J'ai suffisamment parlé de ce troisième mode
d'oraison, et de ce que l'âme doit
faire, ou, pour mieux dire, de ce que le
Seigneur opère en elle. Car, prenant pour lui l'office de jardinier, il veut
qu'elle s'abandonne uniquement à son bonheur. Il ne lui demande qu'un simple
consentement aux grâces dont il la comble, et un abandon absolu au bon plaisir
de la véritable sagesse. Il est certain qu'elle a besoin pour cela de courage;
car parfois elle éprouve une joie si excessive, qu'elle n'a plus, ce semble,
qu'un faible lien à briser pour sortir de ce corps. Oh! quel bonheur de mourir
ainsi!
Il faut alors, ainsi qu'il vous a été dit, mon
père, s'abandonner sans réserve entre les bras de Dieu. Veut-il emporter l'âme
au ciel, qu'elle y aille; en enfer, elle y va sans peine, étant avec son
souverain bien. Faut-il mourir à l'instant même, faut-il vivre mille ans, la
volonté de Dieu est son désir. Le Seigneur peut disposer d'elle comme d'un bien
qui est à lui. Cette âme ne s'appartient plus; elle a fait à Dieu un don total
et absolu d'elle-même; qu'elle se décharge sur lui de toute sollicitude.
L'âme peut accomplir tout cela, et beaucoup plus
encore, dans une oraison si élevée; car ces actes en sont les effets ordinaires,
et elle voit qu'elle les produit sans aucune fatigue de l'entendement. Seulement
cette puissance me paraît comme stupéfaite de voir le Seigneur remplir si bien
l'office de jardinier, et ne lui laisser d'autre travail que celui de respirer
avec délices les premiers parfums des fleurs. Une seule visite, si courte
qu'elle soit, suffit à un tel jardinier pour répandre sans mesure cette eau dont
il est le créateur. En un instant, il enrichit l'âme de trésors qu'elle n'aurait
peut-être pu amasser par tous les efforts de l'esprit, en vingt années de
labeur. Ce céleste Jardinier fait croître et mûrir les fruits; il vent que l'âme
en cueille pour elle, mais il lui interdit d'en distribuer, jusqu'à ce qu'elle
ait puisé dans cette nourriture une grande vigueur. Sinon, elle serait exposée à
tout dissiper en prodigalités, sans rien réserver pour son propre avantage; et,
nourrissant à ses dépens des étrangers sans rien recevoir d'eux en retour, elle
se verrait peut-être en danger de mourir de faim. Ceci sera parfaitement entendu
des hommes éclairés qui liront cet écrit, et ils en feront l'application
beaucoup mieux que je ne pourrais le faire en me fatiguant vainement.
Cette oraison communique aux vertus une force
supérieure à celle qu'elles tiraient de l'oraison de quiétude, qui a précédé
celle-ci. L'âme se voit toute changée; et, sans savoir comment, elle fait de
grandes choses, grâce au parfum que répandent les fleurs. Le Seigneur vient de
leur commander de s'ouvrir, afin que l'âme puisse croire à ses vertus. Mais en
même temps, elle voit fort bien qu'elle était incapable de les acquérir en
plusieurs années, et que, dans une si courte visite, le divin Jardinier lui en a
fait don. L'âme retire de cette oraison une humilité beaucoup plus grande et
plus profonde que celle qu'elle avait auparavant; elle voit d'une manière plus
évidente qu'elle n'a rien fait, si peu que ce soit: elle s'est contentée de
donner le consentement de la volonté, en acceptant les grâces dont le Seigneur
l'a favorisée.
Cette manière d'oraison est, à mon avis, une union
manifeste de l'âme tout entière avec Dieu: seulement, Dieu permet aux puissances
de l'âme de connaître ce qu'il opère de grand en elles et d'en jouir.
Voici, mon père, une nouvelle espèce d'union assez
fréquente, et que Dieu m'a accordée. Comme elle m'a jetée dans le plus profond
étonnement, je veux en parler en cet endroit. Vous saurez du moins, quand il
plaira au Seigneur de vous en favoriser, qu'une telle union est possible; vous
en connaîtrez à l'avance les caractères. L'âme comprend que la volonté seule est
liée à son Dieu, et elle goûte dans une paix profonde les délices de cette
étroite union, tandis que l'entendement et la mémoire gardent assez de liberté
pour s'occuper d'affaires, et s'appliquer à des oeuvres de charité.
Au premier abord, cet état semblerait le même que
celui de l'oraison de quiétude; il y a cependant de la différence. Dans
l'oraison de quiétude, l'âme n'ose faire le moindre mouvement, de peur de
troubler la sainte oisiveté de Marie dont elle jouit; mais dans l'union dont je
parle, elle peut en même temps remplir l'office de Marthe. Ainsi elle mène en
quelque sorte de front la vie active et la vie contemplative, et tout en restant
unie à Dieu, elle peut s'occuper d'œuvres de charité, de lectures, et d'affaires
relatives à son état. A la vérité, elle ne peut alors pleinement disposer de ses
facultés; elle sent que la meilleure partie d'elle-même est ailleurs. Elle est
comme une personne qui, s'entretenant avec une autre, et s'entendant adresser la
parole par une troisième, ne prête des deux côtés qu'une attention imparfaite.
L'âme sent avec joie et bonheur qu'elle est ainsi partagée, elle en a une vue
très claire; et cet état la prépare admirablement à goûter une paix très
profonde, dès qu'elle se trouvera seule et libre de toute affaire. Elle
ressemble encore à quelqu'un dont l'appétit est satisfait, et qui, indifférent
pour des mets vulgaires, mangerait cependant avec plaisir un mets délicat.
L'âme, de même, satisfaite par le bonheur qu'elle possède en soi, n'a que du
dédain pour tous les plaisirs du monde, qui n'ont pour elle aucun attrait; mais
jouir plus encore de son Dieu, goûter davantage le bonheur de lui être unie,
soupirer après l'accomplissement de ses désirs, voilà ce qu'elle veut.
Il est une autre sorte d'union qui n'est pas non
plus une union entière. Elle est cependant au-dessus de celle que je viens
d'expliquer, mais inférieure à celle que j'ai d'abord décrite en parlant de
cette troisième eau. Ce sera pour vous, mon père, un véritable plaisir, lorsque
le Seigneur vous les donnera toutes, si vous ne les avez déjà, de les trouver
décrites ici, et de voir en quoi elles consistent. Recevoir de Dieu quelque
faveur est une première grâce. Connaître la nature du don reçu en est une
seconde. Enfin, c'en est une troisième de pouvoir l'expliquer et en donner
l'intelligence. Il semblerait d'abord que la première devrait suffire; et
cependant, si l'âme veut marcher sans trouble, sans crainte, avec courage dans
le chemin du ciel, foulant aux pieds toutes les choses de la terre, il lui sera
d'un très grand avantage de comprendre la nature des dons célestes. Celui qui a
reçu ces grâces ne saurait trop remercier Dieu Pour chacune d'elles; et celui
qui ne les a pas reçues doit le bénir de les avoir accordées à quelque personne
vivante, pour que nous en profitions nous-mêmes.
Dans l'union dont je parle, et qui m'est très
souvent accordée, Dieu s'empare de la volonté, et de l'entendement aussi, ce me
semble; car cessant de discourir, il reste absorbé dans la jouissance et la
contemplation de Dieu. Il découvre alors tant de merveilles, que l'une lui
faisant perdre l'autre de vue, il ne peut s'attacher à aucune en particulier et
est inca able d' en rien faire connaître.
Quant à la mémoire, elle reste libre, et
apparemment, l'imagination se joint à elle. Comme elle se trouve seule, il n'est
pas croyable quelle guerre elle fait à l'entendement et à la volonté, pour
troubler leur repos. Pour moi, j'en suis excédée, et je l'ai en horreur;
souvent, je supplie Dieu de me l'ôter dans ces heures de bonheur, si elle doit
m'être si importune. D'autres fois je lui dis: Quand donc, mon Dieu, les
puissances de mon âme, au lieu de subir ce cruel partage qui ne me laisse pas
maîtresse de moi-même, s'occuperont-elles toutes de concert à célébrer vos
louanges? Je découvre alors quel mal nous a fait le péché; c'est lui qui empêche
notre volonté d'être toujours occupée de Dieu comme elle en aurait le désir.
Aujourd'hui encore j'ai eu à soutenir ces combats intérieurs, assez fréquents
chez moi; aussi le souvenir m'en est bien présent. Je sentais mon âme ne
consumer du désir de se voir unie au divin objet qui la possède presque tout
entière. Inutiles efforts; la mémoire et l'imagination me livraient une guerre
trop acharnée. Mais, manquant du concours de l'entendement et de la volonté, si
elles troublent l'âme elles ne peuvent lui faire de mal; elles restent
impuissantes pour nuire, et sont dans une mobilité continuelle.
Comme l'entendement demeure totalement étranger à
ce qu'elles lui représentent, elles ne s'arrêtent à rien, et passent
incessamment d'un objet à l'autre, semblables à ces petits papillons de nuit
importuns et inquiets, qui ne font qu'aller et venir sans jamais se fixer. Cette
comparaison peint de la manière la plus fidèle ce qui se passe alors; car, si
ces petits insectes n'ont aucune puissance de nuire, ils ne laissent pas d'être
importuns. A cela je ne connais point de remède; si Dieu m'en avait enseigné, je
m'en servirais bien volontiers, tant j'ai à souffrir sous ce rapport. Dans cet
état de l'âme se révèlent bien clairement et notre misère et le souverain
pouvoir de Dieu, puisque dans le temps même où la mémoire, qui reste libre, nous
cause tant de dommage et de fatigue, l'entendement et la volonté, par leur union
avec Dieu, nous font goûter un si profond repos.
L'unique remède que j'aie découvert, après une
lutte pénible de plusieurs années, est celui que j'ai indiqué en parlant de
l'oraison de quiétude: c'est de ne pas faire plus de cas de l'imagination que
d'une folle, et de l'abandonner à son thème, Dieu seul pouvant l'en retirer.
Après tout, elle n'est ici qu'une esclave; il faut la supporter comme Jacob
supportait Lia, puisque Dieu, dans sa bonté, nous a donné Rachel. Je dis qu'elle
reste esclave, parce qu'elle ne peut, malgré tous ses efforts, entraîner les
autres puissances. Souvent, au contraire, celles-ci la ramènent à elles sans
aucun travail. Dieu, de temps en temps, voit d'un œil de compassion son
égarement, ses inquiétudes, son désir ardent d'être réunie à l'entendement et à
la volonté; et il lui permet de venir se brûler à la flamme de ce flambeau divin
qui déjà a consumé ces deux puissances, et leur a en quelque sorte enlevé leur
être naturel, pour les faire jouir surnaturellement de biens d'un si haut prix.
Dans toutes ces manières dont la troisième eau
arrose le jardin, la gloire et la paix de l'âme sont si grandes, que le corps
partage visiblement le bonheur et le plaisir dont elle est comblée. Cet effet
est très sensible. Et quant aux vertus, elles y puisent ce degré de vigueur dont
j'ai déjà parlé.
Le Seigneur semble avoir voulu se servir de moi
pour faire connaître, autant du moins qu'il est possible en cette vie, les
différents états où l'âme se voit élevée dans cette oraison. Vous pourrez, mon
père, conférer de cet écrit avec quelque personne spirituelle et savante qui
soit arrivée jusqu'à cette union. Si elle l'approuve, croyez que c'est Dieu qui
vous a parlé par mon organe, et ne manquez pas de lui en rendre les plus vives
actions de grâces. Un jour, je me plais à vous le redire, vous éprouverez un
grand plaisir à comprendre ce que sont en elles-mêmes des faveurs si élevées.
Supposé que Dieu vous les ait déjà accordées, au moins dans le premier degré,
mais sans vous en donner l'intelligence: avec un esprit tel que le vôtre et une
science aussi profonde, il vous suffira de ce que je viens d'écrire pour
acquérir cette lumière. Le Seigneur soit béni et loué dans les siècles des
siècles! Amen.
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