CHEMIN DE SAINTETÉ

adveniat regnum tuum

LIVRE DE LA “VIE”
de sainte Thérèse d’Avila

CHAPITRE XIV

Ici l'âme commence à se recueillir

J'ai dit combien il est pénible d'arroser le jardin en tirant de l'eau du puits à force de bras; parlons maintenant de la seconde manière d'arroser, établie par le maître du jardin. Elle consiste à puiser l'eau à l'aide d'une noria, et à la distribuer par des conduits. Le jardinier en obtient ainsi une quantité plus grande, se fatigue moins, et jouit de quelques intervalles de repos. Mon dessein, en ce moment, est d'appliquer cette seconde manière à l'oraison appelée de quiétude.

Ici l'âme commence à se recueillir et touche déjà au surnaturel; jamais, en effet, avec toute l'activité de ses efforts, elle ne pourrait acquérir un bien si élevé. A la vérité, elle s'est fatiguée quelques instants en travaillant avec l'esprit, ou, si l'on veut, en tournant la roue pour remplir les canaux. Mais ici l'eau est plus à fleur de terre; ainsi, on la puise avec beaucoup moins de fatigue qu'en la tirant du fond d'un puits. Je dis que l'eau est plus à fleur de terre, parce que la grâce se fait plus clairement connaître à l'âme. Ses puissances se recueillent au dedans d'elle-même, afin de savourer plus délicieusement le plaisir dont elles jouissent. Ce n'est pourtant là ni une suspension, ni un sommeil spirituel. Seule la volonté agit; sans savoir comment elle se rend captive, elle donne simplement à Dieu son consentement afin qu'il l'emprisonne, sûre de tomber dans les fers de Celui qu'elle aime. O Jésus, ô mon Maître, comme nous sentons ici la puissance de votre amour! Il tient le nôtre tellement lié, qu'il ne lui laisse plus la liberté d'aimer en cet état autre chose que vous.

L'entendement et la mémoire viennent au secours de la volonté, afin qu'elle se rende de plus en plus capable de jouir d'un si grand bien. Quelquefois néanmoins leur concours ne sert qu'à la troubler dans cette intime union avec Dieu. Mais alors la volonté, sans se mettre en peine de leur importunité, doit se maintenir dans les délices et le calme profond dont elle jouit. Vouloir fixer ces deux puissances serait s'égarer avec elles. Elles sont alors comme des colombes qui, n'étant pas contentes de la nourriture que le maître leur donne sans aucun travail de leur part, vont en chercher ailleurs, mais qui, après une vaine recherche, se hâtent de revenir au colombier. Ces deux puissances, de même, vont et viennent dans l'espérance que la volonté leur fera part des délices qu'elle goûte. Si le Seigneur leur jette un peu de cette céleste pâture, elles s'arrêtent; sinon, elles vont de nouveau en chercher ailleurs. Elles se flattent de servir ainsi la volonté, en lui faisant, de concert avec l'imagination, la peinture de son bonheur, mais souvent elles lui nuisent. La volonté devra donc se comporter à leur égard de la manière que je dirai.

Dans tout le cours de cette oraison, la consolation est très vive, et le travail très léger; elle peut durer longtemps, sans causer de fatigue. L'entendement agit par intervalles et d'une manière très paisible; il puise néanmoins beaucoup plus d'eau qu'il n'en tirait du puits dans l'oraison mentale. Les larmes que Dieu donne ici coulent délicieusement, d'elles-mêmes et sans aucun effort.

Cette eau céleste est une source de biens et de faveurs inestimables aussi est-elle incomparablement plus efficace que l'oraison précédente pour faire croître les vertus. Déjà l'âme s'élève au-dessus de sa misère, et déjà Dieu lui donne quelque connaissance du bonheur de la gloire. Cette faveur, selon moi, la fait grandir davantage, et approcher de plus près de la source de toutes nos vertus, c'est-à-dire de Dieu même. Non seulement Notre Seigneur commence à se communiquer à cette âme, mais il veut qu'elle sente ce mode de communication. A peine arrivée là, elle perd soudain, et, il faut en convenir, sans grand mérite, le désir des choses de cet exil. Elle voit clairement qu'un seul instant de cette joie surnaturelle ne peut venir d'ici-bas, et que ni richesses, ni puissance, ni honneurs, ni plaisirs, ne sauraient lui donner, l'espace même d'un clin d'oeil, ce contentement seul vrai, et seul capable, comme elle en a conscience, d'étancher sa soif de bonheur. En vain chercherait-elle à saisir ce contentement parfait dans les plaisirs de ce monde; jamais ils ne sont sans mélange. Mais dans cette joie spirituelle, nul mélange, tant qu'elle dure: la peine vient ensuite, il est vrai, mais c'est de la voir finir. En outre, l'âme sent son impuissance de la recouvrer, et elle en ignore les moyens. Elle aurait beau, en effet, se consumer de pénitences, d'oraisons, de travaux; si le Seigneur ne veut pas la lui rendre, ses efforts seront inutiles. Ce grand Dieu veut que l'âme comprenne qu'il est près d'elle; qu'ainsi elle peut lui parler, sans envoyer des messagers et sans élever la voix, parce qu'à cause de sa proximité, il l'entend au moindre mouvement des lèvres.

Ce langage peut paraître étrange; ne savons-nous pas, en effet, que Dieu nous entend toujours, puisqu'il est toujours avec nous? En cela, nul doute. Mais ce Souverain, ce Maître adorable veut ici nous donner une connaissance expérimentale de cette vérité, et nous révéler en même temps les effets de sa présence. Il fait éclater son dessein d'opérer d'une manière particulière dans notre âme, en versant en elle une grande satisfaction intérieure et extérieure, infiniment différente de tous les vains plaisirs d'ici-bas; et il comble ainsi, ce semble, le vide que nous avions fait en nous par nos péchés. L'âme goûte cette joie céleste au plus intime d'elle-même, mais sans savoir d'où ni comment elle lui est venue. Dans cet état, elle ignore souvent ce qu'elle doit faire, ou désirer, ou demander. Il lui semble avoir trouvé tout ce qu'elle pouvait désirer, mais elle ignore ce qu'elle a trouvé; et moi-même je ne sais, je l'avoue, comment en donner l'intelligence.

Pour bien des choses, la science me serait nécessaire; je m'en servirais ici, par exemple, pour expliquer, en faveur d'un grand nombre de personnes qui l'ignorent, la nature du secours général ou particulier; je dirais comment le Seigneur veut que l'âme dans cette oraison, voie en quelque sorte de ses propres yeux ce secours particulier. Enfin, j'aurais besoin des lumières de la science pour une foule d'autres points, dans lesquels je me tromperai peut-être. Mais une chose me tranquillise et me rassure pleinement, c'est que mon écrit sera remis à des hommes capables de discerner l'erreur. Ils le jugeront quant à la doctrine et quant à l'esprit, et s'ils y trouvent quelque chose de mauvais, ils ne manqueront pas de le retrancher.

Je désirerais donc donner l'intelligence de ces faveurs, parce que ce sont les premières et que, au moment où Dieu commence à les accorder à une âme, celle-ci ne les comprend pas et ne sait comment se conduire. Si Dieu la mène par la voie de la crainte comme il fit à mon égard, elle aura cruellement à souffrir, à moins de trouver un maître qui comprenne son état. C'est un grand bonheur pour cette âme de voir la peinture de ce qu'elle éprouve; elle reconnaît clairement la voie où Dieu la met. Je dis plus: pour faire des progrès dans ces divers états d'oraison, il est d'un avantage immense de savoir la conduite à tenir en chacun d'eux. Pour moi, faute de cette connaissance, j'ai beaucoup souffert et perdu bien du temps; aussi, je porte une grande compassion aux âmes qui, arrivées là, se trouvent seules. J'avais lu sur cette matière bien des livres spirituels, et ils l'expliquent peu; en vain d'ailleurs donneraient-ils des explications très étendues; si l'âme n'a point une grande expérience, elle aura beaucoup de peine à comprendre son état.

Je souhaiterais ardemment que Dieu me fît la grâce d'exposer les effets de ces premières faveurs surnaturelles. Par là on reconnaîtrait, autant du moins qu'on le peut ici-bas, quand elles viennent de l'esprit de Dieu. Au reste, alors même que c'est lui qui agit, il est toujours bon de marcher avec crainte et avec une sage circonspection. L'esprit de ténèbres pourrait, en effet, se transfigurer quelquefois en ange de lumière. Si l'âme n'est pas très exercée, elle ne s'apercevra pas de l'artifice; il faut, pour le démêler, avoir atteint le plus haut sommet de l'oraison.

Mon peu de loisir ne seconde guère un travail de ce genre: ainsi, c'est à Notre Seigneur lui-même à prendre la plume à ma place. Le monastère où j'habite est de fondation toute récente, comme on le verra par mon récit. Outre les exercices de communauté que je suis, j'ai beaucoup d'autres occupations. Aussi, manquant de ce calme tranquille qui me serait si nécessaire, je n'écris qu'à la dérobée et à diverses reprises. Je désirerais pourtant ce paisible loisir, parce qu'alors, dès que le Seigneur donne lumière, on s'exprime avec facilité, et l'on rend mieux ses pensées. C'est comme si l'on avait devant soi un modèle; on n'a qu'à le suivre. Mais cette inspiration d'en haut vient-elle à manquer, il n'est pas plus possible, même après de longues années d'oraison, d'écrire en ce style mystique qu'en arabe. C'est pourquoi je regarde comme un très grand avantage, lorsque j'écris, de me trouver actuellement dans l'oraison dont je traite, car je vois clairement alors que ni l'expression ni la pensée ne viennent de moi; et quand c'est écrit, je ne puis plus comprendre comment j'ai pu le faire, ce qui m'arrive souvent.

Revenons maintenant à notre jardin, ou à notre verger; voyons comment les arbres commencent à se remplir de sève, pour fleurir et donner ensuite des fruits; comment les oeillets et les autres fleurs se préparent de même à répandre leurs parfums. J'aime cette comparaison. A l'époque où, comme je l'espère de la bonté de Dieu, je commençai à le servir et à mener cette vie nouvelle qu'il me reste à décrire, je goûtais déjà un extrême plaisir à me représenter mon âme comme un jardin, et à suivre de l'œil le divin Maître qui s'y promenait. Je le suppliais d'augmenter le parfum de ces petites fleurs, de ces vertus en germe qui avaient, ce semble, envie déclore; ma prière n'avait en vue que sa gloire. Je le conjurais ensuite de les cultiver pour lui uniquement et non pour moi, et de couper celles qu'il voudrait; j'étais bien sûre de les voir renaître avec plus de force et d'éclat. Je me sers à dessein de ce mot couper, parce qu'il arrive des temps où l'âme ne reconnaît plus en quelque sorte ce jardin. Tout y semble flétri par la sécheresse; l'eau destinée à lui rendre la fertilité et la fraîcheur paraît tarie sans retour; on dirait que cette âme ne posséda jamais de vertus. Le pauvre jardinier a beaucoup à souffrir: Dieu veut qu'il regarde comme un travail perdu tout ce qu'il a fait pour entretenir et arroser le jardin. C'est alors le temps de sarcler et d'arracher jusqu'à la racine les mauvaises herbes qui sont restées, quelque petites qu'elles soient. C'est aussi le moment de reconnaître l'inutilité de tous nos efforts dès que Dieu nous retire l'eau de sa grâce, et de faire peu de cas de notre néant, c'est trop peu dire, d'une misère bien au-dessous du néant. L'âme devient ainsi profondément humble, et le jardin voit de nouveau croître ses fleurs.

O mon Maître et mon Bien, je ne puis, sans verser des larmes et éprouver une grande joie intérieure, dire quel est notre bonheur. Vous portez votre amour, Seigneur, jusqu'à vouloir être avec nous, comme vous êtes au saint sacrement de l'autel. Je puis le croire, et je suis en droit de faire cette comparaison, puisque c'est la vérité. Oui, nous pouvons, si nos fautes n'y mettent obstacle, goûter auprès de vous la plus pure félicité; et vous-même, vous trouvez dans nos âmes un délicieux séjour, vous nous l'affirmez en disant: « Mes délices sont d'être avec les enfants des hommes. » O mon Maître, quel mystérieux pouvoir dans cette parole! Jamais, pas même au temps de mes plus grandes infidélités, je n'ai pu l'entendre qu'elle n'ait répandu dans mon cœur une vive consolation. Seigneur, peut-il se rencontrer une âme qui, comblée par vous de si étonnantes faveurs, honorée de vos caresses, et sachant que vous prenez vos délices en elle, vous offense de nouveau, après des grâces si élevées et les gages d'un amour dont elle ne peut douter, puisqu'elle le voit à l’œuvre? Oui, il s'en rencontre une à qui cela est arrivé, non pas une fois, mais plusieurs, et cette âme est la mienne. Faites, Seigneur, que j'aie seule à me reprocher une si odieuse infidélité et un tel excès d'ingratitude. Déjà, du moins, votre infinie bonté en a retiré quelque bien; et plus ma misère a été grande, plus elle fait resplendir la magnificence de vos miséricordes. A combien juste titre je puis les chanter à jamais! Je vous en supplie, ô mon Dieu, qu'il en soit ainsi, que ce cantique soit éternellement sur mes lèvres! Avec quelle grandeur vous avez daigné les faire éclater à mon égard! Ceux qui en sont témoins en restent saisis d'étonnement, et souvent j'en tombe moi-même ravie; je puis mieux alors faire monter vers vous mes cantiques de louanges. Mais seule et sans vous, Seigneur, je ne serais capable de rien, si ce n'est d'arracher ces fleurs que vous avez fait naître dans ce jardin, et de changer en un vil fumier, comme autrefois, cette misérable terre qui est mon âme. Ne le permettez pas, Seigneur, et daignez, je vous en conjure, sauver de sa perte une âme dont vous avez payé la rançon par tant de souffrances, que vous avez encore, depuis, tant de fois rachetée et tant de fois enlevée des dents de l'effroyable dragon.

Pardonnez-moi, mon père, cet écart apparent, et n'en soyez pas surpris; au fond, il va à mon sujet. Ce que j'écris saisit si profondément mon âme, et les bienfaits de Dieu se présentent à moi d'une manière si vive, qu'il m'en coûte souvent beaucoup de ne pas publier encore davantage ses louanges. Vous ne m'en saurez pas mauvais gré, je l'espère. Nous pouvons tous deux, ce me semble, chanter le même cantique; à la vérité, ce sera d'une manière différente, mes dettes étant plus grandes que les vôtres, et Notre Seigneur m'ayant pardonné beaucoup plus, comme vous le savez.

   

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