon lit
sans penser aucunement à la promesse que la sainte m’avait faite la
veille au soir, et j’allai m’asseoir sur un canapé voisin.
Elle continua le discours
commencé; mon esprit eut alors une révélation si extraordinaire et si
nette de mes propres péchés que je me voyais sans aucun voile
comparaissant au tribunal du juste Juge et infailliblement condamné à
mort, à la façon de ceux que tes juges du siècle condamnent chaque jour
pour leurs méfaits. Je voyais aussi la bonté et la clémence de ce même
Juge: mes propres démérites m’avaient voué à une mort bien méritée, et
cependant non seulement il me délivrait de ce châtiment, mais avec ses
vêtements il couvrait ma nudité, il me couchait et me réchauffait dans
sa propre maison, puis il me députait à son service, et convertissait
ainsi la mort en vie, la crainte en espérance, la douleur en joie,
l’ignominie en honneur, par la seule grâce de son infinie bonté. Ces
considérations, ou, pour mieux dire, ces éblouissantes visions de mon
esprit e rompirent les cataractes de mon cœur si dur, des fontaines
d’eau en jaillirent, et la profondeur de mes fautes me fut révélée."
J’éclatai alors en de tels sanglots et répandis tant de larmes que, je
le dis en rougissant, je craignis sérieusement de voir ma poitrine et
mon cœur se briser. La très prudente vierge, qui n’était venue que pour
cela, se tut aussitôt et me laissa me rassasier de ces sanglots et de
ces larmes. Au bout d’un instant, tout étonné de cette nouveauté si
insolite, je me rappelai, au milieu de mes pleurs, la demande que
j’avais faite le jour précédent et la promesse de la sainte. Me tournant
aussitôt vers elle: Est-ce là, lui dis-je, la Bulle que je vous ai
demandée hier. " — " C’est cette Bulle, me répondit-elle" et, se levant
aussitôt, elle me toucha, je crois, les épaules avec sa main en me
disant: "Souvenez-vous des dons de Dieu ", puis elle se retira
immédiatement, et je demeurai seul avec mon compagnon, édifié autant que
réjoui. J’atteste devant Dieu que je ne mens pas.
Une autre fois, sans que je
l’aie demandé, je reçus un nouveau signe de l’excellence de sa sainteté,
et son honneur m’oblige à le publier, quoique je sache bien qu’ainsi
j’ajouterai à mn honte. J’étais encore dans le couvent dont je viens de
parler; Catherine, retenue sur son lit par les souffrances de plusieurs
infirmités, désira me communiquer quelques révélations reçues du
Seigneur. Elle me fit demander un entretien particulier. Je vins la
trouver et me tint près de son lit. Toute brûlante de fièvre, elle
commença cependant à me parler de Dieu, selon sa coutume, et à me
raconter ce qui lui avait été révélé ce jour-là. Je l’écoutais et
trouvais tout cela bien merveilleux et bien extraordinaire. Dans un
ingrat oubli de la première grâce déjà reçue, je me disais
intérieurement au sujet de quelques-unes de ses paroles: " Penses-tu que
tout ce qu’elle dit soit vrai? " Pendant que j’avais ces pensées et que
je regardais le visage de mon interlocutrice, voilà que sa figure se
transforma tout à coup en celle d’un homme sévère, qui, fixant sur moi
son regard, me causa une grande terreur. Ce visage était de forme ovale
et d’un homme d’âge moyen. La barbe, peu abondante, était de couleur
froment. La majesté, qui se réflétait sur toute cette physionomie,
révélait manifestement le Seigneur. Je ne pouvais pas à ce moment
reconnaître en cette vision d’autre figure que la sienne. Tout tremblant
et tout effrayé, j’élevai les mains jusqu’aux épaules et m’écriai: " Oh!
quel est celui qui me regarde? " - La vierge me répondit: " C ‘est Celui
qui est. " Cela dit, ce visage disparut aussitôt, et je revis clairement
la figure de la vierge, qu’un instant auparavant je ne pouvais plus
voir. Ici je parle en toute assurance devant Dieu, car Dieu lui-même,
Père de Notre-Seigneur Jésus-Christ, sait que je ne mens pas.
Pour plus ample
manifestation de ce miracle, qui est manifestement l’œuvre du Seigneur,
je dois encore faire un aveu que je ne dis pas sans rougir. Après cette
vision sensible, mon esprit eut en particulier, sur la question dont me
parlait la vierge et dont je ne dis rien, des clartés intérieures si
grandes et si insolites que je fis l’expérience de ce que le Seigneur
disait à ses disciples quand il leur promit le Saint-Esprit. "Il vous
annoncera les choses futures (Jn 16,13)" C’est pour moi folie de
parler ainsi, je n’en disconviens pas, mais les incrédules m’y ont
obligé. J’aime mieux passer pour fou auprès des hommes que de dissimuler
les témoignages qui sont en faveur de cette sainte vierge. Qui sait si
le Seigneur n’a pas voulu me montrer ces choses alors que j’étais
incrédule, pour qu’au temps venu je révèle aux autres ces preuves de la
sainteté de Catherine, et pour que je réforme par là l’esprit de ceux
qui ne croient pas.
Que pouvez-vous dire ou
penser maintenant, ô incrédule? Si votre obstination trouve que
Marie-Madeleine et les autres disciples ont cru trop vite, vous ne
refuserez pas du moins de croire Thomas Didyme palpant les saintes
plaies. Si vous pensez qu’imiter les âmes croyantes est indigne de vous,
ne refusez pas de vous associer à ceux qui ont été incrédules comme
vous. Je vous présente ici le témoignage d’un incrédule, de quelqu’un
qui fut même plus qu’incrédule, puisqu’après avoir reçu le signe demandé
il persévérait encore dans son incrédulité. Le Seigneur est venu, il a
manifesté sa face, il s’est montré d’une manière sensible aux sens
extérieurs et leur a donné ainsi une connaissance expérimentale de Celui
qui pariait en Catherine. Oui, je puis dire qu’il s’est montré à Raymond
incrédule, comme il s’est fait toucher autrefois par Thomas qu’on
appelait Didyme. Après l’avoir touché; ce Didyme s’écria: " Mon Seigneur
et mon Dieu.( Jn 20,28) ", vous étonnerez-vous, si, après une
double vision, l’incrédule que je suis s’écrie : " Celle-là est en toute
vérité l’épouse de mon Seigneur et de mon Dieu, c’est sa vraie
disciple. " Ceci soit dit, bien-aimé lecteur, pour qu’entendant plus
loin, avec la grâce de Dieu, les révélations et les visions de la
sainte, vous n’hésitiez pas et vous ne méprisiez pas son témoignage,
puisqu’en dehors d’elle je ne puis, sur ce point, faire intervenir
d’autres témoins Vous noterez, au contraire, avec une attention
respectueuse, ses saints exemples et sa doctrine sainte. Le Seigneur,
d’où procèdent cette doctrine et ces exemples, vous les manifeste dans
un vase qui était naturellement infirme et fragile ( 2 Co 4,7),
mais que la main de Dieu a merveilleusement transformé en un vase
précieux et fort.
Ici finissons ce chapitre.
C’est Catherine qui m’a dit tout ce qu’il contient, excepté ce que j’ai
vu moi-même et ce que m’a appris le confesseur que j’ai cité, au sujet
du silence gardé par la sainte.