Malgré mes soins pour tenir la chose secrète, tout
ne put se faire avec tant de mystère que quelques personnes n'en eussent
connaissance; les unes y croyaient, les autres refusaient d'y croire. Je
craignais beaucoup que mon provincial, à la moindre parole qu'on lui en dirait à
son arrivée, ne me défendit de poursuivre mon dessein; car, à l'instant même,
j'aurais tout abandonné. Voici de quelle manière Notre Seigneur y pourvut.
Dans une grande ville (Tolède), distante de plus de
vingt lieues de celle où j'étais, une dame de qualité venait de perdre son mari,
et son extrême affliction l'avait réduite en tel état, que l'on craignait pour
sa santé. On lui parla de cette chétive pécheresse, et le divin Maître permit
qu'on lui dît du bien de moi pour d'autres biens qui devaient en résulter
.
Cette dame, d'une naissance très illustre,
connaissait beaucoup notre provincial. Elle apprit que les sorties étaient
autorisées dans notre monastère, et Notre Seigneur lui inspira un si grand désir
de me voir, dans l'espérance de trouver consolation auprès de moi, qu'il ne fut
pas en son pouvoir d'y résister. Soudain elle fit toutes les démarches possibles
pour m'avoir chez elle, et en écrivit au provincial qui était alors fort éloigné
d'elle. Celui-ci m'envoya un ordre, en vertu de la sainte obéissance, de partir
sans retard avec une religieuse de mes compagnes. Sa lettre m'arriva la veille
de Noël au soir. J'éprouvai quelque trouble et une peine excessive de voir que
la bonne opinion conçue de moi était la cause de ce voyage, car, connaissant
toute ma misère, cette pensée m'était insupportable.
Tandis que je me recommandais instamment à Dieu, je
fus saisie d'un grand ravissement, qui dura tout le temps ou presque tout le
temps des matines. Notre Seigneur me dit de partir, et de ne pas écouter les
avis des autres, parce que peu me conseilleraient sans témérité. Il ajouta que
j'aurais à souffrir dans ce voyage, mais que mes souffrances tourneraient à sa
gloire; il convenait pour l'affaire du monastère que je fusse absente jusqu'à la
réception du bref, parce que le démon avait ourdi une grande trame pour
l'arrivée du provincial, mais je ne devais rien craindre, car il m'aiderait. Je
restai très consolée et encouragée. Le recteur du collège de la Compagnie
(Gaspar de Salazar), auquel je rapportai ceci, m’assura qu'aucun motif ne
pouvait me dispenser de partir. D'autres me disaient, au contraire, de m'en bien
garder; que c'était une invention du démon pour me nuire, et que je devais en
écrire à mon provincial. J'obéis au père recteur, et m'appuyant sur ce que Notre
Seigneur m'avait dit dans l'oraison, je partis sans crainte
,
mais avec une confusion extrême, en voyant à quel titre on me faisait venir, et
combien on se trompait sur mon compte. C'est ce qui me portait à conjurer plus
instamment mon divin Maître de ne pas m'abandonner. Je puisais une grande
consolation dans la pensée qu'il y avait dans la ville où j'allais une maison de
religieux de la compagnie de Jésus; car il me semblait qu'en me soumettant, là
comme ici, à ce qu'ils m'ordonneraient, j'y serais avec quelque sûreté.
Il plut à Notre Seigneur de faire éprouver à cette
dame tant de consolation auprès de moi, qu'elle commença aussitôt à se porter
beaucoup mieux. Son âme se dilatait de jour en jour. Ce changement frappa
d'autant plus, que l'excès de sa douleur l'avait réduite, comme je l'ai dit, à
un état déplorable. Le divin Maître accordait, sans doute, cette faveur aux
prières redoublées que faisaient pour moi plusieurs personnes de piété que je
connaissais.
Cette dame avait une très grande crainte de Dieu,
et elle était si vertueuse, que sa foi et sa religion suppléaient à ce qui me
manquait. Elle me prit en grande affection, et ses bontés à mon égard faisaient
que je l'aimais beaucoup; mais tout en quelque sorte me devenait une croix: les
attentions qu'on avait pour moi m'étaient un supplice, l'estime dont j'étais
l'objet m'inspirait de vives craintes. Je veillais sans cesse sur mon âme, sans
oser la perdre de vue un seul instant. Notre Seigneur, de son côté, veillait sur
moi, et durant mon séjour chez cette dame, il me fit de très grandes grâces: ces
grâces me donnèrent une liberté extraordinaire et un profond mépris pour toutes
ces vaines grandeurs de la terre; plus elles paraissaient imposantes à la vue,
plus j'en découvrais le néant. Ainsi, en conversant chaque jour avec des femmes
d'une naissance si illustre que j'aurais pu tenir à honneur de les
servir, je me sentais aussi libre que si j'avais été leur égale.
Je tirai de tout cela un grand profit spirituel, et
je le disais à cette dame. Je ne tardai pas à reconnaître qu'elle était femme,
et sujette comme moi aux passions et aux faiblesses. Je vis combien il faut
faire peu de cas des grandeurs, puisque plus on est élevé, plus on a de soucis
et de peines. La seule sollicitude de soutenir la dignité de sa condition ne
laisse pas vivre un moment en repos. On mange hors de temps et de règle, parce
que tout doit aller selon l'état et non selon le tempérament; et très souvent,
dans le choix des mets, il faut écouter son rang plutôt que son goût. De tout
cela je pris en souveraine horreur le désir d'être grande dame. Dieu me garde,
au reste, de manquer au respect que méritent celles qui occupent ce rang!
Quoique celle-ci soit une des premières du royaume, je crois qu'il y en a peu de
plus humbles, et cette humilité s'allie chez elle à une admirable franchise de
caractère. Je ne pouvais néanmoins voir sans compassion en combien de
circonstances elle immolait ses goûts, pour soutenir la dignité de son rang. Ses
officiers et ses domestiques étaient bons; mais enfin, jusqu'à quel point
pouvait-elle s'y confier? Il ne fallait point parler à l'un plus qu'à l'autre,
sous peine de voir ce témoignage de faveur exciter la jalousie de tous les
autres. Certes, c'est là une servitude; et, selon moi, un des mensonges du monde
est de qualifier du nom de seigneurs ces personnes qui sont esclaves en tant de
manières.
Pendant mon séjour dans cette maison, tous ceux qui
l'habitaient s'avancèrent, par la grâce de Dieu, dans son service
.
Je ne pus néanmoins échapper à certains ennuis, et à l'envie de quelques
personnes, jalouses de l'affection que cette dame me témoignait; elles
s'imaginaient peut-être que j'avais en vue un intérêt humain. Dieu permit que
ces choses et d'autres encore m'apportassent quelque peine, pour m'empêcher de
me laisser éblouir par tant d'égards dont j'étais entourée; et par cette
conduite, il fit que mon âme tira profit de tout.
Il arriva alors en cette ville un religieux de
haute naissance, avec lequel j'avais traité un certain nombre de fois plusieurs
années auparavant (Père Garcia de Tolède). Comme j'entendais un jour la messe
dans un monastère de son ordre, voisin de la maison où j'étais, l'ardeur avec
laquelle je souhaitais qu'il fût un grand serviteur de Dieu, m'inspira le désir
de connaître la disposition intérieure de son âme. Ainsi, étant déjà recueillie
dans l'oraison, je me levai pour aller lui parler. Mais considérant ensuite de
quoi je me mêlais, et craignant de perdre mon temps, je me rassis; cela
m'arriva, ce me semble, par trois fois. Enfin le bon ange fut plus fort que le
mauvais: je fis appeler ce religieux, et il vint me parler au confessionnal.
Comme il y avait plusieurs années que nous ne nous étions vus, nous commençâmes
par nous demander réciproquement les particularités de notre vie. Je fus la
première à lui déclarer que la mienne avait été remplie de grandes souffrances
d'âme. Il me pressa vivement de les lui faire connaître; je lui répondis
qu'elles étaient de nature à rester secrètes, et que je ne pouvais les lui dire.
Il me répliqua que puisque ce père dominicain dont j'ai parlé (Père Pierre Ibañez), et qui était son intime ami, les savait, il ne les lui cacherait pas,
et qu'ainsi je ne devais pas lui en faire mystère. La vérité est qu'il ne fut ni
en son pouvoir de ne pas continuer ses instances, ni au mien de ne pas céder à
ses désirs.
D'ordinaire, de telles ouvertures me causaient
beaucoup d'ennui et de honte: je n'en éprouvai pas l'ombre avec lui, non plus
qu'avec le recteur du collège de la Compagnie dont j'ai parlé (Gaspar de
Salazar). Ce fut au contraire pour moi une consolation très vive. Je lui
déclarai sous le sceau de la confession tout ce qu'il souhaitait savoir. J'avais
toujours eu une haute idée de ses lumières, mais il me parut alors plus habile
que jamais. Je ne pouvais me lasser de considérer les merveilleux talents et les
excellentes dispositions naturelles qu'il avait pour servir utilement les âmes,
s'il se donnait à Dieu sans réserve. Car depuis quelques années, je dois le
dire, je ne saurais rencontrer une personne dont les heureuses qualités me
charment, que je ne me sente soudain pressée d'un violent désir de la voir tout
à Dieu, et cela avec une telle ardeur que je ne puis y résister. Sans doute, je
forme ce désir pour tout le monde; mais pour ces personnes que j'apprécie
particulièrement, je le sens si impétueux, que je ne puis m'empêcher
d'importuner sans cesse le divin Maître en leur faveur. C'est ce qui m'arriva à
l'égard de ce religieux. Il me pria de le recommander instamment à Notre
Seigneur; mais il n'avait pas besoin de me le dire, attendu qu'il m'eût été
impossible de faire autrement.
En le quittant, je me retirai dans l'endroit
solitaire où j’avais coutume de faire oraison. Là, profondément recueillie, je
commençai, comme je le fais très souvent, à m'adresser à Notre Seigneur avec le
plus grand abandon, et du style d'une personne qui, étant hors d'elle-même, ne
sait pas ce qu'elle dit. Car alors, c'est l'amour qui parle; l'âme est dans un
tel transport, qu'elle n'aperçoit plus la distance qui la sépare de celui auquel
elle s'adresse; elle se voit aimée de son Dieu, et cette vue fait qu'elle
s'oublie elle-même; s'imaginant être tout en lui, et ne faire qu'un avec lui
sans ombre de division, elle dit des folies. Ainsi, je me souviens qu'après
avoir demandé au divin Maître, avec beaucoup de larmes, d'enchaîner sans réserve
à son service ce religieux que j'avais toujours estimé bon, mais que je voulais
voir parfait, je lui dis sans détour: Seigneur, vous ne devez point me refuser
cette grâce; considérez que c'est là un excellent sujet pour être de nos amis.
O bonté, ô condescendance infinie de Dieu! Il
parait bien qu'il ne prend pas garde aux paroles, mais qu'il considère
seulement les désirs et l'amour qui les dictent. Et il souffre qu'une pécheresse
comme moi parle avec tant de hardiesse à sa Majesté! Qu'il en soit à jamais
béni!
Le soir même de ce jour, pendant les heures que je
donnais à l'oraison, je me souviens que je me trouvai saisie d'une accablante
tristesse. Elle était causée par la crainte d'être dans l'inimitié de mon Dieu,
et l'impossibilité de savoir si j'étais ou non en état de grâce; non que j'eusse
la curiosité de l'apprendre, mais parce que je désirais mourir pour ne plus me
voir dans une vie, où je n'étais pas sûre de n'être pas morte. De toutes les
morts, la plus cruelle pour moi était cette pensée que peut-être j'avais offensé
mon Dieu. Sous l'étreinte de cette peine, toute transportée d'amour et fondant
en larmes, je suppliais mon divin Maître de vouloir me préserver d'un tel
malheur. Il me fut dit alors que je pouvais bien me consoler, et être certaine
que j'étais en état de grâce, car un si grand amour de Dieu, des faveurs aussi
extraordinaires que celles qu'il me faisait, et des sentiments tels que ceux
qu'il me donnait, ne pouvaient compatir avec le péché mortel.
Quant à la grâce que j'avais demandée pour ce
religieux, j'avais la confiance qu'elle lui serait accordée. Notre Seigneur me
chargea de lui dire de sa part certaines paroles. Cela me mit en grande peine,
parce que je ne savais comment m'y prendre; d'ailleurs, il m'en coûte toujours
beaucoup d'avoir à transmettre à un autre des paroles de ce genre, surtout quand
j'ignore comment elles seront reçues et si l'on ne se moquera point de moi. Un
tel message me jetait donc dans une étrange angoisse. Enfin, voyant si
clairement que Dieu voulait cela de moi, je lui promis, à ce qu'il me semble, de
n'y pas manquer, mais à cause de la grande confusion que j'en éprouvais, je mis
ces paroles par écrit et les donnai à ce religieux. L'impression qu'elles firent
sur lui montra bien d'où elles venaient: il résolut de s'adonner désormais à
l'oraison de la manière la plus sérieuse, sans toutefois en venir à l'exécution
à l'instant même.
Comme Notre Seigneur le voulait tout à lui, il se
servait de moi pour lui dire certaines vérités qui, à mon insu et à son
grand étonnement, répondaient aux besoins les plus intimes de son âme; il
le disposait sans doute en même temps à croire que ces avis émanaient de
lui. De mon côté, malgré toute ma misère, je suppliais le divin Maître de
l'attirer entièrement à lui, et de lui donner de l'horreur pour tous les biens
et les contentements de cette vie. Qu'il soit béni à jamais d'avoir si
pleinement exaucé ma prière! Toutes les fois qu'à partir de cette époque ce
religieux s'est entretenu avec moi, sa parole m'a laissée comme ravie; si je
n'avais vu de mes yeux ses admirables progrès, j'hésiterais à croire que Dieu
lui ait fait en si peu de temps de si grandes grâces. Il est habituellement si
absorbé en Dieu, qu'il parait mort à toutes les choses de la terre. Je prie la
divine Majesté de le soutenir toujours de sa main. S'il travaille à se
perfectionner de plus en plus, comme la profonde connaissance qu'il a de
lui-même me donne sujet de l'espérer, il sera un des plus remarquables
serviteurs de Dieu, et il rendra des services signalés aux âmes, par
l'expérience qu'il a si promptement acquise des choses spirituelles.
Cette expérience est un don du Seigneur, qu'il
accorde quand il lui plait et comme il lui plaît; le temps et les services n'y
font rien. Je ne nie pas qu'ils ne puissent y contribuer beaucoup, mais je dis
que souvent Dieu, dans l'espace d'un an, élève certaines âmes à une plus haute
contemplation que d'autres en vingt années. Lui seul en sait la raison. C'est
une erreur de croire que le temps puisse nous faire comprendre ce que nous ne
pouvons savoir absolument que par l'expérience. Ainsi, il ne faut point
s'étonner si plusieurs se trompent, en voulant prononcer sur la spiritualité
sans être spirituels. Je ne dis pas qu'un savant qui n'est pas dans ces voies ne
puisse conduire les âmes qui y sont, pourvu que dans les choses ordinaires, tant
intérieures qu'extérieures, il se règle d'après les lumières de la raison, et
que pour les surnaturelles, il se conforme à l'Écriture sainte. Pour le reste,
qu'il ne se mette pas la tête à la torture, et ne se flatte pas d'entendre ce
qu'il n'entend point. Qu'il se garde d'étouffer les attraits extraordinaires
dans les âmes: elles ont dans ces voies un plus grand maître qui les régit, et
elles ne sont point sans supérieur. Il doit, au lieu de s'en étonner et de
considérer cela comme impossible, se souvenir que tout est possible à Dieu,
ranimer sa foi, et s'humilier en voyant que, dans cette science, Notre Seigneur
donne peut-être à une pauvre petite vieille plus de lumière qu'à lui, malgré
toute sa doctrine. Par ces sentiments d'humilité, il procurera plus de bien aux
âmes qu'il conduit, et à lui-même, que s'il faisait le contemplatif, ne l'étant
pas. Je le répète, si le directeur n'a pas d'expérience, et s'il n'a une
profonde humilité pour reconnaître que ces choses sont au-dessus de sa portée et
que cependant elles ne sont pas impossibles, il gagnera peu pour son propre
compte, et donnera encore moins à gagner aux âmes soumises à sa conduite. Mais
s'il est vraiment humble, il ne doit pas craindre que Dieu permette qu'il se
trompe ni qu'il trompe les autres.
Comme ce religieux a sur bien des points, par la
grâce de Notre Seigneur, cette humilité dont je parle, il s'est efforcé
d'apprendre par l'étude tout ce qui, en cette matière, peut s'acquérir par cette
voie. Il est en effet très savant; et ce qu'il n'entend pas, faute d'expérience,
il le demande à ceux qui en ont. Dieu lui a aussi donné une foi très vive: il a
fait ainsi de grands progrès, et en a fait faire à quelques âmes, du nombre
desquelles est la mienne. Le divin Maître, voyant les peines qui m'attendaient,
et devant appeler à lui quelques-uns de mes guides spirituels, a voulu, dans sa
bonté, m'en donner d'autres pour alléger mes épreuves, et pour me faire un très
grand bien. Il a tellement changé celui dont je parle, qu'il ne se reconnaît
pour ainsi dire plus lui-même. Il lui a enlevé les infirmités qu'il avait, et
lui a donné des forces pour faire pénitence; le courage dont il l'a rempli pour
entreprendre toutes sortes de bonnes œuvres, et d'autres signes encore, montrent
manifestement une vocation très particulière: que sa souveraine Majesté en soit
louée à jamais! Je crois que tous ces avantages lui sont venus des grâces que
Notre Seigneur lui a faites dans l'oraison. Ces faveurs sont réelles, et non pas
apparentes. Dieu a voulu qu'on ait pu le constater en plusieurs épreuves, dont
il est sorti bien instruit de l'avantage qu'apportent les persécutions. J'espère
de la divine bonté qu'il sera l'instrument d'un très grand bien, non seulement
pour quelques membres de son ordre, mais pour l'ordre entier: déjà même on
commence à s'en apercevoir.
Dans des visions très élevées que j'ai eues, Notre
Seigneur m'a dit des choses admirables de lui, du père recteur de la compagnie
de Jésus (Gaspar de Salazar), et de deux autres religieux de l'ordre de
Saint-Dominique: sur l'un de ces derniers il m'a révélé certaines choses
importantes que l'on a vues depuis s'accomplir, et qui ont mis au grand jour sa
haute vertu.
J'ai néanmoins reçu, sur le compte de celui dont je
parle en ce chapitre, un plus grand nombre de lumières. Je veux rapporter ici un
fait qui le concerne.
Étant un jour au parloir avec lui, mon âme vit la
sienne brûler d'un tel amour de Dieu, que j'en étais presque hors de moi.
J'étais ravie à la vue de l'état sublime auquel ce grand Dieu l'avait si
promptement élevé. J'éprouvais aussi une grande confusion de l'humilité avec
laquelle ce religieux écoutait certaines choses que je lui disais sur l'oraison,
et je me demandais comment j'en avais assez peu, pour oser traiter d'un sujet si
élevé avec un homme d'un tel mérite: Notre Seigneur le pardonnait, je veux le
croire, à mon grand désir de son avancement. Sa conversation m'était si utile,
qu'il me semblait qu'elle excitait en mon âme une nouvelle ardeur de servir
Dieu, comme si je n'eusse fait que de commencer.
O mon Jésus! qu'elle est puissante l'action
qu'exerce une âme embrasée de votre amour! Quelle estime ne devons-nous pas
faire d'elle! et avec quelles instances ne devrions-nous pas vous supplier de la
laisser longtemps en cette vie! Quiconque brûle du même amour devrait, s'il le
pouvait, s'en aller à la suite de ces âmes. Quel avantage immense pour un malade
du divin amour, d'en trouver un autre atteint du même mal! Quelle consolation
pour lui de n'être plus seul! Comme ils s'excitent l’un l'autre à souffrir et à
mériter! Comme ils se fortifient dans la résolution d'exposer pour Dieu mille
vies, et dans le désir de trouver l'occasion de la perdre effectivement pour son
amour! Ils ressemblent à ces soldats qui, impatients de s'enrichir de la
dépouille des ennemis, appellent la guerre de tous leurs vœux comme l'unique
moyen d'arriver à leur but. Souffrir, voilà le métier de ces âmes. Oh! quelle
grande chose que de recevoir de Dieu la lumière, pour comprendre ce que l'on
gagne à souffrir pour lui! Mais on ne peut bien le comprendre qu'après avoir
tout quitté: car tant que l'on demeure attaché à quelque chose, c'est une marque
qu'on l'estime; et l'on ne saurait l'estimer sans avoir de la peine à le
quitter, ce qui est une imperfection qui ruine tout. Ici vient à propos le
proverbe: Celui-là est perdu qui court après une chose perdue. En effet, quelle
perte plus grande, quel aveuglement plus préjudiciable, quel malheur plus
déplorable, que celui d'une âme qui estime beaucoup ce qui n'est rien!
Pour revenir à mon sujet, j'étais au comble de la
joie en considérant cette âme, car Notre Seigneur, semblait-il, voulait me faire
connaître clairement de combien de trésors il l'avait enrichie, et quelle était
la grâce qu'il m'avait faite de se servir en cela de moi, quoique j'en fusse si
indigne. J'étais plus heureuse et plus reconnaissante des faveurs dont il
comblait ce religieux, que s'il me les eût accordées à moi-même: je ne pouvais
me lasser de le remercier d'avoir accompli, mes désirs, et exaucé la prière que
je lui avais faite d'appeler à son service des personnes d'un tel mérite.
Succombant alors à l'excès de sa joie, mon âme sortit d'elle-même pour se perdre
dans une plus haute jouissance. Les considérations cessèrent pour elle, et elle
n'entendit plus cette langue divine, par laquelle l'Esprit-Saint lui-même
semblait parler. J'entrai dans un grand ravissement, qui m'enleva presque
entièrement la connaissance, mais qui fut de courte durée. Jésus-Christ
m'apparut avec une majesté et une gloire ineffables, me témoignant qu'il était
très content de notre entretien; il me fit clairement connaître aussi qu'il se
trouvait toujours présent à de semblables conversations, et que c'était une
excellente manière de le glorifier, que de mettre ainsi ses délices à
s'entretenir de lui.
Une autre fois, me trouvant éloignée de cette
ville, je vis ce religieux tout éclatant de gloire et élevé de terre par
les anges. Je connus, par cette vision, qu'il marchait à grands pas dans la
sainteté. En effet, une personne qui lui était très redevable et dont il avait
sauvé l'âme et l'honneur, ayant porté contre lui un faux témoignage, capable de
ruiner sa réputation, il avait soutenu l'épreuve avec grande joie. Il avait
supporté avec un égal courage d'autres persécutions, et avait accompli plusieurs
œuvres extrêmement utiles au service de Dieu. J'aurais bien d'autres choses à
rapporter, si je ne croyais devoir me borner à ce que j'ai dit. Comme vous ne
les ignorez pas, mon père, ce sera à vous de me dire plus tard s'il est à propos
pour la gloire de Dieu que je les écrive.
Toutes les prédictions dont j'ai parlé et dont je
dois parler, touchant cette maison et d'autres sujets, ont été accomplies.
Certains événements m'étaient révélés par Notre Seigneur trois ans à l'avance,
et d'autres plus tôt ou plus tard. Je les rapportais tous à mon confesseur (P.
Balthasar Alvarez), et à cette veuve mon amie (Guiomar de Ulloa), à qui l'on
m'avait permis d'en parler; j'ai su depuis qu'elle en donnait communication à
d'autres personnes, qui peuvent en rendre témoignage. Ces personnes savent bien
que je ne mens pas: Dieu me préserve de m'écarter jamais en quoi que ce soit,
mais surtout en des choses si graves, de la simple vérité!
Un de mes beaux-frères étant mort subitement, j'en
fus très affligée, parce qu'il n'avait pas l'habitude de se confesser souvent.
Notre Seigneur me révéla dans l'oraison que ma sœur (Marie de Cépéda) devait
mourir de la même manière, et il me dit de me rendre auprès d'elle, pour la
disposer à sa dernière heure. J'en fis part à mon confesseur, et il ne voulut
pas me le permettre; mais le même commandement m'ayant été renouvelé plusieurs
fois, il me dit de partir, la chose étant sans inconvénient. J'allai donc
trouver ma sœur à la campagne où elle habitait, et, sans lui rien dire du motif
qui m'amenait auprès d'elle, je lui donnai toutes les lumières que je pus, et la
disposai à se confesser souvent et à veiller avec grand soin sur elle même.
Comme elle était très vertueuse, elle suivit mes conseils, et après avoir vécu
quatre ou cinq ans dans une grande pureté de conscience, elle mourut sans témoin
et sans confession. Heureusement il n'y avait guère plus de huit jours qu'elle
s'était confessée, grâce à la bonne habitude qu'elle avait contractée de le
faire souvent, circonstance qui me donna une grande consolation. Elle resta très
peu de temps en purgatoire; car huit jours s'étaient à peine écoulés depuis sa
mort, lorsque Notre Seigneur, m'apparaissant au moment où je venais de
communier, daigna me la faire voir s'élevant avec lui au séjour de la gloire. Ce
qu'il m'avait dit tant d'années auparavant à son sujet n'était jamais sorti de
mon esprit, ni de celui de ma compagne, à qui j'en avais fait confidence.
Celle-ci n'eut pas plus tôt appris la nouvelle de cette mort, qu'elle vint me
trouver tout épouvantée d'en voir la prédiction si littéralement accomplie.
Louange sans fin à ce Dieu de bonté, qui prend un grand soin des âmes pour les
empêcher de se perdre!
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