CHEMIN DE SAINTETÉ

adveniat regnum tuum

Le Château intérieur
OU LES DEMEURES

de sainte Thérèse d’Avila

Cinquièmes DEMEURES
CHAPITRE
I

De la manière dont l’âme s’unit à Dieux dans l’oraison. A quoi on reconnaîtra que ce n’est pas un leurre.

1       Ô mes sœurs, comment vous dire les richesses, et les trésors, et les délices qui se trouvent dans les cinquièmes Demeures ? Je crois qu’il vaudrait mieux ne rien dire de celles dont je n’ai pas encore parlé, car on ne saurait les décrire, l’entendement ne saurait les comprendre, ni les comparaisons servir à les expliquer ; car les choses terrestres sont trop basses pour nous y aider. Envoyez, mon Seigneur, de la lumière du ciel pour que je puisse éclairer quelque peu vos servantes, (puisque vous consentez à ce que certaines d’entre elles jouissent ordinairement de ces délices), afin qu’elles ne soient pas induites en erreur au cas où le démon se transfigurerait en ange de lumière ; elles n’ont d’autre désir que celui de vous contenter.

2       J’ai parlé de certaines d’entre elles, mais rares sont celles qui n’entrent pas dans cette Demeure dont je vais m’occuper. Il y a le plus et le moins, c’est pourquoi je dis que la plupart y entrent. Je crois bien que certaines des choses qu’on trouve dans cette Demeure ne sont données qu’à un petit nombre, mais ne feraient-elles qu’arriver à la porte, c’est déjà une fort grande miséricorde, car si les appelés sont nombreux, rares sont les élus. Je dis donc maintenant que bien que nous toutes qui portons ce saint habit du Carmel soyons appelles à l’oraison et à la contemplation, car telle fut notre origine, nous descendons de cette caste, celle de nos saints Pères du Mont Carmel qui dans une si grande solitude et un si profond mépris du monde recherchaient ce trésor, rares sont celles d’entre nous qui se disposent à mériter que le Seigneur leur découvre la perle précieuse dont nous parlons. Extérieurement, tout se prête à ce que nous obtenions ce qui nous est nécessaire ; quant aux vertus pour y atteindre, il nous en faut beaucoup, beaucoup, et ne jamais rien négliger, ni peu, ni prou. Donc, mes sœurs, puisque en quelque sorte nous pouvons jouir du ciel sur la terre, prions bien haut le Seigneur de nous aider de sa grâce pour que nous n’y manquions point par notre faute, qu’il nous montre le chemin, et nous donne de la force d’âme, jusqu’à ce que nous découvrions ce trésor caché, puisqu’il est vrai qu’il est en nous : c’est ce que je voudrais vous faire comprendre, si le Seigneur veut que j’en sois capable.

3       J’ai dit " de la force d’âme ", pour que vous compreniez que celle du corps n’est pas nécessaire lorsque Dieu Notre-Seigneur ne nous la donne point ; il ne met personne dans l’impossibilité d’acheter ses richesses ; si chacun donne ce qu’il a, il s’en contente. Béni soit un si grand Dieu. Mais considérez, mes filles, qu’en ce qui nous occupe, il n’entend pas que vous vous réserviez quoi que ce soit ; peu ou beaucoup, il veut tout pour lui, et les faveurs que vous recevrez seront plus ou moins grandes, conformément à ce que vous constaterez avoir donné. Il n’est meilleure manière de nous prouver si, oui ou non, notre oraison atteint à l’union. Ne pensez pas que ce soit chose rêvée, comme dans la Demeure précédente : je dis rêvée, parce que l’âme semble comme assoupie, sans toutefois paraître endormie, ni se sentir éveillée. Ici, bien que toutes nos puissances soient endormies, et bien endormies aux choses du monde et à nous-mêmes, (car, en fait, on se trouve comme privée de sens pendant le peu de temps que dure cette union, dans l’incapacité de penser, quand même on le voudrait), ici, donc, il n’est pas nécessaire d’user d’artifices pour suspendre la pensée.

4       Et même aimer ; car si elle aime, elle ne sait comment, ni qui elle aime, ni ce qu’elle aimerait ; enfin, elle est comme tout entière morte au monde pour mieux vivre en Dieu. Et c’est une mort savoureuse, l’âme s’arrache à toutes les opérations qu’elle peut avoir, tout en restant dans le corps : délectable, car l’âme semble vraiment se séparer du corps pour mieux se trouver en Dieu, de telle sorte que je ne sais même pas s’il lui reste assez de vie pour respirer. J’y pensais à l’instant, et il m’a semblé que non ; du moins, si on respire, on ne s’en rend pas compte. L’entendement voudrait s’employer tout entier à comprendre quelque chose de ce qu’éprouve l’âme, et comme ses forces n’y suffisent point, il reste ébahi de telle façon que s’il n’est pas complètement annulé, il ne bouge ni pied, ni main, comme on le dit d’une personne évanouie si profondément qu’elle nous parait morte. Ô secrets de Dieu ! Jamais je me lasserais de chercher à vous les faire comprendre, si je pensais avoir quelque chance d’y réussir ; je dirai donc mille folies dans l’espoir de tomber juste une fois ou l’autre, afin que nous louions vivement le Seigneur.

5       J’ai dit que ce n’était pas une chose rêvée, parce que dans la Demeure dont j’ai parlé, tant qu’on n’a pas une grande expérience, l’âme reste dans le doute sur ce qui s’est passé : s’est-elle illusionnée, était-elle endormie, était-ce un don de Dieu, ou le démon s’est-il transfiguré en ange de lumières ? Elle a mille soupçons, et il est bon qu’il en soit ainsi ; car, comme je l’ai dit notre nature elle-même peut parfois nous tromper dans cette Demeure ; les bêtes venimeuses n’y ont pas aussi facilement accès que dans les précédentes, sauf, toutefois, de petits lézards, si subtils qu’ils se fourrent partout, et bien qu’ils ne fassent point de mal, en particulier si, comme je l’ai dit, on n’en fait aucun cas, ce sont de petites pensées nées de l’imagination et d’autres causes déjà indiquées, qui, souvent, importunent. Ici, dans cette Demeure, si subtils que soient les lézards, ils ne peuvent entrer ; car il n’est imagination, ni mémoire, ni entendement qui puisse s’opposer à notre bonheur. Et j’ose affirmer que c’est vraiment une union avec Dieu, le démon ne peut entrer, ni faire aucun mal ; car Sa Majesté est si étroitement unie à l’essence de l’âme qu’il n’ose approcher, et qu’il ne doit même pas connaître ce secret. C’est clair : puisqu’on dit qu’il ne comprend pas nos pensées, il comprendra moins encore quelque chose d’aussi secret que Dieu ne confie même pas à notre entendement. Ô bonheur d’un état où ce maudit ne nous fait pas de mal ! C’est ainsi que l’âme obtient de précieux avantages, Dieu agit en elle sans que nul n’y fasse obstacle, pas même nous. Que ne donnera donc pas celui qui aime tant à donner, lorsqu’il peut donner tout ce qu’il veut ?

6       Je vous troubles ce me semble, lorsque je dis " si c’est vraiment une union avec Dieu " ; comme s’il y avait d’autres unions. Il y en a, et comment ! Ne s’agirait-il que des choses vaines, si on les aime beaucoup, le démon peut s’en servir pour nous transporter, mais pas à la façon de Dieu, ni dans la délectation et la satisfaction de l’âme, sa paix, sa joie. Cette joie-là surpasse toutes celles de la terre, elle surpasse toutes les délices, tous les contentements, plus encore, ce qui engendre ces contentements, et la cause de ceux de la terre n’ont rien de commun, le sentiment qu’on éprouve est bien différent, comme vous le savez peut-être d’expérience. J’ai dit un jour (Le Chemin de la Perfection, chap. 31) qu’on peut de même comparer ce que ressent notre corps grossier avec ce qu’on éprouve au plus profond de soi-même, c’est exact, je ne sais comment je pourrais mieux dire.

7       Mais, me semble-t-il, je vous devine encore insatisfaites, vous allez croire que vous pouvez vous tromper, car l’examen de ces choses intérieures est difficile ; ce que j’ai dit suffira à celles qui ont de l’expérience, car la différence est grande, mais je veux vous donner un signe clair qui vous évitera de vous tromper et de douter que cela vienne de Dieu ; Sa Majesté me l’a rappelé aujourd’hui, et, à mon avis, c’est la vraie preuve. Dans les choses difficiles, même lorsque je crois les comprendre, j’emploie toujours l’expression, " il me semble ", car si je me tronquais, je suis toute disposée à croire ce que diraient les hommes très doctes, car même s’ils ne sont pas passés par ces choses, les grands clercs ont un je ne sais quoi de particulier : comme Dieu fait d’eux la lumière de son Église, quand il y a une vérité, il là leur communique pour qu’ils la fassent admettre ; et s’ils ne se dissipent point, mais sont les serviteurs de Dieu, jamais ils ne s’étonnent de ses grandeurs, car ils comprennent bien qu’il peut beaucoup plus, et plus encore. Enfin, si certaines choses n’ont pas été si bien définies, ils doivent, dans les livres, en trouver d’autres qui leur montrent que celles-là peuvent se produire.

8       J’ai de cela la très grande expérience, j’ai aussi celle de ces moitiés de clercs qu’un rien effarouche ici, car ils me coûtent très cher. Je pense, du moins, que ceux qui ne croient pas que Dieu peut faire bien davantage, qu’il a jugé, et juge bon d’en disposer pour ses créatures, se ferment la porte par laquelle ils pourraient recevoir ses faveurs. Que cela ne vous arrive jamais, mes sœurs, mais, croyez que tout est possible à Dieu et beaucoup plus encore, ne vous demandez pas si ceux à qui il accorde ses grâces sont bons, ou s’ils sont vils, Sa Majesté le sait, comme je vous l’ai dit. Nous n’avons pas à nous en mêler, mais à servir Sa Majesté avec simplicité de cœur, humilité, et à la louer de ses œuvres et de ses merveilles.

9       Donc, pour en revenir au signe dont je dis qu’il est le vrai, vous voyez cette âme que Dieu a rendue toute bête, pour mieux graver en elle la vraie science ; elle ne voit rien, n’entend ni ne comprend rien le temps que dure cet état ; temps bref, mais il lui semble, à elle, plus bref encore qu’il ne l’est. Dieu se fixe dans cette âme de telle façon que lorsqu’elle revient à elle, elle ne peut absolument pas douter qu’elle fut en Dieu, et Dieu en elle. Cette vérité s’affirme si fortement que même si des années se passent sans que Dieu lui fasse à nouveau cette faveur, elle ne peut l’oublier, ni douter de l’avoir reçue. C’est ce qu’il y a de plus important, laissons donc de côté pour le moment les effets durables qui s’ensuivent, nous en parlerons plus avant.

10     Vous me direz donc : " Comment l’a-t-elle vu ou compris, puisqu’elle ne voit ni ne comprend ? " Je ne dis pas qu’elle l’ait vu dans l’instant, mais qu’elle le voit clairement après coup ; ce n’est pourtant pas une vision, mais une certitude que Dieu seul peut donner à l’âme. Je connais une personne qui n’avait jamais appris que Dieu était en toutes choses par présence, et puissance, et essence, et qui, après une faveur de cette sorte que lui fit le Seigneur, en vint à le croire si fermement (Autobiographie, chap. 18) que lorsqu’elle demanda à l’un de ces demi-clercs dont j’ai parlé comment Dieu est en nous, (il n’en savait pas plus qu’elle-même avant que Dieu le lui ai fait comprendre), et qu’il lui répondit qu’il n’y était que par sa grâce, elle était si affermie dans la vérité qu’elle ne le crut point ; elle en interrogea d’autres, qui lui dirent la vérité, et ce fut pour elle un grand réconfort.

11     Ne vous y trompez point, n’allez pas croire que cette présence dont vous avez la certitude soit une forme corporelle comme l’est le corps de Notre-Seigneur Jésus-Christ dans le Saint-Sacrement, malgré que nous ne le voyions point ; il n’est pas ici sous cette forme, mais sa Divinité seule. Comment se fait-il que nous soyons certains de ce que nous ne voyons pas ? Je l’ignore, c’est une œuvre de Dieu, mais je sais que je dis la vérité, et je dirais de quiconque n’aurait pas cette certitude que son âme n’est pas unie à Dieu tout entière, mais seulement par l’une de ses puissances, ou par l’une des nombreuses sortes de faveurs que Dieu accorde à l’âme. Nous devons renoncer à chercher pour quelles raisons cela se passe ; alors que notre entendement n’arrive pas à le comprendre, de quoi voulons-nous nous enorgueillir ? Il suffit de voir que celui qui agit est tout-puissant ; puisque tous nos efforts sont incapables à nous obtenir cette faveur, mais que Dieu fait tout, ne faisons pas l’effort de chercher à comprendre.

12     A propos de ce que je dis, de notre impuissance, je me rappelle ce que vous avez entendu dire à l’épouse du CANTIQUE : LE ROI MA INTRODUITE DANS SES CELLIERS (Ct 1,3), je crois même qu’il dit : IL M’Y A FOURRÉE. Et il ne dit pas que c’est elle qui y est allée. Il dit aussi qu’elle allait de part et d’autre à la recherche de son Aimé. Je comprends qu’il s’agit là du cellier où le Seigneur veut nous fourrer quand il veut, et comme il veut ; mais pour beaucoup d’efforts que nous fassions nous-même, nous ne pouvons y entrer. Sa Majesté Elle-même doit nous y fourrer, et pénétrer, Elle, au centre de notre âme, pour mieux montrer ses merveilles. Elle veut que nous n’y soyons pour rien, sauf par la soumission totale de notre volonté, et qu’on n’ouvre point la porte aux puissances et aux sens, qui sont tous endormis ; Dieu entre donc au centre de l’âme sans passer par aucune de ces portes, comme il entra chez ses disciples, lorsqu’il dit : " PAR VOBIS " (Jn 20,19), et comme il sortit du sépulcre sans soulever la pierre. Vous verrez plus avant comment Sa Majesté veut que l’âme jouisse d’Elle dans son centre même, et beaucoup plus encore dans la dernière Demeure que dans celle-ci.

13     Ô mes filles, nous verrons beaucoup de choses si nous consentons à ne voir que notre bassesse et notre misère, et à comprendre que nous ne sommes pas dignes d’être les servantes d’un Seigneur si grand que nous ne pouvons concevoir ses merveilles ! Qu’il soit loué à jamais. Amen.

   

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