Parlons maintenant de la troisième manière
d'arroser ce jardin, en détournant l'eau courante d'une rivière ou celle d'une
source. Comme il n'y a qu'à la conduire, il en coûte beaucoup moins de peine.
Notre Seigneur aide ici le jardinier d'une manière admirable, il prend en
quelque sorte son office et fait presque tout.
Cet état est un sommeil des puissances, où, sans
être entièrement perdues en Dieu, elles n'entendent pourtant pas comment elles
opèrent. L'âme goûte incomparablement plus de bonheur, de suavité, de plaisir
que par le passé. Enivrée de l'eau de la grâce que Dieu lui verse à longs
traits, elle ne peut, elle ne sait plus ni avancer, ni reculer; elle n'aspire
qu'à jouir de cet excès de gloire. On dirait une personne qui, soupirant après
la mort, tient déjà en main le cierge bénit, et n'a plus qu'un souffle à exhaler
pour se voir au comble de ses désirs. C'est pour l'âme une agonie pleine
d'inexprimables délices, où elle se sent presque entièrement mourir à toutes les
choses du monde, et se repose dans la jouissance de son Dieu. Je ne trouve point
d'autres termes pour peindre ni pour expliquer ce qu'elle éprouve. En cet état,
elle ne sait que faire: elle ignore si elle parle, si elle se tait, si elle rit,
si elle pleure; c'est un glorieux délire, une céleste folie où l'on apprend la
vraie sagesse; enfin, c'est pour elle une manière de jouir souverainement
délicieuse.
Depuis cinq ou six ans, je crois, Dieu m'a souvent
donné en abondance cette oraison. Mais, je dois le dire, je ne pouvais ni la
comprendre, ni l'expliquer aux autres. Aussi avais-je résolu, quand j'en
viendrais à cet endroit de ma relation, de n'en point parler, ou de n'en dire
que très peu de chose. Il n'y avait pas là, je le comprenais fort bien, union
parfaite de toutes les puissances avec Dieu, mais l'âme lui était évidemment
plus unie que dans l'oraison précédente; cependant, je ne pouvais discerner ni
saisir en quoi consistait cette différence. Je crois, mon père, être redevable
de la lumière que Dieu m'a donnée, à l'humilité qui vous a porté à vouloir vous
aider d'une simplicité aussi grande que la mienne. Le Seigneur m'a fait entrer
aujourd'hui même dans cette oraison, au moment où je venais de communier. Il m'y
a comme enchaînée, et il a daigné lui-même me suggérer ces comparaisons; il m'a
enseigné la manière de parler de cet état, et ce que l'âme doit faire quand elle
y est élevée. J'en ai été saisie d'étonnement, car j'ai tout compris en un
instant.
Je m'étais souvent vue en proie à ce délire et
enivrée de cet amour, sans jamais comprendre comment cela se faisait. Je
reconnaissais visiblement l'action de Dieu, mais je ne pouvais saisir de quelle
manière il opérait en moi. En effet, les puissances de l'âme sont presque
entièrement unies à Dieu, mais elles ne sont pas tellement perdues en lui
qu'elles n'agissent encore. Enfin, je viens d'en avoir l'intelligence, et j'en
suis au comble du bonheur. Béni soit le Seigneur qui a bien voulu me ménager un
tel plaisir!
Les puissances de l'âme s'occupent entièrement de
Dieu, sans être capables d'autre chose. Aucune d'elles n'ose remuer, et l'on ne
peut les mettre en mouvement. Pour les distraire de cette occupation, il
faudrait un grand effort, et encore on n'y parviendrait pas complètement. On
s'épanche alors en louanges à Dieu, mais sans ordre, à moins que le Seigneur
lui-même n'en mette; car pour cela l'entendement est au moins inutile. L'âme,
hors d'elle-même, agitée des plus doux transports, souhaiterait faire éclater sa
voix en cantiques de bénédiction. Déjà les fleurs entrouvrent leur calice, et
répandent leurs premiers parfums. Ici, l'âme voudrait être vue de toutes les
créatures et leur manifester sa gloire, afin de pouvoir, de concert avec elles,
offrir à Dieu un plus beau sacrifice de louanges. Elle brûle du désir de
partager avec elles un bonheur sous le poids duquel elle succombe Elle est comme
la femme de l'Évangile, qui appelle ses voisines et les convie à partager sa
joie. Tels devaient être les transports du royal prophète, de David, quand il
entonnait sur sa harpe des hymnes en l'honneur de Dieu. J'ai pour ce saint roi
une grande dévotion, et je souhaiterais ardemment le voir ainsi honoré de
tous, en particulier de ceux qui, comme moi, ont offensé le Seigneur.
O ciel! que n'éprouve pas une âme lorsqu'elle en
est là! Elle voudrait être toute convertie en langues pour louer le Seigneur.
Elle dit mille saintes folies, qui charment Celui qui la met en cet état. Je
connais une personne qui, pour peindre sa peine, improvisait alors, sans être
poète, des vers pleins de sentiment; ce n'était pas un travail de son esprit,
mais une plainte qu'elle adressait à son Dieu, pour mieux jouir de la gloire où
la plongeait une peine si délicieuse. Elle eût voulu que tout son être,
corps et âme, éclatât, pour montrer au dehors l'excès de bonheur que lui causait
cette peine. Il lui eût été doux alors d'affronter les plus cruels tourments
pour son Dieu. Une âme, dans cet état, voit clairement que les martyrs ne
faisaient presque rien de leur part en endurant les supplices, parce que cette
force leur venait d'une autre source. Mais aussi quelle souffrance pour elle,
lorsqu'elle se voit condamnée à vivre encore en ce monde, sous la loi de ses
sollicitudes et de ses devoirs! On en jugera si l'on songe que tous les termes
de comparaison employés par moi sont bien au-dessous de ces joies, dont Dieu
daigne parfois l'enivrer en cet exil.
Soyez à jamais béni, Seigneur, et que toutes les
créatures chantent éternellement vos louanges! O mon Roi! exaucez en ce moment
ma prière. Puisque, par votre bonté et votre miséricorde, je suis encore, en
écrivant ceci, possédée de cette sainte et céleste folie; puisque vous
m'accordez, grand Dieu, une faveur dont je suis si indigne, faites, je vous en
supplie, que tous ceux avec qui j'aurai des rapports deviennent fous de votre
amour, ou ne permettez point que je parle désormais à qui que ce soit.
Préservez-moi, Seigneur, de tenir par le plus petit lien à ce monde, ou
retirez-moi soudain de ce misérable séjour. Non, mon Dieu, votre servante il ne
peut supporter plus longtemps le supplice de se voir sans vous. Si elle doit
vivre encore, elle ne veut pas de repos en cette vie, et vous, Seigneur,
gardez-vous de lui en donner. Cette âme voudrait déjà être libre: le manger la
tue, le dormir la tourmente; elle voit que le temps de la vie se passe à prendre
mille soulagements, et que rien cependant ne peut désormais la satisfaire hors
de vous. Elle vit, ce semble, contre nature, puisqu'elle voudrait vivre, non en
elle, mais en vous. O mon vrai maître et ma gloire, que la croix réservée par
vous aux âmes qui arrivent à cet état est légère et pesante! légère, par sa
douceur; pesante, parce qu'il est des temps où la plus invincible patience ne
saurait la soutenir. Et toutefois, l'âme ne voudrait point en être déchargée, si
ce n'est pour se. voir avec vous. Quand elle se souvient qu'elle n'a rien fait
pour vous, et qu'en vivant elle peut vous rendre quelque service, elle voudrait
porter une charge beaucoup plus pesante encore, et ne mourir qu'au dernier jour
du monde. Avec quelle joie elle sacrifie son repos au bonheur de vous rendre le
plus petit service! Elle ne sait que désirer, mais elle connaît bien que vous
êtes l'unique objet de ses désirs.
O mon fils, vous à qui j'adresse cette relation et
qui m'avez commandé de l'écrire, gardez pour vous seul les passages où vous
trouverez que je sors des bornes.
Comment me serait-il possible de rester dans ma
raison, quand le Seigneur me met hors de moi? S'il faut dire ma pensée, ce n'est
plus moi qui parle depuis que j'ai communié ce matin; tout ce que je vois me
semble un songe, et je ne voudrais voir que des malades du mal qui me possède.
Je vous en supplie, mon père, soyons tous insensés pour l'amour de Celui qui
pour nous a voulu passer pour tel. Vous dites que vous m'êtes dévoué; eh bien!
je veux que vous m'en donniez la preuve, en vous disposant à recevoir de Dieu
cette faveur. Hélas! j'en vois bien peu qui n'aient un excès de sagesse pour ce
qui les touche. Peut-être suis-je moi-même en cela plus répréhensible que tous
les autres. Je vous en conjure, ne le souffrez pas, mon père; car vous êtes mon
père, puisque vous êtes mon confesseur, et que je vous ai confié mon âme.
Hâtez-vous de me détromper, et ne craignez pas de me dire la vérité, avec cette
pleine franchise si peu connue de nos jours.
Voici l'accord que je voudrais voir exister entre
nous cinq, qui actuellement nous aimons en Notre Seigneur. Tandis que de nos
jours d'autres se réunissent en secret pour former contre Jésus-Christ
des complots et des hérésies [1],
je souhaiterais que nous eussions, nous aussi, de temps en temps nos réunions
secrètes. Le but en serait de nous éclairer mutuellement, de nous dire ce que
nous pourrions faire pour nous corriger, et pour servir Dieu d'une manière plus
parfaite. Nul ne se connaît aussi bien qu'il est connu de ceux qui l'observent
de l'œil de la charité, et avec la sollicitude du zèle pour son avancement. Ces
réunions, comme je le disais, seraient secrètes; car, hélas! on n'use plus de
cette sainte liberté de langage. Les prédicateurs eux-mêmes visent dans leurs
discours à ne point déplaire. Leur intention est bonne, ainsi que leur conduite,
je veux bien le croire; mais enfin, de cette manière, ils convertissent peu de
monde. Pourquoi ne sont-ils pas en plus grand nombre, ceux que les sermons
arrachent aux vices publics? Savez-vous ce qu'il m'en semble? C'est qu'il y a
dans les prédicateurs trop de prudence mondaine. Elle ne disparaît pas chez eux,
comme chez les apôtres, dans cette grande flamme de l'amour de Dieu; voilà
pourquoi leur parole embrase si peu les âmes. Je ne dis pas que leur feu doive
égaler celui des apôtres, mais je voudrais le voir plus grand qu'il n'est.
Voulez-vous savoir ce qui communiquait ce feu divin à la parole des apôtres?
C'est qu'ils avaient la vie présente en horreur, et foulaient aux pieds
l'honneur du monde. Quand il fallait dire une vérité et la soutenir pour la
gloire de Dieu, il leur était indifférent de tout perdre ou de tout gagner.
Quiconque a tout hasardé pour Dieu domine également et les succès et les revers.
Je ne dis pas que je suis telle, mais je voudrais bien l'être. Oh! de quelle
magnifique liberté ne jouit pas celui qui regarde comme un esclavage d'avoir à
vivre et à converser avec les humains d'après les lois du monde! Dans l'espoir
d'obtenir de Dieu une liberté si belle, est-il un esclave qui ne doive être prêt
à tout risquer pour se racheter, et pour revoler vers sa patrie? Or, voilà le
vrai chemin qui y conduit; point de halte donc d'ici au dernier soupir, puisque
la mort seule doit nous mettre en possession d'un pareil trésor. Daigne le
Seigneur nous soutenir de sa grâce, et nous faire arriver à ce terme!
Veuillez, mon père, si vous le jugez à propos, déchirer ces
pages, ou les regarder comme une lettre que je vous écris, et pardonnez-moi, je
vous prie, ma grande hardiesse. |