CHEMIN DE SAINTETÉ

adveniat regnum tuum

LIVRE DE LA “VIE”
de sainte Thérèse d’Avila

CHAPITRE XXVIII

Jésus-Christ daigna m'apparaître

Chapitre 28

Je reviens à mon sujet. Cette vision, qui me faisait sentir Notre Seigneur à côté de moi, fut presque continuelle durant quelques jours. J'en retirais un très grand profit; je ne sortais pas d'oraison, et je tâchais dans toutes mes actions de ne pas déplaire à Celui que je voyais clairement en être témoin. A la vérité, je craignais de temps en temps d'être trompée, à cause de tout ce qu'on me disait; mais cette crainte ne durait guère, parce que Notre Seigneur me rassurait.

Il lui plut un jour, tandis que j'étais en oraison, de me montrer seulement ses mains; la beauté en était si ravissante, que je n'ai point de termes pour la peindre. J'en fus saisie de crainte, comme je le suis toujours lorsque Notre Seigneur commence à me faire quelque nouvelle grâce surnaturelle. Peu de jours après, je vis sa divine figure, et je demeurai entièrement ravie. Je ne pouvais d'abord comprendre pourquoi le Sauveur, qui plus tard devait m'apparaître tout entier, se montrait ainsi peu à peu. Je l'ai compris depuis: c'était à cause de ma faiblesse naturelle. Qu'il soit éternellement béni! Une créature aussi abjecte et aussi infidèle que moi n'aurait pu supporter tant de gloire réunie. Il le savait, et dans sa tendre compassion, il m'y disposait peu à peu.

Il vous semblera peut-être, mon père, qu'il ne me fallait pas un grand effort pour contempler des mains et un visage d'une telle beauté. Mais, sachez-le, les corps glorifiés sont si beaux, l'éclat surnaturel dont ils brillent est si vif, que l'âme en demeure hors d'elle-même; ainsi cette vue me jetait dans l'effroi, j'en étais toute troublée et bouleversée. Bientôt après cependant, je retrouvais la sécurité avec l'assurance que la vision était véritable: les effets étaient tels que la crainte ne tardait pas à disparaître.

Le jour de la fête de saint Paul, pendant la messe, Jésus-Christ daigna m'apparaître dans toute sa très sainte humanité, tel qu'on le peint ressuscité, avec une beauté et une majesté ineffables. Je vous en parlai dans une de mes lettres, pour obéir au commandement exprès que vous m'en aviez fait; mais ce ne fut pas sans peine, car on sent, quand on veut écrire de telles choses, une impuissance qui tue. Je le fis toutefois de mon mieux, et ainsi il serait inutile de le répéter en cet endroit. Je dirai seulement que quand il n'y aurait dans le ciel, pour charmer la vue, que la grande beauté des corps glorieux, et celle surtout de l'humanité sainte de Jésus-Christ, le plaisir serait indicible. Si dans cet exil, où il ne nous montre de sa majesté que ce que notre misère peut en soutenir, cet adorable Sauveur nous jette par sa vue dans de tels transports, que sera-ce dans le ciel, où l'on jouit pleinement d'un si grand bien?

Je n'ai jamais vu des yeux du corps ni cette vision, quoique imaginaire, ni aucune autre, mais seulement des yeux de l'âme. Au dire de ceux qui le savent mieux que moi, la vision précédente est plus parfaite que celle-ci, et celle-ci l'emporte de beaucoup sur toutes celles qui se voient des yeux du corps; ces dernières, ajoutent-ils, sont les moins élevées et les plus sujettes aux illusions du démon. Comme alors j'avais de la peine à le croire, je désirais, je l'avoue, voir des yeux du corps ce que je ne voyais que de ceux de l'âme, afin que mon confesseur ne pût pas me dire que ce n'était qu'une rêverie. Au reste, c'était souvent aussi ma crainte dans les commencements, la vision était passée; il me venait en pensée que ce n'était peut-être qu'un jeu de l'imagination, et j'avais du regret de l'avoir dit à mon confesseur, craignant de l'avoir trompé. Nouveau sujet de larmes; j'allais le retrouver, et je lui disais ma peine. Il me demandait si j'avais cru les choses comme je les lui avais rapportées, ou si j'avais en dessein de le tromper. Je lui répondais, ce qui était vrai, que je lui avais parlé fort sincèrement, sans aucune intention de le tromper, et que pour rien au monde je ne voudrais dire un mensonge. Il le savait très bien; c'est pourquoi il tâchait de me tranquilliser. De mon côté, il m'en coûtait tant d'aller lui parler de semblables faveurs, que je ne comprends pas comment le démon eût pu me mettre dans l'esprit de les feindre, pour me tourmenter ainsi moi-même. Mais Notre Seigneur s'empressa de m'apparaître de nouveau, et me fit si bien voir la vérité d'une telle faveur, qu'en très peu de temps je fus affranchie de toute crainte d'illusion.

Je reconnus alors combien peu j'avais eu d'esprit: en effet, quand bien même je me serais efforcée durant des années entières de me figurer une telle beauté, jamais je n'aurais pu en venir à bout, tant sa seule blancheur et son éclat surpassent tout ce que l'on peut imaginer ici-bas. C'est un éclat qui n'éblouit point; c'est une blancheur suave; c'est une splendeur infuse qui cause à la vue un indicible plaisir, sans ombre de fatigue; c'est une clarté qui rend l'âme capable de voir cette beauté si divine; c'est une lumière infiniment différente de celle d'ici-bas, et auprès d'elle les rayons du soleil perdent tellement leur lustre, qu'on voudrait ne plus ouvrir les yeux.

Il y a la même différence entre ces deux lumières qu'entre une eau très limpide, qui coulerait sur le cristal et dans laquelle se réfléchirait le soleil, et une eau très trouble qui, par un ciel tout à fait sombre, coulerait sur la surface de la terre. Mais cette divine lumière ne ressemble en rien à celle du soleil; elle seule paraît à l'âme une lumière naturelle, tandis que celle de cet astre ne lui semble en comparaison que quelque chose d'artificiel. Cette lumière est comme un jour sans nuit, toujours lumineux, sans que rien soit capable de l'obscurcir. Enfin, elle est telle que l'esprit le plus pénétrant, même après les efforts d'une longue vie, ne pourrait jamais s'en former une idée. Dieu la montre si soudainement, que, si pour la voir il fallait seulement ouvrir les yeux, on n'en aurait pas le loisir. Mais il n'importe qu'ils soient ouverts ou fermés. Quand Notre Seigneur le veut, malgré nous cette lumière se voit; et il n'y a ni distraction, ni résistance, ni industrie, ni soin, qui l'empêchent d'arriver jusqu'à nous. J'en ai fait bien souvent l'expérience, comme on le verra par mon récit.

Ce que je désirerais maintenant pouvoir faire connaître, c'est la manière dont Notre Seigneur se montre dans ces visions; mais je n'entreprends pas de dire de quelle sorte il illumine l'œil intérieur de l'âme de cette puissante lumière, et montre à notre esprit une image si claire de lui-même, qu'il nous paraît être véritablement présent. C'est aux savants de l'expliquer; il n'a pas plu au Seigneur de m'en donner l'intelligence. Je suis si ignorante, et d'un esprit si peu ouvert, que, malgré toutes les explications que l'on a bien voulu m'en donner, je n'ai pu encore parvenir à le comprendre. Ce qui vous prouve, mon père, que je n'ai nullement cette vivacité d'esprit que vous me croyez; je l'ai vu en mille circonstances, mon intelligence ne saisit les choses que lorsqu'on lui porte, comme l'on dit, les morceaux à la bouche. Mon confesseur était quelquefois surpris de mon ignorance, et jamais il ne s'est mis en peine de me faire comprendre comment Dieu agit en ce point et comment cela peut se faire. De mon côté, je ne désirais point le savoir, et jamais je ne l'ai demandé, quoique depuis plusieurs années j'aie eu, comme je l'ai dit, l'avantage de traiter avec des gens doctes. Je me contentais de m'informer d'eux si une chose était péché ou non; pour le reste, il me suffisait de penser que Dieu avait tout fait. Ainsi, au lieu de m'étonner des merveilles de ses œuvres je n'y voyais qu'un sujet de louanges; car plus ces merveilles sont difficiles à comprendre, plus elles me donnent de dévotion.

Je me contenterai donc, mon père, de rapporter ce que j'ai vu, et vous abandonnerai le soin de dire le mode de ces visions, comme aussi d'éclaircir ce qu'il y aurait d'obscur dans mes paroles, et ce que je n'aurai pu expliquer: vous le ferez mieux que moi. En certaines circonstances, ce que je voyais ne me semblait être qu'une image; mais, en beaucoup d'autres, il m'était évident que c'était Jésus-Christ lui-même cela dépendait du degré de clarté dans lequel il daignait se montrer à moi. Quelquefois, cette clarté étant très incertaine, il me semblait voir une image, mais une image très différente des portraits d'ici-bas, même les plus achevés. Comme j'en ai vu plusieurs excellents, je puis dire qu'il n'y a aucun rapport entre l'un et l'autre, pas plus qu'il n'y en a entre une personne vivante et son portrait: quelque ressemblant qu'il soit, on ne peut s'empêcher de voir que c'est une chose inanimée. Ceci explique parfaitement ma pensée, et est de la plus exacte vérité; je ne m'étends donc pas davantage sur ce sujet. Je n'ai pas voulu faire une comparaison, car les comparaisons ne sont jamais justes en tout; c'est une vérité certaine, qu'il y a autant de différence entre cette image et les portraits faits de main d'homme, qu'entre une personne vivante et ses traits peints sur la toile, ni plus ni moins. En effet, si ce qui se présente à l'âme est une image, c'est une image vivante; ce n'est pas un homme mort, mais Jésus-Christ vivant qui se fait reconnaître comme Dieu et homme tout ensemble, non comme il était dans le sépulcre mais tel qu'il en sortit le jour de la Résurrection.

Quelquefois il se montre avec une si grande majesté, qu'il est impossible de douter que ce ne soit le Seigneur lui-même. Le plus souvent, cela arrive de la sorte après la communion, moment où d'ailleurs la foi nous assure qu’il est présent. Il se montre tellement maître de l’âme, qu'elle en est comme anéantie, et se sent consumer tout entière en son Dieu.

O mon Jésus! qui pourrait faire comprendre cette majesté avec laquelle vous vous montrez, et combien vous apparaissez alors Seigneur de la terre et des cieux, et même de mille autres mondes, de mondes et de cieux sans nombre, que vous pourriez créer! L’âme comprend, à la vue de votre grandeur, que tout cela ne serait encore rien pour un Souverain tel que vous. Là se voit clairement, ô mon Jésus, le peu de pouvoir de tous les démons en comparaison du vôtre, et comment on peut, dès qu'on vous contente, fouler aux pieds tout l'enfer. On ne s'étonne plus de la terreur de ces esprits de ténèbres à votre descente dans les limbes, et de leur désir de trouver mille enfers nouveaux plus profonds, pour fuir loin d'une majesté si redoutable. Vous la faites éclater alors aux yeux de l'âme et vous voulez qu'elle connaisse le souverain pouvoir de votre humanité très Sainte, unie à la divinité. Là, elle se forme une idée de ce que produira, au jour du jugement, la vue de votre majesté suprême et de votre courroux contre les méchants. Là, Seigneur, elle devient véritablement humble par la vue intime et forcée de sa misère. Là, elle trouve la confusion et le vrai repentir de ses péchés. Vous ne lui donnez que des témoignages d'amour, et néanmoins elle ne sait où se mettre, et s'anéantit tout entière.

Pour moi, J'en suis convaincue, quand il plait à Notre Seigneur de nous découvrir une grande partie de sa majesté et de sa gloire, cette vision agit avec une force telle, qu'aucune âme ne pourrait la soutenir, si Dieu ne la fortifiait par un secours très surnaturel, en la faisant entrer dans le ravissement et l'extase. Car alors, la vision de cette divine présence se perd dans la jouissance. Dans la suite, il est vrai, on oublie ce qu'avait d'accablant cet excès de gloire; mais cette majesté et cette beauté de Notre Seigneur demeurent tellement empreintes dans l'âme, qu'elle ne peut en perdre le souvenir: j'excepte néanmoins le temps où, soumise à une épreuve dont je dois parler, elle se trouve en proie à une sécheresse, à une solitude si effrayantes, que tout semble s'effacer de la mémoire, jusqu'au souvenir même de Dieu.

L'âme, après cette vision, se voit, changée; elle est toujours dans l'ivresse; elle sent un nouvel amour de Dieu; et cet amour, je crois, atteint un très haut degré. Sans doute, la vision précédente où, comme je l'ai dit, Dieu se montre à nous sans image, est plus élevée; mais, à cause de notre faiblesse, celle-ci nous est très utile pour conserver peinte et gravée dans notre imagination cette divine présence, et en occuper continuellement notre pensée. Au reste, ces deux visions viennent presque toujours ensemble: ainsi, par la vision imaginaire, on voit des yeux de l'âme l'excellence, la beauté et la gloire de la très sainte humanité de Notre Seigneur; et par la vision intellectuelle, on voit qu'il est Dieu, qu'il peut tout, ordonne tout, gouverne tout, remplit tout de son amour.

On doit faire une très grande estime de cette vision; à mon avis, il ne s'y rencontre aucun péril, parce qu'il n’ est pas au pouvoir du démon de produire de tels effets. Il s'est efforcé trois ou quatre fois, ce me semble, de me faire voir Notre Seigneur de cette manière par une fausse représentation. Mais, s'il peut prendre la forme d'un corps qui serait de chair, il ne saurait contrefaire cette gloire qui resplendit dans le corps de Notre Seigneur quand il se montre à nous. Son dessein, par cet artifice, serait de détruire les effets d'une véritable vision mais l'âme qui en a été favorisée repousse loin d'elle cette fausse image, elle se trouble, se dégoûte, s'inquiète; enfin elle perd la dévotion et la douceur intérieure, et demeure dans l'impuissance de faire oraison. Ceci comme je l'ai dit, eut lieu dans les commencements, trois ou quatre fois.

Il y a donc entre ces visions une souveraine différence; et je ne doute pas que même une âme qui n'est arrivée qu'à l'oraison de quiétude, ne les distingue facilement à l'aide de ce que j'ai dit des effets des paroles surnaturelles (cf. chap. 25). C'est une chose évidente, et pourvu qu'une âme ne veuille pas se laisser tromper, et qu'elle marche dans l'humilité et la simplicité, je ne crois pas qu'elle puisse l'être. Il suffit d'avoir eu véritablement une vision venant de Dieu, pour qu'aussitôt on sente en quelque sorte le piège. Bien que la fausse vision commence avec plaisir et avec goût, l'âme les rejette loin d'elle. Au reste, selon moi, le plaisir qu'elle éprouve doit être différent de celui qu'elle reçoit dans une vision véritable; l'amour qu'on lui témoigne n'apparaît ni pur, ni chaste; en très peu de temps elle a découvert l'ennemi. C'est ce qui me fait dire que le démon ne saurait causer aucun mal à une âme qui a de l'expérience.

Mais l'imagination ne pourrait-elle pas se représenter ainsi la personne de Notre Seigneur? Non, cela est de toute impossibilité. Car la seule beauté et la seule blancheur d'une des mains de Jésus-Christ surpassent infiniment tout ce que nous saurions nous figurer. Et puis, comment pourrions-nous nous représenter en un instant des choses qui jamais n'ont été dans notre pensée, et que l'imagination, après de longs efforts, ne pourrait même concevoir, tant elles sont élevées au-dessus de tout ce que nous pouvons comprendre ici-bas? Cela n'est assurément pas possible. Admettons cependant que l'imagination puisse, jusqu'à un certain point, se représenter Notre Seigneur. Outre que cela ne produirait aucun de ces grands effets dont j'ai parlé, l'âme ne ferait qu'y perdre; car elle serait alors semblable à une personne qui essaie de dormir, mais qui demeure éveillée, parce que le sommeil ne vient pas. Cette personne ayant un véritable désir de reposer, soit parce qu'elle en a besoin, soit parce qu'elle a mal à la tête, fait bien de son côté tout ce qu'elle peut pour s'endormir, et à certains moments il lui semble en effet qu'elle sommeille un peu; mais ce n'est pas un vrai sommeil; il ne la soulage pas, il ne donne pas de force à sa tête, qui souvent même en demeure plus épuisée. Tel serait en partie le résultat d'un pur travail d'imagination. L'âme en demeurerait affaiblie; au lieu de nourriture et de forces, elle n'y trouverait que lassitude et dégoût: tandis que la vraie vision lui apporte à la fois d'inexprimables richesses spirituelles, et un admirable renouvellement des forces du corps.

J'alléguais ces raisons et quelques autres à ceux qui me disaient si souvent que mes visions étaient l'ouvrage de l'esprit ennemi, et un jeu de mon imagination. Je me servais aussi, comme je pouvais, des rapprochements que le Seigneur présentait à ma pensée. Mais tout cela demeurait inutile, parce qu'il y avait dans cette ville des personnes très saintes, en comparaison desquelles j'étais une pécheresse, et que Dieu ne conduisait pas par ce chemin. C'est ce qui inspirait de la crainte à mes amis. Ils se communiquaient ces craintes l'un à l'autre, et bientôt, en punition de mes péchés sans doute, l'état de mon âme ne fut plus une chose cachée, quoique je ne m'en ouvrisse qu'à mon confesseur et à ceux à qui il m'ordonnait d'en parler. Je leur dis un jour que s'ils m'affirmaient qu'une personne à qui je viendrais de parler et que je connaîtrais fort bien, n'était pas celle que je croyais, et qu'ils étaient très assurés que je me trompais, certainement j'ajouterais plus de foi à leur témoignage qu'à celui de mes yeux; mais que, si cette personne m'avait laissé pour gage de son amitié des joyaux de grand prix, que j'aurais encore entre les mains et qui, de pauvre que j'étais auparavant, me rendraient riche, il me serait impossible de croire à leur parole, quand bien même j'en aurais le désir. Or, ces joyaux, je pouvais les montrer. En effet, tous ceux qui me connaissaient voyaient manifestement que j'étais changée; mon confesseur l'attestait; ce changement si sensible en toutes choses, loin d'être caché, était d'une clarté frappante pour tout le monde. Pour moi qui jusque-là avais été si imparfaite, il m'était impossible de croire que si ces effets venaient du démon, il se servit, pour me tromper et me conduire en enfer, d'un moyen aussi contraire à ses intérêts que serait celui de déraciner mes vices, et de me donner en échange des vertus et du courage; car je voyais clairement qu'une seule de ces visions suffisait pour m'enrichir de tous ces biens.

Mon confesseur, qui était, comme je l'ai dit, un père de la compagnie de Jésus, religieux d'une éminente sainteté (le P. Balthasar Alvarez.), faisait absolument ces mêmes réponses, selon que je l'ai appris depuis. Il était fort prudent et fort humble; mais sa grande humilité m'attira bien des peines. Quoiqu'il fût savant et homme de grande oraison, il ne se fiait pas néanmoins à lui-même, Notre Seigneur ne conduisant pas son âme par le même chemin que la mienne. Il eut beaucoup à souffrir à mon sujet, et de bien des manières. Je sus qu'on lui conseillait de se défier de moi, de peur d'être trompé par le démon en donnant quelque créance à mes paroles; et on lui alléguait à ce propos divers exemples. Tout cela m'affligeait beaucoup. Je craignais de voir venir le moment où je ne trouverais plus de confesseur, et où tous me fuiraient: je ne faisais que pleurer.

Ce fut une providence du Seigneur que ce religieux voulût continuer de m'entendre en confession. A la vérité, il était si grand serviteur de Dieu, que pour sa cause il se serait exposé à tout. C'est pourquoi il me recommandait d'éviter toute offense, de faire exactement tout ce qu'il me dirait, et de ne pas craindre qu'il m'abandonnât. Il m'encourageait et me calmait toujours; mais il ne cessait de me rappeler que je ne devais rien lui cacher, et j'étais fidèle à sa recommandation. Il m'assurait qu'en agissant de la sorte, quand bien même ces visions viendraient du démon, elles ne pourraient me nuire; Notre Seigneur, au contraire, ferait tourner à mon profit le mal que l'ennemi voulait me faire. C'est ainsi qu'il travaillait de tout son pouvoir à perfectionner mon âme. Mes craintes étant si grandes, je lui obéissais en tout, quoique imparfaitement. Il eut beaucoup à souffrir à mon occasion, pendant trois ans et plus qu'il me confessa au milieu de ces tribulations [5]. Notre Seigneur permettant que je fusse en butte à de grandes persécutions et mal jugée aussi en des choses où j'étais innocente, l'on s'en prenait à lui, et on le condamnait comme responsable de tout, quoiqu'il fût exempt de faute. S'il n'eût eu pour lui une telle sainteté, et Notre Seigneur qui soutenait son courage, il lui eût été impossible de supporter tout ce qu'il eut à souffrir. Car, d'un côté, il avait à répondre à ceux qui me croyaient hors du bon chemin, et ne voulaient point ajouter foi aux assurances qu'il leur donnait du contraire; et d'autre part, il devait me tranquilliser et me guérir de mes appréhensions, que cependant il augmentait souvent lui-même plus que tous les autres. Le Seigneur permettait qu'à chaque nouvelle vision dont il me favorisait, je sentisse redoubler mes alarmes, et c'était encore à mon confesseur de me rassurer. Tout cela me venait, je n'en doute pas, de ce que j'avais été, et de ce que j'étais une si grande pécheresse. Ce saint homme me consolait avec beaucoup de compassion de mes souffrances, et s'il se fût cru lui-même, elles n'auraient pas été si grandes;car Dieu lui faisait connaître la vérité en tout, et c'était, j'en suis convaincue, le sacrement même de la Pénitence qui lui donnait la lumière.

Quant aux autres serviteurs de Dieu qui étaient inquiets à mon sujet, ils avaient avec moi de fréquents entretiens. Comme je parlais avec simplicité et abandon, ils prenaient quelques-unes de mes paroles dans un sens que je ne leur donnais pas. Parmi eux, il y en avait un qui m'était très cher, parce que mon âme lui était infiniment redevable et qu'il était fort saint; mais je voyais qu'il ne me comprenait pas, et j'en avais une extrême douleur. De son côté, il désirait ardemment ma perfection et demandait à Dieu qu'il daignât m'éclairer de sa lumière. Tous attribuaient à un défaut d'humilité certaines choses que je disais sans y faire réflexion. A la moindre faute qu'ils me voyaient commettre, et j'en commettais sans doute beaucoup, ils me condamnaient aussitôt sur tout le reste. Ils me faisaient quelquefois des questions; comme je leur répondais d'une manière franche et naïve, ils se persuadaient que je voulais les instruire et faire la savante. Ils le rapportaient avec bonne intention à mon confesseur, et celui-ci me réprimandait. Ces peines qui me venaient de divers côtés, durèrent assez longtemps; mais les grâces que le Seigneur me faisait m'aidaient à tout supporter.

Mon dessein, en rapportant ces particularités, est de faire voir combien souffre une âme lorsqu'elle manque, dans ces voies spirituelles, d'un maître qui en ait une connaissance expérimentale. Si Dieu ne m'eût soutenue par tant de faveurs, je ne sais ce que je serais devenue, car mes angoisses étaient assez fortes pour me faire perdre l'esprit. Je me trouvais quelquefois dans une telle extrémité, que je n'avais plus d'autre ressource que de lever les yeux vers le ciel. Pauvre femme, imparfaite, faible, craintive, je me voyais condamnée par les gens de bien. Cette épreuve, dans la simplicité de mon récit, paraîtra peu de chose; mais moi qui en ai supporté de grandes dans ma vie, je la regarde comme une des plus sensibles. Puisse-t-elle avoir procuré quelque gloire à Notre Seigneur! Quant à ceux qui me condamnaient et voulaient me convaincre d'illusion, ils ne cherchaient en tout, j'en suis sûre, que la gloire de Dieu et le bien de mon âme.

[5] Le P. Balthasar Alvarez confessa sainte Thérèse pendant six ans, ainsi qu'elle l'écrivit plus tard au P. Rodrigue Alvarez. Elle mentionne ici d'une manière spéciale les trois années qui précédèrent la fondation de Saint-Joseph, et qui furent pour elle un enchaînement d'épreuves.

   

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