De l’oraison de recueillement que le Seigneur accorde la plupart du temps
avant celle dont il vient d’être parlé. De ses effets, et de ce qui reste à dire
de l’oraison précédente.
1 Les effets de cette oraison sont nombreux ; j’en
dirai quelques-uns. En premier lieu, je parlerai d’une autre forme d’oraison qui
la précède presque toujours, mais, comme je l’ai déjà fait ailleurs
(Autobiographie, chap.16 ; Le chemin de la Perfection, chap. 28 et 29) je serai
brève : il s’agit d’un recueillement qui me semble, lui aussi, surnaturel, car
il ne consiste pas à rester dans l’obscurité, ni à fermer les yeux, ni en quoi
que ce soit d’extérieur, puisque sans le vouloir, on ferme les yeux et on désire
la solitude ; il semble qu’on construise sans artifice l’édifice de l’oraison
dont j’ai parlé ; car ces sens et ces choses extérieures paraissent perdre peu à
peu leurs droits et l’âme reprendre les siens, qu’elle avait perdus.
2 On dit que l’âme entre en elle-même : on dit aussi
qu’elle monte au-dessus d’elle-même. Je ne saurais éclairer moindrement ce
langage, j’ai le tort de penser que vous devez comprendre celui dans lequel je
m’exprime alors que je ne parle peut-être que pour moi. Estimons que ces sens et
ces puissances dont j’ai déjà dit qu’ils sont les habitants de ce château,
comparaison qui m’aide à m’expliquer, sont sortis, et vivent depuis des jours et
des années avec des étrangers, ennemis de ce château ; ils se voient perdus et
ils s’en rapprochent, mais sans arriver à s’y introduire, car l’habitude qu’ils
ont prise est forte, mais ils ne sont plus des traîtres, et rôdent aux
alentours. Lorsqu’il voit leur bonne volonté, le grand Roi qui habite ce château
veut les ramener à Lui, dans sa grande miséricorde, en bon pasteur ; par un
sifflement si doux que c’est à peine s’ils l’entendent, il cherche à leur faire
reconnaître sa voix afin qu’ils ne se croient plus perdus, mais retournent à
leur demeure. Et ce sifflement du pasteur a une telle puissance qu’ils
abandonnent les choses extérieures qui aliénaient leur raison, et rentrent dans
le château.
3 Il semble ne l’avoir jamais mieux fait comprendre :
quand nous cherchons Dieu en nous-même, (on l’y trouve mieux et plus
efficacement que dans les créatures, comme le dit saint Augustin qui l’a trouvé
là, après l’avoir cherché en beaucoup d’endroits), cette grâce, si Dieu nous la
fait, nous est d’un grand secours. Ne songez pas que nous y parvenions à l’aide
de l’entendement, en nous appliquant à penser que Dieu est en nous, ni à l’aide
de l’imagination, en l’imaginant en nous. C’est là une bonne, une excellente
manière de méditation, basée sur la vérité, puisqu’il est vrai que Dieu est en
nous-même ; cela, chacun de nous peut le faire, (bien entendu, comme toutes
choses, avec la faveur du Seigneur), mais ce n’est pas de cela qu’il s’agit. Ce
dont je parle est différent ; parfois, avant de commencer à penser à Dieu, ces
gens sont déjà dans le Château ; sans que je sache où ni comment, ils ont
entendu le sifflement de leur Pasteur ; ce ne fut pas par l’ouïe, car on
n’entend rien, mais on ressent très manifestement un doux recueillement
intérieur ; ceux qui en ont l’expérience le sauront, mais je ne puis l’expliquer
plus clairement. Je crois avoir lu que le hérisson ou la tortue rentrent ainsi
en eux-mêmes ; celui qui l’a écrit devait bien comprendre ce dont il est
question. Toutefois ces animaux rentrent quand ils le veulent, tandis que ce
recueillement ne s’obtient pas à volonté, mais lorsque Dieu veut nous accorder
cette grâce. M’est avis que si Sa Majesté l’accorde, c’est à des personnes qui
renoncent déjà aux choses du monde. Je ne dis pas que ceux que leur état retient
dans le monde s’en éloignent effectivement, ils ne le peuvent point, mais leur
désir, qui les invite particulièrement à être attentifs aux choses intérieures,
s’en écarte ; je crois donc que si nous voulons faire place à Sa Majesté, elle
ne donnera pas que cela à ceux qu’Elle appelle à monter plus haut.
4 Ceux qui découvriront cela en eux loueront Dieu avec
ardeur, et leurs actions de grâces les disposeront à recevoir de plus grandes
faveurs. Cela les disposera à écouter, comme le conseillent certains livres, en
s’efforçant de ne point réfléchir, mais à être attentifs à ce que le Seigneur
opère dans l’âme ; toutefois, si Sa Majesté n’a pas commencé à nous absorber en
Elle, je n’arrive pas à comprendre comment la pensée peut s’arrêter sans plus de
dommage que de profit ; ce fut toutefois un sujet de querelle fort discuté entre
quelques spirituels ; quant à moi, je confesse mon manque d’humilité, car jamais
je ne me suis ralliée aux raisons qu’ils m’ont données. L’un d’eux m’a allégué
certain livre du saint Fr. Pierre d’Alcantara, dont je crois qu’il est un saint,
et à qui je me soumettrais, car je sais qu’il savait ce dont il parlait ; nous
l’avons lu, et il dit la même chose que moi, néanmoins pas dans les mêmes termes
; mais d’après ce qu’il dit on comprend que l’amour doit être déjà éveillé. Il
se peut que je me trompe, mais voici mes raisons.
5 La première : dans ce travail spirituel, celui qui
pense le moins et veut le moins obtient plus ; ce que nous devons faire, c’est
demander comme le font de pauvres nécessiteux devant un grand et riche empereur
; ensuite, baisser les yeux et attendre humblement. Quand par ses voies secrètes
il semble nous faire comprendre qu’il nous écoute, alors, il convient de nous
taire dès lors qu’il nous permet de rester prés de Lui, il n’est pas mauvais de
tâcher de ne pas agir avec l’entendement, si nous le pouvons, dis-Je. Mais si
nous n’avons pas encore le sentiment que ce Roi nous écoute, qu’il nous voit,
nous n’allons pas rester là, tout nigauds, ce qui arrive souvent à l’âme forte
quand elle s’est efforcée à faire taire l’entendement ; elle se trouve dans une
bien plus grande sécheresse, et d’aventure, l’imagination est plus inquiète
quand elle s’est fait violence pour ne penser à rien ce que veut le Seigneur,
c’est que nous le priions et que nous considérions que nous sommes en sa
présence, il sait, lui, ce qui nous convient. Je ne puis me résoudre à user de
moyens humains en des choses où Sa Majesté semble avoir imposé des limites et
qu’Elle semble vouloir se réserver ; il en est toutefois beaucoup d’autres que
nous pouvons pratiquer avec son aide, qu’il s’agisse de pénitences, d’oeuvres,
d’oraison, autant que notre misère nous le permet.
6 Seconde raison : toutes ces oeuvres intérieures sont
douces et pacifiques, et faire quelque chose de pénible fait plus de tort que
cela ne cause de profit. J’appelle pénible toute violence que nous voudrions
nous faire, comme ce le serait de retenir notre souffle ; que l’âme s’abandonne
donc dans les mains de Dieu, pour qu’il fasse d’elle ce qu’il veut, avec le
moindre souci possible de ses intérêts, et le plus grand abandon à la volonté de
Dieu. La troisième raison est que le soin même que nous avons de ne penser à
rien excitera peut-être la pensée à beaucoup penser. La quatrième est que Dieu,
essentiellement, tient pour agréable que nous nous souvenions de son honneur et
de sa gloire, et que nous nous oubliions nous-mêmes, notre profit, notre
bien-être, notre bon plaisir. S’oublie-t-il lui- même, celui qui, fort soucieux,
n’ose remuer, qui ne permet même pas à son entendement ni à ses désirs d’être
mus du désir d’une plus grande gloire de Dieu, ni de se réjouir de la gloire qui
est la sienne ? Quand Sa Majesté veut que l’entendement se taise, Elle l’occupe
autrement, et projette sur nos connaissances des lumières tellement au-dessus de
ce que nous pouvons atteindre qu’il en est tout absorbé, et, sans savoir
comment, il se trouve bien mieux instruit que par tous les efforts que nous
faisons pour l’anéantir. Dieu nous a donné les puissances pour nous en servir,
elles ont leur prix, nous n’avons pas à les enchanter, mais à les laisser faire
leur office, jusqu’à ce que Dieu leur en donne un autre, plus important.
7 A ma connaissance, ce qui convient mieux à l’âme que
le Seigneur a bien voulu introduire en cette Demeure, c’est de faire ce que j’ai
dit ; sans violence et sans bruit, qu’elle cherche à empêcher l’entendement de
discourir, mais non à le suspendre, et ainsi de la pensée ; sauf qu’il lui est
bon de se rappeler qu’elle est devant Dieu, et qui est ce Dieu. Si ce qu’elle
sent en elle la ravit, à la bonne heure ; mais que l’entendement ne cherche pas
à comprendre ce qui se passe : c’est accordé à la volonté. Qu’il laisse donc
l’âme en jouir sans autre activité que quelques paroles amoureuses, car bien que
dans cet état nous ne cherchions pas à ne penser à rien, cela arrive souvent,
mais brièvement.
8 J’ai :dit ailleurs (Chemin de la Perfection, chap.
31) la raison pour laquelle dans cette forme d’oraison dont j’ai parlé au
commencement de cette Demeure, (j’ai parlé de l’oraison de recueillement en même
temps que de celle dont je devais parler en premier, bien qu’elle soit fort
inférieure à celle des plaisirs spirituels que donne Dieu, mais seulement le
premier pas pour y atteindre ; car dans l’oraison de recueillement il ne faut
pas abandonner la méditation, ni l’action de l’entendement lorsque l’eau coule
de source, sans que les aqueducs l’amènent), l’entendement se modère ou est
contraint te se modérer, lorsqu’il voit qu’il ne comprend pas ce qu’il voudrait,
et qu’il va de-ci de-là comme un insensé qui n’à ses assises nulle part. La
volonté est si bien établie en son Dieu quelle s’afflige fort de ce tapage ;
l’âme n’a donc pas besoin d’en faire cas, elle y perdrait beaucoup de ses
jouissances : elle n’a qu’à abandonner, et s’abandonner, elle, dans les bras de
l’amour ; Sa Majesté lui enseignera ce qu’elle doit faire en cet état où elle
n’a guère qu’à se juger indigne d’un si grand bien, et à se confondre en actions
de grâce.
9 Pour traiter de l’oraison de recueillement, j’ai omis
les effets, ou signes, qui caractérisent les âmes auxquelles Dieu Notre-Seigneur
accorde cette oraison. Ainsi, on y perçoit clairement une dilatation ou
élargissement de l’âme, comme si l’eau qui coule d’une source ne pouvant
s’écouler, le réservoir lui même était fabriqué d’un matériau tel que l’édifice
s’agrandirait à mesure qu’il jaillirait plus d’eau ; c’est ce qu’on remarque
dans cette oraison, avec bien d’autres merveilles que Dieu accomplit dans l’âme
: il l’habilite et la dispose pour que tout tienne en elle. Ainsi, cette suavité
et cet élargissement intérieurs sont perceptibles à ceci que l’âme n’est plus
aussi liée que naguère par les choses du service de Dieu, mais beaucoup plus au
large. Ainsi, elle n’est plus oppressée par la frayeur de l’enfer, car tout en
ayant un plus grand désir de ne point offenser Dieu (ici, elle perd sa peur
servile), elle a grande confiance de jouir de lui un jour. La crainte qu’elle
eut de détruire sa santé en faisant pénitence, elle la rejette entièrement en
Dieu ; ses désirs de se mortifier s’accroissent. Son appréhension des épreuves
diminue car sa foi est plus vive, et elle comprend que si elle les endure pour
Dieu, Sa Majesté lui accordera la grâce de les supporter patiemment ; elle les
désire même parfois, car elle a aussi la ferme volonté de faire quelque chose
pour Dieu. Comme elle connaît mieux sa grandeur, elle se juge d’autant plus
misérable ; comme elle a déjà goûté aux délices de Dieu, elle voit que celles du
monde ne sont qu’ordure ; elle s’en éloigne peu à peu, et, pour le faire, elle a
plus d’empire sur elle- même. Enfin, elle se perfectionne dans toutes les
vertus, et elle ne cessera de grandir si elle ne retourne en arrière en
offensant Dieu, car c’est ainsi qu’une âme peut se perdre, si élevée qu’elle
soit au sommet. Il ne faut pas croire, non plus, que si Dieu a accordé cette
faveur à une âme une fois ou deux, toutes ces grâces demeurent acquises si elle
n’a pas de persévérance pour les recevoir : tout notre bonheur dépend de cette
persévérance.
10 Je mets vivement en garde ceux qui seraient dans cet
état : qu’ils évitent avec la plus grande vigilance de s’exposer à offenser
Dieu. L’âme n’est pas encore adulte, mais comparable au petit enfant qui
commence à téter ; s’il s’éloigne du sein de sa mère, que peut-on attendre pour
lui, sinon la mort ? J’ai grand peur que ce soit le sort de ceux à qui Dieu a
accordé cette faveur s’ils s’éloignent de l’oraison, sauf en une circonstance
pressante, ou s’ils n’y reviennent pas au plus vite, sous peine d’aller de mal
en pis. Je sais qu’il y a beaucoup à craindre dans ce cas, et je connais
certaines personnes qui m’affligent fort, je dis ce que j’ai vu, parce qu’elles
se sont écartées de celui qui avec tant d’amour voulait se donner à elles en
ami, et le leur prouver par des oeuvres. Je les mets vivement en garde contre
les occasions, parce que le démon s’acharne beaucoup plus sur l’une de ces âmes
que sur les autres, très nombreuses, à qui le Seigneur n’accorde pas ces faveurs
; elles peuvent, en effet, lui faire grand tort en entraînant d’autres à leur
suite, et être éventuellement très utiles à l’Église de Dieu. N’y verrait-il que
l’amour particulier que leur témoigne Sa Majesté, cela suffit pour qu’il
s’acharne à les perdre ; elles sont donc très combattues, et même, si elles se
perdent, beaucoup plus perdues que les autres. Vous, mes Soeurs, vous êtes à
l’abri de ces dangers, selon ce que nous pouvons en juger ; que Dieu vous garde
de l’orgueil et de la vaine gloire ; si le démon contrefait ces faveurs, on le
reconnaîtra à ce que les effets ne seront pas ceux dont nous avons parlé, mais
tout à l’opposé.
11 Je veux vous avertir d’un danger dont j’ai parlé
ailleurs ; j’y ai vu tomber des personnes d’oraison, spécialement des femmes,
car nous sommes plus faibles, donc plus exposées à ce que je vais dire. Voici :
certaines, à force de pénitences, d’oraison, de veilles, et même sans cela, sont
faibles de constitution. Lorsqu’elles ressentent quelques plaisirs spirituels,
leur nature les entrave ; si elles éprouvent une joie intérieure, et,
extérieurement, une défaillance, ainsi que la faiblesse qui accompagne un
sommeil qu’on appelle spirituel, un peu plus élevé que ce dont j’ai parlé, il
leur semble que c’est tout un, et elles s’abandonnent à une sorte d’ivresse. Et
plus elles s’abandonnent, plus elles sont enivrées, car leur nature cède de plus
en plus, et dans leur cervelle, elles croient qu’il s’agit d’un ravissement.
Moi, j’appelle cela abêtissement, car elles ne font rien d’autre que de perdre
leur temps et gâcher leur santé.
12 Certaine personne restait ainsi huit heures, sans
perde les sens et sans rien éprouver des choses de Dieu. Elle s’en guérit en
mangeant, en dormant, et en modérant ses pénitences, parce que quelqu’un comprit
ce dont il s’agissait ; son confesseur se trompait à son sujet, d’autres
personnes aussi, et elle-même, car elle ne cherchait pas à tromper. Je crois
bien que le démon s’affairait pour en profiter, et déjà les avantages qu’il en
tirait n’étaient pas minces.
13 Il faut comprendre que lorsqu’il s’agit vraiment de
Dieu, même s’il y a défaillance intérieure et extérieure, il n’y en a point dans
l’âme, qui sent très vivement qu’elle est tout prés de Dieu ; cela ne dure pas
aussi longtemps, mais passe très vite. Bien que l’âme soit à nouveau enivrée, et
dans cet état d’oraison, sauf en un cas de faiblesse comme celui que j’ai
décrit, ça n’est pas au point de démolir le corps, qui n’est pas non plus
sensible extérieurement. Ainsi, soyez sur vos gardes ; quand vous éprouverez
quelque chose de cette sorte, dites-le à la supérieure, et distrayez-vous comme
vous le pourrez. Qu’on ne laisse pas ces soeurs passer de si longues heures en
oraison, mais fort peu de temps, qu’on les incite à bien dormir et à manger,
jusqu’à ce qu’elles retrouvent leurs forces naturelles, si le manque de sommeil
et de nourriture les leur a fait perdre. Celle dont la faiblesse naturelle est
telle que cela ne suffise point, croyez-moi, Dieu ne l’appelle qu’à la vie
active, et il faut de tout dans un monastère ; qu’on l’occupe à divers offices,
en veillant à ce qu’elle ne vive pas trop dans la solitude car elle en viendrait
à détruire entièrement sa santé. Ce sera pour elle une fort grande
mortification, mais le Seigneur soumet son amour pour Lui à une épreuve : voir
comment elle supporte cette absence ; au bout d’un certain temps peut-être
consentira-t-il à lui rendre ses forces ; sinon, elle gagnera en oraison vocale
et en obéissance et obtiendra ainsi, et d’aventure avec surcroît, les mérites
qu’elle aurait mérités autrement.
14 Il s’en trouver aussi, comme j’en ai connu, dont la
tête et l’imagination sont si faibles qu’elles croient voir tout ce qu’elles
pensent ; c’est fort dangereux. Je n’en dis pas davantage ici parce que je m’en
occuperai peut-être plus avant ; je me suis beaucoup étendue sur cette Demeure,
parce que, me semble-t-il, c’est celle où les âmes pénètrent en plus grand
nombre. Comme le naturel s’y trouve mêlé au surnaturel, le démon peut y faire
plus de mal ; mais, dans les Demeures dont je vais parler, le Seigneur lui en
laisse moins souvent l’occasion.
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