CHEMIN DE SAINTETÉ

adveniat regnum tuum

LIVRE DE LA “VIE”
de sainte Thérèse d’Avila

CHAPITRE XVI

Cet état est un sommeil des puissances...

Parlons maintenant de la troisième manière d'arroser ce jardin, en détournant l'eau courante d'une rivière ou celle d'une source. Comme il n'y a qu'à la conduire, il en coûte beaucoup moins de peine. Notre Seigneur aide ici le jardinier d'une manière admirable, il prend en quelque sorte son office et fait presque tout.

Cet état est un sommeil des puissances, où, sans être entièrement perdues en Dieu, elles n'entendent pourtant pas comment elles opèrent. L'âme goûte incomparablement plus de bonheur, de suavité, de plaisir que par le passé. Enivrée de l'eau de la grâce que Dieu lui verse à longs traits, elle ne peut, elle ne sait plus ni avancer, ni reculer; elle n'aspire qu'à jouir de cet excès de gloire. On dirait une personne qui, soupirant après la mort, tient déjà en main le cierge bénit, et n'a plus qu'un souffle à exhaler pour se voir au comble de ses désirs. C'est pour l'âme une agonie pleine d'inexprimables délices, où elle se sent presque entièrement mourir à toutes les choses du monde, et se repose dans la jouissance de son Dieu. Je ne trouve point d'autres termes pour peindre ni pour expliquer ce qu'elle éprouve. En cet état, elle ne sait que faire: elle ignore si elle parle, si elle se tait, si elle rit, si elle pleure; c'est un glorieux délire, une céleste folie où l'on apprend la vraie sagesse; enfin, c'est pour elle une manière de jouir souverainement délicieuse.

Depuis cinq ou six ans, je crois, Dieu m'a souvent donné en abondance cette oraison. Mais, je dois le dire, je ne pouvais ni la comprendre, ni l'expliquer aux autres. Aussi avais-je résolu, quand j'en viendrais à cet endroit de ma relation, de n'en point parler, ou de n'en dire que très peu de chose. Il n'y avait pas là, je le comprenais fort bien, union parfaite de toutes les puissances avec Dieu, mais l'âme lui était évidemment plus unie que dans l'oraison précédente; cependant, je ne pouvais discerner ni saisir en quoi consistait cette différence. Je crois, mon père, être redevable de la lumière que Dieu m'a donnée, à l'humilité qui vous a porté à vouloir vous aider d'une simplicité aussi grande que la mienne. Le Seigneur m'a fait entrer aujourd'hui même dans cette oraison, au moment où je venais de communier. Il m'y a comme enchaînée, et il a daigné lui-même me suggérer ces comparaisons; il m'a enseigné la manière de parler de cet état, et ce que l'âme doit faire quand elle y est élevée. J'en ai été saisie d'étonnement, car j'ai tout compris en un instant.

Je m'étais souvent vue en proie à ce délire et enivrée de cet amour, sans jamais comprendre comment cela se faisait. Je reconnaissais visiblement l'action de Dieu, mais je ne pouvais saisir de quelle manière il opérait en moi. En effet, les puissances de l'âme sont presque entièrement unies à Dieu, mais elles ne sont pas tellement perdues en lui qu'elles n'agissent encore. Enfin, je viens d'en avoir l'intelligence, et j'en suis au comble du bonheur. Béni soit le Seigneur qui a bien voulu me ménager un tel plaisir!

Les puissances de l'âme s'occupent entièrement de Dieu, sans être capables d'autre chose. Aucune d'elles n'ose remuer, et l'on ne peut les mettre en mouvement. Pour les distraire de cette occupation, il faudrait un grand effort, et encore on n'y parviendrait pas complètement. On s'épanche alors en louanges à Dieu, mais sans ordre, à moins que le Seigneur lui-même n'en mette; car pour cela l'entendement est au moins inutile. L'âme, hors d'elle-même, agitée des plus doux transports, souhaiterait faire éclater sa voix en cantiques de bénédiction. Déjà les fleurs entrouvrent leur calice, et répandent leurs premiers parfums. Ici, l'âme voudrait être vue de toutes les créatures et leur manifester sa gloire, afin de pouvoir, de concert avec elles, offrir à Dieu un plus beau sacrifice de louanges. Elle brûle du désir de partager avec elles un bonheur sous le poids duquel elle succombe Elle est comme la femme de l'Évangile, qui appelle ses voisines et les convie à partager sa joie. Tels devaient être les transports du royal prophète, de David, quand il entonnait sur sa harpe des hymnes en l'honneur de Dieu. J'ai pour ce saint roi une grande dévotion, et je souhaiterais ardemment le voir ainsi honoré de tous, en particulier de ceux qui, comme moi, ont offensé le Seigneur.

O ciel! que n'éprouve pas une âme lorsqu'elle en est là! Elle voudrait être toute convertie en langues pour louer le Seigneur. Elle dit mille saintes folies, qui charment Celui qui la met en cet état. Je connais une personne qui, pour peindre sa peine, improvisait alors, sans être poète, des vers pleins de sentiment; ce n'était pas un travail de son esprit, mais une plainte qu'elle adressait à son Dieu, pour mieux jouir de la gloire où la plongeait une peine si délicieuse. Elle eût voulu que tout son être, corps et âme, éclatât, pour montrer au dehors l'excès de bonheur que lui causait cette peine. Il lui eût été doux alors d'affronter les plus cruels tourments pour son Dieu. Une âme, dans cet état, voit clairement que les martyrs ne faisaient presque rien de leur part en endurant les supplices, parce que cette force leur venait d'une autre source. Mais aussi quelle souffrance pour elle, lorsqu'elle se voit condamnée à vivre encore en ce monde, sous la loi de ses sollicitudes et de ses devoirs! On en jugera si l'on songe que tous les termes de comparaison employés par moi sont bien au-dessous de ces joies, dont Dieu daigne parfois l'enivrer en cet exil.

Soyez à jamais béni, Seigneur, et que toutes les créatures chantent éternellement vos louanges! O mon Roi! exaucez en ce moment ma prière. Puisque, par votre bonté et votre miséricorde, je suis encore, en écrivant ceci, possédée de cette sainte et céleste folie; puisque vous m'accordez, grand Dieu, une faveur dont je suis si indigne, faites, je vous en supplie, que tous ceux avec qui j'aurai des rapports deviennent fous de votre amour, ou ne permettez point que je parle désormais à qui que ce soit. Préservez-moi, Seigneur, de tenir par le plus petit lien à ce monde, ou retirez-moi soudain de ce misérable séjour. Non, mon Dieu, votre servante il ne peut supporter plus longtemps le supplice de se voir sans vous. Si elle doit vivre encore, elle ne veut pas de repos en cette vie, et vous, Seigneur, gardez-vous de lui en donner. Cette âme voudrait déjà être libre: le manger la tue, le dormir la tourmente; elle voit que le temps de la vie se passe à prendre mille soulagements, et que rien cependant ne peut désormais la satisfaire hors de vous. Elle vit, ce semble, contre nature, puisqu'elle voudrait vivre, non en elle, mais en vous. O mon vrai maître et ma gloire, que la croix réservée par vous aux âmes qui arrivent à cet état est légère et pesante! légère, par sa douceur; pesante, parce qu'il est des temps où la plus invincible patience ne saurait la soutenir. Et toutefois, l'âme ne voudrait point en être déchargée, si ce n'est pour se. voir avec vous. Quand elle se souvient qu'elle n'a rien fait pour vous, et qu'en vivant elle peut vous rendre quelque service, elle voudrait porter une charge beaucoup plus pesante encore, et ne mourir qu'au dernier jour du monde. Avec quelle joie elle sacrifie son repos au bonheur de vous rendre le plus petit service! Elle ne sait que désirer, mais elle connaît bien que vous êtes l'unique objet de ses désirs.

O mon fils, vous à qui j'adresse cette relation et qui m'avez commandé de l'écrire, gardez pour vous seul les passages où vous trouverez que je sors des bornes.

Comment me serait-il possible de rester dans ma raison, quand le Seigneur me met hors de moi? S'il faut dire ma pensée, ce n'est plus moi qui parle depuis que j'ai communié ce matin; tout ce que je vois me semble un songe, et je ne voudrais voir que des malades du mal qui me possède. Je vous en supplie, mon père, soyons tous insensés pour l'amour de Celui qui pour nous a voulu passer pour tel. Vous dites que vous m'êtes dévoué; eh bien! je veux que vous m'en donniez la preuve, en vous disposant à recevoir de Dieu cette faveur. Hélas! j'en vois bien peu qui n'aient un excès de sagesse pour ce qui les touche. Peut-être suis-je moi-même en cela plus répréhensible que tous les autres. Je vous en conjure, ne le souffrez pas, mon père; car vous êtes mon père, puisque vous êtes mon confesseur, et que je vous ai confié mon âme. Hâtez-vous de me détromper, et ne craignez pas de me dire la vérité, avec cette pleine franchise si peu connue de nos jours.

Voici l'accord que je voudrais voir exister entre nous cinq, qui actuellement nous aimons en Notre Seigneur. Tandis que de nos jours d'autres se réunissent en secret pour former contre Jésus-Christ des complots et des hérésies [1], je souhaiterais que nous eussions, nous aussi, de temps en temps nos réunions secrètes. Le but en serait de nous éclairer mutuellement, de nous dire ce que nous pourrions faire pour nous corriger, et pour servir Dieu d'une manière plus parfaite. Nul ne se connaît aussi bien qu'il est connu de ceux qui l'observent de l'œil de la charité, et avec la sollicitude du zèle pour son avancement. Ces réunions, comme je le disais, seraient secrètes; car, hélas! on n'use plus de cette sainte liberté de langage. Les prédicateurs eux-mêmes visent dans leurs discours à ne point déplaire. Leur intention est bonne, ainsi que leur conduite, je veux bien le croire; mais enfin, de cette manière, ils convertissent peu de monde. Pourquoi ne sont-ils pas en plus grand nombre, ceux que les sermons arrachent aux vices publics? Savez-vous ce qu'il m'en semble? C'est qu'il y a dans les prédicateurs trop de prudence mondaine. Elle ne disparaît pas chez eux, comme chez les apôtres, dans cette grande flamme de l'amour de Dieu; voilà pourquoi leur parole embrase si peu les âmes. Je ne dis pas que leur feu doive égaler celui des apôtres, mais je voudrais le voir plus grand qu'il n'est. Voulez-vous savoir ce qui communiquait ce feu divin à la parole des apôtres? C'est qu'ils avaient la vie présente en horreur, et foulaient aux pieds l'honneur du monde. Quand il fallait dire une vérité et la soutenir pour la gloire de Dieu, il leur était indifférent de tout perdre ou de tout gagner. Quiconque a tout hasardé pour Dieu domine également et les succès et les revers. Je ne dis pas que je suis telle, mais je voudrais bien l'être. Oh! de quelle magnifique liberté ne jouit pas celui qui regarde comme un esclavage d'avoir à vivre et à converser avec les humains d'après les lois du monde! Dans l'espoir d'obtenir de Dieu une liberté si belle, est-il un esclave qui ne doive être prêt à tout risquer pour se racheter, et pour revoler vers sa patrie? Or, voilà le vrai chemin qui y conduit; point de halte donc d'ici au dernier soupir, puisque la mort seule doit nous mettre en possession d'un pareil trésor. Daigne le Seigneur nous soutenir de sa grâce, et nous faire arriver à ce terme!

Veuillez, mon père, si vous le jugez à propos, déchirer ces pages, ou les regarder comme une lettre que je vous écris, et pardonnez-moi, je vous prie, ma grande hardiesse.

   

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