Ainsi, l'affaire allait se conclure, et l'on était
à la veille de passer le contrat, lorsque notre provincial changea d'avis. Ce
fut, je crois, par une conduite toute particulière de la Providence, comme les
suites l'ont montré. Le Seigneur, touché de tant de prières, devait rendre son
œuvre plus parfaite en la faisant réussir d'une autre manière. Notre supérieur
n'eut pas plus tôt retiré son consentement, que mon confesseur m'ordonna de ne
plus penser à cette affaire; et Dieu sait avec quelle peine et au prix de
quelles souffrances je l'avais conduite jusqu'à ce point! Dès qu'on apprit dans
la ville que nous l'avions abandonnée, on se confirma dans la pensée que ce
n'avait été qu'une rêverie de femmes; et les murmures redoublèrent contre moi,
quoique je n'eusse rien fait que de l'avis du provincial.
J'étais très mal vue de tout mon monastère, pour
avoir entrepris d'en établir un où la clôture serait mieux gardée. Les sœurs
disaient que c'était leur faire affront ; que rien ne m'empêchait de bien servir
Dieu dans mon couvent, comme tant d'autres meilleures que moi; que je n'étais
pas affectionnée à la maison, et que j'aurais mieux fait de lui procurer du
revenu que de vouloir le porter ailleurs. Quelques-unes étaient d'avis qu'on me
mit en prison; d'autres, en petit nombre, prenaient faiblement ma défense. Je
sentais que celles qui m'étaient opposées avaient raison en bien des choses: je
leur exposais quelquefois les motifs de ma conduite; mais, ne pouvant leur
déclarer le principal, qui était le commandement que j'a vais reçu de Notre
Seigneur, je ne savais que faire, et d'ordinaire je gardais le silence. D'autres
fois, Dieu m'accordait la très grande grâce de n'éprouver de tout cela aucune
inquiétude. Je me désistai donc de mon entreprise avec autant de facilité et de
contentement que si elle ne m'eût rien coûté. Nul ne pouvait croire qu'il en fût
ainsi, pas même les personnes d'oraison avec qui je traitais. On s'imaginait, au
contraire, que j'en étais extrêmement peinée et confuse; et mon confesseur
lui-même était dans cette pensée. Pour moi, comme je croyais avoir fait tout ce
qui était en mon pouvoir pour mettre à exécution ce que Notre Seigneur m'avait
commandé, il me semblait que je n'étais pas obligée à davantage; je demeurais
donc tranquille et contente dans le monastère où j'étais, toujours fermement
convaincue que ce dessein s'exécuterait, quoique je ne visse ni quand ni par
quel moyen cela pourrait être.
Cependant je fus vivement affligée d'un reproche
que me fit mon confesseur, comme si, dans cette affaire, j'avais agi contre sa
volonté. Notre Seigneur voulait sans doute ajouter à tant d'autres peines celle
qui devait m'être le plus sensible. Au milieu de cette multitude de
persécutions, lorsque mon confesseur aurait dû, ce semble, me consoler,
il m'écrivit que je devais enfin reconnaître, par ce qui venait d'arriver, que
mon projet n'était qu'une rêverie; qu'instruite par cette leçon, je ne devais
plus à l'avenir penser à de telles entreprises ni même parler de celle-là,
puisque je voyais le scandale qui en était résulté; et d'autres choses
semblables, faites pour donner de la peine. Cette lettre m'affligea plus que
tout le reste ensemble; je craignis qu'à mon occasion et par ma faute, Dieu
n'eût été offensé; il me, vint, encore à l'esprit que si ces visions étaient
fausses, toute mon oraison n'était qu'une chimère, et que j'étais moi-même bien
abusée et bien misérable. Ces alarmes me serrèrent tellement le cœur, que j'en
étais toute troublée et dans une incroyable affliction. Mais Notre Seigneur, qui
ne m'avait jamais manqué dans toutes ces peines dont j'ai fait le récit, me
donnait fort souvent des consolations et des encouragements qu'il n'est pas
nécessaire de rapporter ici. Dans l'occasion dont je parle, il me dit de ne
point m'affliger, que loin de l'avoir offensé, je lui avais rendu un grand
service; je devais exécuter ce que mon confesseur me commandait, en gardant
maintenant le silence sur cette affaire, jusqu'à ce qu'il fût temps de la
reprendre.
Ces paroles répandirent tant de calme et de joie
dans mon âme, que je ne comptai plus pour rien la persécution soulevée contre
moi. Notre Seigneur me fit connaître alors le prix immense des peines et des
persécutions que l'on souffre pour son service; car, sans parler de tant
d'autres précieux avantages que j'en retirais, je vis dès cette époque mon amour
pour Dieu prendre des accroissements tels, que j'en étais saisie d'étonnement;
et voilà l'origine de ce désir des souffrances que je ne puis maîtriser. Tandis
que je jouissais d'un si grand bonheur, on se figurait que j'étais tout abattue;
il en eût été ainsi, je l'avoue, si Notre Seigneur ne m'eût soutenue et
favorisée par des grâces si extraordinaires. C'est alors que s'accrurent ces
transports d'amour de Dieu et ces ravissements dont j'ai parlé; mais je gardais
pour moi le secret de ces faveurs, sans le communiquer à personne.
Ce saint religieux dominicain (le Père Ibañez)
persistait à croire comme moi que la fondation aurait lieu. Me voyant fermement
résolue à ne plus m'en mêler pour ne pas aller contre les ordres de mon
confesseur, il s'en occupait de concert avec cette dame, mon amie, que Dieu
m'avait associée dans cette œuvre; ils écrivirent à Rome, et ils ne négligeaient
rien pour en venir à l'exécution.
Le démon parvint, de son côté, à faire savoir que
j'avais eu sur cela quelque révélation; ce bruit se communiquant d'une personne
à l'autre, on vint me dire avec grand effroi que les temps étaient fâcheux,
qu'on pourrait bien intenter quelque accusation contre moi, et me dénoncer aux
inquisiteurs. L'avis me parut plaisant, et je ne pus m'empêcher d'en rire; car
j'étais sûre de mes dispositions intérieures pour tout ce qui regarde la foi, et
je me sentais prête à donner mille fois ma vie, non seulement pour chacune des
vérités de l'Écriture sainte, mais encore pour la moindre des cérémonies de
l'Église. Ma réponse fut donc que sur ce point on pouvait être sans crainte; mon
âme serait en bien mauvais état si j'avais quelque chose à redouter de
l'inquisition; si j'en avais le moindre soupçon, j'irais moi-même me
présenter pour être examinée; mais si l'on m'accusait faussement, Notre
Seigneur saurait me justifier et faire tourner l'accusation à mon avantage.
Je rendis compte de ceci à ce père dominicain,
notre ami dévoué, et si savant que je pouvais être bien tranquille en suivant
ses avis. Je lui fis connaître en même temps, avec le plus de clarté qu'il me
fut possible, toutes les visions que j'avais eues, ma manière d'oraison, et les
grâces extraordinaires que Dieu me faisait; je le suppliai de tout examiner avec
attention, de me dire ensuite s'il y trouvait quelque chose de contraire à
l'Écriture sainte, et ce qu'il en pensait lui-même. Il me rassura beaucoup; et
j'ai lieu de croire que cette communication fut aussi très utile à son âme. Car,
bien qu'il fût déjà excellent religieux, il s'adonna dès ce moment beaucoup plus
à l'oraison. Pour s'y exercer plus librement, il se retira dans un monastère de
son ordre, bâti en un endroit fort solitaire. Il y avait passé plus de deux ans,
lorsque, à son grand regret, l'obéissance vint l'en arracher, les besoins de
l'ordre appelant ailleurs un homme d'un tel mérite. Son éloignement, qui me
privait d'un si grand secours, me fut très sensible; néanmoins je n'y mis aucun
obstacle, sachant le profit qu'il devait en retirer; car Notre Seigneur, me
voyant fort affligée de son départ, m'avait dit de me consoler et de n'en
avoir point de peine, parce qu'il marchait sous la conduite d'un bon
guide. En effet, il était à son retour si avancé dans la perfection et dans les
voies intérieures, qu'il me disait que pour rien au monde il ne voudrait n'avoir
pas été dans cette solitude. Je pouvais en dire autant de mon côté; car si
auparavant il ne me rassurait et ne me consolait que par les lumières de la
science acquise, depuis son retour, il le faisait encore par une grande
expérience des choses spirituelles, et en particulier des grâces surnaturelles.
Notre Seigneur, qui voulait la fondation de ce monastère, nous ramena ce saint
religieux, juste au moment où son concours nous était nécessaire pour consommer
notre entreprise.
Je me renfermai durant cinq ou six mois dans un
silence absolu, m'interdisant toute démarche et même toute parole sur cette
affaire. Notre Seigneur, dans cet intervalle, ne m'en dit jamais rien. Je n'en
comprenais pas la cause, mais je ne pouvais m'ôter de l'esprit que ce dessein
s'accomplirait. Au bout de ce temps, le recteur du collège de la compagnie de
Jésus (Père Denys Vasquez) ayant quitté cette ville, Notre Seigneur lui
substitua dans cette charge un homme profondément versé dans les voies
spirituelles, et qui, à un grand courage et à un excellent esprit, joignait les
lumières de la science (Gaspar de Saint Lazare). Un tel secours m'était alors
bien nécessaire; car mon confesseur dépendant du recteur, et tous ceux de la
Compagnie se faisant un devoir rigoureux de ne rien entreprendre sans l'avis de
leur supérieur, il en résultait que bien qu'il eût une parfaite connaissance de
mes dispositions et un grand désir de me faire avancer à grands pas, il n'osait
néanmoins décider sur certaines choses, et il avait bien des raisons d'agir de
la sorte. D'un autre côté, mon âme se sentait comme emportée par l'impétuosité
de ses transports; je souffrais beaucoup de la voir ainsi liée par mon
confesseur; cependant je ne m'écartais en rien de ce qu'il me commandait.
Étant un jour dans une profonde affliction, parce
qu'il me semblait que ce père n'ajoutait pas foi à mes paroles, Notre Seigneur
me dit de ne point m'affliger, que cette peine finirait bientôt. Ces paroles me
causèrent une vive allégresse, dans la pensée qu'elles annonçaient ma mort
prochaine, et je ne pouvais me les rappeler sans une grande joie. Mais je ne
tardai pas à voir clairement que c'était de l'arrivée du recteur mentionné plus
haut que le divin Maître entendait parler, car il ne fut pas plus tôt venu, que
cette peine cessa, sans que je l'aie jamais éprouvée depuis. En voici la raison :
loin de vouloir restreindre la liberté du père ministre qui était mon
confesseur, le nouveau recteur lui dit au contraire de me consoler, l'assurant
qu'il n'y avait rien à craindre, et de ne plus me conduire par une voie si
resserrée, mais de laisser agir en liberté l'esprit de Dieu dans mon âme; car
quelquefois, au milieu des grands transports qui la saisissaient, il semblait
qu'elle pouvait à peine respirer.
Ce recteur vint me voir. Je devais, d'après l'ordre
de mon confesseur, lui ouvrir mon âme avec toute la liberté et toute la clarté
possibles. D'ordinaire, j'éprouvais une extrême répugnance pour ces sortes
d'ouvertures; il n'en fut pas de même cette fois: en entrant dans le
confessionnal, je sentis dans l'intime de mon âme un je ne sais quoi, que je ne
me souviens point d'avoir jamais senti, ni auparavant, ni depuis, pour nulle
autre personne. Je ne saurais représenter ni faire comprendre par aucune
comparaison de quelle manière cela se passait: ce fut une joie spirituelle, et
une vue intérieure que cet homme de Dieu me comprendrait, et qu'il y avait du
rapport entre son âme et la mienne. C'était là pour moi un mystère ; si
auparavant je lui eusse parlé, ou si l'on m'eût fait de lui de grands éloges, la
joie que j'éprouvais, en voyant qu'il me comprendrait, n'aurait eu rien
d'étonnant; mais entre lui et moi aucune parole n'avait été échangée, et
personne ne m'avait parlé de lui. J'ai parfaitement reconnu depuis que je ne
m'étais pas trompée, mon âme ayant sous tous les rapports tiré un très grand
profit des communications que j'eus avec lui. Il dirige parfaitement les âmes
déjà avancées dans les voies de Dieu; il ne se contente point de les faire
marcher pas à pas, il les fait courir. Dieu lui a accordé, entre autres dons, un
talent très particulier pour les porter à la mortification et à un détachement
universel des choses de ce monde. Je n'eus pas plus tôt commencé à traiter avec
lui, que je compris sa manière d'agir; je vis que c'était une âme pure, sainte,
et qui avait reçu du Seigneur une grâce toute spéciale pour discerner les
esprits. Grande fut donc ma consolation.
Il y avait peu de temps que j'étais en relation
avec ce père, lorsque Notre Seigneur commença à me presser de reprendre
l'affaire de la fondation. Il me chargea d'en dire les raisons et de faire part
de certaines particularités au recteur et à mon confesseur, afin qu'ils ne m'en
détournassent pas. Quelques-unes, de ces raisons leur inspirèrent des craintes,
principalement au recteur, qui, considérant avec soin et attention tout ce qui
s'était passé, n'avait jamais douté que ce dessein ne vint de Dieu.
Enfin, pour bien des motifs, ils n'osèrent ni l'un
ni l'autre me détourner de poursuivre mon entreprise, et mon confesseur me
permit de nouveau de m'y employer de tout mon pouvoir
.
Mais mon pouvoir était fort petit, et me trouvant presque seule, je ne pouvais
m'empêcher de voir clairement les peines que j'allais rencontrer. Il fut convenu
entre nous de conduire l'affaire dans le plus grand secret. Dans ce dessein, je
priai l'une de mes sœurs (Jeanne de Ahumada), qui ne demeurait pas dans la
ville, d'acheter la maison, et de la faire arranger comme si c'eût été pour
elle; quant à l'argent, il plut au Seigneur de nous l'envoyer par des voies
qu'il serait trop long de rapporter
.
En tout ceci, je veillais à ne rien faire contre l'obéissance; mais je savais
que, si j'en parlais à mes supérieurs, tout serait perdu, comme la première
fois, et même qu'il adviendrait pire encore.
Il est incroyable combien j'eus de peines à
essuyer, soit pour me procurer de l'argent, soit pour trouver la maison, traiter
du prix, et la faire accommoder. Je portais le poids de tout, quoique ma
compagne fît ce qu'elle pouvait pour me soulager; mais ce qu'elle pouvait était
si peu de chose que ce n'était presque rien. Elle prêtait seulement son nom et
son entremise; tout le reste retombait sur moi, et je ne comprends pas
aujourd'hui comment j'ai pu y résister. Quelquefois, tout affligée, je disais à
Notre Seigneur : Mon divin Maître, pourquoi me commandez-vous des choses qui
semblent impossibles? Encore, toute femme que je suis, si j'avais la liberté!.
Mais liée en tant de manières, sans argent, et sans savoir où en trouver pour le
bref et pour tout le reste, que puis-je faire, Seigneur?
Un jour, dans l'impuissance de rien donner à
certains ouvriers, je ne savais plus que devenir: saint Joseph, mon véritable
père et protecteur, m'apparut, et me dit de ne point craindre de faire marché
avec eux; j'aurais de quoi les payer. J'obéis, sans avoir un denier dans ma
bourse, et Notre Seigneur y pourvut d'une manière qui étonna ceux qui le surent.
La maison me paraissait tellement petite, que je
désespérais d'y établir un couvent. Je voulais en acheter une autre, également
fort petite, qui était adjacente, et dont nous aurions fait l'église; mais je
n'avais pas de quoi, et je ne savais comment m'y prendre pour y réussir. Un
jour, au moment où je venais de communier, Notre Seigneur me dit: « Je t'ai déjà
commandé d'entrer comme tu pourras ». Puis, par forme d'exclamation, il ajouta:
« O cupidité du genre humain, qui as peur que la terre même te manque! Combien
de fois ai-je dormi au serein, pour n'avoir pas où me retirer! » Effrayée de ce
juste reproche, je dirigeai mes pas vers la maisonnette, j'en pris le plan, et
je trouvai qu'on pouvait y établir un monastère, quoique bien petit. Sans plus
penser à acheter une autre maison, je fis arranger celle-là grossièrement et
sans recherche, me contentant qu'on y pût vivre et qu'elle ne fût pas malsaine,
ce à quoi il faut toujours prendre garde
.
Le jour de la fête de sainte Claire (le 12 août
1561), comme j'allais communier, cette sainte m'apparut tout éclatante de
beauté; elle me dit de poursuivre avec courage ce que j'avais commencé, et
qu'elle m'assisterait. Je conçus une grande dévotion pour elle, et j'ai vu par
les effets la vérité de sa promesse: car un monastère de son ordre, qui est
proche du nôtre, nous aide à vivre; et, ce qui est beaucoup plus important, elle
a peu à peu conduit mon désir à une si grande perfection, que l'on pratique dans
cette nouvelle maison la pauvreté qui s'observe dans les siennes. Nous vivons
d'aumônes, et il ne m'en a pas peu coûté pour faire confirmer ce point par
l'autorité du Saint-Père, de telle sorte qu'on n'y puisse contrevenir ni nous
imposer jamais des revenus
.
C'est sans doute aux prières de cette bienheureuse sainte que nous sommes
encore redevables de la fidélité avec laquelle la divine Majesté nous procure le
nécessaire, sans que nous demandions rien à perso ne. Que le Seigneur soit béni
de tout! Amen.
A la même époque, le jour de l'Assomption de Notre
Dame, étant dans l'église d'un monastère du glorieux saint Dominique
,
je pensais aux nombreux péchés que j'y avais autrefois confessés, et à certaines
circonstances de ma vie imparfaite. Je fus tout à coup saisie d'un si grand
ravissement que je me trouvai presque hors de moi-même. Je m'assis, et il me
semble que je ne pus voir élever la sainte hostie, ni être attentive à la messe,
ce qui me laissa du scrupule. En cet état, il me sembla que je me voyais revêtir
d'une robe éblouissante de blancheur et de lumière; je ne distinguai pas d'abord
par qui, mais bientôt j'aperçus Notre-Dame à mon côté droit, et mon père saint
Joseph à mon côté gauche, qui m'en revêtaient; je compris que j'étais purifiée
de mes péchés. Étant donc revêtue de cette robe et toute inondée de délices et
de gloire, il me sembla que Notre-Dame me prenait les mains. Elle me dit que je
lui causais un grand plaisir par ma dévotion au glorieux saint Joseph; je devais
croire que mon dessein concernant la fondation s'exécuterait; Notre Seigneur
ainsi qu'elle et saint Joseph seraient très honorés dans ce monastère; je ne
devais pas craindre de jamais voir d'affaiblissement sur ce point, quoique je me
misse sous une obéissance qui n'était pas de mon goût, parce qu'elle et son
glorieux Époux nous protégeraient. Son Fils nous avait déjà promis d'être
toujours au milieu de nous; et, pour gage de la vérité de sa divine promesse,
elle me faisait don de ce joyau.
En achevant ces paroles, elle me parut mettre à mon
cou un collier d'or très beau, d'où pendait une croix d'une valeur inestimable.
Cet or et ces pierreries différaient infiniment de tout ce que l'œil voit
ici-bas; et l'imagination même ne saurait rien concevoir qui approche d'une
telle beauté. Il était également impossible de comprendre de quel tissu
était cette robe, et de donner la moindre idée de sa blancheur éclatante: à côté
d'elle, toute la blancheur d'ici-bas est, pour ainsi parler, noire comme de la
suie. Notre-Dame était d'une ravissante beauté; je ne pus néanmoins rien saisir
de particulier dans ses traits; je vis seulement en général la forme de son
visage. Elle était vêtue de blanc, dont l'éclat, quelque extraordinaire qu'il
fût, réjouissait la vue au lieu de l'éblouir. Je ne vis pas si clairement saint
Joseph; il m'était présent néanmoins, mais comme on l'est dans ces visions où
nulle image ne frappe l'âme, et dont j'ai parlé plus haut. Il me sembla que la
très sainte Mère de Dieu était dans toute la fleur de la jeunesse. Après qu'ils
eurent passé quelques moments avec moi, versant dans mon âme une gloire et un
bonheur qu'elle n'avait pas encore sentis, et dont elle eût voulu jouir sans
fin, il me sembla les voir remonter au ciel, accompagnés d'une grande multitude
d'anges. Je me trouvai par leur absence dans une extrême solitude; mais je
goûtais une consolation si pure, mon âme se sentait si élevée, si recueillie en
Dieu, si attendrie, que je fus quelque temps comme hors de moi, sans pouvoir
faire aucun mouvement, ni proférer une parole. J'en demeurai transportée du
désir de me consumer tout entière pour la gloire de Dieu. Tout cela se passa de
telle sorte et produisit en moi de si grands effets, que jamais je n'ai pu
douter que cette vision ne vînt de lui, malgré tous mes efforts pour me
persuader le contraire. Elle me laissa extrêmement consolée et dans une grande
paix.
Ce que la Reine des anges me dit sur l'obéissance
venait de ce que j'avais de la peine à me soustraire à celle de mon ordre.
Cependant Notre Seigneur m'avait dit qu'il ne convenait point de soumettre le
monastère aux religieux, me donnant même à connaître les raisons pour lesquelles
il ne convenait en aucune manière de le faire. Il m'avait ordonné d'envoyer à
Rome par une certaine voie qu'il m'indiqua aussi, m'assurant qu'il nous en
ferait venir une réponse favorable. Cet ordre ayant été fidèlement exécuté, tout
réussit au gré de nos désirs; mais si nous n'avions pas suivi ce parti, jamais
nous n'aurions vu le terme d'une pareille négociation.
Ce qui est arrivé depuis a fait voir combien il
était important de nous mettre sous l'obéissance de l'évêque
;
mais je ne le connaissais pas alors, et je ne savais pas quel supérieur nous
trouverions en lui. Notre Seigneur a voulu qu'il fût non seulement plein de
bonté, mais encore tel qu'il nous le fallait pour soutenir cette petite maison
au milieu de la grande tempête dont j'ai à parler, et pour la mettre dans l'état
où elle est aujourd'hui. Béni soit Celui qui a tout conduit si heureusement!
Amen.
|