Voyant que je ne pouvais rien ou presque rien
contre ces grands transports d'amour, ils devinrent pour moi un sujet de
crainte. Le plaisir et la peine qu'ils me faisaient simultanément éprouver
étaient pour moi un mystère. Je savais bien que la souffrance du corps est
compatible avec la joie de l'esprit; mais une peine spirituelle si excessive
unie à un bonheur si ravissant, voilà où ma raison se perdait. Cependant je
continuais à faire effort pour résister, mais en vain, et souvent je me sentais
épuisée. Infortunée, je m'armais de la croix pour me défendre contre Celui qui
nous l'a laissée à tous comme notre défense! Je voyais clairement que personne
ne me comprenait. Je n'osais néanmoins le dire qu'à mon confesseur; en parler à
d'autres eût été déclarer que je n'avais pas d'humilité.
Il plut à Notre Seigneur de remédier en partie à
mes peines, et même de les faire cesser pendant quelque temps, en conduisant
dans cette ville le béni frère Pierre d'Alcantara. J'ai déjà parlé de lui, et
dit quelque chose de sa pénitence (cf. fin du chap. 27). J'ai appris qu'entre
autres austérités, il avait porté pendant vingt années un cilice en lames de
fer-blanc, sans jamais le quitter. Il a composé en castillan de petits traités
d'oraison, qui sont maintenant entre les mains de tout le monde. L'oraison étant
sa vie depuis tant d'années, il en a écrit d'une manière très utile pour les
âmes qui s'y adonnent. Il avait gardé dans toute sa rigueur la première règle de
Saint-François, et pratiqué cette pénitence que j'ai racontée plus haut.
Cette dame veuve dont j'ai parlé, si digne servante
de Dieu et mon intime amie (Guiomar de Ulloa.), ayant appris l'arrivée de ce
grand personnage, désira que je le visse. Elle savait le besoin que j'en avais ;
elle était témoin de mes peines, et ne réussissait pas peu à les adoucir. Pleine
d'une foi vive, elle ne pouvait s'empêcher de voir l'esprit de Dieu dans ce que
tous les autres regardaient comme l'ouvrage du démon. Elle joignait à un
jugement excellent une discrétion parfaite. C'était une âme à laquelle Notre
Seigneur aimait à se communiquer dans l'oraison: aussi daignait-il lui faire
connaître ce que les savants ignoraient. Mes confesseurs me permettaient de
chercher auprès d'elle un adoucissement à mes peines, et elle pouvait me
consoler sous bien des rapports. Souvent elle avait sa part dans les grâces que
je recevais, et Notre Seigneur lui donnait par mon intermédiaire des avis très
utiles à son âme.
Pour faciliter mes rapports avec un homme aussi
saint que frère Pierre d'Alcantara, elle obtint de mon provincial, sans m'en
rien dire, la permission de m'avoir huit jours chez elle. Ce fut dans sa maison,
et dans quelques églises, que j’eus de nombreux entretiens avec ce religieux.
Depuis, il m'a encore été donné, à diverses époques de communiquer souvent avec
lui. J’ai toujours eu l'habitude de manifester à mes guides, avec pleine clarté
et sincérité, l'état de mon âme, et jusqu'à mes premières impressions que je
voudrais voir connues de tous; et, dans les choses douteuses, j'ai toujours dit
ce qui pouvait m'être contraire. Ainsi je lui rendis compte de toute ma vie et
de ma manière d’oraison, le plus clairement qu’il me fut possible. Je vis tout
d’abord qu’il m’entendait par l’expérience qu'il avait de ces voies, et c’était
de dont j’avais besoin: car Dieu ne m’avait pas encore encore fait la grâce
qu'il m'a accordée depuis, faire comprendre aux autres les faveurs dont il me
comble; ainsi, pour les connaître et en porter un jugement sûr, il fallait en
avoir reçu de semblables.
Il me donna une très grande lumière; car, jusqu'à
ce moment, les visions intellectuelles, et même les imaginaires qui se voient
des yeux de l'âme, avaient été pour moi quelque chose d'incompréhensible. Je
croyais comme je l'ai dit, qu'on ne devait estimer que celles qui
frappent les yeux du corps;et je n'en avais point de celles-là. Ce saint homme
m'éclaira sur tout, et me donna une parfaite intelligence de ces visions; il me
dit de ne plus craindre, mais de louer Dieu, m'assurant qu'il en était l'auteur,
et qu'après les vérités de la foi, il n'y avait point de chose plus certaine ni
à laquelle je dusse donner une plus ferme créance. Il se consolait extrêmement
avec moi, me témoignant beaucoup de bonté et de bienveillance, et il m'a
toujours depuis fait part de ses pensées les plus intimes et de ses desseins.
Heureux de voir que Notre Seigneur m'inspirait une si ferme résolution, et tant
de courage pour entreprendre les mêmes choses qu'il lui faisait la grâce
d'exécuter, il goûtait un grand contentement dans cette mutuelle communication
de, nos âmes. Car dans l'état auquel le divin Maître l'avait élevé, le plus
grand plaisir, comme la plus pure consolation, est de rencontrer une âme en qui
l'on croit découvrir le commencement des mêmes grâces. Je ne faisais alors, ce
me semble, que d’entrer dans une si sainte voie. Dieu veuille que j'y marche
maintenant!
Ce saint homme fut pénétré de la plus vive
compassion pour moi. Il me dit qu'une des plus grandes peines dans cet
exil était celle que j'avais endurée, c'est-à-dire cette contradiction des gens
de bien; il ajouta qu'il me restait encore beaucoup à souffrir, parce que
j'avais besoin d'une continuelle assistance, et qu'il n'y avait personne dans
cette ville qui me comprît Il me promit de parler à mon confesseur, et à un de
ceux qui me causaient le plus de peine. Ce dernier était ce gentilhomme dont
j'ai fait mention. Son dévouement sans bornes pour moi était la cause de toute
cette guerre qu'il me faisait. C'était une âme sainte, mais craintive; et comme
il m'avait vue naguère si imparfaite, il ne parvenait pas à se rassurer a mon
sujet.
Ce grand serviteur de Dieu accomplit promesse; il
parla à tous les deux, et leur montra par de puissantes raisons qu'ils
devaient se rassurer, et ne plus m’inquiéter à l'avenir. Mon confesseur
n'en avait pas grand besoin; mais pour le gentilhomme, il n'en
était pas de même car une telle autorité ne put entièrement le convaincre: elle
fit néanmoins qu’il ne m’effrayait plus autant qu’auparavant.
Il fut convenu entre ce saint religieux et moi que
je lui écrirais à l'avenir ce qui m'arriverait, et que nous prierions beaucoup
Dieu l'un pour l'autre. Dans sa profonde humilité, il voulait bien attacher
quelque prix aux prières d'une créature aussi misérable que moi ce qui me
couvrait d'une extrême confusion. Il me laissa fort contente et fort consolée,
par l'assurance qu'il me donna que l'esprit de Dieu agissait dans mon âme: il
ajouta que je pouvais sans crainte continuer à faire oraison; que s'il me
survenait des doutes, je n'avais, pour plus de sûreté, qu'à les communiquer à
mon confesseur, et que désormais je devais vivre dans la paix.
Néanmoins, comme Notre Seigneur me conduisait par
la voie de la crainte, je ne pouvais ouvrir mon âme ni à une sécurité parfaite
quand on me rassurait, ni à une crainte sérieuse quand on me disait que j'étais
trompée. Ainsi, que l'on m'inspirât de fa crainte ou de la confiance, nul ne
pouvait obtenir de moi une foi plus grande que celle que Notre Seigneur mettait
dans mon âme. Sans doute, les paroles de l'homme de Dieu me laissèrent consolée
et tranquille; je ne leur donnai pourtant pas assez de créance pour être tout à
fait sans appréhension, principalement lorsque le divin Maître me faisait sentir
les tourments intérieurs dont je vais parler. Malgré tout, je demeurai, comme je
l'ai dit, très consolée.
Je ne pouvais me lasser de rendre grâces au
Seigneur et de bénir mon glorieux père saint Joseph, à qui j'attribuais
l'arrivée de ce grand religieux, qui était commissaire général de la custodie
qui porte son nom
.
Je n'avais cessé de me recommander très instamment à ce glorieux patriarche,
ainsi qu'à la très sainte Vierge.
Il m'arrivait quelquefois, comme il m'arrive
encore, mais plus rarement, d'éprouver simultanément de si grandes peines
spirituelles et de si accablantes douleurs corporelles, que je ne savais que
devenir. D'autres fois, quoique ces souffrances du corps fussent plus cruelles,
mon esprit ne souffrant point, je leur faisais face avec beaucoup d'allégresse;
mais lorsque j'endurais les deux à la fois, j'éprouvais un véritable martyre.
Toutes les grâces que le Seigneur m'avait faites
s'effaçaient alors de ma mémoire; il ne m'en restait, comme d'un songe, qu'un
vague souvenir qui ne servait qu'à me tourmenter. Mon esprit était tellement
obscurci, que je roulais de doute en doute, de crainte en crainte; il me
semblait que je n'avais pas su comprendre ce qui se passait en moi; peut-être
étais-je victime d'une illusion; il devait me suffire d'être trompée, sans
tromper encore des gens de bien; enfin, je me trouvais si mauvaise, que je
m'imaginais être cause par mes péchés de tous les maux et de toutes les hérésies
qui désolaient le monde. Ce n'était là qu'une fausse humilité, inventée par
l'ennemi pour me troubler et essayer de me jeter dans le désespoir. Maintenant
qu'une longue expérience m'a dévoilé ses artifices, il ne me tente plus autant
de ce côté-là.
On reconnaît à des marques évidentes que cette
fausse humilité est l'ouvrage du démon. Elle commence par l'inquiétude et le
trouble; puis, tout le temps qu'elle dure, ce n'est que bouleversement
intérieur, obscurcissement et affliction de l'esprit, sécheresse, dégoût de
l'oraison et de toute bonne œuvre. Enfin, l'âme se sent comme étouffée,
et le corps comme lié, de telle sorte qu'ils sont incapables d'agir.
Quand l'humilité vient de Dieu, l'âme reconnaît, il
est vrai, sa misère; elle en gémit, elle se représente vivement sa propre
malice, et voit que ces sentiments qu'elle a d'elle-même ne sont que la pure
vérité: mais cette vue ne lui cause ni trouble, ni inquiétude, ni ténèbres, ni
sécheresse; elle répand au contraire en elle la joie, la paix, la douceur, la
lumière. Si elle sent de la peine, c'est une peine qui la réconforte, parce
qu'elle connaît qu'elle vient de Dieu, et qu'elle la considère comme une grâce
insigne et d'une immense utilité. En même temps qu'elle éprouve de la douleur
d'avoir offensé Dieu, elle se sent dilatée par le sentiment de ses miséricordes;
et si la lumière qu'elle reçoit la confond, elle la porte en même temps à bénir
Dieu de l'avoir si longtemps soufferte.
Dans cette autre humilité dont le mauvais ange est
l'auteur, l'âme n'a de lumière pour aucun bien. Elle se représente son Dieu
comme armé pour mettre tout à feu et à sang; elle n'a sous les yeux que l'image
de sa justice. La foi à la miséricorde lui reste, il est vrai, parce que tous
les efforts du démon ne sauraient la lui ravir; mais ce rayon de la foi, loin de
la consoler, ne fait qu'accroître son tourment, en lui montrant dans une plus
vive lumière la grandeur de ses obligations envers Dieu.
A mon avis, cet artifice est l'un des plus subtils
du démon, l'un des plus cachés, et des plus pénibles à l'âme. C'est pourquoi
j'ai cru, mon père, devoir vous en parler, afin que si l'ennemi vous tente de ce
côté, et que l'entendement vous demeure libre, il vous soit plus facile de le
reconnaître. Ne pensez pas que ce discernement dépende de l'étude et de la
science; car moi qui en suis si dépourvue, je n'ai pas laissé de comprendre, une
fois sortie du tourment de cette fausse humilité, que ce n'était qu'une pure
chimère. J'ai clairement vu que cette épreuve n'arrive que par la permission et
la volonté du Seigneur. Il donne pouvoir au démon de me tenter, comme il le lui
donna de tenter Job; mais à cause de ma faiblesse, il ne lui permet pas de me
traiter avec une pareille rigueur.
Un de ces terribles assauts me fut livré, je m'en
souviens, l'avant-veille de la fête du très saint Sacrement, pour laquelle j'ai
beaucoup de dévotion, mais pas autant que je devrais. Il ne dura cette fois que
jusqu'au jour, de la solennité. Mais d'autres fois il a duré huit jours, quinze
jours, trois semaines, peut-être même plus longtemps. Cela m'est arrivé en
particulier durant ces saintes semaines qui terminent le carême, époque où
j'avais coutume de faire mes délices de l'oraison. Le démon remplissait
tout à coup mon esprit de choses si frivoles, qu'en un autre temps je n'aurais
fait qu'en rire. Il paraît être alors maître de l'âme pour l'occuper, ainsi
qu'il lui plaît, de mille folies, sans qu'elle puisse penser à rien de bon. Il
ne lui représente que des choses vaines, insensées, inutiles à tout, qui ne
servent qu'à l'embarrasser et comme à l'étouffer, de telle sorte qu'elle n'est
plus à elle-même. Pour donner une idée de ce supplice, je dirai que les démons
jouaient avec ma personne comme ils auraient joué avec une balle, et sans qu'il
me fût possible de m'échapper de leurs mains.
Qui pourrait exprimer ce que l'on souffre en cet
état? L'âme cherche du secours, et Dieu ne permet pas qu'elle en trouve. Il ne
lui reste que la lumière du libre arbitre, mais si obscurcie, qu'elle est comme
une personne qui aurait un bandeau sur les yeux. On peut alors la comparer à
celui qui, marchant durant une nuit très obscure dans un chemin où il y
aurait des endroits fort dangereux, éviterait d'y tomber parce qu'il
y aurait très souvent passé et les aurait vus pendant le jour. De même, si
l'âme ne tombe pas dans quelque offense, elle le doit à la bonne habitude de
s'en préserver, et surtout à l'assistance particulière que Dieu lui prête.
Dans cet état, on ne perd ni la foi ni les autres
vertus, puisqu'on croit ce qu'enseigne l'Église; mais la foi est comme amortie
et endormie, et les actes qu'on en produit semblent ne partir que du bout des
lèvres. L'âme est saisie par je ne sais quelle angoisse et quelle torpeur; ce
qu'elle garde de connaissance de Dieu est comme un son vague qui vient de loin.
Son amour est si tiède, qu'en entendant parler de Dieu, l'unique chose en son
pouvoir est d'écouter, et de croire ce qu'on dit, parce que c'est la croyance de
l'Église; mais elle n'a aucun souvenir de ce qu'elle a éprouvé intérieurement.
Cherche-t-elle alors dans la prière ou dans la
solitude quelque adoucissement, elle n'y rencontre que des angoisses plus
cruelles. Elle éprouve au dedans d'elle-même un tourment intolérable, dont la
nature lui est inconnue. C'est, selon moi, une faible mais fidèle image de
l'enfer; Notre Seigneur a daigné lui-même dans une vision me faire connaître
cette vérité. L'âme sent en soi un feu qui la brûle, mais elle n'en connaît ni
l'origine, ni l'auteur, et ne sait ni comment le fuir, ni comment l'éteindre.
Veut-elle recourir à la lecture pour se soulager, elle en retire aussi peu de
secours que si elle ne savait pas lire. Voici ce qui m'est arrivé: un jour,
prenant la vie d'un saint dans l'espoir que le récit de ses peines adoucirait
les miennes et me consolerait, j'en lus quatre ou cinq fois de suite quatre à
cinq lignes, et voyant que je les comprenais moins à la fin qu'au commencement
quoiqu'elles fussent écrites en castillan, je laissai là le livre. La même chose
m'est arrivée diverses fois; mais celle-ci est plus particulièrement présente à
ma mémoire.
S'entretenir avec quelqu'un est pire encore, parce
que le démon nous rend si colères et de si mauvaise humeur, qu'il n'y a personne
qui ne nous devienne insupportable, sans qu'il soit possible de faire autrement.
Nous ne croyons pas peu faire en n'éclatant pas: disons plus vrai, c'est Dieu
qui, par sa grâce, nous retient et nous empêche de rien dire ni de rien faire
qui l'offense ou qui préjudicie à notre prochain.
Aller trouver son confesseur n'apporte pas plus de
consolation. Voici du moins ce qui m'est arrivé bien des fois. Quoique ceux qui
étaient alors et qui sont encore mes confesseurs, fussent des hommes fort
saints, ils m'adressaient des paroles et des réprimandes d'une telle âpreté, que
lorsque ensuite je les rappelais à leur souvenir, ils en étaient eux-mêmes
étonnés; ils m'avouaient que, malgré leur résolution contraire, ils n'avaient pu
s'empêcher de me traiter de la sorte. Bien des fois, émus de compassion à la vue
des souffrances d'âme et de corps que j'endurais, et n'étant pas sans scrupule
de m'avoir parlé si durement, ils se sentaient très résolus à me consoler; mais
cela n'était pas en leur pouvoir. A la vérité, leurs paroles n'avaient rien de
blâmable, je veux dire rien d'offensant pour Dieu; mais c'était bien les plus
désagréables que l'on puisse entendre de la bouche d'un confesseur. Leur dessein
était sans doute de me mortifier. Dans une disposition d'âme différente,
j'aurais supporté l'épreuve avec courage, et même avec joie; mais alors tout
m'était tourment. J'étais quelquefois poursuivie par la pensée que je les
trompais; j'allais alors les trouver, et je les avertissais très sérieusement de
se tenir en garde contre moi et de se défier de mes paroles. Je voyais bien que
je n'aurais voulu pour rien au monde leur dire un mensonge de propos délibéré;
mais tout me donnait de la crainte. Un d'eux, voyant bien que ce n'était qu'une
tentation, me dit un jour de ne pas m'en mettre en peine; que quand bien même je
voudrais le tromper, il avait assez de tête pour ne pas se laisser abuser par
mes paroles. Cette réponse me consola beaucoup.
Quelquefois et même très ordinairement, ou du moins
le plus souvent, aussitôt après avoir reçu la communion et quelquefois en allant
la recevoir, je me trouvais si bien d'esprit et de corps, que je ne pouvais
assez m'en étonner. Il semblait que dans le moment même où ce divin Soleil
venait à paraître, il dissipait toutes les ténèbres de mon âme, et me faisait
voir clairement que ce n'étaient que de vaines terreurs.
En certains jours, une vision, ou, comme je l'ai
dit ailleurs (cf. chap. 25), une seule parole de Notre Seigneur telle que
celle-ci: « Ne t'afflige point; n'aie point de crainte », faisait naître en mon
âme une sérénité parfaite, comme si aucun trouble n'eût précédé. Prenant alors
mes délices avec Dieu, je me plaignais à lui de ce qu'il me laissait endurer de
tels tourments, mais il faut avouer qu'il savait bien les compenser; car presque
toujours il les faisait suivre d'une grande abondance de grâces. L'âme se
purifie dans ces peines comme l'or dans le creuset; elle en sort plus
spirituelle, et plus capable de contempler le Seigneur au dedans
d'elle-même. Elle trouve alors légères ces peines qui auparavant lui semblaient
insupportables, et elle les souhaite de nouveau si Dieu doit en être plus
glorifié. Quelque nombreuses que soient les tribulations et les persécutions,
pourvu qu'il n'y ait point d'offense du Seigneur, elle les endure avec joie pour
lui, parce qu'elle en connaît les précieux avantages: mais hélas! je ne les
supporte pas comme il le faudrait, je ne le fais que fort imparfaitement.
J'éprouvais, à certains temps, des peines
différentes de celles que je viens de rapporter, et je les éprouve encore. Je
sens alors une impuissance absolue de former la pensée ou le désir d'une bonne
oeuvre; corps et âme, je suis inutile à tout, et un vrai fardeau pour moi-même;
mais je n'ai pas ces autres tentations et ces troubles dont j'ai parlé; c'est
seulement je ne sais quel dégoût qui fait que mon âme n'est contente de rien; je
tâche alors, moitié de gré, moitié de force, de m'occuper à de bonnes œuvres
extérieures. Cet état fait bien connaître le peu que nous sommes lorsque la
grâce vient à se cacher. Il ne me cause pourtant pas beaucoup de peine, parce
que cette vue de ma bassesse ne laisse pas d'avoir un certain charme pour moi.
Il est encore des jours où, même dans la solitude,
je ne puis avoir aucune pensée fixe et arrêtée de Dieu ni d'aucun bien, ni faire
oraison; mais je sens que j’en discerne la cause. Je vois clairement que tout le
mal vient de l'entendement et de l'imagination; car pour la volonté, elle est
droite, me semble-t-il, et il n'est point de bonne œuvre qu'elle ne soit
disposée à embrasser. Mais telles sont les divagations de l'esprit, qu'il
ressemble à un fou furieux que personne ne peut enchaîner; et il n'est pas en
mon pouvoir de le fixer l'espace même d'un Credo. Quelquefois j'en ris,
et, pour jouir du spectacle de ma misère, je le laisse aller au gré de ses
caprices, et me plais à le suivre de l'œil pour voir ce qu'il fera. Presque
jamais, grâce à Dieu, il ne se porte à rien de mauvais, mais seulement à des
choses indifférentes, par exemple, sur ce qu'il y aurait à faire ici, ou
là, ou dans cet autre endroit. Je comprends alors bien mieux la grandeur de la
grâce que Dieu m'accorde, lorsque, tenant ce fou enchaîné, il me met dans une
parfaite contemplation; et je pense aussi à ce que diraient de moi ceux qui me
croient bonne, s'ils me voyaient dans un tel égarement d'esprit. Je suis émue de
la plus vive compassion en voyant l'âme en si mauvaise compagnie, et je désire
si ardemment la voir libre, que je ne puis quelquefois m'empêcher de dire à
Notre Seigneur: Quand donc mon âme se verra-t-elle enfin occupée tout entière à
célébrer vos louanges? Quand toutes ses puissances jouiront-elles de vous? Ne
permettez pas, Seigneur, qu'elle soit plus longtemps divisée, et comme déchirée
en lambeaux!
C'est là une souffrance que j'éprouve fort souvent.
J'ai reconnu que quelquefois mon peu de santé en était cause en grande partie.
Je suis alors vivement frappée des ravages du péché originel; car c'est de lui,
me paraît-il, que nous vient cette impuissance de tenir notre pensée fixée en
Dieu. Chez moi, elle vient sans doute encore de mes propres péchés; s'ils
n'avaient pas été si nombreux, j'aurais été plus stable dans le bien.
Je vais rapporter une autre de mes peines, qui ne
fut pas petite. Ayant reçu de Notre Seigneur, sur l'oraison, toutes les lumières
que me donnaient les livres qui en traitent, j'abandonnai une lecture que je
croyais sans profit pour moi. Je ne lisais plus que les vies des saints; me
trouvant si imparfaite à côté d'eux, je me sentais excitée et encouragée par
leurs exemples. Je craignis de pécher contre l'humilité, en me croyant ainsi
parvenue à un tel degré d'oraison. J'avais beau faire, je ne pouvais me défendre
de cette pensée; et elle ne cessa de me causer une peine fort vive, jusqu'à ce
que des hommes savants, et en particulier le bienheureux frère Pierre
d'Alcantara, m'eurent dit de ne plus m'en inquiéter.
Voici pour moi un nouveau sujet de peine. Déjà au
rang des âmes privilégiées du côté des grâces reçues, je n'ai pourtant pas
encore commencé à servir Dieu; je ne suis qu'imperfection, je le vois.
Néanmoins, en fait de désirs et d'amour de mon Dieu, je me sens, grâce à lui,
capable de lui rendre quelque petit service. Mon cœur me dit que je l'aime, mais
hélas! la faiblesse des œuvres et la multitude de mes imperfections me désolent.
Il m'arrive aussi parfois de me trouver dans une
sorte de stupidité, c'est le nom que je lui donne. Je ne fais ni bien ni mal; je
marche, comme on dit, à la suite des autres, n'éprouvant ni peine ni
consolation, insensible à la vie comme à la mort, au plaisir comme à la douleur;
en un mot, rien ne me touche. A mon avis, l'âme est alors comme le petit ânon
qui va paissant, et qui, sans presque le sentir, se sustente et grandit à l'aide
de la nourriture qu'il trouve. Dieu, je n'en doute pas, soutient cette âme par
quelques grandes grâces, puisqu'elle supporte avec une tranquille résignation le
fardeau d'une si misérable vie; mais comme il n'y a ni mouvements ni effets
intérieurs, elle n'a pas conscience de ce qui se passe en elle. Il me vient en
ce moment dans l'esprit que ce progrès, insensible et caché, est comme la marche
du vaisseau en pleine mer par un vent doux et favorable: il fait beaucoup de
chemin sans que l'on s'en aperçoive.
Il n'en est pas ainsi de ces autres états
intérieurs dont j'ai parlé: les effets de la grâce sont si grands, que soudain,
en quelque sorte, l'âme s'aperçoit de son progrès. A l'instant, les saints
désirs bouillonnent en elle, et rien ne peut plus la satisfaire. C'est là ce
qu'elle éprouve quand Dieu lui donne ces grands transports d'amour, dont j'ai
parlé (cf. chap. précédent). Elle ressemble à ces petites fontaines que j'ai
vues quelquefois: elles jaillissent de terre en bouillonnant, et elles ne
cessent de lancer en haut le sable avec leurs ondes. Cette comparaison peint
parfaitement au naturel ce qui se passe dans une âme élevée à cet état. L'amour
qui la possède est dans un perpétuel mouvement, et lui suggère sans cesse de
nouveaux desseins; ne pouvant rester concentré, il aspire à se répandre, pareil
à cette source qui, impatiente d'être sous terre, lance au dehors ses eaux. La
plus grande partie du temps, cette âme ne peut ni rester en repos ni se
contenir, tant est fort l'amour qui la transporte. Comme elle est plongée dans
cet amour et le boit à souhait, elle désire que les autres s'abreuvent à la même
source, pour célébrer ensuite avec elle les louanges de Dieu.
Que de fois, à ce sujet, me suis-je souvenue de
cette eau vive dont Notre Seigneur parla à la Samaritaine! Que j'aime cet
endroit de l'Évangile! Dès ma plus tendre enfance, sans comprendre comme
maintenant le prix de ce que je demandais, je suppliais très souvent le divin
Maître de me donner de cette eau; et partout où j'étais, j'avais toujours un
tableau qui me représentait Notre Seigneur auprès du puits de Jacob, avec ces
paroles écrites au bas: Seigneur, donnez-moi de cette eau (Jn 4, 15).
On peut aussi comparer cet amour divin qui
transporte, à un grand feu dont l'activité réclame sans cesse une matière
nouvelle. L'âme voudrait, à quelque prix que ce fût, mettre continuellement du
bois dans ce feu pour l'empêcher de s'éteindre. Pour moi, quand je n'aurais que
de petites pailles à y jeter, je serais contente; très souvent, je n'ai point
autre chose. Quelquefois j'en ris; mais d'autres fois, je m'en afflige beaucoup.
Je me sens intérieurement pressée de servir Dieu en quelque chose, et, ne
pouvant faire davantage, je m'occupe à orner de verdure et de fleurs quelques
images, à balayer, à parer un oratoire, ou à d'autres petits travaux si bas, que
j'en demeure ensuite toute confuse. M'arrive-t-il de faire quelque pénitence,
elle en mérite à peine le nom; et, à moins que Notre Seigneur n'ait égard à ma
volonté, je vois que ce n'est rien, et je suis la première à rire de moi-même.
Ah! combien souffrent des âmes embrasées de cet
amour, lorsque, par défaut de forces corporelles, elles se voient
incapables de rien faire pour le service de Dieu! Quelle peine elles éprouvent!
Mourir d'appréhension de voir ce feu s'éteindre, et se trouver en même temps
dans l'impuissance d'y jeter du bois pour l'entretenir! L'âme alors se consume
au dedans d'elle-même, et son propre feu la réduit en cendres; elle fond en
larmes, elle brûle; c'est un tourment, mais un tourment délicieux.
Quelles actions de grâces ne doivent point au
Seigneur ceux qui, arrivés à cet état, ont reçu de lui des forces pour faire
pénitence, ou bien de la science, du talent, de la liberté, pour prêcher, pour
confesser, pour gagner des âmes à son service! Non, ils ne savent pas, ils ne
comprennent pas le prix du trésor qu'ils possèdent, s'ils n'ont éprouvé ce que
c'est que recevoir sans cesse de grandes grâces du Seigneur, et se voir dans
l'impuissance de rien faire pour son service. Qu'il soit béni de tout, et que
les anges chantent à jamais sa gloire! Amen.
Je ne sais, mon père, si j'ai bien fait de
rapporter tant de particularités; mais comme vous m'avez de nouveau envoyé
l'ordre de ne pas craindre de m'étendre, et de ne rien omettre, j'écris, avec
toute la clarté et toute la sincérité dont je suis capable, ce que ma mémoire me
rappelle. Il y aura néanmoins bien des choses involontairement omises; pour les
raconter, il me faudrait beaucoup de temps, et, comme je l'ai dit, j'en ai fort
peu; d'ailleurs l'utilité n'en serait peut-être pas grande.
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