Dans ce chapitre, j’expose à
tous ceux qui me lire ce que j’ai lu moi-même, ce que j’ai appris de
témoins dignes de foi, en diverses parties de l’Italie, et ce
qu’attestent les actes mêmes de notre bienheureux Père. Le bienheureux
Dominique, glorieux champion de la foi catholique, athlète du Christ,
semblait avoir reçu la mission sacrée de soutenir le bon état de
l’Église catholique. Il faisait, par lui-même et par ses Frères, une
guerre victorieuse aux hérétiques, tant à Toulouse qu’en Lombardie. Au
temps de sa canonisation, il fut juridiquement prouvé devant le
Souverain Pontife que son enseignement et ses miracles avaient converti,
dans la seule Lombardie, plus de 100.000 hérétiques. Néanmoins les
esprits étaient tellement infectés de la doctrine empoisonnée de
l’hérésie que presque tous les bénéfices ecclésiastiques avaient été
usurpés par des laïcs, qui en jouissaient comme de biens héréditaires.
Hélas, ô douleur ! cela est encore fréquent dans bien des pays d’Italie.
A cause de cette usurpation, les évêques, réduits à la mendicité,
n’avaient aucune puissance pour résister aux fauteurs de l’hérésie, et
ils ne pouvaient soutenir et nourrir les clercs et les pauvres,
conformément au devoir de leur charge. L’âme zélée du bienheureux
Dominique ne put supporter le spectacle de pareils abus. Tout en
choisissant pour lui et les siens une éminente pauvreté, il lutta pour
garder à l’Église ses richesses.
Il réunit quelques laïcs
qu’il savait remplis de la crainte de Dieu et commença
de
s’entendre avec eux pour l’organisation d’une sainte milice, qui aurait
pour but de recouvrer et de défendre les droits des églises, et aussi de
résister à la malice de l’hérésie. Ce projet fut réalisé. Le saint
décida en effet tous les hommes de bonne volonté qu’il rencontra à lui
promettre avec serment de poursuivre, même au péril de leur vie et de
leurs biens, le but que nous venons d’exposer. Pour que leurs épouses ne
missent pas obstacle à cette oeuvre sainte, il faisait aussi jurer à ces
femmes de ne point gêner leurs maris, mais de les aider à leur façon de
tout leur pouvoir. Il promettait à tous les époux qui observeraient ce
serment la vie éternelle comme récompense assurée, et il les appela
" Frères de la Milice de Jésus-Chris " Il voulut ensuite les distinguer
des autres laïcs par quelque signe extérieur et leur prescrire quelques
œuvres de surérogation, ajoutées aux pratiques communes de la vie
chrétienne. Il leur donna donc un habit pareil au sien pour la couleur.
Aucune forme spéciale n’était prescrite; mais tous, hommes ou femmes,
devaient porter des vêtements blancs et noirs, de sorte que ces deux
couleurs apparussent, extérieurement, comme symbole d’innocence et
d’humilité. De plus il leur détermina un certain nombre d’oraisons
dominicales et de salutations angéliques, qu’ils devaient réciter à la
place de chaque heure canonique, afin d’avoir eux aussi leur Office
divin.
Cette œuvre étant instituée,
notre bienheureux Père, déposant le fardeau de sa chair, s’envola au
ciel. Les miracles, qui se multiplièrent, décidèrent le Siège
Apostolique à l’inscrire au catalogue des saints et à le proposer au
culte de l’Église universelle. Dès lors les Frères et Sœurs dits de la
Milice de Jésus-Christ, voulant tout particulièrement rendre grâce et
honneur à leur glorieux fondateur, décidèrent de changer de nom et
s’appelèrent les Frères de la Pénitence du bienheureux Dominique. Il y
eut aussi un autre motif de ce changement. Grâce aux mérites et aux
miracles du bienheureux Père, grâce aussi aux labeurs et à
l’enseignement de ses Frères, la peste de l’hérésie avait presque
disparu et les luttes extérieures ne paraissaient plus très nécessaires.
Il ne restait plus qu’à combattre l’ennemi intérieur par la pénitence.
De là ce choix particulier du nom de " Pénitence ". Mais le bataillon
des fidèles prêcheurs allait chaque jour croissant, et parmi eux brilla,
comme l’astre du matin, Pierre, martyr et vierge, qui, dans sa mort,
broya plus d’ennemis que pendant sa vie. La tourbe des renards qui
voulaient ravager la vigne du Seigneur des armées fut presque anéantie,
et sous l’action de Dieu, la paix fut rendue à la sainte Eglise. La
raison de la Milice disparaissant complètement, la Milice elle-même
disparut. Mais à la mort des hommes qui en faisaient partie, leurs
femmes survivantes, après avoir pratiqué avec leurs maris la vie
religieuse, n’osaient plus se marier à nouveau et conservaient jusqu’à
la fin la manière de vivre qu’elles avaient observée jusque-là. Ce que
voyant, d’autres veuves qui n’avaient pas appartenu à la Milice, mais
qui avaient résolu de rester dans le veuvage, voulurent suivre lesdites
Soeurs de la Pénitence du bienheureux Dominique et imiter leurs
observances pour la rémission des péchés. Leur nombre se multipliant
chaque jour en divers lieux d’Italie, elles obligèrent les Frères
habitant ces lieux de les former à la manière de vivre instituée pour la
Milice par le bienheureux Dominique. Comme ce mode de vie n’était pas
très sévère, un Père de sainte mémoire, nommé Frère Munio, Espagnol de
nation, qui gouvernait alors l’Ordre entier, rédigea par écrit les lois
de ce genre de vie, lois qu’elles ont encore aujourd’hui et qu’elles
appellent " Règle ". Ce n’est cependant pas là une Règle à proprement
parler, et cet état ne doit pas être dit " état régulier ", puisqu’il ne
renferme pas les trois vœux qui constituent l’essence de toute religion.
Le nombre et le mérite
desdites Sœurs allaient donc croissant en divers pays d’Italie. Le
seigneur pape Honorius IV, de sainte mémoire, informé de leur bonne
renommée, leur concéda, par une bulle, le privilège d’entendre les
offices divins en temps d’interdit, dans l’église des Frères Prêcheurs.
De même, le seigneur pape Jean XXII, après avoir promulgué sa Clémentine
contre les Béguines et les Bégards, déclara que cotte bulle ne
s’appliquait pas aux Sœurs dites de la Pénitence du bienheureux
Dominique établies en Italie et qu’elle ne modifiait absolument en rien
leur état.
Vous voyez maintenant,
lecteur, pourquoi, aujourd’hui, cette règle de vie n’est pratiquée que
par des femmes, et pourquoi les Sœurs de Sienne avaient répondu tout
d’abord qu’elles n’avaient pas coutume de recevoir des vierges, mais
seulement des veuves éprouvées.
J’ai pris la plupart de ces
renseignements dans des documents écrits, trouvés en différentes parties
de l’Italie. J’en ai recueilli quelques autres, mais fort peu, en
écoutant et en interrogeant des témoins de l’un et l’autre sexe, tout à
fait dignes de foi, et des plus anciens parmi les Frères Prêcheurs ou
les Sœurs de la Pénitence.
Finissons donc ici ce
chapitre et revenons à notre sujet.