CHEMIN DE SAINTETÉ

adveniat regnum tuum

LIVRE DE LA “VIE”
de sainte Thérèse d’Avila

CHAPITRE XXXIV

Je tirai de tout cela un grand profit spirituel

Malgré mes soins pour tenir la chose secrète, tout ne put se faire avec tant de mystère que quelques personnes n'en eussent connaissance; les unes y croyaient, les autres refusaient d'y croire. Je craignais beaucoup que mon provincial, à la moindre parole qu'on lui en dirait à son arrivée, ne me défendit de poursuivre mon dessein; car, à l'instant même, j'aurais tout abandonné. Voici de quelle manière Notre Seigneur y pourvut.

Dans une grande ville (Tolède), distante de plus de vingt lieues de celle où j'étais, une dame de qualité venait de perdre son mari, et son extrême affliction l'avait réduite en tel état, que l'on craignait pour sa santé. On lui parla de cette chétive pécheresse, et le divin Maître permit qu'on lui dît du bien de moi pour d'autres biens qui devaient en résulter [16].

Cette dame, d'une naissance très illustre, connaissait beaucoup notre provincial. Elle apprit que les sorties étaient autorisées dans notre monastère, et Notre Seigneur lui inspira un si grand désir de me voir, dans l'espérance de trouver consolation auprès de moi, qu'il ne fut pas en son pouvoir d'y résister. Soudain elle fit toutes les démarches possibles pour m'avoir chez elle, et en écrivit au provincial qui était alors fort éloigné d'elle. Celui-ci m'envoya un ordre, en vertu de la sainte obéissance, de partir sans retard avec une religieuse de mes compagnes. Sa lettre m'arriva la veille de Noël au soir. J'éprouvai quelque trouble et une peine excessive de voir que la bonne opinion conçue de moi était la cause de ce voyage, car, connaissant toute ma misère, cette pensée m'était insupportable.

Tandis que je me recommandais instamment à Dieu, je fus saisie d'un grand ravissement, qui dura tout le temps ou presque tout le temps des matines. Notre Seigneur me dit de partir, et de ne pas écouter les avis des autres, parce que peu me conseilleraient sans témérité. Il ajouta que j'aurais à souffrir dans ce voyage, mais que mes souffrances tourneraient à sa gloire; il convenait pour l'affaire du monastère que je fusse absente jusqu'à la réception du bref, parce que le démon avait ourdi une grande trame pour l'arrivée du provincial, mais je ne devais rien craindre, car il m'aiderait. Je restai très consolée et encouragée. Le recteur du collège de la Compagnie (Gaspar de Salazar), auquel je rapportai ceci, m’assura qu'aucun motif ne pouvait me dispenser de partir. D'autres me disaient, au contraire, de m'en bien garder; que c'était une invention du démon pour me nuire, et que je devais en écrire à mon provincial. J'obéis au père recteur, et m'appuyant sur ce que Notre Seigneur m'avait dit dans l'oraison, je partis sans crainte [17], mais avec une confusion extrême, en voyant à quel titre on me faisait venir, et combien on se trompait sur mon compte. C'est ce qui me portait à conjurer plus instamment mon divin Maître de ne pas m'abandonner. Je puisais une grande consolation dans la pensée qu'il y avait dans la ville où j'allais une maison de religieux de la compagnie de Jésus; car il me semblait qu'en me soumettant, là comme ici, à ce qu'ils m'ordonneraient, j'y serais avec quelque sûreté.

Il plut à Notre Seigneur de faire éprouver à cette dame tant de consolation auprès de moi, qu'elle commença aussitôt à se porter beaucoup mieux. Son âme se dilatait de jour en jour. Ce changement frappa d'autant plus, que l'excès de sa douleur l'avait réduite, comme je l'ai dit, à un état déplorable. Le divin Maître accordait, sans doute, cette faveur aux prières redoublées que faisaient pour moi plusieurs personnes de piété que je connaissais.

Cette dame avait une très grande crainte de Dieu, et elle était si vertueuse, que sa foi et sa religion suppléaient à ce qui me manquait. Elle me prit en grande affection, et ses bontés à mon égard faisaient que je l'aimais beaucoup; mais tout en quelque sorte me devenait une croix: les attentions qu'on avait pour moi m'étaient un supplice, l'estime dont j'étais l'objet m'inspirait de vives craintes. Je veillais sans cesse sur mon âme, sans oser la perdre de vue un seul instant. Notre Seigneur, de son côté, veillait sur moi, et durant mon séjour chez cette dame, il me fit de très grandes grâces: ces grâces me donnèrent une liberté extraordinaire et un profond mépris pour toutes ces vaines grandeurs de la terre; plus elles paraissaient imposantes à la vue, plus j'en découvrais le néant. Ainsi, en conversant chaque jour avec des femmes d'une naissance si illustre que j'aurais pu tenir à honneur de les servir, je me sentais aussi libre que si j'avais été leur égale.

Je tirai de tout cela un grand profit spirituel, et je le disais à cette dame. Je ne tardai pas à reconnaître qu'elle était femme, et sujette comme moi aux passions et aux faiblesses. Je vis combien il faut faire peu de cas des grandeurs, puisque plus on est élevé, plus on a de soucis et de peines. La seule sollicitude de soutenir la dignité de sa condition ne laisse pas vivre un moment en repos. On mange hors de temps et de règle, parce que tout doit aller selon l'état et non selon le tempérament; et très souvent, dans le choix des mets, il faut écouter son rang plutôt que son goût. De tout cela je pris en souveraine horreur le désir d'être grande dame. Dieu me garde, au reste, de manquer au respect que méritent celles qui occupent ce rang! Quoique celle-ci soit une des premières du royaume, je crois qu'il y en a peu de plus humbles, et cette humilité s'allie chez elle à une admirable franchise de caractère. Je ne pouvais néanmoins voir sans compassion en combien de circonstances elle immolait ses goûts, pour soutenir la dignité de son rang. Ses officiers et ses domestiques étaient bons; mais enfin, jusqu'à quel point pouvait-elle s'y confier? Il ne fallait point parler à l'un plus qu'à l'autre, sous peine de voir ce témoignage de faveur exciter la jalousie de tous les autres. Certes, c'est là une servitude; et, selon moi, un des mensonges du monde est de qualifier du nom de seigneurs ces personnes qui sont esclaves en tant de manières.

Pendant mon séjour dans cette maison, tous ceux qui l'habitaient s'avancèrent, par la grâce de Dieu, dans son service [18]. Je ne pus néanmoins échapper à certains ennuis, et à l'envie de quelques personnes, jalouses de l'affection que cette dame me témoignait; elles s'imaginaient peut-être que j'avais en vue un intérêt humain. Dieu permit que ces choses et d'autres encore m'apportassent quelque peine, pour m'empêcher de me laisser éblouir par tant d'égards dont j'étais entourée; et par cette conduite, il fit que mon âme tira profit de tout.

Il arriva alors en cette ville un religieux de haute naissance, avec lequel j'avais traité un certain nombre de fois plusieurs années auparavant (Père Garcia de Tolède). Comme j'entendais un jour la messe dans un monastère de son ordre, voisin de la maison où j'étais, l'ardeur avec laquelle je souhaitais qu'il fût un grand serviteur de Dieu, m'inspira le désir de connaître la disposition intérieure de son âme. Ainsi, étant déjà recueillie dans l'oraison, je me levai pour aller lui parler. Mais considérant ensuite de quoi je me mêlais, et craignant de perdre mon temps, je me rassis; cela m'arriva, ce me semble, par trois fois. Enfin le bon ange fut plus fort que le mauvais: je fis appeler ce religieux, et il vint me parler au confessionnal. Comme il y avait plusieurs années que nous ne nous étions vus, nous commençâmes par nous demander réciproquement les particularités de notre vie. Je fus la première à lui déclarer que la mienne avait été remplie de grandes souffrances d'âme. Il me pressa vivement de les lui faire connaître; je lui répondis qu'elles étaient de nature à rester secrètes, et que je ne pouvais les lui dire. Il me répliqua que puisque ce père dominicain dont j'ai parlé (Père Pierre Ibañez), et qui était son intime ami, les savait, il ne les lui cacherait pas, et qu'ainsi je ne devais pas lui en faire mystère. La vérité est qu'il ne fut ni en son pouvoir de ne pas continuer ses instances, ni au mien de ne pas céder à ses désirs.

D'ordinaire, de telles ouvertures me causaient beaucoup d'ennui et de honte: je n'en éprouvai pas l'ombre avec lui, non plus qu'avec le recteur du collège de la Compagnie dont j'ai parlé (Gaspar de Salazar). Ce fut au contraire pour moi une consolation très vive. Je lui déclarai sous le sceau de la confession tout ce qu'il souhaitait savoir. J'avais toujours eu une haute idée de ses lumières, mais il me parut alors plus habile que jamais. Je ne pouvais me lasser de considérer les merveilleux talents et les excellentes dispositions naturelles qu'il avait pour servir utilement les âmes, s'il se donnait à Dieu sans réserve. Car depuis quelques années, je dois le dire, je ne saurais rencontrer une personne dont les heureuses qualités me charment, que je ne me sente soudain pressée d'un violent désir de la voir tout à Dieu, et cela avec une telle ardeur que je ne puis y résister. Sans doute, je forme ce désir pour tout le monde; mais pour ces personnes que j'apprécie particulièrement, je le sens si impétueux, que je ne puis m'empêcher d'importuner sans cesse le divin Maître en leur faveur. C'est ce qui m'arriva à l'égard de ce religieux. Il me pria de le recommander instamment à Notre Seigneur; mais il n'avait pas besoin de me le dire, attendu qu'il m'eût été impossible de faire autrement.

En le quittant, je me retirai dans l'endroit solitaire où j’avais coutume de faire oraison. Là, profondément recueillie, je commençai, comme je le fais très souvent, à m'adresser à Notre Seigneur avec le plus grand abandon, et du style d'une personne qui, étant hors d'elle-même, ne sait pas ce qu'elle dit. Car alors, c'est l'amour qui parle; l'âme est dans un tel transport, qu'elle n'aperçoit plus la distance qui la sépare de celui auquel elle s'adresse; elle se voit aimée de son Dieu, et cette vue fait qu'elle s'oublie elle-même; s'imaginant être tout en lui, et ne faire qu'un avec lui sans ombre de division, elle dit des folies. Ainsi, je me souviens qu'après avoir demandé au divin Maître, avec beaucoup de larmes, d'enchaîner sans réserve à son service ce religieux que j'avais toujours estimé bon, mais que je voulais voir parfait, je lui dis sans détour: Seigneur, vous ne devez point me refuser cette grâce; considérez que c'est là un excellent sujet pour être de nos amis.

O bonté, ô condescendance infinie de Dieu! Il parait bien qu'il ne prend pas garde aux paroles, mais qu'il considère seulement les désirs et l'amour qui les dictent. Et il souffre qu'une pécheresse comme moi parle avec tant de hardiesse à sa Majesté! Qu'il en soit à jamais béni!

Le soir même de ce jour, pendant les heures que je donnais à l'oraison, je me souviens que je me trouvai saisie d'une accablante tristesse. Elle était causée par la crainte d'être dans l'inimitié de mon Dieu, et l'impossibilité de savoir si j'étais ou non en état de grâce; non que j'eusse la curiosité de l'apprendre, mais parce que je désirais mourir pour ne plus me voir dans une vie, où je n'étais pas sûre de n'être pas morte. De toutes les morts, la plus cruelle pour moi était cette pensée que peut-être j'avais offensé mon Dieu. Sous l'étreinte de cette peine, toute transportée d'amour et fondant en larmes, je suppliais mon divin Maître de vouloir me préserver d'un tel malheur. Il me fut dit alors que je pouvais bien me consoler, et être certaine que j'étais en état de grâce, car un si grand amour de Dieu, des faveurs aussi extraordinaires que celles qu'il me faisait, et des sentiments tels que ceux qu'il me donnait, ne pouvaient compatir avec le péché mortel.

Quant à la grâce que j'avais demandée pour ce religieux, j'avais la confiance qu'elle lui serait accordée. Notre Seigneur me chargea de lui dire de sa part certaines paroles. Cela me mit en grande peine, parce que je ne savais comment m'y prendre; d'ailleurs, il m'en coûte toujours beaucoup d'avoir à transmettre à un autre des paroles de ce genre, surtout quand j'ignore comment elles seront reçues et si l'on ne se moquera point de moi. Un tel message me jetait donc dans une étrange angoisse. Enfin, voyant si clairement que Dieu voulait cela de moi, je lui promis, à ce qu'il me semble, de n'y pas manquer, mais à cause de la grande confusion que j'en éprouvais, je mis ces paroles par écrit et les donnai à ce religieux. L'impression qu'elles firent sur lui montra bien d'où elles venaient: il résolut de s'adonner désormais à l'oraison de la manière la plus sérieuse, sans toutefois en venir à l'exécution à l'instant même.

Comme Notre Seigneur le voulait tout à lui, il se servait de moi pour lui dire certaines vérités qui, à mon insu et à son grand étonnement, répondaient aux besoins les plus intimes de son âme; il le disposait sans doute en même temps à croire que ces avis émanaient de lui. De mon côté, malgré toute ma misère, je suppliais le divin Maître de l'attirer entièrement à lui, et de lui donner de l'horreur pour tous les biens et les contentements de cette vie. Qu'il soit béni à jamais d'avoir si pleinement exaucé ma prière! Toutes les fois qu'à partir de cette époque ce religieux s'est entretenu avec moi, sa parole m'a laissée comme ravie; si je n'avais vu de mes yeux ses admirables progrès, j'hésiterais à croire que Dieu lui ait fait en si peu de temps de si grandes grâces. Il est habituellement si absorbé en Dieu, qu'il parait mort à toutes les choses de la terre. Je prie la divine Majesté de le soutenir toujours de sa main. S'il travaille à se perfectionner de plus en plus, comme la profonde connaissance qu'il a de lui-même me donne sujet de l'espérer, il sera un des plus remarquables serviteurs de Dieu, et il rendra des services signalés aux âmes, par l'expérience qu'il a si promptement acquise des choses spirituelles.

Cette expérience est un don du Seigneur, qu'il accorde quand il lui plait et comme il lui plaît; le temps et les services n'y font rien. Je ne nie pas qu'ils ne puissent y contribuer beaucoup, mais je dis que souvent Dieu, dans l'espace d'un an, élève certaines âmes à une plus haute contemplation que d'autres en vingt années. Lui seul en sait la raison. C'est une erreur de croire que le temps puisse nous faire comprendre ce que nous ne pouvons savoir absolument que par l'expérience. Ainsi, il ne faut point s'étonner si plusieurs se trompent, en voulant prononcer sur la spiritualité sans être spirituels. Je ne dis pas qu'un savant qui n'est pas dans ces voies ne puisse conduire les âmes qui y sont, pourvu que dans les choses ordinaires, tant intérieures qu'extérieures, il se règle d'après les lumières de la raison, et que pour les surnaturelles, il se conforme à l'Écriture sainte. Pour le reste, qu'il ne se mette pas la tête à la torture, et ne se flatte pas d'entendre ce qu'il n'entend point. Qu'il se garde d'étouffer les attraits extraordinaires dans les âmes: elles ont dans ces voies un plus grand maître qui les régit, et elles ne sont point sans supérieur. Il doit, au lieu de s'en étonner et de considérer cela comme impossible, se souvenir que tout est possible à Dieu, ranimer sa foi, et s'humilier en voyant que, dans cette science, Notre Seigneur donne peut-être à une pauvre petite vieille plus de lumière qu'à lui, malgré toute sa doctrine. Par ces sentiments d'humilité, il procurera plus de bien aux âmes qu'il conduit, et à lui-même, que s'il faisait le contemplatif, ne l'étant pas. Je le répète, si le directeur n'a pas d'expérience, et s'il n'a une profonde humilité pour reconnaître que ces choses sont au-dessus de sa portée et que cependant elles ne sont pas impossibles, il gagnera peu pour son propre compte, et donnera encore moins à gagner aux âmes soumises à sa conduite. Mais s'il est vraiment humble, il ne doit pas craindre que Dieu permette qu'il se trompe ni qu'il trompe les autres.

Comme ce religieux a sur bien des points, par la grâce de Notre Seigneur, cette humilité dont je parle, il s'est efforcé d'apprendre par l'étude tout ce qui, en cette matière, peut s'acquérir par cette voie. Il est en effet très savant; et ce qu'il n'entend pas, faute d'expérience, il le demande à ceux qui en ont. Dieu lui a aussi donné une foi très vive: il a fait ainsi de grands progrès, et en a fait faire à quelques âmes, du nombre desquelles est la mienne. Le divin Maître, voyant les peines qui m'attendaient, et devant appeler à lui quelques-uns de mes guides spirituels, a voulu, dans sa bonté, m'en donner d'autres pour alléger mes épreuves, et pour me faire un très grand bien. Il a tellement changé celui dont je parle, qu'il ne se reconnaît pour ainsi dire plus lui-même. Il lui a enlevé les infirmités qu'il avait, et lui a donné des forces pour faire pénitence; le courage dont il l'a rempli pour entreprendre toutes sortes de bonnes œuvres, et d'autres signes encore, montrent manifestement une vocation très particulière: que sa souveraine Majesté en soit louée à jamais! Je crois que tous ces avantages lui sont venus des grâces que Notre Seigneur lui a faites dans l'oraison. Ces faveurs sont réelles, et non pas apparentes. Dieu a voulu qu'on ait pu le constater en plusieurs épreuves, dont il est sorti bien instruit de l'avantage qu'apportent les persécutions. J'espère de la divine bonté qu'il sera l'instrument d'un très grand bien, non seulement pour quelques membres de son ordre, mais pour l'ordre entier: déjà même on commence à s'en apercevoir.

Dans des visions très élevées que j'ai eues, Notre Seigneur m'a dit des choses admirables de lui, du père recteur de la compagnie de Jésus (Gaspar de Salazar), et de deux autres religieux de l'ordre de Saint-Dominique: sur l'un de ces derniers il m'a révélé certaines choses importantes que l'on a vues depuis s'accomplir, et qui ont mis au grand jour sa haute vertu.

J'ai néanmoins reçu, sur le compte de celui dont je parle en ce chapitre, un plus grand nombre de lumières. Je veux rapporter ici un fait qui le concerne.

Étant un jour au parloir avec lui, mon âme vit la sienne brûler d'un tel amour de Dieu, que j'en étais presque hors de moi. J'étais ravie à la vue de l'état sublime auquel ce grand Dieu l'avait si promptement élevé. J'éprouvais aussi une grande confusion de l'humilité avec laquelle ce religieux écoutait certaines choses que je lui disais sur l'oraison, et je me demandais comment j'en avais assez peu, pour oser traiter d'un sujet si élevé avec un homme d'un tel mérite: Notre Seigneur le pardonnait, je veux le croire, à mon grand désir de son avancement. Sa conversation m'était si utile, qu'il me semblait qu'elle excitait en mon âme une nouvelle ardeur de servir Dieu, comme si je n'eusse fait que de commencer.

O mon Jésus! qu'elle est puissante l'action qu'exerce une âme embrasée de votre amour! Quelle estime ne devons-nous pas faire d'elle! et avec quelles instances ne devrions-nous pas vous supplier de la laisser longtemps en cette vie! Quiconque brûle du même amour devrait, s'il le pouvait, s'en aller à la suite de ces âmes. Quel avantage immense pour un malade du divin amour, d'en trouver un autre atteint du même mal! Quelle consolation pour lui de n'être plus seul! Comme ils s'excitent l’un l'autre à souffrir et à mériter! Comme ils se fortifient dans la résolution d'exposer pour Dieu mille vies, et dans le désir de trouver l'occasion de la perdre effectivement pour son amour! Ils ressemblent à ces soldats qui, impatients de s'enrichir de la dépouille des ennemis, appellent la guerre de tous leurs vœux comme l'unique moyen d'arriver à leur but. Souffrir, voilà le métier de ces âmes. Oh! quelle grande chose que de recevoir de Dieu la lumière, pour comprendre ce que l'on gagne à souffrir pour lui! Mais on ne peut bien le comprendre qu'après avoir tout quitté: car tant que l'on demeure attaché à quelque chose, c'est une marque qu'on l'estime; et l'on ne saurait l'estimer sans avoir de la peine à le quitter, ce qui est une imperfection qui ruine tout. Ici vient à propos le proverbe: Celui-là est perdu qui court après une chose perdue. En effet, quelle perte plus grande, quel aveuglement plus préjudiciable, quel malheur plus déplorable, que celui d'une âme qui estime beaucoup ce qui n'est rien!

Pour revenir à mon sujet, j'étais au comble de la joie en considérant cette âme, car Notre Seigneur, semblait-il, voulait me faire connaître clairement de combien de trésors il l'avait enrichie, et quelle était la grâce qu'il m'avait faite de se servir en cela de moi, quoique j'en fusse si indigne. J'étais plus heureuse et plus reconnaissante des faveurs dont il comblait ce religieux, que s'il me les eût accordées à moi-même: je ne pouvais me lasser de le remercier d'avoir accompli, mes désirs, et exaucé la prière que je lui avais faite d'appeler à son service des personnes d'un tel mérite. Succombant alors à l'excès de sa joie, mon âme sortit d'elle-même pour se perdre dans une plus haute jouissance. Les considérations cessèrent pour elle, et elle n'entendit plus cette langue divine, par laquelle l'Esprit-Saint lui-même semblait parler. J'entrai dans un grand ravissement, qui m'enleva presque entièrement la connaissance, mais qui fut de courte durée. Jésus-Christ m'apparut avec une majesté et une gloire ineffables, me témoignant qu'il était très content de notre entretien; il me fit clairement connaître aussi qu'il se trouvait toujours présent à de semblables conversations, et que c'était une excellente manière de le glorifier, que de mettre ainsi ses délices à s'entretenir de lui.

Une autre fois, me trouvant éloignée de cette ville, je vis ce religieux tout éclatant de gloire et élevé de terre par les anges. Je connus, par cette vision, qu'il marchait à grands pas dans la sainteté. En effet, une personne qui lui était très redevable et dont il avait sauvé l'âme et l'honneur, ayant porté contre lui un faux témoignage, capable de ruiner sa réputation, il avait soutenu l'épreuve avec grande joie. Il avait supporté avec un égal courage d'autres persécutions, et avait accompli plusieurs œuvres extrêmement utiles au service de Dieu. J'aurais bien d'autres choses à rapporter, si je ne croyais devoir me borner à ce que j'ai dit. Comme vous ne les ignorez pas, mon père, ce sera à vous de me dire plus tard s'il est à propos pour la gloire de Dieu que je les écrive.

Toutes les prédictions dont j'ai parlé et dont je dois parler, touchant cette maison et d'autres sujets, ont été accomplies. Certains événements m'étaient révélés par Notre Seigneur trois ans à l'avance, et d'autres plus tôt ou plus tard. Je les rapportais tous à mon confesseur (P. Balthasar Alvarez), et à cette veuve mon amie (Guiomar de Ulloa), à qui l'on m'avait permis d'en parler; j'ai su depuis qu'elle en donnait communication à d'autres personnes, qui peuvent en rendre témoignage. Ces personnes savent bien que je ne mens pas: Dieu me préserve de m'écarter jamais en quoi que ce soit, mais surtout en des choses si graves, de la simple vérité!

Un de mes beaux-frères étant mort subitement, j'en fus très affligée, parce qu'il n'avait pas l'habitude de se confesser souvent. Notre Seigneur me révéla dans l'oraison que ma sœur (Marie de Cépéda) devait mourir de la même manière, et il me dit de me rendre auprès d'elle, pour la disposer à sa dernière heure. J'en fis part à mon confesseur, et il ne voulut pas me le permettre; mais le même commandement m'ayant été renouvelé plusieurs fois, il me dit de partir, la chose étant sans inconvénient. J'allai donc trouver ma sœur à la campagne où elle habitait, et, sans lui rien dire du motif qui m'amenait auprès d'elle, je lui donnai toutes les lumières que je pus, et la disposai à se confesser souvent et à veiller avec grand soin sur elle même. Comme elle était très vertueuse, elle suivit mes conseils, et après avoir vécu quatre ou cinq ans dans une grande pureté de conscience, elle mourut sans témoin et sans confession. Heureusement il n'y avait guère plus de huit jours qu'elle s'était confessée, grâce à la bonne habitude qu'elle avait contractée de le faire souvent, circonstance qui me donna une grande consolation. Elle resta très peu de temps en purgatoire; car huit jours s'étaient à peine écoulés depuis sa mort, lorsque Notre Seigneur, m'apparaissant au moment où je venais de communier, daigna me la faire voir s'élevant avec lui au séjour de la gloire. Ce qu'il m'avait dit tant d'années auparavant à son sujet n'était jamais sorti de mon esprit, ni de celui de ma compagne, à qui j'en avais fait confidence. Celle-ci n'eut pas plus tôt appris la nouvelle de cette mort, qu'elle vint me trouver tout épouvantée d'en voir la prédiction si littéralement accomplie. Louange sans fin à ce Dieu de bonté, qui prend un grand soin des âmes pour les empêcher de se perdre!


[16] Celle à qui Dieu inspira un si ardent désir de voir notre sainte, était fille de Jean de la Cerda, second duc de Medina‑Coeli. Elle comptait parmi ses ancêtres saint Ferdinand, roi de Castille et de Léon, et saint Louis, roi de France: la princesse Blanche, fille de ce dernier, avait épousé Ferdinand, quatrième neveu du saint roi du même nom. Une petite-nièce de Ferdinand et de Blanche, appelée Isabelle de la Cerda, eut pour époux Bernard de Foix, fils de Gustave, comte de Foix et vicomte de Béarn, lequel reçut de Henri II, roi de Castille et de Léon, le comté de Medina‑Coeli, érigé depuis en duché l'année 1491 par Ferdinand et Isabelle, rois catholiques.
  Louise était donc vraiment, comme le dit sainte Thérèse, une des premières dames du royaume. Elle avait épousé Antoine Arias Pardo, seigneur de Malagon et autres lieux, l'un des plus grands seigneurs de Castille. Ce fut dans les premiers jours de janvier de l'an 1562 qu'elle reçut sainte Thérèse dans sa maison, à Tolède. Par une faveur du ciel bien digne d'envie, elle eut le bonheur, pendant plus de six mois, de jouir de sa présence, de s'entretenir avec elle, de répandre son âme dans la sienne, le respirer le parfum de ses vertus, d'être témoin de sa vie. Elle entendit les paroles enflammées qui partaient de ce cœur où le Saint-Esprit avait établi sa demeure. Souvent, dans ces heures que la sainte destinait à l'oraison, elle la vit dans son oratoire solitaire, ravie en extase, et tout éclatante de lumière et de beauté. L'illustre veuve, à une pareille école, apprit bientôt le néant de tout ce qui passe; l'amour de Dieu lui apparut comme l'unique bien du ciel et de la terre, et elle n'aspira plus qu'à brûler de cette sainte flamme. Sa maison, grâce à l'apostolat de Thérèse, ne tarda pas à devenir un sanctuaire des vertus chrétiennes.
  Thérèse devait, ce semble, procurer toutes les consolations à sa nouvelle amie; à sa prière, saint Pierre d'Alcantara, que Louise de la Cerda n'avait jamais vu, vint à Tolède, et passa quelques jours chez elle. Ainsi, privilège bien rare dans cet exil, il lui fut donné de posséder en même temps dans sa maison deux saints que l'Église devait placer sur les autels.
Louise de la Cerda garda toute sa vie pour Thérèse cette plénitude de dévouement et d'affection qu'il n'est qu'au pouvoir des saints d'inspirer, et elle lui en donna un gage éclatant en fondant à Malagon, ville de ses domaines, un monastère de Notre-Dame du Mont Carmel.
[17] Elle fut accompagnée dans ce voyage par Jean de Ovalle, son beau-frère.
[18] Dès lors, il se fit un grand changement dans la maison de Louise de la Cerda. Tous ceux qui en composaient le personnel commencèrent à se confesser aux Pères de la compagnie de Jésus; ils s’approchaient souvent des sacrements, et taisaient d'abondantes aumônes. Ils avaient pour Thérèse une vénération profonde, et étaient ravis de voir tant de sainteté. Plus d'une fois, dans le désir d'être témoins de ces merveilles de grâce qu'on disait que Dieu opérait en elle, ils cédèrent à une pieuse curiosité; et durant ces heures qu'elle donnait chaque jour à l'oraison, entr'ouvrant doucement la porte de son oratoire, ils eurent le bonheur de la voir en extase, couronnée de lumière et belle comme un ange. Leur admiration redoublait avec leur respect, quand ils la voyaient ensuite humble et sereine sortir de l'oratoire, et s'efforçant de tout son pouvoir de ne rien laisser paraître des faveurs reçues dans l'entretien céleste.
Dans la maison de Louise de la Cerda se trouvait une demoiselle d'un rare mérite, qui y avait été élevée, et qui s'appelait Marie de Salazar. Ce fut elle qui mit le mieux à profit les leçons de la sainte. Frappée du grand exemple qu'elle avait sous les yeux, elle vit bientôt le néant du monde, et forma le dessein d'être désormais toute à Dieu. Pour établir sa piété sur un fondement solide, elle fit une confession générale de toute sa vie, et commença à s'adonner à la solitude et à l'oraison. Le germe de la vocation à la vie religieuse était déjà dans son cœur, et l'on peut regarder les six mois qu'elle passa avec la sainte comme un véritable noviciat. Néanmoins elle devait acheter par six années de constance et de fidélité, la grâce inestimable de se voir l'épouse du Dieu des vierges. Ce ne fut qu'en 1568, lorsque la sainte passait à Tolède pour aller établir le monastère de Malagon, dont Louise de la Cerda était fondatrice, que Marie de Salazar conquit sa pleine liberté, et quitta le palais de la sœur du duc de Medina-Coeli pour aller s'enfermer, sous l'humble titre de Marie de Saint-Joseph, dans la solitude du Carmel. Dieu, avait de grands desseins sur elle, et la destinait à être une des plus fermes colonnes, comme un des plus beaux ornements de la réforme naissante. Formée sous l'œil et par la main de la séraphique Thérèse, elle forma à son tour un grand nombre de vierges à la sainteté. L'esprit du Carmel, qu'elle avait puisé à sa source, débordait de son âme. Aussi le monastère de Séville, en Espagne, et celui de Lisbonne, en Portugal, furent-ils sous sa conduite une fidèle image de celui de Saint-Joseph d'Avila. Sainte Thérèse accorda toute sa vie à Marie de Saint-Joseph une confiance sans bornes, l'aima comme une des plus intimes amies que Dieu lui eût données en cet exil, et entretint avec elle un commerce suivi de lettres jusqu'à sa mort. Ce sont ces lettres qu'il faut lire, pour se former une juste idée de cette grande servante de Dieu.

   

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