Après avoir parlé de quelques tentations et de
quelques troubles intérieurs et secrets qui me venaient du démon, je veux en
rapporter d'autres dont j'étais assaillie presque en public, et où l'action de
cet esprit de ténèbres était visible.
Je me trouvais un jour dans un oratoire, lorsqu'il
m’apparut, à mon côté gauche, sous une forme affreuse. Pendant qu'il me parlait,
je remarquai particulièrement sa bouche, elle était horrible. De son corps
sortait une grande flamme, claire, et sans mélange d'ombre. Il me dit, d'une
voix effrayante, que je m'étais échappée de ses mains, mais qu'il saurait bien
me ressaisir. Ma crainte fut grande: je fis comme je pus le signe de la croix,
et il disparut; mais il revint aussitôt. La même chose eut lieu par deux fois.
Je ne savais que devenir: enfin je pris de l'eau bénite qui se trouvait là, j'en
jetai où il était, et il ne revint plus.
Un autre jour, il me tourmenta durant cinq heures
par des douleurs si terribles et par un trouble d'esprit et de corps si affreux,
que je ne croyais pas pouvoir plus longtemps y résister. Les sœurs qui étaient
présentes en furent épouvantées, et cherchaient en vain, comme moi, un remède à
ma torture. J'ai la coutume, dans ces moments d'intolérables souffrances
corporelles, de faire de mon mieux des actes intérieurs, pour demander au
Seigneur la grâce de la patience, et pour m'offrir, s'il y va de sa gloire, à
rester dans cet état jusqu'à la fin du monde. Je cherchais donc par cette
pratique quelque allégement au tourment cruel que j'endurais, lorsqu'il plut au
Seigneur de me faire voir qu'il venait du démon; car j'aperçus près de moi un
petit nègre d'une figure horrible, qui grinçait des dents, désespéré d'essuyer
une perte là où il croyait trouver un gain. En le voyant, je me mis à rire, et
n'eus point peur, parce que plusieurs sœurs se trouvaient auprès de moi. Pour
elles, saisies d'effroi, elles ne savaient que faire, ni quel remède apporter à
un si grand tourment. Par un mouvement irrésistible que l'ennemi m'imprimait, je
me donnais de grands coups, heurtant de la tête, des bras et de tout le corps
contre ce qui m'entourait; pour surcroît de souffrance, j'étais livrée à un
trouble intérieur plus pénible encore, qui ne me laissait pas un seul instant de
repos; je n'osais néanmoins demander de l'eau bénite, de peur d'effrayer mes
compagnes, et de leur faire connaître d'où cela venait.
Je l'ai éprouvé bien des fois, rien n'égale le
pouvoir de l'eau bénite pour chasser les démons et les empêcher de revenir; ils
fuient aussi à l'aspect de la croix, mais ils reviennent. La vertu de cette eau
doit donc être bien grande! Pour moi, je goûte une consolation toute
particulière et fort sensible lorsque j'en prends; d'ordinaire, elle me fait
sentir comme un renouvellement de mon être que je ne saurais décrire, et un
plaisir intérieur qui fortifie toute mon âme. Ceci n'est pas une illusion, je
l'ai éprouvé non point une fois, mais un très grand nombre de fois, et j'y ai
fait une attention fort sérieuse. Je compare volontiers une impression si
agréable à ce rafraîchissement que ressent dans toute sa personne celui qui,
excédé de chaleur et de soif, boit un verre d'eau froide. Je considère à ce
sujet quel caractère de grandeur l'Église imprime à tout ce qu'elle établit;
j'éprouve une joie bien vive en voyant la force que ses paroles communiquent à
l'eau, et l'étonnante différence qui existe entre celle qui est bénite et celle
ni ne l'est pas.
Comme mon tourment ne cessait point, je dis à mes
sœurs que si elles ne devaient pas en rire, je demanderais de l'eau bénite.
Elles m'en apportèrent et en jetèrent sur moi, mais cela ne fit aucun effet;
j’en jetai moi-même du côté où était l'esprit de ténèbres, et à l'instant il
s'en alla. Tout mon mal me quitta, de même que si on me l'eût enlevé avec la
main; je restai néanmoins toute brisée, comme si j'avais été rouée de coups de
bâton. Une leçon bien utile venait de m'être donnée: je pouvais me former une
idée de l'empire exercé par le démon sur ceux qui sont à lui, puisqu'il peut,
quand Dieu le lui permet, torturer à ce point une âme et un corps qui ne lui
appartiennent pas; cela me donna un nouveau désir de me délivrer d'une si
détestable compagnie.
Il y a peu de temps, la même chose m'arriva; mais
le tourment ne fut pas si long. J'étais seule, je pris de l'eau bénite. A
l'instant, deux religieuses qui venaient de me quitter rentrèrent, et sentirent
une odeur très mauvaise, comme de soufre. Elles étaient toutes deux très dignes
de foi et n'auraient voulu pour rien au monde dire un mensonge. Pour moi, je ne
sentis point cette odeur; mais elle dura assez longtemps pour qu'on eût tout le
loisir de s'en apercevoir.
Une autre fois, étant au chœur, je fus tout à coup
saisie d'un très profond recueillement; je m'en allai, pour qu'on ne s'en
aperçût pas. Cependant les religieuses entendirent de grands coups dans
l'endroit voisin, où je m'étais retirée. J'entendis aussi des voix auprès de
moi, et il me semblait qu'on formait quelque complot; mais il n'arriva à mon
oreille qu'un bruit confus, parce que j'étais trop absorbée dans l'oraison,
ainsi, je n'éprouvai aucune crainte.
Ces attaques se renouvelaient presque toujours
lorsque Dieu me faisait la grâce d'être utile à quelque âme par mes avis. Je
veux en rapporter un exemple, dont plusieurs témoins peuvent attester la vérité:
de ce nombre est mon confesseur actuel; il en vit la preuve dans une lettre; je
ne lui avais nullement dit de qui elle était, mais il connaissait parfaitement
la personne.
Un ecclésiastique qui, depuis deux ans et demi,
vivait dans un péché mortel des plus abominables dont j'aie jamais entendu
parler, et qui durant ce temps, sans se faire absoudre et sans se corriger,
n'avait pas laissé de dire la messe, vint me déclarer le triste état de son âme.
Il me dit qu'en confession il accusait tous ses péchés à l'exception de
celui-là, tant il avait de honte d'avouer une chose si horrible; mais qu'il
désirait ardemment sortir de cet abîme, et n'en avait pas la force. Je fus très
vivement touchée de son sort, et de la grandeur de l'offense commise envers
Dieu; je lui promis de demander et de faire demander instamment au Seigneur, par
des personnes meilleures que moi, qu'il lui plût d'avoir pitié de lui. J'écrivis
à quelqu'un à qui il me dit qu'il n'aurait pas de peine à remettre mes lettres.
Or, dès la première, il alla se confesser, et Dieu lui fit la grâce de le
recevoir dans sa miséricorde, en faveur de tant de saintes personnes qui, sur ma
recommandation, l'en, avaient supplié; de mon côté, malgré ma misère, j'avais
fait avec soin tout ce qui était en mon pouvoir. Cet ecclésiastique m'écrivit
que, grâce au changement opéré en lui, il n’était plus depuis quelques jours
retombé dans ce péché, mais que la tentation lui causait un supplice tel qu'il
lui semblait être en enfer; il me conjurait de continuer de le recommander à
Dieu. Je fis de nouveau appel au zèle de mes sœurs, et c'était à la ferveur de
leurs prières que Dieu devait accorder cette grâce. Au reste, elles ignoraient
complètement pour qui elles priaient, et nul n'aurait jamais pu le soupçonner.
Pressée par ma commisération pour cette âme, je
suppliai Notre Seigneur de vouloir faire cesser ces tentations et ces tourments,
et de permettre que les démons vinssent m'attaquer moi-même, pourvu que cela
n'entraînât aucune offense de ma part. Je me vis ainsi pendant un mois
tourmentée de la manière la plus cruelle; ce fut alors qu'eurent lieu ces deux
attaques dont j'ai parlé. J'en donnai avis à cet ecclésiastique, et il me fit
savoir que par la miséricorde de Dieu il était délivré. Il s'affermit de plus en
plus dans le bien, et resta libre de ses peines. Il ne pouvait se lasser de
rendre grâces à Dieu et de me témoigner sa reconnaissance, comme si j'avais fait
quelque chose. A la vérité, la pensée que Notre Seigneur me favorisait de ses
grâces avait pu lui être utile. Il disait que lorsqu'il se voyait serré de plus
près par la tentation, il lisait mes lettres, et qu'elle le quittait aussitôt.
Il ne pouvait considérer sans un profond étonnement ce que j'avais enduré à son
sujet, et comment il était resté affranchi de son épreuve. Je n'en étais pas
moins étonnée que lui; et si, pour le voir délivré de la tentation, il m'eût
fallu souffrir plusieurs années encore, je m'y serais dévouée de bon cœur. Dieu
soit béni de tout! On voit par là combien est puissante la prière des âmes qui
le servent, et de ce nombre sont, je n'en doute pas, les sœurs de ce monastère.
Comme je les avais engagées à prier, les démons devaient être plus indignés
contre moi, et le Seigneur le permettait ainsi à cause de mes péchés.
Vers ce même temps, je crus une nuit que ces
maudits esprits allaient m'étouffer; on leur jeta beaucoup d'eau bénite, et j'en
vis soudain fuir une multitude comme s'ils se précipitaient du haut d'un lieu
élevé. Ces maudits m'ont souvent attaquée; mais je les crains peu, car je vois
que sans la permission du Seigneur, ils ne peuvent faire le moindre mouvement.
Un plus long récit de ces sortes de tourments vous fatiguerait, mon père, et me
fatiguerait moi-même. Ce que je viens de dire suffit pour montrer au vrai
serviteur de Dieu le mépris qu'il doit faire de ces fantômes, par lesquels les
démons cherchent à l'épouvanter. Qu'il le sache, toutes les fois qu'une âme
méprise ces adversaires, elle les affaiblit, et acquiert sur eux de l'empire;
chacune de leurs attaques lui apporte toujours quelque grand avantage; comme il
serait trop long d'en parler ici, je me contenterai de rapporter ce qui m'arriva
une veille des Trépassés.
J'étais dans un oratoire, et je venais de réciter
un nocturne; je disais quelques oraisons fort dévotes qui se trouvent à la fin
de notre bréviaire, lorsque le démon se mit sur le livre pour m'empêcher
d'achever. Je fis le signe de la croix, et il disparut; il revint presque
aussitôt, etje le mis en fuite de la même manière; ce fut trois fois, ce me
semble, qu'il me contraignit ainsi à recommencer l'oraison; enfin je lui jetai
de l'eau bénite, et je pus terminer. Je vis à l'instant même sortir du
purgatoire quelques âmes à qui il devait sans doute rester peu à souffrir, et il
me vint en pensée que cet ennemi avait peut-être voulu par là retarder leur
délivrance. Je l'ai vu rarement sous quelque figure, mais il m'est souvent
apparu sans en avoir aucune, comme il arrive dans les visions intellectuelles,
où, ainsi que je l’ai dit, l'âme voit clairement quelqu'un présent, bien qu'elle
ne l'aperçoive sous aucune forme.
Je veux rapporter une autre chose qui m'étonna
beaucoup. Le jour de la fête de la très sainte Trinité, étant entrée en extase
dans le chœur d'un certain monastère, je vis une grande lutte entre des démons
et des anges, sans pouvoir comprendre le sens de cette vision; je le connus
clairement, lorsque, environ quinze jours après, il s'engagea une lutte entre
des personnes d'oraison et d’autres en grand nombre qui ne s'y adonnaient point.
Ce démêlé dura longtemps, et causa beaucoup de trouble dans la maison où il
arriva.
Une autre fois, je me vis entourée d'une multitude
de ces esprits ennemis, mais j'étais en même temps environnée d'une vive lumière
qui les empêchait de venir jusqu'à moi. Je compris que Dieu me protégeait contre
eux, et qu'ils ne pourraient m'entraîner à aucune faute. Ce que j’ai éprouvé en
moi-même diverses fois m'a fait comprendre la vérité de cette vision. J'ai vu
clairement combien ils sont impuissants lorsque je suis fidèle à Dieu. Aussi, je
n'en ai presque aucune frayeur. Ils ne sont forts que contre ces âmes lâches qui
capitulent sans combat; celles-là, ils les traitent en despotes.
Au milieu des tentations que j'ai rapportées, je
sentais de temps en temps se réveiller en moi toutes les vanités et les
faiblesses de ma vie passée; j'éprouvais à cette vue un grand besoin de me
recommander à Dieu. Le seul retour de pareilles pensées me semblait une
preuve que le démon était l'auteur de tout ce qui s'était passé en
moi; car je croyais qu'après avoir reçu tant de grâces de Dieu, je ne devais pas
même ressentir ces premiers mouvements en des choses contraires à sa loi:
j'endurais un véritable tourment, jusqu'à ce que mon confesseur rendît la paix à
mon âme.
Je trouvais un tourment non moins cruel dans
l'estime et les éloges, surtout venant des personnes d'un rang élevé Combien
j'en ai souffert, et combien j'en souffre encore! Jetant les yeux sur la vie de
Jésus-Christ et des saints, et me voyant si loin de cette voie du mépris et des
injures où ils ont marché, je tremble, je n'ose de honte lever la tête, et
voudrais pouvoir me cacher à tout le monde. Quand je suis persécutée, c'est tout
autre chose. La nature, il est vrai, souffre et s'afflige, mais mon âme s'élève
au-dessus de ces persécutions, et elle est comme une reine à qui tout est soumis
dans son empire. Je ne comprends pas comment ces deux choses peuvent s'accorder,
mais je sais bien que cela se passe de la sorte.
Souvent, je suis restée plusieurs jours de suite
dans un trouble et une peine excessifs, à la pensée que ces grandes faveurs de
Dieu seraient connues du publie. Cela me semblait en partie de la vertu
et de l'humilité ; et maintenant, je vois clairement que c'était une tentation.
Un père dominicain très savant me l'a fort bien montré. Cette appréhension vint
à un tel point, qu'à cette seule pensée j'aurais mieux aimé me laisser enterrer
toute vive. Aussi, lorsque le Seigneur m'envoya ces grands ravissements
auxquels, même en compagnie, je ne pouvais résister, j'en demeurais si confuse,
que je n'aurais plus voulu paraître devant qui que ce fût au monde.
Notre Seigneur me voyant un jour en proie à cette
peine, me demanda ce que je craignais, ajoutant qu'il ne pouvait arriver que
deux choses: ou l'on dirait du mal de moi, ou on le glorifierait. Il me faisait
connaître par là que ceux qui ajouteraient foi à ces grandes faveurs lui en
rapporteraient la gloire, et que ceux qui n'y croiraient pas me blâmeraient sans
fondement. Des deux côtés il y avait un gain pour moi; ainsi, je n'avais nul
sujet de m'affliger. Ces paroles me rendirent le calme, et elles me consolent
encore toutes les fois que j'y pense.
Entraînée par cette tentation, je voulus sortir du
monastère où j'étais, et m'en aller avec ma dot dans un autre du même ordre. Je
savais que la clôture y était beaucoup mieux gardée, et qu'on y pratiquait de
très grandes austérités; de plus, il était fort éloigné, ce qui me souriait
beaucoup, par l'espoir d'y vivre inconnue; mais mon confesseur ne voulut jamais
me le permettre. Ces craintes m'enlevaient grandement la liberté d'esprit, et je
reconnus depuis qu'une humilité qui donnait naissance à tant de trouble n'était
pas la bonne. Notre Seigneur m'enseigna lui-même cette vérité: puisque j'étais
pleinement convaincue que tous les biens me venaient de Dieu seul, et que,
d'autre part, loin de m'affliger en entendant louer les autres, je me
réjouissais de voir briller en eux les dons de Dieu, je n'aurais pas dû
m'attrister qu'ils resplendissent également en moi.
Je tombai dans un autre extrême: j'adressais des
prières particulières à Dieu, pour le conjurer de faire connaître mes péchés aux
personnes qui auraient bonne opinion de moi, afin qu'elles vissent combien
j'étais indigne des faveurs que je recevais de lui; et ce désir, je l'ai encore
bien vif. Mais mon confesseur me défendit de continuer. Voici néanmoins ce que
j'ai fait jusque dans ces derniers temps. Lorsque je voyais une personne me
juger très favorablement, je tâchais, par des détours ou de quelque autre
manière, de lui donner connaissance de mes péchés, et par là mon âme se sentait
soulagée; on m'a également inspiré sur ce point beaucoup de scrupules. Je vois
maintenant que cela ne procédait pas de l'humilité, mais d'une véritable
tentation. J'en avais d'autres encore. Il me semblait que je trompais tout le
monde, et de fait, l'on s'abuse si l'on se persuade qu'il y a quelque bien en
moi; néanmoins, je n'eus jamais le dessein de tromper personne. Notre Seigneur
permet sans doute pour quelque raison qu'on s'illusionne ainsi sur mon compte.
Je n'ai jamais parlé, même à mes confesseurs, d'aucune de ces grâces à moins de
le croire nécessaire, et je m'en serais fait un grand scrupule.
Aujourd'hui je vois clairement que ces vaines
craintes, ces peines, et cette prétendue humilité, ne sont que des imperfections
qui montrent que l'on n'est pas assez mortifié. Une âme qui s'abandonne
entièrement à Dieu et qui juge sainement des choses, n'est pas plus touchée du
bien que du mal qu'on dit d'elle; instruite par le divin Maître, elle a
trop bien compris que de son propre fonds elle n'a rien. Ainsi, qu'elle se
confie à Celui de qui tout lui vient. S'il fait éclater ses dons au
dehors, elle doit penser qu'il a ses raisons pour cela. Mais en même temps,
qu'elle se prépare à la persécution; car, de nos jours, elle est
inévitable pour ceux en qui le Seigneur trouve bon de manifester de semblables
grâces. Mille yeux seront ouverts sur une de ces âmes, tandis que sur mille
autres, marchant dans une voie différente, pas un œil n'est ouvert. A la vérité,
il y a, sous ce rapport, bien des raisons de craindre; sans doute ma crainte
était de cette nature, et elle procédait moins de l'humilité que d'un défaut de
courage.
L'âme que Dieu expose ainsi aux regards peut se
préparer à être martyre du monde; et si, de son propre choix, elle ne meurt à
tout ce qui est de lui, le monde saura bien la faire mourir. A mes yeux,
l'unique mérite du monde, c'est de ne pouvoir souffrir les moindres
imperfections dans les gens de bien, et de les contraindre, à force de murmures,
à devenir meilleurs. J'ose le dire, il faut plus de courage pour suivre le
chemin de la perfection, lorsqu'on n'est pas parfait, que pour se dévouer à un
prompt martyre. En effet, à moins d'une faveur toute particulière de Dieu, l'on
ne devient parfait qu'en beaucoup de temps. Les gens du monde néanmoins ne
voient pas plus tôt une personne entrer dans ce chemin, qu'ils veulent qu'elle
soit sans aucun défaut: de mille lieues, ils découvrent la moindre faute qui lui
échappe et qui est peut-être en elle une vertu; mais comme chez eux une pareille
faute viendrait d'un vice, ils jugent des autres par eux-mêmes. Vraiment, à les
entendre, l'aspirant à la perfection ne devrait plus manger, ni dormir, ni même
respirer, comme l'on dit. Plus le monde accorde d'estime à ces âmes, plus il
oublie que, malgré toute leur perfection, elles sont enchaînées dans un corps,
et forcément assujetties à ses misères tant qu'elles vivent sur cette terre, que
du reste elles foulent aux pieds. Il leur faut donc, je le répète, un grand
courage; car elles n'ont pas encore commencé à marcher, et l'on veut qu'elles
volent; elles n'ont pas encore vaincu leurs passions, et l'on veut que dans les
combats les plus difficiles, elles restent aussi fermes que les saints confirmés
en grâce, dont on a lu la vie. Il y a de quoi louer Dieu de voir ce qu'elles ont
alors à souffrir. Mais en même temps, quel sujet d'affliction! Combien de ces
pauvres âmes retournent en arrière, parce qu'elles n'ont point la force de
soutenir ces assauts! Ainsi, je crois bien, se serait découragée la mienne, si,
dans sa très grande miséricorde, Notre Seigneur n'eût tout fait de son côté; et
jusqu'au jour où, par pure bonté, il a enrichi mon néant de ses biens, vous
verrez, mon père, que je n'ai fait que tomber et me relever.
Je souhaiterais savoir bien m'expliquer, car
beaucoup d'âmes, je le crois, sont ici dans l'erreur. Elles veulent voler avant
que Dieu leur ait donné des ailes. Je me suis déjà servie, il me semble, de
cette comparaison; mais comme elle rend parfaitement ma pensée, je vais la
développer ici. Je connais plusieurs âmes qui se trouvent, à cause de cette
erreur, en grande affliction. Elles commencent par de grands désirs, une grande
ferveur, et une ferme résolution d'avancer dans la vertu; plusieurs même
abandonnent pour Dieu toutes les choses extérieures. Mais elles voient d'autres
âmes plus avancées, déjà élevées par la grâce du Seigneur à des vertus
difficiles, et elles sentent qu'elles ne peuvent y atteindre. Ce n'est pas tout:
elles lisent dans les traités d'oraison divers moyens pour s'élever à la
contemplation, et n'ayant pas encore la force de les mettre en pratique, elles
s'affligent et perdent courage. Il faut, leur disent ces livres, mépriser
les jugements du monde, et être plus content qu'il dise du mal que du
bien de nous; on ne doit faire aucun cas de l'honneur; le détachement
des parents doit être absolu, en sorte que s'ils ne s'adonnent à l'oraison,
leurs rapports n'aient pour nous aucun attrait, et nous causent plutôt du
déplaisir; et plusieurs autres choses de ce genre. Mais, à mon avis, ce
sont là de purs dons du Seigneur; et des sentiments si contraires à nos
inclinations doivent être mis au rang des biens surnaturels. Ainsi, que ces âmes
ne s'affligent point si elles ne peuvent tout à coup s'élever si haut; qu'elles
se confient sans réserve en la bonté de Dieu: un jour, il changera leurs désirs
en effets, pourvu qu'elles persévèrent dans l’oraison, et fassent de leur côté
tout ce qui est en leur pouvoir. Étant si faibles, nous avons un extrême besoin
d'ouvrir notre âme à une grande confiance; ne nous laissons jamais abattre, et
animons-nous sans cesse par la pensée que de constants efforts nous assurent la
victoire.
Voici, mon père, ce que m'a appris une longue
expérience, et qu'il me semble utile de vous dire: quelles que soient les
apparences, on ne doit pas se flatter de posséder une vertu avant de l'avoir
éprouvée par son contraire. Nous devons toujours, dans cette vie, nous défier de
nous-mêmes et nous tenir sur nos gardes; nous sommes bien vite entraînés vers la
terre, si Dieu ne nous a pas entièrement donné sa grâce pour nous faire
connaître le néant de toutes choses; enfin, il n'y a jamais de pleine sûreté
dans ce monde. Il me semblait, il y a peu d'années, que j'étais non seulement
détachée de mes parents, mais que leurs visites me causaient de la peine; et en
vérité m'entretenir avec eux m'était à charge. Je me vis obligée, à cause d'une
affaire importante, d'aller passer quelques jours chez une de mes sœurs qui est
mariée, et que j'aimais autrefois de la plus tendre affection. Quoiqu'elle eût
plus de vertu que moi, les conversations que j'avais avec elle ne m'étaient pas
très agréables; le sujet de l'entretien, vu la différence de notre état, ne
pouvant toujours être au gré de mes désirs. Je restais donc le plus que je
pouvais dans la solitude. Je vis toutefois que ses peines me touchaient
beaucoup plus vivement que ne l'auraient fait celles d'une autre personne, et ne
laissaient pas de me donner quelque souci. Enfin, je fus forcée de reconnaître
que je n'étais pas aussi libre que je pensais, mais que j'avais encore besoin de
fuir les occasions, afin de me fortifier dans cette vertu de détachement dont le
Seigneur avait mis en moi le germe; et avec le concours de sa grâce, j'ai
toujours tâché depuis cette époque d'y être fidèle.
Lorsque le Seigneur commence à nous donner quelque
vertu, nous devons la cultiver avec le plus grand soin, et ne pas nous exposer
au danger de la perdre. Cela est vrai en bien des choses, et en particulier pour
ce qui regarde l'honneur; car, soyez-en persuadé, mon père, tous ceux qui
pensent en être entièrement détachés ne le sont pas. Il faut se tenir sans cesse
sur ses gardes, et pour peu qu'une personne s'y sente encore attachée, qu'elle
m'en croie et s'efforce de briser ce lien, si elle veut avancer. C'est une
chaîne tellement forte qu'il n'y a lime qui la rompe. Dieu seul peut le faire;
mais il faut pour cela l'oraison et de grands efforts de notre part. C'est un
lien qui arrête dans le chemin de la perfection, et il cause un tel dommage que
j'en suis épouvantée. Je vois des personnes qui, par la sainteté et l'éclat de
leurs oeuvres, jettent les peuples dans l'admiration. Grand Dieu! pourquoi de
telles âmes tiennent-elles encore à la terre? Comment ne sont-elles pas
déjà à la cime de la perfection? Quel est ce mystère? Qui donc les
retient, elles qui font pour Dieu de si grandes choses? Ah! c'est
qu'elles sont encore attachées à quelque point d'honneur; et, ce qui est
pis, c'est qu'elles ne veulent pas en convenir, c'est que parfois le démon leur
persuade qu'elles sont obligées de ne pas y renoncer. Mais, pour l'amour de
Notre Seigneur, qu'elles ajoutent foi à mes paroles; qu'elles écoutent cette
petite fourmi à qui ce divin Maître lui-même commande de parler si elles ne se
corrigent de ce défaut, il sera comme une chenille qui, sans endommager tout
l'arbre, car quelques vertus resteront encore, en rongera du moins une grande
partie. Cet arbre perdra sa beauté, il ne croîtra plus; il empêchera le
développement de ceux qui l'avoisinent; ses fruits seront gâtés, c'est-à-dire
que le bon exemple donné par ces personnes sera sans force et de peu de durée.
Je le répète encore: pour petit que soit cet
attachement à l'honneur, c'est comme une fausse note ou un manque de mesure dans
un chœur de musique: toute l'harmonie en est déconcertée. Il nuit toujours
beaucoup dans les divers états de la vie chrétienne, mais c'est une véritable
peste dans les voies de l'oraison. Votre désir, dites-vous, est de vous unir
étroitement à Dieu et de suivre les conseils de Jésus-Christ; mais, tandis que
ce divin Maître est chargé d'injures et de faux témoignages, vous prétendez
conserver intacts votre honneur et votre réputation. Il n'est pas possible de se
rencontrer en marchant par deux routes si différentes. C'est lorsque l'âme fait
des efforts, et qu'en beaucoup de choses elle est contente de perdre de son
droit, que Notre Seigneur s'approche d'elle. Mais, dira quelqu'un, je n'ai
aucune occasion de donner à Dieu de telles preuves de ma fidélité. Je réponds
que si votre détermination est véritable, le Seigneur ne permettra pas que vous
soyez privé d'un si grand bien, il vous ménagera même tant d'occasions
d'acquérir l'humilité, que vous les trouverez trop nombreuses; il n'y a
seulement qu'à mettre la main à l'œuvre.
Je veux, à ce propos, rapporter quelques-unes des
petites choses que je faisais au commencement; ces riens sont, comme je l'ai
dit, les petites pailles que je jetais dans le feu, étant incapable de faire
davantage. Notre Seigneur reçoit tout: qu'il en soit béni à jamais!
Entre mes autres imperfections, j'avais celle de
savoir peu les rubriques du bréviaire, le chant et les cérémonies du chœur:
c'était par pure négligence, et parce que je donnais mon temps à de vaines
occupations. Je voyais de simples novices qui étaient capables de m'instruire,
et je me gardais bien de leur demander ce que je ne savais pas, de peur de leur
faire connaître mon ignorance; le prétexte du bon exemple que je leur devais se
présentait à mon esprit, comme c'est l'ordinaire. Mais, lorsque le Seigneur
m'eut un peu ouvert les yeux, je changeai de conduite; car dès que j'hésitais
tant soi peu sur les choses même que je savais, je ne balançais pas à les
demander aux plus jeunes. Je ne perdis par là ni honneur ni crédit, et il plut
même à Notre Seigneur de me donner plus de mémoire que je n'en avais auparavant.
Pour le chant, à moins d'avoir étudié à l'avance,
comme on me le recommandait, je m'en tirais mal. J'en étais bien fâchée, non de
crainte d'y faire des fautes en la présence de Dieu, ce qui aurait été une
vertu, mais à cause des personnes qui m'écoutaient; et ce sentiment de vanité me
troublait de telle sorte, que je chantais encore moins bien que je ne savais.
Dans la suite, je m'arrêtai à ce parti: lorsque je n'étais pas très bien
préparée, je disais que je ne savais pas. Il m'en coûta beaucoup au
commencement; ensuite je le faisais avec plaisir. Mais dès que je commençai à ne
plus me soucier que l’on connût mon ignorance, et à fouler aux pieds ce
malheureux point d'honneur, que je me figurais en cela et que chacun met
où il veut, je chantai beaucoup mieux qu'auparavant.
Voilà des riens, je l'avoue, et ils sont la preuve
que je ne suis rien moi-même, puisqu'ils me donnaient de la peine. Ils ne
laissent pas néanmoins de nous faire pratiquer de petits actes de vertu. Ces
petites choses, quand on les fait pour Dieu, ont leur prix à ses yeux, et sa
Majesté nous assiste pour en entreprendre de plus grandes.
Toutes les sœurs, excepté moi, faisant des progrès
dans la vertu, car je n'ai jamais été bonne à rien, je m'avisai de ce petit
exercice d'humilité: je pliais secrètement leurs manteaux lorsqu'elles étaient
sorties du chœur, et il me semblait servir en cela ces anges qui venaient de
chanter les louanges de Dieu. Elles le découvrirent, je ne sais comment, et je
n'en eus pas peu de confusion; car ma vertu n'allait pas jusqu'à voir avec
plaisir qu'elles en eussent connaissance, non par humilité, mais de crainte que
de si petites choses ne leur prêtassent à rire sur mon compte.
O mon Seigneur, quelle n'est pas ma honte de me
voir coupable de tant d'offenses, et de rapporter ces petits actes de vertu,
vrais grains de sable que je n'avais pas même la force de soulever de terre, et
qui étaient mêlés de tant d'imperfections! L'eau de votre grâce n'avait pas
encore jailli pour les faire monter jusqu'à vous! O mon Créateur, pourquoi
faut-il que parmi les infidélités sans nombre de ma vie, je ne trouve pas une
seule action tant soit peu digne de figurer dans ce récit des grâces insignes
que j'ai reçues de vous? Je ne sais, ô mon tendre Maître, comment mon cœur ne se
brise pas de regret, ni comment ceux qui liront ces pages pourront se défendre
d'un sentiment d'horreur pour moi, en voyant qu'après avoir si mal répondu à de
si grands bienfaits, je n'ai pas rougi de raconter de si misérables services:
venus de moi, c'est tout dire! Quelle honte j'en éprouve, Seigneur! Mais faute
de mieux, je les ai écrits pour montrer à ceux qui vous en rendront de plus
signalés, quelle récompense ils doivent attendre de vous, puisque vous n'avez
pas dédaigné les miens. Plaise à votre Majesté de me donner sa grâce, pour que
je n'en demeure pas toujours à ces débuts! Amen. |