CHEMIN DE SAINTETÉ

adveniat regnum tuum

LIVRE DE LA “VIE”
de sainte Thérèse d’Avila

CHAPITRE XIII

Avoir de grand désirs

Ayant vu certaines tentations dans les commençants, en ayant éprouvé moi-même quelques-unes, il m'a semblé utile de les faire connaître, et de donner en même temps quelques avis sur des points nécessaires, selon moi, dans la vie spirituelle.

Dès le début, que l'on tâche de marcher avec joie et liberté d'esprit. Certaines personnes se figurent que leur dévotion va s'en aller, si elles cessent tant soit peu de veiller sur elles-mêmes. Sans doute il est bon de se défier de soi, et de ne s'exposer en aucune manière aux occasions où l'on a coutume d'offenser Dieu. Une pareille conduite est nécessaire jusqu'à ce qu'on soit bien affermi dans la vertu; et rarement, je l'avoue, on l'est assez pour se dispenser de vigilance dans les occasions qui flattent le côté faible de l'âme. Durant toute la vie, ne fût-ce que par humilité, il nous est salutaire de reconnaître la misère profonde de notre nature. Mais enfin il est, comme je l'ai dit, plusieurs récréations que l'on peut prendre, pour revenir ensuite à l'oraison avec plus de vigueur. En tout, la discrétion est nécessaire.

Il faut aussi ouvrir notre âme à une grande confiance. Il nous est fort utile de ne pas resserrer nos désirs dans d'étroites limites; nous devons croire, au contraire, qu'en nous appuyant sur Dieu, nous pourrons, par de constants efforts, arriver avec le temps à la perfection où sont parvenus plusieurs saints. Si jamais leur âme n'eût conçu ces grands désirs, si peu à peu ils n'en étaient venus à l'exécution, ils ne seraient pas montés à un état si élevé. Dieu demande et aime des âmes courageuses, pourvu qu'elles soient humbles et ne se confient nullement en elles-mêmes. Je n’ai jamais vu aucune de ces âmes demeurer en chemin, comme aussi jamais je n'ai vu aucune des âmes lâches, qui s'abritent sous le rempart de l'humilité, faire en plusieurs années les progrès que les autres font en si peu de temps. Je suis saisie d'étonnement quand je considère la marche rapide de ces âmes, dont le courage va au-devant des grandes choses. Sans avoir, dès le commencement, des forces considérables, elles s'élancent d'un coup d'aile à une grande hauteur, bien que, semblables au petit oiseau qui n'a pas toutes ses plumes, elles se fatiguent ensuite, et soient contraintes de s'arrêter.

Je pensais souvent autrefois à ce que dit saint Paul: On peut tout en Dieu; car, par moi-même, je le sentais, je ne pouvais rien. Cette pensée me servit beaucoup, ainsi que ces paroles de saint Augustin: Donnez-moi, Seigneur, ce que vous commandez, et commandez-moi ce que vous voudrez. J'aimais aussi à considérer fréquemment que saint Pierre n'avait rien perdu pour s'être jeté dans la mer, malgré la peur dont il fut ensuite saisi. Ces premières résolutions sont d'une haute importance. Toutefois, les commençants doivent aller avec retenue, avec discrétion, et d'après les avis du maître spirituel; mais ils doivent avoir soin de n'en pas choisir un qui les fasse marcher à pas de tortue, et qui se contente de leur apprendre à faire seulement la chasse aux petits lézards. Que l'humilité soit toujours devant nos yeux, afin de nous faire comprendre que les forces ne viendront pas de notre fonds.

La fausse humilité

Mais il faut avoir une idée juste de cette humilité. Car le démon, je n'en doute pas, nuit beaucoup aux personnes d'oraison et les empêche d'avancer très loin, en leur donnant une notion fausse de cette vertu. Il leur fait croire qu'il y a de l'orgueil à former de grands désirs, à vouloir imiter les saints, à souhaiter d'être martyrs. Bientôt, il leur dit ou leur fait entendre que les actions des saints doivent être admirées, mais non imitées par des pécheurs comme nous. Je ne conteste pas cela, je dis seulement qu'il est besoin de discerner ce que nous pouvons imiter et ce que nous ne pouvons qu'admirer. Ainsi, il ne conviendrait pas à une personne faible et malade de s'imposer des jeûnes fréquents, des pénitences austères, de se retirer dans un désert où elle ne pourrait dormir ni trouver des aliments, sans parler d'autres privations de ce genre. Mais nous devons penser que, par de généreux efforts et avec le secours de Dieu, nous pouvons arriver à un grand mépris du monde, au mépris, de l'honneur, et au détachement des biens temporels.

Il nous semble, tant nos cœurs sont étroits, que la terre va nous manquer, si nous oublions un instant ce corps pour nous occuper des intérêts de l'âme. Ce n'est pas tout: nous regardons comme très favorable à une vie de recueillement d'avoir le nécessaire en abondance, attendu que le souci du temporel est une source de trouble dans l'oraison. Je gémis de voir en nous si peu de confiance en Dieu et tant d'amour-propre, que de semblables soins nous jettent dans l'inquiétude. Il n'est que trop vrai que, vu notre peu de progrès dans la vie intérieure, de pures bagatelles nous causent autant de peine que des choses importantes pourraient en causer à d'autres. Et après cela, nous nous flattons dans notre pensée d'être spirituels! A mon avis, marcher de la sorte, c'est vouloir accorder le corps et l'âme, de manière à ne point perdre ici-bas les douceurs du repos, et à jouir de Dieu dans la patrie; et de fait, on aura ce bonheur, si l'on vit dans la justice et la pratique de la, vertu; mais c'est là cheminer d'un pas bien lent et bien irrésolu1, et jamais ainsi on ne parviendra à la liberté d'esprit. Selon moi, une pareille manière de procéder va fort bien aux personnes mariées; leur vocation n'en demande pas davantage. Mais pour un autre état de vie, je ne puis admettre une telle méthode d'avancement spirituel. Jamais on ne me fera croire qu'elle soit bonne; je la connais par expérience; et j'aurais toujours marché dans cette misérable voie, si le Seigneur, dans sa bonté, ne m'en eût fait connaître une autre bien plus courte.

Quant aux désirs d'une vie parfaite, j'en ai toujours eu de grands; mais, comme je l'ai dit, je voulais tout ensemble mener une vie d'oraison et vivre selon mon bon plaisir. Si quelqu'un m'eût fait prendre un essor plus hardi, j'en serais venue, je crois, des désirs aux oeuvres. Mais, hélas! à cause de nos péchés, ils sont si rares, si faciles à compter, les maîtres spirituels qui ne soient pas d'une discrétion excessive! Cela suffit, selon moi, pour empêcher ceux qui commencent de s'élever en peu de temps à une grande perfection. Jamais, en effet, le Seigneur ne nous manque, jamais il ne refuse son secours; c'est toujours de notre côté qu'est la faute et le manque de fidélité.

Nous pouvons encore, à l'exemple des saints, aimer la solitude, le silence, et pratiquer plusieurs autres vertus, qui ne tueront pas ce corps, notre mortel ennemi. Que veut-il, en effet, par tant de ménagements qu'il exige, si ce n'est la ruine de l'âme? De son côté, le démon ne contribue pas peu à le frapper d'impuissance pour le bien. Voit-il en nous quelque crainte, c'en est assez: soudain il nous persuade que tout va nous tuer, ou du moins nous ruiner la santé. Il nous inspire même une secrète terreur des larmes versées dans l'oraison, comme pouvant nous rendre aveugles. Je le sais, parce que j'en ài fait l'épreuve. Eh bien! je le demande: le plus précieux avantage d'une vue, d'une santé parfaite, ne serait-ce pas de les perdre l'une et l'autre pour une aussi belle cause?

Infirme comme je le suis, je me vis toujours enchaînée, incapable du moindre bien, jusqu'au moment où je pris la détermination de ne tenir aucun compte ni du corps ni de la santé. A la vérité, ce que je fais aujourd'hui se réduit encore à bien peu de chose. Mais Dieu m'éclaira sur cet artifice du démon. M'objectait-il la perte de ma santé, je disais . Il importe peu que je meure. Me parlait-il de la perte de mon repos, je lui répondais: Je n'ai plus besoin de repos, mais de croix; et ainsi du reste. Je vis clairement que, malgré des infirmités réelles, je cédais, en bien des circonstances, à la tentation de cet esprit de ténèbres ou à ma propre lâcheté. Par le fait, depuis que je me traite avec moins de soins et de délicatesse, je me porte beaucoup mieux.

On voit par là combien il est nécessaire aux commençants de dominer toutes ces vaines terreurs de l'imagination. Je les prie de s’en rapporter là-dessus à mon expérience. Puisse mon exemple les instruire! le récit de mes fautes serait de quelque utilité.

Ne pas s'occuper de la perfection des autres

Voici une autre tentation fort ordinaire chez eux. Venant à peine de goûter la douceur et les avantages de la vie spirituelle, ils voudraient sur-le-champ voir tout le monde l'embrasser. Le désir, est bon, mais le, mode de le réaliser pourrait n'être pas exempt d’inconvénient, si l'on n'use d'une sage réserve et de beaucoup d’adresse, afin de ne point paraître faire la leçon aux autres, Pour leur être utile, il faut des vertus très solides; autrement, on leur devient un sujet de tentation. Une expérience personnelle m'a enseigné cette vérité dans le temps où, comme je l'ai dit plus haut, je tâchais de porter quelques personnes à l'oraison. D'un côté, elles m'entendaient dire des choses admirables des avantages qu'on y rencontre, et de l'autre, elles me voyaient fort dénuée de vertus; c'était pour elles, comme elles me l'ont avoué depuis, une tentation et un mystère, et certes à bon droit, vu qu'elles ne pouvaient comprendre comment l'un pouvait s'accorder avec l'autre. En outre, l'opinion favorable qu'elles avaient de moi les empêchait de considérer comme mauvais ce qui l'était en effet, parce qu'elles me le voyaient faire quelquefois.

C'est un artifice du démon: il se sert en apparence de nos vertus pour autoriser, autant qu'il le peut, le mal qu'il cherche à nous faire commettre. Ce mal, pour petit qu'il soit, est très nuisible dans une communauté. Quel devait donc être celui que j’y causais par ma conduite! Aussi, dans le cours de plusieurs années, trois personnes seulement ont profité de mes entretiens, tandis que plus tard, quand le divin Maître eut affermi ma vertu, j'ai eu le bonheur, dans l'espace de deux à trois ans, de faire du bien à un grand nombre d'âmes, comme je le dirai dans la suite. De plus, il y a dans ce zèle pour les autres un autre grave inconvénient, c'est que l'âme perd au lieu de gagner. Car, dans les commencements, elle ne doit prendre soin que d'elle-même, et il lui sera souverainement utile de vivre comme si, sur la terre, elle était seule avec Dieu seul.

Une nouvelle tentation pour les commençants, c'est le déplaisir causé par la vue des péchés et des fautes d'autrui; comme toutes les autres, elle se présente à eux sous les apparences du zèle; il importe de la remarquer et de marcher avec précaution. Le démon leur fait croire que s'ils s'affligent, c'est uniquement parce qu'ils désirent ne point voir Dieu offensé, et qu'ils ne sauraient souffrir les outrages faits à sa gloire. Ils voudraient sur-le-champ y porter remède, et leur inquiétude les empêche de faire oraison. Le plus grand mal est de penser que c'est vertu, perfection, zèle ardent pour Dieu. Je ne parle pas ici de la peine que donnent des péchés publics passant en coutume dans une congrégation, ou les ravages causés de nos jours dans l'Eglise par ces hérésies qui entraînent tant d'âmes à leur perte. Cette peine est très légitime; venant d'une source très pure, elle n'inquiète pas. Ainsi, le parti le plus sûr pour une âme d'oraison sera d'oublier toutes les créatures, de ne s'occuper que d'elle-même et du soin de plaire à Dieu. Cette conduite est pleine de sagesse. Que de fois, en effet, on se trompe en se confiant trop à une bonne intention! J'essaierais en vain de dire toutes les fautes de ce genre dont j'ai été témoin. Efforçons-nous donc d'avoir toujours les yeux ouverts sur les qualités et les vertus des autres, et, pour ne pas voir leurs défauts, considérons la grandeur de nos péchés. Une telle Pratique, sans être portée à la perfection dès le début nous conduit cependant à l'acquisition d'une belle vertu, celle qui nous incline à croire tous les autres meilleurs que nous. On n'en verra d'abord que le germe en notre âme; mais si, avec le secours de la grâce, nécessaire en tout et sans laquelle nos soins sont inutiles, nous faisons de sincères efforts, si nous supplions Dieu de nous donner cette vertu, ce Dieu de bonté, qui ne se refuse à personne, ne manquera pas d'exaucer nos désirs.

La méditation

Ceux qui discourent beaucoup, et qui trouvent dans chaque sujet abondance de pensées et de considérations, devront avoir égard à l'avis que je vais leur donner. Quant à ceux qui, comme moi, loin de se servir  de l'entendement, trouvent plutôt en lui un obstacle qu'un secours, ils n'ont qu'une chose à faire: prendre patience, jusqu'à ce qu'il plaise au Seigneur d'occuper leur esprit et de leur donner sa lumière. M'adressant donc à ceux qui discourent, je leur recommande de ne pas consumer tout le temps de l'oraison à approfondir le sujet qu'ils méditent. Cet exercice étant une source de mérites et de délices, il leur semble qu'il ne doit point y avoir pour eux de jour de dimanche, ni suspension de travail un seul instant. Que dis-je? ils considèrent comme perdu le temps qui n'est pas ainsi employé. Et moi, je regarde cette perte comme un gain très précieux. Que doivent-ils donc faire? Se mettre, comme je l'ai dit, en présence de Notre-Seigneur, s'entretenir avec lui sans fatiguer l'entendement, et savourer le bonheur d'être en sa compagnie. Là, point de pénibles raisonnements, mais une simple exposition de nos besoins et des motifs qu'aurait le divin Maître de ne pas nous souffrir à ses pieds. Il faut, suivant les temps, varier cette occupation, afin de ne pas se dégoûter par la continuité de la même nourriture. Les aliments dont je viens de parler sont très savoureux et très profitables. Dès qu'on a commencé à les goûter, ils communiquent à l'âme une substance vivifiante, et l'enrichissement de nombreux trésors.

Je veux rendre ma pensée d'une manière plus claire; car tout ce qui regarde l'oraison présente de la difficulté, et l'on a beaucoup de peine à le comprendre sans le secours d'un maître. Mon désir serait d'abréger, et, vu l'excellent esprit de celui qui m’a commandé d'écrire, l'exposé le plus sommaire suffirait; mais mon peu de pénétration ne me permet pas de faire comprendre en quelques mots une matière qu'il est si important de bien exposer. Ayant tant souffert, j'ai compassion de ceux qui commencent avec le seul secours des livres. On ne saurait croire combien les lumières qu'on y puise sont différentes de celles de l'expérience.

Je reviens à ce que je disais. Nous prenons pour sujet de méditation un mystère de la passion, par exemple, Notre-Seigneur à la colonne. L'entendement considère les grandes douleurs du divin Maître au milieu d'un tel abandon; il en recherche les causes; enfin il creuse ce mystère sous divers points de vue, travail facile à un esprit actif ou exercé par la science. Voilà une voie très excellente et très sûre, et c'est la manière d'oraison par laquelle tous doivent commencer, continuer et finir, jusqu'à ce qu'il plaise au Seigneur d'élever à des états surnaturels. Cette manière est pour tous, comme je viens de le dire. Cependant, il y a un grand nombre d'âmes qui tirent plus d'utilité de quelques autres méditations que de celle de la passion du Sauveur; comme il existe plusieurs demeures dans le ciel, on y arrive aussi par plusieurs chemins. Certaines personnes font des progrès en se considérant dans l'enfer; d'autres, que cette seule pensée contriste, s'animent à servir Dieu en se considérant dans le ciel. Il est des âmes pour qui la méditation de la mort est excellente. Enfin, il en est quelques-unes d'une si grande tendresse de cœur, qu'il leur serait très pénible de méditer constamment la passion: elles trouvent leurs délices et leur avancement à contempler tantôt la puissance et la grandeur de Dieu dans les créatures, tantôt cet amour dont il nous aime et qui resplendit dans tous ses ouvrages. C'est là une admirable manière de procéder, pourvu qu'on revienne souvent à la source de tous les biens, je veux dire à la vie et à la passion de Notre-Seigneur Jésus-Christ.

Les commençants ont besoin de discernement pour reconnaître ce qui les fait avancer davantage. C'est pourquoi un maître expérimenté leur est nécessaire. S'il n'est pas tel, il peut commettre de graves erreurs: il les conduira sans les comprendre, et il les empêchera de se comprendre eux-mêmes; car, persuadés du mérite de l'obéissance, ils n'oseront en rien s'écarter de ses ordres. J'ai rencontré de ces âmes, jetées dans l'angoisse et dans l'affliction par l'inexpérience de leurs guides. Elles me faisaient compassion. J'en ai vu une, entre autres, qui ne savait plus que devenir. Étrangers à la science spirituelle, de tels directeurs fatiguent l'âme et le corps, et empêchent les progrès. J'ai connu une de ces âmes, que son confesseur tenait enchaînée depuis huit ans dans la connaissance d'elle-même, sans jamais lui permettre d'en sortir; Notre-Seigneur néanmoins l'avait déjà élevée à l'oraison de quiétude; il en résultait pour elle de bien cruelles souffrances.

Sans doute, on ne doit jamais abandonner cette considération de la connaissance de soi, sans doute il n’est point d'âme fut-elle de la taille d'un géant dans la vie spirituelle, qui ne doive souvent revenir à l'enfance et à la mamelle. Qu'on n'oublie jamais cet avis; je le répéterai peut-être plus d'une fois encore, tant il est important; car il n'existe aucun état d'oraison si élevé, où il ne soit souvent nécessaire de revenir au commencement. Oui, cette considération de ses péchés, et la connaissance de soi-même, sont le pain avec lequel doivent se manger tous les autres aliments, quelque délicats qu'ils soient; sans ce pain, on ne pourrait vivre. Mais enfin, on doit le prendre avec mesure. Quand une âme déjà souple sous la main de Dieu voit son indigence et son néant; quand, pénétrée de honte en présence d'un si grand Roi, elle sent de quel faible retour elle paie de si grands bienfaits, quel besoin a-t-elle de consumer là son temps? ne doit-elle pas plutôt s'élever à d'autres considérations auxquelles le Seigneur la convie, et qu'il n'est pas raisonnable de négliger? Notre-Seigneur sait bien mieux que nous les aliments qui nous conviennent.

Il importe donc extrêmement que le maître soit judicieux, j'entends d'un esprit solide et qu'il ait de l'expérience. Si à cela il joint la doctrine, c'est parfait. Mais si l'on ne peut en rencontrer un qui possède le à la fois ces trois qualités, il est plus utile qu'il réunisse les deux premières, parce qu'on peut, s'il en est besoin, consulter des personnes savantes. A la vérité, des savants ne pratiquant point l'oraison me semblent peu propres à faire avancer ceux qui commencent; je ne dis pas néanmoins qu'il ne faut pas avoir de rapports avec eux. J'aimerais mieux, je l'avoue, qu'une âme renonçât à l'oraison, que de la voir dès le début s'engager dans une fausse route. C'est un grand trésor que la science; elle instruit, elle éclaire ceux qui savent peu, comme nous. En nous appuyant sur les vérités de la sainte Écriture, nous nous acquittons de nos devoirs avec sécurité. Dieu nous délivre des dévotions mal entendues!

Je veux donner plus de jour à ma pensée; car j’embrasse peut-être trop de choses à la fois: ce fut toujours mon défaut, comme je l’ai dit, de ne savoir m’expliquer qu'avec beaucoup de paroles. Voilà une religieuse qui commence à s'adonner à l'oraison. Un homme simple la dirige; il lui vient en fantaisie qu'elle doit lui obéir plutôt qu'à son supérieur: il n'hésite pas à le lui persuader, et cela, sans malice, mais croyant faire merveille. En effet, s'il n'est pas religieux, il croira qu'il doit en être ainsi. A-t-il à conduire une femme mariée, il lui dira de passer en oraison, au déplaisir même de son mari, les heures qu'elle doit aux soins de sa famille. Ainsi, il ne sait régler ni le temps ni les occupations d'après la vérité; privé de lumière, il ne peut, malgré tous ses désirs, en donner aux autres.

Quoique la science ne semble pas nécessaire pour la direction des âmes, mon opinion a été et sera toujours que tout chrétien doit, quand il le peut, rechercher un guide instruit; et le meilleur sera le plus éclairé. Un tel secours est encore plus nécessaire aux personnes d'oraison, et c'est dans les états les plus élevés qu'elles peuvent le moins s'en passer. On dira peut-être: Des savants étrangers à l'oraison ne sauraient convenir aux âmes qui la pratiquent. C'est une erreur. J'ai été en rapport avec un grand nombre d’entre eux; les besoins de mon âme ayant été plus grands dans ces dernières années, j'ai recherché leurs lumières avec plus d'empressement; enfin, j'ai toujours aimé les hommes éminents en doctrine. Quelques-uns, j'en conviens, n'auront pas une connaissance expérimentale des voies spirituelles; mais ils ne les ont point en aversion, ils ne les ignorent pas, et, à l'aide de l'Écriture sainte dont ils font une étude constante, ils découvrent toujours les véritables marques du bon esprit. Je suis convaincue qu'une personne d'oraison qui consulte des gens savants, ne sera pas trompée par les artifices du démon, si elle ne veut se tromper elle-même. Cet esprit de ténèbres redoute singulièrement, selon moi, la science humble et vertueuse; il sait qu'il sera découvert par elle, et qu'ainsi ses stratagèmes tourneront à sa perte.

J'ai parlé de la sorte, parce que, selon certains esprits, des savants étrangers aux voies intérieures ne sont pas faits pour conduire les personnes d'oraison. J'ai déjà dit que le maître doit être spirituel; mais si la science lui manque, c'est un grave inconvénient. Nous puiserons de grands secours dans les lumières des savants en qui la vertu se trouve unie à la doctrine. Sans marcher eux-mêmes dans ces voies spirituelles, ils nous seront utiles; Dieu leur fera comprendre ce qu'ils doivent nous enseigner, il les rendra même spirituels dans la vue de notre avancement. C'est ce qu'une expérience personnelle me permet d'affirmer; cela m'est arrivé avec plus de deux.

Parlant en général, je dis qu'une âme, avant de s'abandonner entièrement à la conduite d'un seul maître, doit avoir soin de le choisir tel que je l'ai dépeint. Ne pas agir ainsi serait une grande faute. Une personne engagée dans la vie religieuse doit encore mettre plus de zèle dans ce choix, car elle peut dépendre d'un supérieur qui manquera de ces trois qualités; et, certes, c'est assez d'une pareille croix, sans aller en outre volontairement soumettre son jugement à un homme qui en manque. Quant à moi, je n'ai jamais pu m'y résoudre, et je ne vois aucune raison de le faire. Si c'est une personne séculière, elle est libre de choisir celui auquel elle doit être soumise. Qu'elle en bénisse Dieu, et ne se prive point d'une si sainte liberté. Qu'elle demeure plutôt sans directeur, jusqu'à ce qu'elle en ait trouvé un qui soit tel que j'ai dit. Le Seigneur le lui donnera, pourvu qu'au désir de le rencontrer elle joigne l'humilité.

Je bénis Dieu de toute mon âme, et les femmes et ceux qui sont sans lettres devraient sans cesse, comme moi, lui rendre d'infinies actions de grâces de ce qu'il se trouve des hommes qui, à force de labeurs, ont conquis la vérité que nous ignorons. Je considère souvent avec étonnement la peine que coûte la science aux savants, et en particulier aux religieux, tandis qu'il nous suffit de les interroger pour avoir part à leur trésor. Et il se trouverait des personnes qui refuseraient d'en profiter! Plaise à Dieu de ne point le permettre! Que de fois me suis-je sentie couverte de confusion, en considérant ces savants soumis aux sacrifices de la vie religieuse, et ces sacrifices sont grands! Joignez-y les austérités, la nourriture grossière, l'obéissance à leurs supérieurs, le sommeil pénible: partout l'abnégation, partout la croix! Ce serait, selon moi, un grand mal de se priver par sa faute d'un bien qui leur a tant coûté. Et nous, exemptes des sacrifices qu'ils acceptent, recevant de leurs mains la nourriture toute préparée, vivant à notre gré, tandis qu'ils portent le poids de tant de travaux, nous nous préférons peut-être intérieurement à eux parce que nous donnons un peu plus de temps à l'oraison.

Seigneur, qui m'avez faite si incapable et si inutile, je vous bénis! Mais je vous bénis bien plus encore de ce que vous excitez tant d'âmes à nous réveiller de notre sommeil. Nous devrions faire monter vers vous une prière incessante pour ceux qui nous donnent la lumière. Et que serions-nous sans eux, au milieu des grandes tempêtes qui de nos jours agitent l'Église? Si quelques-uns n'ont pas répondu à la sainteté de leur mission, la fidélité des autres n'en brillera que davantage. Daigne le Seigneur les tenir de sa main, et protéger ces appuis de notre faiblesse! Amen.

Me voici bien loin du sujet que j'avais commencé à traiter; mais ces avis auront leur utilité: ils empêcheront les commençants de s'égarer dans la voie sublime où ils entrent. Je reviens à ce que je disais du mystère de Jésus-Christ à la colonne. Il sera bon, sans doute, de discourir pendant quelque temps, de considérer quel est Celui qui souffre, la grandeur et les causes de son supplice, enfin l'amour avec lequel il l'endure. Mais on ne doit pas toujours se fatiguer à approfondir ces divers points; il sera excellent de se tenir en paix, sans discourir, auprès du divin Maître. L'âme s'occupera selon son pouvoir à considérer qu'il la regarde; elle lui tiendra compagnie et lui adressera ses demandes; elle s'humiliera, elle prendra avec lui ses délices, se souvenant qu'elle est indigne de jouir ainsi de sa présence. Si elle peut en venir là, même dès le commencement de l'oraison, elle en retirera un grand profit. Une telle méthode est la source de grands biens, elle l'a du moins été pour mon âme. Je ne sais, mon père, si je m'explique bien, vous en serez juge. Plaise au Seigneur qu'au moins je réussisse à le contenter toujours! Amen.

   

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