SECONDE PARTIE
Les trois voies
LIVRE III
De la voie unitive
CHAPITRE
IV
Questions controversées
1550. Jusqu'ici nous avons
exposé la doctrine communément reçue dans les diverses écoles de spiritualité,
et nos lecteurs ont pu se rendre compte qu'elle suffit pleinement pour conduire
et élever les âmes à la plus haute perfection, Dieu n'ayant pas voulu attacher
le progrès dans la sainteté à la solution des questions librement controversées.
Le moment est venu cependant d'exposer brièvement les principaux points en
discussion ; nous le ferons aussi impartialement que possible, en vue non pas de
concilier des opinions divergentes (ce qui est impossible), mais d'essayer un
rapprochement entre les hommes modérés des diverses écoles.
1551. Causes de ces divergences. Un mot d’abord sur les causes principales de
ces divergences. 1) La première se tire assurément de la difficulté même et de
l'obscurité des questions débattues. Ce n'est pas en effet chose aisée de
pénétrer les secrets desseins de Dieu sur l'appel universel des baptisés à la
contemplation infuse, ou de préciser la nature même de cet acte mystérieux où la
part principale revient à Dieu, et où l'âme est plus passive qu'active, où el1e
reçoit lumière et amour sans perdre sa liberté. Il n'est donc pas étonnant que
les auteurs qui essaient de se rendre compte de ces merveilles, n'arrivent pas
toujours aux mêmes explications. 2) Il est une autre cause qui vient de la
diversité des méthodes. Comme nous l’avons dit, n° 28, toutes les Ecoles
s'efforcent de combiner ensemble les deux méthodes, expérimentale et déductive,
mais, tandis que les unes font surtout appel à l'expérience, d'autres s'appuient
davantage sur la méthode déductive. De là des différences dans les conclusions :
les uns, frappés du petit nombre des contemplatifs, l'expliqueront en disant que
tous ne sont pas appelés à la contemplation ; les autres, voyant que nous avons
tous un organisme surnaturel suffisant pour arriver à la contemplation, en
concluront que s'il y a peu de contemplatifs, c'est parce qu'il y a peu d'âmes
assez généreuses pour faire les sacrifices nécessaires à la contemplation.
1552. 3) Cette divergence de vues est accentuée par le tempérament, l'éducation,
le genre de vie que l'on mène : il y a des natures plus aptes à la contemplation
que d'autres, et lorsque cette aptitude est augmentée par l'éducation et le
genre de vie, on est naturellement porté à penser que la contemplation est
quelque chose de normal ; d'autres, plus actifs, et trouvant, dans leur
tempérament et leurs occupations, plus d'obstacles à la contemplation, en
concluent facilement que c'est un état extraordinaire. 4) Enfin il ne faut pas
oublier que les systèmes philosophiques et théologiques qu'on a embrassés sur la
connaissance et l'amour, sur la grâce efficace et suffisante, ont leur
retentissement en théologie mystique ; ainsi, quand on admet, avec les
thomistes, que la grâce est efficace par elle-même, on est plus enclin à voir
dans l'état passif le prolongement de l'état actif, puisque même dans ce dernier
on agit déjà sous la motion efficace de la grâce. Qu'on ne soit donc pas surpris
de ces divergences sur des points si ardus, et que chacun demeure libre de
choisir le système qui lui semble le mieux fondé. On peut ramener à trois les
principales questions discutées aujourd’hui : 1° la nature de la contemplation
infuse ; 2° l'appel universel à cette contemplation ; 3° le moment normal où
elle commence.
§ I.
Controverse sur la nature de la contemplation
1553. Tout le monde admet
que la contemplition infuse ou mystique est un don gratuit de Dieu qui nous met
dans l'état passif et nous donne une connaissance et un amour de Dieu que nous
n'avons qu'à recevoir. Mais en quoi consiste cette connaissance ? Elle est
évidemment distincte de celle que nous acquérons à l'aide des lumières de la foi
; de l'aveu de tous, elle est expérimentale ou quasi-expérimentale, n° 1394.
Mais est-e1le immédiate, sans intermédiaire, ou est-elle médiate, avec des
espèces soit acquises soit infuses ? Deux systèmes sont en présence.
1554. 1° Théorie de la connaissance immédiate. Cette théorie qui se réclame de
l'autorité du Pseudo-Denys, de l'école de S. Victor et de l'école mystique
flamande, admet que la contemplation infuse est une perception ou intuition ou
vision immédiate, quoique obscure et confuse de Dieu ; étant immédiate, elle se
distingue de la connaissance ordinaire de la foi ; étant obscure, elle diffère
de la vision béatifique. Il y a des nuances dans la façon dont on l'expose.
Ainsi le P. Poulain, s'appuyant sur la théorie des sens spirituels, pense que
l'âme contemplative sent directement la présence de Dieu : « Pendant cette
union, quand elle n'est pas trop élevée, nous ressemblons à un homme placé
auprès d'un de ses amis, mais dans un lieu complètement obscur, et en silence.
Il ne le voit donc pas, il ne l'entend pas, seulement il sent qu'il est là, au
moyen du toucher, parce qu'il tient sa main dans la sienne. Il reste ainsi à
penser à lui et à l'aimer » (Grâces d’oraison, ch. VI, n. 16).
1555. Le P. Maréchal, après avoir constaté que les mystiques affirment
l'existence, dans les états de haute contemplation, d'une intuition
intellectuelle de Dieu et de l'indivisible Trinité, estime « que la haute
contemplation implique un élément nouveau, qualitativement distinct des
activités normales et de la grâce ordinaire... la présentation active, non
symbolique, de Dieu à 1'âme, avec son corrélatif psychologique : l'intuition
immédiate de Dieu par l'âme » (La mystique chrétienne, Rev. de Philosophie,
1912, t. XXX, p. 478). Ce qui, ajoute-t-il, ne paraît pas tellement étrange si
l'on admet (ce qu'il a exposé auparavant) que l'intuition de l'être est pour
ainsi dire le centre de la perspective de la psychologie humaine.
Cette théorie est perfectionnée par le P. Picard. Après avoir exposé qu'au point
de vue naturel, une saisie ou intuition immédiate de Dieu, mais confuse et
obscure, n'est pas impossible quand une fois on a démontré l'existence de Dieu
par les preuves classiques, il fait l'application de cette théorie à la
contemplation mystique. Ce Dieu, dont la présence s'est animée au fond de l'âme
« tantôt s'empare d'elle en l'étreignant par ses facultés connaissantes qu'il
concentre sur Lui, dans le silence, l'admiration et la paix ; tantôt il saisit
en maître sa volonté et ses puissances affectives... lorsque la saisie de l'âme
par Dieu se fait sentir à l'âme plutôt selon ses facultés de connaissance, nous
avons l'oraison de recueillement ; lorsque l'âme se sent prise par ses
puissances volontaires et affectives, elle est dans l'oraison de quiétude » (La
saisie immédiate de Dieu dans les états mystiques, 1923). L'auteur montre
ensuite qu'au fur et à mesure que Dieu augmente la force de son étreinte, qu'il
lui donne un empire plus absolu, plus exclusif, plus envahissant, l'âme
progresse dans les degrés supérieurs de la contemplation. Il ajoute enfin que
cette théorie est bien distincte de l'ontologisme ; car elle affirme que la
notion d'être trouve son origine dans la perception de l'être fini, qu'elle est
analogue, et attend, pour être appliquée à Dieu, que l'existence de Dieu ait été
démontrée. Elle rejette la vision en Dieu : c'est notre esprit fini et
imparfait, qui, à l'aide de ses seules idées et actes finis et imparfaits,
atteint toutes les vérités dont il prend connaissance ; d'ailleurs cette
intuition est essentiellement confuse et obscure.
1556. 2° Connaissance médiate. Mais l'opinion communément admise est que la
connaissance du contemplatif, si parfaite soit-elle, demeure médiate en même
temps que confuse et obscure, bien que quasi-expérimentale. Dans les premiers
degrés, Dieu se contente de projeter sa lumière, la lumière des dons, sur nos
concepts déjà existants, soit en attirant notre attention sur une idée d'une
façon saisissante, soit en tirant de deux prémisses une conclusion qui nous
frappe vivement, n° 1390 ; dans les états supérieurs, comme l'union extatique,
il met en nous de nouvelles espèces intelligibles qui représentent les vérités
divines d'une façon beaucoup plus saisissante que nos propres concepts, et c’est
alors que l'âme est dans le ravissement en percevant des vérités qui jusque là
lui étaient inconnues. Et, comme elle goûte et savoure ces vérités, elle en a
une connaissance quasi-expérimentale. Cette connaissance demeure donc une
connaissance de foi mais beaucoup plus vive et surtout beaucoup plus affectueuse
que la connaissance ordinaire et ce qui la différencie de celle-ci, c'est
qu'elle est reçue de Dieu, l'âme recevant à la fois connaissance et amour et
n'ayant qu'à consentir à l'action divine qui produit en elle ces dons si
précieux.
1557. Nous nous rallions à cette doctrine que nous avons déjà exposée dans notre
chapitre second. Elle nous paraît mieux sauvegarder la différence essentielle
entre la contemplation, qui demeure médiate et obscure, per speculum et in
ænigmate, et la vision béatifique qui est immédiate et claire. Mais nous nous
garderons bien d'accuser d'ontologisme ceux qui maintiennent comme probable
l'opinion d'une intuition immédiate, du moment qu'ils insistent sur son
caractère confus et obscur, et rejettent le principe fondamental de
l'ontologisme, en affirmant que l'esprit ne s'élève à Dieu qu'en partant des
créatures. Sans doute plusieurs mystiques emploient des expressions hardies qui
semblent, à première vue, supposer qu'ils sont en contact immédiat avec la
substance divine, qu'ils voient Dieu ; mais, quand on examine le contexte, il
semble bien que ces paroles doivent s'entendre des effets produits dans l'âme
par l'action divine. Par le don de sagesse nous goûtons l’amour, la joie, la
paix spirituelle, que Dieu met dans notre âme : de là ce nom de goûts divins
donné à l'oraison de quiétude par Ste Thérèse. Par les touches divines il semble
aux mystiques que la substance même de leur âme est atteinte, tant l'impression
produite par l'amour divin est profonde ! Mais quand ils viennent à détailler
leurs impressions, ce qu'ils décrivent se ramène aux différents effets d'un
amour ardent et généreux. On peut donc penser que s'ils emploient ces
expressions si fortes, c'est à cause de la pauvreté du langage humain à décrire
les impressions de grâce produites en leur âme.
§ II. De l'appel
universel à la contemplation
1558. Il ne s'agit pas ici de l'appel individuel et prochain à la contemplation
infuse, dont nous avons déjà parlé n° 1406 ; sur ce point tout le monde s'entend
et accepte la doctrine de Tauler et de S. Jean de la Croix. Mais il s'agit de
l'appel éloigné suffisant et général ; en d'autres termes, on se demande si
toutes les âmes en état de grâce sont appelées d’une façon générale, éloignée et
suffisante à la contemflatt'on infuse. Or sur ce point précis il y a deux
solutions opposées, qui découlent, en grande partie du moins, de l'idée
différente qu'on se fait de la contemplation,
1559. 1° L'appel universel, éloigné et suffisant, est admis aujourd'hui, avec
des nuances diverses, par un grand nombre d'auteurs, appartenant à divers Ordres
Religieux, comme les Dominicains, les Bénédictins ; on en trouve aussi
quelques-uns chez les Franciscains, les Carmes, les Pères de la Compagnie de
Jésus, les Eudistes, et, dans le clergé séculier ; des Revues, en particulier la
Vie spirituelle, ont été fondées pour soutenir et propager cette opinion. Le P.
Garrigou-Lagrange expose vigoureusement cette thèse, en essayant d'établir que
la vie mystique est le développement normal de la vie intérieure, et que par
conséquent toutes les âmes en état de grâce y sont appelées. Voici en résumé ses
arguments : a) Le principe radical de la vie mystique est le même que celui de
la vie intérieure commune : c'est la grâce sanctifiante ou grâce des vertus et
des dons. Or ces dons grandissent avec la charité, et, quand ils sont arrivés à
leur entier développement, ils agissent en nous selon leur mode supra-humain, et
nous mettent dans l'état passif ou mystique. Donc le principe de la vie
intérieure contient en germe la vie mystique, qui est ici-bas comme la fleur de
la vie surnaturelle.
1660. b) Dans le progrès de la vie intérieure, la purification de l'âme n'est
complète que par les purifications passives. Or ces purifications sont d'ordre
mystique. Donc la vie intérieure ne peut atteindre son progrès complet que par
la vie mystique. c) La fin de la vie intérieure est la même que celle de la vie
mystique, c'est une disposition très parfaite à recevoir la lumière de gloire
aussitôt après la mort, sans passer par le purgatoire. « Or la disposition
parfaite à recevoir la vision béatifique sitôt après le dernier soupir, ne peut
être que la charité intense d'une âme pleinement purifiée, avec l'ardent désir
de voir Dieu, tels que nous les constatons dans l'union mystique, et
particulièrement dans l'union transformante. Celle-ci est donc bien ici-bas le
sommet du développement de la vie de la grâce ».
1561. 2° Théorie d'un appel spécial et limité. Cependant ces arguments ne
paraissent pas convaincants à tout le monde ; et un grand nombre d'auteurs
spirituels appartenant à la Compagnie de Jésus, comme le Card. Billot, les PP.
de Maumigny, Poulain, Bainvel, J. de Guibert, aux Carmes déchaussés, comme le P.
Marie-Joseph du Sacré-Creur, ou vivant en dehors des écoles, comme Mgr Lejeune
et Mgr Farges, pensent que la contemplation infuse est un don gratuit qui n' est
pas donné à tout le monde, et qui par ailleurs n'est pas nécessaire pour arriver
à la sainteté. Nous résumons leurs arguments. a) Assurément la théorie
précédente est une magnifique construction théologique ; mais plusieurs des
pierres de cet édifice ne semblent pas également solides. Ainsi il n'est pas
démontré « que le septenaire des dons corresponde à sept habitus infus
distincts, et non pas seulement à sept ordres de grâces diverses, à la réception
desquelles l'intelligence et la volonté sont préparées chacune par un seul
habitus. Et en outre, cela fût-il démontré, il faudrait prouver encore que les
dons de Sagesse et d'Intelligence ne peuvent exercer pleinement leur fonction
que dans la contemplation, et non pas aussi dans la réception des grâces de
lumière ne comportant pas nécessairement cette forme particulière d'oraison : ce
qui ne paraît pas non plus hors de conteste » (J. De Guibert). Il n'est pas
démontré non plus que les dons agissent toujours selon le mode supra-humain ; le
Card. Billot pense que ces dons agissent de deux façons, tantôt d'une façon
ordinaire, en s'accommodant à notre mode humain d'agir, et tantôt d'une façon
extraordinaire, en produisant en nous la contemplation infuse.
1562. b) Sans doute les épreuves passives semblent être le plus puissant moyen
de purifier une âme, en la faisant passer par un véritable purgatoire ; mais,
dans cette vallée de larmes où il y a tant d'occasions de souffrir et de se
mortifier, n'est-il pas possible, par une douce résignation à la volonté de Dieu
et par des mortifications positives faites sous la conduite du Saint Esprit et
d'un sage directeur, d'arriver à faire son Purgâtoire sur terre ? Est-il
démontré que les grâces de la contemplation soient la seule forme des grâces de
choix ? Tout le monde avoue qu'il y a des âmes non encore élevées à la
contemplation infuse, qui sont plus parfaites que d'autres que Dieu, par un
libre choix, élève à la contemplation, afin précisément de les rendre
meilleures, n° 1407 ; étant plus parfaites, elles sont par là même mieux
purifiées. Il peut donc arriver qu'au moment de la mort leur purification soit
complète. c) Il est bien vrai que la fin de la vie intérieure comme de la vie
mystique est de nous préparer à la vision béatifique, et que l'union
transformante en est, pour certaines âmes, la meilleure préparation. Est-ce la
seule ? Il y a des âmes qui restent dans l'oraison discursive et affective et
sont des modèles de vertus héroïques, qui extérieurement, et aux yeux de ceux
qui les connaissent à fond paraissent aussi vertueuses et même plus que d'autres
qui sont contemplatives. Est-il prouvé que les dons du Saint Esprit
n'interviennent pas d'une façon éminente dans ces milliers d'oraisons
jaculatoires que font certaines personnes en vaquant à leurs occupations chaque
jour, dans l'exercice constant et surnaturel des devoirs professionnels, qui par
leur continuité demandent un courage héroïque ? Et cependant, quand on interroge
ces personnes, on ne trouve pas de traces de contemplation proprement dite, au
moins habituelle. Ne faut-il donc pas avouer que Dieu, qui sait adapter ses
grâces au caractère, à l'éducation, à la situation providentielle de chacun, ne
conduit pas toutes les âmes par les mêmes voies ; que, tout en demandant à
chacune une docilité parfaite aux inspirations du Saint Esprit, il se réserve de
les sanctifier par des moyens différents ?
1563. 3° Essai de rapprochement. En réfléchissant sur les raisons apportées de
part et d'autre il nous a semblé que les deux opinions pouvaient se rapprocher.
A) Constatons tout d'abord les points communs sur lesquels les hommes modérés de
chaque opinion s'entendent : a) Il y a eu et il peut y avoir des contemplatifs
de tous les tempéraments et de toutes les conditions ; mais en fait il y a des
tempéraments et des genres de vie qui sont plus aptes que d'autres à la
contemplation infuse. La raison en est que la contemplation est un don gratuit,
que Dieu accorde à qui il veut et quand il le veut, n° 1387, et que par ailleurs
Dieu a coutume d'adapter ses grâces au tempérament et aux devoirs professionnels
de chacun. b) La contemplation n'est pas la sainteté, mais un des moyens les
plus efficaces pour y arriver ; la sainteté consiste en effet dans la charité,
l'union intime et habituelle à Dieu. Or la contemplation est bien en soi la voie
de raccourci pour arriver à cette union, mais ce n'est pas la seule, et il y a
des âmes non contemplatives qui « peuvent être plus avancées dans la vertu, dans
la vraie charité, que d'autres qui ont reçu plus rapidement la contemplation
infuse » (P. Garrigou-Lagrange). c) Nous avons tous reçu au baptême un organisme
surnaturel (grâce habituelle, vertus et dons) qui, lorsqu'il est arrivé à son
plein développement, conduit normalement à la contemplation, en ce sens qu'il
nous donne cette souplesse, cette docilité qui permet à Dieu de nous mettre dans
l'état passif quand il veut et de la manière qu'il le veut. Mais en fait il y a
des âmes qui, sans qu'il y ait de leur faute, n'arrivent pas sur terre à la
contemplation.
1564. B) Malgré l'accord sur ces points importants, il reste cependant des
divergences, qui viennent, nous le pensons, de tendances plus ou moins
favorables à l'état mystique, et du caractère plus ou moins ordinaire ou
extraordinaire qu'on attribue à cet état. Nous exposerons modestement notre
solution, qui comprend deux affirmations : a) la contemplation infuse est en soi
un prolongement normal de la vie chrétienne ; b) cependant, en fait, toutes les
âmes en état de grâce ne semblent pas appelées à cette contemplation ; y compris
l'union transformante.
a) La contemplation infuse, quand on la considère indépendamment des phénomènes
mystiques extraordinaires qui parfois l'accompagnent, n'est pas quelque chose de
miraculeux, d'anormal, mais résulte de deux causes : la culture de notre
organisme surnaturel, surtout des dons du Saint Esprit, n° 1355, et d'une grâce
opérante qui elle-même n’a rien de miraculeux. Nous avons dit en effet que
l'infusion d'espèces intellectuelles nouvelles n'est pas nécessaire pour les
premiers degrés de contemplation, n° 1390. On peut même ajouter, avec le Congrès
carmélitain de Madrid, que la contemplation est en soi l'état d'union entre Dieu
et l'âme le plus parfait qu'on puisse atteindre en cette vie, l'idéal le plus
élevé et comme la dernière étape de la vie chrétienne en ce monde dans les âmes
appelées à l'union mystique avec Dieu, le chemin ordinaire de la sainteté et de
la vertu habituellement héroïque. Cette doctrine semble bien être la doctrine
traditionnelle telle qu'on la trouve dans les auteurs mystiques, depuis Clément
d'Alexandrie jusqu'à Saint François de Sales.
1565. b) Cependant il ne résulte pas nécessairement de ces prémisses que toutes
les âmes en état de grâce soient vraiment appelées, même d'une façon éloignée, à
l'union transformante. De même qu'au ciel il y a des degrés très différents dans
la gloire, « stella enim a stella differt in claritate » (I Cor., XV, 41), ainsi
il y a sur terre différents degrés de sainteté auxquels les âmes sont appelées
dès cette vie. Or Dieu, toujours libre dans la distribution de ses dons, et qui
sait adapter son action au tempérament, à l'éducation et au genre de vie de
chacun, peut élever les âmes au degré de sainteté auquel il les destine, par des
voies diverses. A celles qui, par leur caractère plus actif, et leurs
occupations plus absorbantes, semblent faites pour l'action plus que pour la
contemplation, il donnera des grâces pour exercer surtout les dons actifs : ces
âmes vivront dans l'union intime et habituelle avec Dieu, parfois même
multiplieront leurs oraisons jaculatoires au delà de ce qui semble dépasser les
forces humaines ; et surtout elles accompliront, sous le regard de Dieu et par
amour pour lui, avec une constance héroïque, les mille petits devoirs de chaque
jour, constamment dociles aux inspirations de la grâce. Ainsi elles atteindront
le degré de sainteté auquel Dieu les destine, et cela sans le secours, au moins
habituel, de la contemplation infuse. Elles seront dans la voie unitive simple,
telle que nous l'avons décrite, n° 1303 ss. On dit sans doute que ce sont là des
exceptions, et que la voie normale de la sainteté est la contemplation. Mais
quand ces exceptions sont nombreuses, ne faut-il pas en tenir compte dans le
problème de l'appel éloigné, puisque le tempérament et les devoirs d'état sont
des éléments qui aident à résoudre la question de la vocation ?
Au fond, l'accord est plus réel que ne semble l'indiquer la différence de
langage. Les uns, se plaçant au point de vue abstrait et formel, admettent des
exceptions nombreuses à l'appel universel, mais maintiennent le principe de
l'universalité ; les autres, se plaçant sur le terrain pratique des faits,
préfèrent déclarer tout simplement que l'appel n'est pas universel, bien que la
contemplation soit un prolongement normal de la vie chrétienne.
1566. c) La solution que nous proposons est, ce nous semble, appuyée sur la
doctrine traditionnelle. 1) D'un côté, presque tous les auteurs spirituels, de
Clément d'Alexandrie à S. François de Sales, traitent de la contemplation comme
du couronnement normal de la vie spirituelle. 2) D'un autre côté bien peu
d'entre eux examinent explicitement la question de l'appel universel à la
contemplation ; ceux qui le font ne s'adressent la plupart du temps qu'à des
âmes d'élite, vivant dans des communautés contemplatives ou du moins très
ferventes, Quand donc ils affirment que tous ou presque tous peuvent arriver à
la fontaine d'eau vive (contemplation), c'est pour les membres de leur
communauté qu'ils parlent, et non pour toutes les âmes en état de grâce. Par
ailleurs, à partir du XVIIe s., époque où l'on commence à entrer dans la voie
des précisions, un grand nombre d'auteurs demandent pour la contemplation infuse
un appel spécial, et plusieurs affirment positivement qu’on peut arriver à la
sainteté sans cette contemplation. Il y a donc lieu de ne pas confondre les deux
questions ; et on peut admettre que la contemplation est le prolongement normal
de la vie spirituelle, sans affirmer que toutes les âmes en état de grâce sont
appelées à l’union transformante.
1567. Ajoutons que l'acquisition de la sainteté et la direction des âmes qui y
tendent, ne dépendent pas de la solution de ce problème si ardu. Quand on
insiste sur la culture des dons du Saint Esprit aussi bien que sur le
détachement parfait de soi-même et des créatures, quand on conduit peu à peu les
âmes à l'oraison de simplicité, qu'on leur apprend à écouter la voix de Dieu et
à suivre ses inspirations, on les met ainsi sur le chemin qui conduit à la
contemplation ; le reste appartient à Dieu, qui seul peut saisir ces âmes, et,
selon la gracieuse comparaison de Ste Thérèse, les mettre dans le nid
c'est-à-dire dans le repos contemplatif.
§ III.
Du moment où commence la contemplation
1568. Avec le commun des
auteurs, nous pensons que la contemplation infuse appartient à la voie unitive.
Sans doute il est des cas exceptionnels où Dieu élève à la contemplation des
âmes moins parfaites, précisément en vue de les perfectionner plus efficacement,
n° 1407. Mais ce n'est pas là ce qu'il fait habituellement. Cependant des
auteurs de marque, comme le P. Garrigou-Lagrange, placent dans la voie
illuminative la purification des sens et l'oraison de quiétude. Ils s'appuient
sur S. Jean de la Croix, qui écrit, dans la Nuit obscure : « La purification
passive des sens est commune, elle se produit chez le grand nombre des
commençants... Les progressants ou avancés se trouvent dans la voie
illuminative, c'est là que Dieu nourrit et fortifie l'âme par contemptation
infuse » (Nuit obscure, l. I, ch. VIII, ch. XIV). Nous connaissons ce texte
depuis longtemps, mais avec le traducteur du grand mystique, H. Hoornaert, nous
interprétons ce passage autrement. S. Jean de la Croix ne parle, dans ses divers
ouvrages, que de la contemplation infuse ; or, dans cette contemplation, il y a
des débutants, des progressants et des parfaits : les débutants sont, pour lui,
ceux qui vont entrer dans la purtfication passive des sens : voilà pourquoi il
en parle dès le premier chapitre de la Nuit obscure ; les avancés sont ceux qui
sont entrés dans la contemplation infuse, la quiétude et l'union pleine ; les
parfaits sont ceux qui ont traversé la nuit de l'esprit et sont dans l'union
extatique ou l'union trans.formante. C'est donc un point de vue différent.
1569. D'ailleurs au point de vue didactique, qui doit dominer dans un Précis, il
importe de rapprocher tout ce qui se rapporte aux différents genres de
contemplation, afin d'en mieux faire ressortir la nature et les divers degrés.
Voilà pourquoi nous avons cru devoir conserver le plan communément suivi. Mais
je me hâte d'ajouter que Dieu, dont les voies sont aussi multiples
qu'admirables, ne suit pas toujours les cadres logiques que nous essayons de
tracer ; l'important pour le directeur est de suivre les mouvements de la grâce
et non de les précéder.
1570. Voilà pourquoi nous ajoutons en terminant avec l'Ami du Clergé (8 déc.
1921, p. 697) que « ce qui est discuté si vivement en théorie n'empêche pas la
certitude sur un certain nombre de règles pratiques essentielles... Pour
profiter des bienfaits médicinaux d'une plante, il n'est pas strictement
indispensable de connaître sa famille et son nom scientifique. Il en va de même
pour la contemplation : on ne s'entend ni sur sa définition ni sur la place
qu'il convient de lui assigner dans les classifications théologiques... Sans
attendre les résultats techniques et théoriques, nos confrères en savent assez
pour connaître le but vers lequel s'acheminent les âmes généreuses et
pré-destinées et pour les aider à l'atteindre ». -C'est ce qui résultera plus
clairement des conclusions que nous allons maintenant tirer.
Conclusion du livre III
: direction des contemplatifs
Au cours de ce livre nous avons déjà plusieurs fois tracé les règles à suivre
pour cette direction ; il importe d'en donner un coup d'œil synthétique, et
d'indiquer quelle doit être la conduite du directeur pour préparer les âmes à la
contemplation, les guider au milieu des écueils qu'on y rencontre, les relever
si elles avaient le malheur de déchoir.
1571. 1° C'est un devoir pour le directeur, s'il a sous sa conduite des âmes
généreuses, de les préparer peu à peu à la voie unitive et à la contemplation.
Ici deux excès à éviter : celui de vouloir pousser toutes les âmes pieuses
indistinctement et rapidement à la contemplation, et celui de s'imaginer qu'il
est inutile de s'en occuper.
1572. A) Pour éviter le premier écueil : a) le directeur se rappellera que
normalement on ne peut songer à la contemplation que lorsqu'on a pratiqué
pendant longtemps l'oraison et les vertus chrétiennes, la pureté de cœur, le
détachement de soi et des créatures, l'humilité, l'obéissance, la conformité à
la volonté de Dieu, l'esprit de foi, de confiance et d'amour. Il se rappellera
l'enseignement de S. Bernard : S'il y a, parmi les moines, des contemplatifs, ce
ne sont pas les novices dans la vertu, qui, récemment morts au péché,
travaillent dans les gémissements et la crainte du jugement à guérir leurs
plaies encore fraîches. Ce sont ceux qui, après une longue coopération à la
grâce, ont fait des progrès sérieux dans la vertu, n'ont plus à tourner et à
retourner dans leur esprit la triste image de leurs péchés, mais font leurs
délices de méditer jour et nuit et de pratiquer la loi de Dieu. b) S'il
remarquait des désirs empressés, présomptueux pour la contemplation, il aurait
soin de les calmer, en rappelant que nul ne peut s'y ingérer, et que d'ailleurs
les suavités de l'oraison sont généralement précédées d'amères épreuves. c). Il
se gardera bien de confondre les consolations sensibles des commençants ou même
spirituelles des progressants avec les goûts divins, n° 1439, et attendra, pour
se prononcer sur l'entrée dans l'état passif, l'apparition des trois signes
distinctifs que nous avons exposés, nn° 1413-1416.
1573. B) Pour éviter le second écueil, il se rappellera que Dieu, toujours
libéral en ses dons, se communique généreusement aux âmes ferventes et dociles.
a) Sans parler directement de contemplation, il formera les bonnes âmes non
seulement aux vertus, mais à la dévotion au Saint Esprit : il leur rappellera
souvent l'habitation de ce divin Esprit dans l'âme, le devoir de penser souvent
à lui, de l'adorer, d'obéir à ses inspirations, de cultiver ses dons. b) Il les
aidera peu à peu à rendre leur oraison plus affective, à prolonger les actes de
religion, d'amour, de donation de soi-même, d'abandon à la volonté de Dieu,
actes qu'ils rediront souvent dans le courant de la journée, par une simple
élévation de cœur, et sans négliger leurs devoirs d'état, et la pratique des
vertus. Quand il remarquera qu'elles sont portées à demeurer silencieusement
sous le regard de Dieu, pour l'écouter et faire sa volonté, il les encouragera
en leur disant que c'est là une oraison excellente et très fructueuse.
1574. 2° Quand l’âme est entrée dans les voies mystiques, le directeur a besoin
d’une prudence extrême pour guider l'âme au milieu des sécheresses et des
douceurs divines. A) Il faut, dans les épreuves passives, soutenir l'âme contre
le découragement et les autres tentations, comme nous l’avons indiqué, nn°
1432-1434. B) Dans la contemplation suave, on peut être exposé à la gourmandise
spirituelle ou à la vaine complaisance. a) Pour éviter le premier défaut, il
importe de se rappeler sans cesse que c'est Dieu seul, et non les goûts divins,
qu'il faut aimer, que les consolations ne sont qu'un moyen pour nous unir à lui,
et qu'il faut être prêt à y renoncer de cœur, aussitôt qu'il lui plaît de nous
en sevrer : Dieu seul suffit. b) Parfois Dieu se charge lui-même d'empêcher les
mouvements d'orgueil, en imprimant dans l'âme d'une façon très vive le sentiment
de son néant et de ses misères, et en montrant clairement que ces faveurs sont
un pur don, dont on ne peut nullement se prévaloir. Mais, quand les âmes n'ont
pas été complètement purifiées par la puit de l'esprit, elles ont besoin, comme
le dit Ste Thérèse, de s'exercer sans cesse à l'humilité et à la conformité à la
volonté de Dieu, nn° 1447, 1474. Il faudra surtout les prémunir contre le désir
des visions, révélations et autres phénomènes extraordinaires ; il n'est jamais
permis de les désirer, et les saints les repoussent soigneusement, par humilité,
n° 1496.
1575. C) On n'oubliera pas que l'extase est une illusion quand elle n'est pas
accompagnée d’une extase dans la vie, selon l'expression de S. François de
Sales, c'est-à-dire de la pratique des vertus héroïques, n° 1461. Ce serait une
grave illusion de négliger les devoirs d'état pour donner plus de temps à la
contemplation : le P. Balthazar Alvarez, qui avait été confesseur de Ste
Thérèse, déclare nettement qu'on doit laisser la contemplation pour remplir son
office ou subvenir aux besoins du prochain ; il ajoute que Dieu donne à celui
qui sait ainsi se mortifier plus de lumière et d'amour en une heure d’oraison
qu'à un autre en plusieurs heures.
1576. D) Ce serait une illusion plus grave ençore de s'imaginer que la
contemplation confère le privilège de l'impeccabilité. L'histoire montre que les
faux mystiques qui, comme les Béghards et les Quiétistes, se croyaient
impeccables, sont tombés dans les vices les plus grossiers. Ste Thérèse insiste
constamment sur la nécessité de la vigilance pour éviter le péché, même quand on
est arrivé aux plus hauts degrés de la contemplation ; et S. Philippe de Néri
disait souvent : « Mon Dieu, méfiez-vous de Philippe, autrement il vous
trahirait ». Nous ne pouvons en effet persévérer longtemps sans une grâce
spéciale ; or cette grâce est accordée aux humbles qui se défient d'eux-mêmes et
mettent toute leur confiance en Dieu.
1577. 3° Il faut donc prévoir le cas où des âmes contemplatives tomberaient dans
le péché. Ces chutes peuvent provenir de plusieurs causes : a) L'âme avait été
élevée à la contemplation avant d'avoir suffisamment maîtrisé ses passions ; au
lieu de continuer vigoureusement la lutte, elle s'est endormie dans un doux
repos ; de violentes tentations ont surgi, et, trop confiante en elle-même, elle
a succombé. Le remède, c'est la componction, c'est le retour à Dieu avec un cœur
contrit et humilié, c'est une longue et laborieuse pénitence : plus on est tombé
de haut, et plus il faut d' « efforts humbles et constants pour remonter la
pente et revenir aux sommets. Il appartient au directeur de le lui rappeler sans
cesse avec bonté et fermeté. b) Il est des contemplatifs qui avaient lutté
vigoureusement pour dominer leurs tendances mauvaises ; ils y avaient réussi ;
mais s'imaginant que la lutte est finie, ils ralentissent leurs efforts,
manquent de générosité dans l'accomplissement de certains devoirs considérés
comme moins importants ; c'est une sorte de relâchement progressif, qui pourrait
engendrer la tiédeur. Il importe d'enrayer ce mouvement rétrograde, en leur
rappelant que plus le Bon Dieu se montre généreux à leur égard, et plus ils
doivent redoubler de ferveur ; que les moindres négligences dans les amis de
Dieu blessent au vif Celui qui leur prodigue ses faveurs. Qu'on lise dans l'auto-biographie
de Ste Marguerite-Marie les reproches sévères que Notre Seigneur lui adressait
pour la corriger de ses moindres infidélités, de ses manques de respect et
d'attention dans le temps de l'office et de l'oraison, des défauts de droiture
et de pureté en ses intentions, de la vaine curiosité, des moindres manquements
à l'obéissance, même en vue de s'infliger plus d'austérités ; et qu'on s'inspire
de ces reproches pour ramener ces âmes à la ferveur.
1578. c) D'autres s'attendaient à ne trouver dans la contemplation, après les
premières épreuves passives, que suavité et goûts divins. Or en réalité Dieu
continue de leur envoyer alternativement des désolations et des consolations,
afin de les sanctifier d'une façon plus efficace. Elles se découragent et sont
exposées au relâchement et à ses suites. Le grand remède, c'est de leur
inculquer sans cesse l' amour de la croix, non que la croix soit aimable en
elle-même, mais parce qu'elle nous rend plus conformes à Jésus crucifié.
D'ailleurs, disait le Bx Curé d'Ars, « la croix est le don que Dieu fait à ses
amis. Il faut demander l'amour des croix, alors elles deviennent douces. J'en ai
fait l'expérience... oh ! j'avais bien des croix, j'en avais presque plus que je
n'en pouvais porter ! Je me mis à demander l'amour des croix ; alors je fus
heureux... Vraiment il n'y a de bonheur que là » (Monnin, Le Curé d’Ars, l. III,
ch. III). Pour tout résumer en un mot, ce que le directeur des âmes
contemplatives doit faire, c'est d'étudier les ouvrages et les biographies des
mystiques, et de demander le don de conseil, pour ne rien dire à ces âmes
qu'après avoir consulté le Saint Esprit.
Epilogue : les trois
voies et le cycle liturgique
1579. Après avoir parcouru les trois voies ou les trois étapes qui mènent à la
perfection, il ne sera pas inutile de voir comment chaque année la Sainte Eglise
nous invite, dans sa liturgie, à recommencer et à perfectionner l’œuvre de notre
sanctification, avec ses trois degrés, la purification, l’illumination et
l’union à Dieu. La vie spirituelle est en effet une série de perpétuels
recommencements, et le cycle liturgique vient chaque année nous solliciter à de
nouveaux efforts. Tout, dans la liturgie, se rapporte au Verbe Incarné,
médiateur de religion aussi bien que de rédemption, qui nous est présenté non
seulement comme un modèle à imiter, mais aussi comme la tête d'un corps mystique
qui vient vivre dans ses membres pour leur faire pratiquer les vertus dont il
leur a donné l'exemple. Chaque fête, chaque période liturgique nous rappelle
donc quelqu'une des vertus de Jésus, et nous apporte les grâces qu'il a méritées
pour que nous les reproduisions en nous, avec sa collaboration.
1580. L'année liturgique, qui correspond aux quatre saisons de l'année,
s'harmonise bien aussi avec les quatre phases principales de la vie spirituelle
I. L’Avent correspond à la voie purgative ; le temps de Noël et de l'Epiphanie
répond à la voie illuminative où nous suivons Jésus en imitant ses vertus ; le
temps de la Septuagésime et du Carême amène une seconde purification de l'âme,
plus profonde que la première ; le temps pascal, c'est la voie unitive, avec
l'union à Jésus ressuscité, union qui se perfectionne avec l'Ascension, et la
descente du Saint Esprit. Expliquons brièvement ce cycle liturgique.
1581. 1° L'Avent, qui signifie avènement, est une préparation à la venue du
Sauveur, et, comme telle, une période de purification et de pénitence. L'Eglise
nous invite à méditer sur le triple avènement de Jésus : sa venue sur terre par
l’Incarnation, son entrée dans les âmes par la grâce, son apparition à la fin
des temps pour juger tous les hommes. Mais c’est sur le premier avènement
qu'elle attire surtout notre attention : elle nous rappelle les soupirs des
patriarches et des prophètes, pour nous faire désirer avec eux la venue du
Libérateur promis, et l'établissement ou l'affermissement de son royaume dans
nos âmes. C'est donc un temps de saints désirs et d'ardentes supplications, où
nous demandons à Dieu de faire descendre sur nous la rosée de la grâce et
surtout le Rédempteur lui-même : Rorate, cæli, desuper, et nubes pluant justum
! Cette prière devient plus pressante, avec les grandes antiennes, O Emmanuel,
Rex gloriæ, Oriens, etc., qui en nous rappelant les titres glorieux donnés au
Messie par les prophètes et les principaux traits de sa mission, nous fait
désirer la venue de Celui qui seul peut soulager notre détresse.
1582. Mais c’est aussi un temps de pénitence. L'Eglise nous y rappelle le
jugement dernier auquel il faut nous préparer par l'expiation de nos péchés ; la
prédication de S. Jean Baptiste nous invitant à faire pénitence pour préparer la
voie au Sauveur : « Parate viam Domini, rectas facile semilas ejus » (Luc, III,
4). Autrefois on jeûnait trois fois par semaine, on le fait encore dans certains
Ordres religieux, et si l'Eglise n'impose plus le jeûne à ses enfants, elle les
exhorte à y suppléer par d'autres mortifications, et, pour le leur rappeler,
célèbre les messes du temps en couleur violette, symbole de deuil. Ces saints
désirs et ces pratiques de pénitence tendent évidemment à purifier l'âme et la
préparent ainsi au règne de Jésus.
1583. 2° Voici le temps de Noël : le Verbe apparaît dans l'infirmité de la
chair, avec les charmes mais aussi avec les infirmités de l'enfance, et nous
invite à lui ouvrir nos cœurs pour qu'il y puisse régner en maître, et nous
faire communier à ses dispositions et à ses vertus. C'est la voie illuminative
qui commence : purifiés de nos fautes, détachés du péché et des causes qui
pourraient nous y faire retomber, nous nous incorporons de plus en plus à Jésus
pour avoir part à ses anéantissements, aux vertus d' humilité, d'obéissance et
de pauvreté qu'il a si bien pratiquées au moment de sa naissançe et dans les
circonstances qui l'ont suivie. Pour l'accueillir sur cette terre qu'il vient
racheter, c'est à peine si quelques bergers et quelques sages de l'Orient
viennent lui présenter leurs hommages ; ces Juifs qu'il a choisis pour son
peuple ne daignent pas le recevoir : « in propria venit et sui eum non
receperunt » (Joan., I, 2). Il est obligé de fuir en Egypte, et, quand il
revient, il s'ensevelit dans un petit village de Galilée, et y demeure près de
trente ans, grandissant en sagesse et en science, aussi bien qu'en âge,
travaillant de ses mains comme un simple ouvrier, et obéissant en tout à Marie
et à Joseph : tel est le spectacle que nous présente la liturgie, pendant le
temps de Noël et de l'Epiphanie, pour mettre sous nos yeux les exemples que nous
devons imiter. En même temps, elle nous invite à adorer d'autant plus
profondément l'Enfant Dieu qu'il s'anéantit davantage, à le remercier et à
l'aimer : « Sic nos amantem quis non redamaret ? »
1584. 3° Mais, avant de pouvoir goûter les joies de l'union divine, une nouvelle
purification s'impose, plus rude, plus profonde que la première ; le temps de la
Septuagésime et du Carême nous donnent l'occasion de la faire. La Septuagésime
est comme le prélude du Carême. L'Eglise, en mettant sous nos yeux, dans l'Ecriture
occurrente, le récit de la chute de l'homme, des péchés qui l'ont suivie, du
déluge qui en fut le châtiment, de la vie sainte des Patriarches, qui en fut
l'expiation, nous invite à repasser dans l'amertume de notre âme tous nos
péchés, à les détester sincèrement, à les expier par une généreuse pénitence.
Les moyens qu'elle nous propose sont : 1) le travail, ou l'accomplissement
fidèle des devoirs d'état pour l'amour de Dieu : « ite et vos in vineam meam » ;
2) la lutte contre les passions : dans l'Epître, elle nous compare à des
athlètes qui courent ou qui combattent pour obtenir une couronne, et nous invite
à châtier notre corps et à le réduire en servitude ; 3) l’acceptation volontaire
de la souffrance et des épreuves, auxquelles nous sommes justement condamnés,
avec une humble prière pour en bien profiter : « Circumdederunt me gemitus
mortis… et in tribulatione mea invocavi Dominum ».
1585. A ces moyens le Carême ajoutera le jeûne, 1'abstinence et 1'aumône, pour
lutter victorieusement contre les tentations ; nous les pratiquerons en union
avec Jésus, qui, pendant quarante jours se retira au désert, pour y faire
pénitence en notre nom, et consent à y être tenté pour nous apprendre comment
résister au démon. La préface nous dira que le jeûne mate nos vices, éleve notre
cœur vers Dieu, et nous vaut un accroissement de vertu et de mérites. La scène
du Thabor, racontée au deuxième dimanche, nous montrera que la pénitence a ses
joies, quand on sait y joindre la prière, et lever les yeux vers Dieu pour y
chercher un appui : « Oculi mei semper ad Dominum, quia ipse evellet de laqueo
pedes meos ». L' Introït du 4e dimanche soutiendra notre courage, en nous
faisant entrevoir les joies du ciel : « Lætare Jerusalem », dont la sainte
communion, figurée par la multiplication des pains, nous donne déjà un
avant-goût.
1586. Avec le dimanche de la Passion se dresse l'étendard de la croix : «
Vexilla Regis prodeunt » ; c'est la croix toute nue, car l’image du divin
crucifié est voilée en signe de deuil et de tristesse, pour nous apprendre qu'il
y a des moments où nous ne voyons qu'épreuves ; sans sentir aucune consolation.
Mais l’Epître du jour nous consolera en nous montrant notre Pontife qui, par
l'effusion de son sang, entre dans le Saint des Saints, et en nous redisant que
la croix, symbole de mort, est devenue une source de vie « ut unde mors
oriebatur inde vita resurgeret ». Le dimanche des Rameaux, bientôt suivi des
mystères douloureux, nous apprendra combien sont éphémères les triomphes
terrestres les mieux mérités, et comment ils sont suivis des humiliations les
plus profondes. Alors de l'âme angoissée s'élève un cri de douleur : « Deus Deus
meus, respice in me : quare me dereliquisti » (I Cor., IV, 16) ; c'est le cri de
Jésus au jardin des Oliviers, comme sur le Calvaire ; c’est le cri de l'âme
chrétienne, quand elle est visitée par les peines intérieures ou en butte à la
calomnie. Mais l'Epitre vîent nous réconforter, en nous pressant de nous unir
aux sentiments intérieurs de Jésus, obéissant jusqu'à la mort et à la mort de la
croix, et bientôt récompensé par une exaltation telle que tout genou fléchit
devant lui : si donc nous avons part à ses souffrances, nous aurons part aussi à
ses triomphes, comme le dit S. Paul : « si tamen compatimur ut et
conglorificemur » (Rom., VIII, 17).
1587. 4° La Résurrection et le cycle pascal nous rappellent la vie glorieuse de
Jésus, image de la vie unitive. C'est une vie plus céleste que terrestre :
Jésus, pendant son ministère, avait constamment vécu sur terre, avait travaillé,
conversé avec les hommes, exercé l'apostolat ; après sa résurrection, il vit
plus séparé que jamais de toutes les choses extérieures, n'apparaissant plus que
rarement à ses apôtres, pour leur donner ses derniers enseignements, et retourne
à son Père : « apparens eis et loquens de regno Dei » (Act., I, 3). C'est
l'image des âmes qui, étant dans la voie unitive, cherchent désormais la
solitude pour converser intimement avec Dieu ; si les devoirs d'état les
obligent à traiter avec les hommes, ce n’est qu'en vue de les sanctifier ; elles
s'efforcent de se rapprocher de l'idéal tracé par S. Paul : « Si vous êtes
ressuscités avec le Christ, recherchez les choses d'en haut, où le Christ
demeure assis à la droite de Dieu ; affectionnez-vous aux choses d’en haut, et
non à celles de la terre : car vous êtes morts, et votre vie est cachée avec le
Christ en Dieu » (Col., III, 1-3). Avec l'Ascension, c'est encore un degré de
plus : Jésus désormais vit au ciel, à la droite du Père, priant sans cesse pour
nous : son apostolat n'en devient que plus fécond, parce qu'il nous envoie le
Saint Esprit, l'Esprit sanctificateur qui transforme les Apôtres ; et par eux
des millions d'âmes. Ainsi les contemplatifs, qui par l'esprit et le cœur
habitent déjà au ciel, ne cessent de prier et de se sacrifier pour le salut de
leurs frères, et leur apostolat n'en est aussi que plus fécond.
1588. La Pentecôte, c'est la descente du Saint Esprit en chacune de nos âmes
pour y opérer d'une manière plus lente et plus cachée la transformation
merveilleuse opérée dans les Apôtres. Le mystère de la Sainte Trinité vient
remettre devant nos yeux le grand objet de notre foi et de notre religion, la
cause efficiente et exemplaire de notre sanctification ; et les fêtes du Saint
Sacrement et du Sacré-Cœur nous redisent que Jésus, dans l'Eucharistie où il
manifeste les trésors de son Cœur Sacré, mérite nos adorations et notre amour,
et est en même temps le grand Religieux de Dieu, par qui et en qui nous pouvons
rendre à l'adorable Trinité les hommages qui lui sont dus. Les nombreux
dimanches qui suivent la Pentecôte représentent l’épanouissement complet de
l’œuvre du Saint Esprit non seulement dans l'Eglise mais encore en chaque âme
chrétienne, et nous invitent par conséquent à produire, sous l'action du Saint
Esprit, des fruits abondants de salut jusqu'au jour où nous irons rejoindre au
ciel Celui qui nous y a précédés pour nous y préparer une place.
1589. Dans ce cycle liturgique prennent place les fêtes des Saints ; les
exemples de ces hommes, qui, membres du Christ comme nous, ont reproduit ses
vertus, malgré toutes les tentations et tous les obstacles, nous servent d'un
puissant stimulant. Nous les entendons nous dire avec S. Paul : « Soyez mes
imitateurs comme je l'ai été du Christ : imitatores mei estote sicut et ego
Christi » (I Cor., IV, 16).; et, en lisant au bréviaire le récit de leurs vertus
héroïques, nous redisons la parole d'Augustin : « Tu non poteris quod isti, quod
istæ ». Nous n'oublierons pas surtout que la Reine des Anges et des Saints, la
Mère du Sauveur, est associée constamment à son Fils dans la liturgie, et que
nous ne pouvons honorer le Fils sans honorer, aimer et imiter sa mère. Et c'est
ainsi que, soutenus, aidés par la SteVierge et les Saints, incorporés au Verbe
Incarné, nous nous approchons de Dieu en parcourant chaque année le cycle
liturgique.
1590. Mais, pour bien profiter des moyens abondants de sanctification que nous
offre la Sainte Eglise, il faut attirer en nous les dispositions intérieures de
Jésus ; Il est une prière très belle et très efficace pour nous aider à
reproduire en nous ces sentiments : c'est la prière O Jesu vivens in Maria ; et
nous ne pouvons mieux terminer ce Précis qu'en l’expliquant brièvement.
PRIÈRE : O
JESU VIVENS IN MARIA
O Jesu vivens in Mariâ,
veni et vive in famulis tuis, in spiritu sanctitatis tuæ, in plenitudine
virtutis tuæ, in perfectione viarum tuarum, in veritate virtutum tuarum, in
communione mysteriorum tuorum, dominare omni adversæ potestati, in Spiritu tuo
ad gloriam Patris.
O Jésus vivant en Marie, venez et vivez en vos serviteurs, dans l’esprit de
votre sainteté, dans la plénitude de votre force, dans la perfection de vos
voies, dans la vérité de vos vertus, dans la communion de vos mystères, dominez
sur toute puissance ennemie, en votre Esprit à la gloire du Père.
On peut distinguer dans cette prière trois parties d'inégale longueur : dans la
première, on indique à qui s'adresse cette demande ; dans la seconde, se trouve
l'objet de cette demande ; dans la troisième, son but final.
1591. 1° A qui s'adresse cette prière ? A Jésus vivant en Marie, c'est-à-dire au
Verbe Incarné : à l'Homme-Dieu, qui, dans l'unité d'une même personne, possède à
la fois la nature divine et la nature humaine, et qui est pour nous la cause
méritoire, exemplaire et vitale de notre sanctification, n° 132. Nous nous
adressons à lui, en tant qu'il vit en Marie. Il a vécu autrefois physiquement
dans son sein virginal pendant neuf mois : il ne s'agit pas de cette vie qui a
cessé dès la naissance de l'Enfant-Dieu ; il a vécu en elle sacramentellement
par la sainte communion : mais cette présence a pris fin avec la dernière
communion de Marie sur terre. Il y a vécu et il y vit encore mystiquement, comme
tête du corps mystique, dont tous les chrétiens sont membres, mais à un degré
bien supérieur, puisque Marie occupe dans ce corps la place la plus honorable,
n°155-162. Il y vit par son divin Esprit, c'est-à-dire par l'Esprit Saint qu'il
communique à sa sainte Mère, pour que cet Esprit opère en elle des dispositions
semblables à celles qu'il opère dans l'âme humaine du Christ. En vertu des
mérites et des prières du Sauveur, le Saint Esprit vient donc sanctifier et
glorifier Marie, la rendre aussi semblable que possible à Jésus, si bien qu'elle
en devient la copie vivante la plus parfaite.
C'est ce qu'explique bien M. Olier : « Ce qu'est Notre Seigneur à son Eglise, il
l'est par excellence à sa très sainte Mère. Ainsi il est sa plénitude intérieure
et divine ; et, comme il s'est sacrifié plus particulièrement pour elle que
pour toute l'Eglise, il lui donne la vie de Dieu plus qu'à toute l'Eglise ; et
il la lui donne même par gratitude, et en reconnaissance de la vie qu'il a reçue
d'elle, car, comme il a promis à tous ses membres de leur rendre au centuple de
ce qu'il aura reçu de leur charité en la terre, il veut rendre aussi à sa Mère
le centuple de la vie humaine qu'il a reçue de son amour et de sa piété ; et ce
centuple est la vie divine infiniment précieuse et estimable… Il faut donc
considérer Jésus-Christ notre Tout, vivant en la Très Sainte Vierge en la
plénitude de la vie de Dieu, tant de celle qu'il a reçue de son Père que de
celle qu'il a acquise et méritée aux hommes par le ministère de la vie de sa
Mère. C'est en elle qu'il fait voir tous les trésors de ses richesses, l'éclat
de sa beauté et les délices de la vie divine... Il y habite en plénitude ; il y
opère en l'étendue de son divin Esprit ; il n'est qu'un cœur, qu'une âme, qu'une
vie avec elle ». Cette vie il la répand continuellement en elle « aimant en
elle, louant en elle, et adorant en elle-même Dieu son Père, comme un digne
supplément de son cœur, dans lequel il se dilate et se multiplie avec plaisir ».
(Journée chrétienne, p. 395-396).
1592. Jésus vit en Marie en plénitude non seulement pour la sanctifier, mais
pour sanctifier par elle les autres membres de son corps mystique : elle est en
effet, nous dit S. Bernard, l'acqueduc par lequel nous arrivent toutes les
grâces méritées par son fils : « totum nos habere voluit per Mariam », n° 161.
Il est donc à la fois très agréable à Jésus et très utile à notre âme de nous
adresser à Jésus vivant en Marie : « Qu'y a-t-il de plus doux et de plus
agréable à Jésus-Christ que de l'aller chercher dans le lieu de ses délices, sur
ce trône de grâce, au milieu de cette adorable fournaise du saint amour pour le
bien de tous les hommes ? Quelle source plus abondante de grâce et de vie que ce
lieu où habite Jésus comme en la source de la vie des hommes et en la mère
nourrice de son Eglise ? ». Nous avons donc le droit d'être pleins de confiance
lor.sque nous prions ainsi Jésus vivant en Marie.
1593. 2° Quel est l'objet de cette prière ? C'est la vie intérieure avec tous
les éléments qui la constituent, vie intérieure qui n'est qu'une participation à
cette vie que Jésus communique à sa Mère et que nous le supplions de vouloir
bien nous commumquer à nous-mêmes. A) Comme Jésus vivant en Marie est la source
de cette vie, nous lui demandons humblement de venir en nous et d'y vivre, en
promettant de nous soumettre docilement à son action : VENI ET VIVE IN FAMULIS
TUIS. a) Il vient en nous comme il vient en Marie par son divin Esprit, par la
grâce habituelle : chaque fois qu'elle grandit en nous, l'Esprit de Jésus y
grandit aussi ; et, par suite, chaque fois que nous faisons un acte surnaturel
et méritoire, ce divin Esprit vient en nous et rend notre âme plus semblable à
celle de Jésus comme à celle de Marie. Quel puissant motif pour multiplier et
intensifier nos actes méritoires, en les informant par la divine charité ! (n°
236-248). b) Il agit en nous par la grâce actuelle qu'il nous a méritée et nous
distribue par son divin Esprit : il opère en nous le vouloir et le faire, il
devient le principe de tous nos mouvements, de nos dispositions intérieures, si
bien que nos actes ne proviennent que de Jésus nous communiquant sa propre vie,
ses sentiments, ses affections, ses désirs. C'est alors que nous pouvons dire,
comme S. Paul : « Je vis, non plus moi, mais c'est Jésus qui vit en moi ». c)
Pour qu'il en soit ainsi, il faut que, comme de fidèles serviteurs, in famulis
tuis, nous nous laissions conduire par lui et coopérions à son action en nous ;
comme l'humble Vierge nous devons dire en toute sincérité : « Voici la servante
du Seigneur, qu'il me soit fait selon votre parole : ecce ancilla Domini, fiat
mihi secundum verbum tuum ». Conscients de notre misère et de notre incapacité,
nous n'avons qu'à obéir promptement aux moindres inspirations de la grâce. C'est
là pour nous une servitude honorable, « cui servire regnare est », une servitude
d'amour qui nous soumet à Celui qui est pour nous un Maître sans doute, mais
aussi un Père, un ami, et qui ne nous commande rien que ce qui est utile au bien
de notre âme. Ouvrons, ouvrons donc nos cœurs à Jésus-Christ et à son divin
Esprit, pour qu'il y règne comme il a régné dans le cœur de notre Mère !
1594. B) Jésus, étant la source de toute sainteté, nous lui demandons de vivre
et d'agir en nous « in spiritu sanctitatis tuæ », pour nous communiquer sa
sainteté intérieure. Il y a en lui une double sainteté ; une sainteté
substantielle qui découle de l'union hypostatique, et une sainteté participée
qui n'est autre que la grâce créée, n° 105 ; c'est celle-ci que nous le prions
de nous communiquer. Cette sainteté, c'est tout d'abord l' horreur du péché et
la séparation de tout ce qui peut y conduire, un éloignement extrême des
créatures et de toute recherche égoïste ; mais c'est aussi une participation à
la vie divine, une union intime avec les trois divines personnes, un amour de
Dieu qui domine toute autre affection, en un mot la sainteté positive.
1595. Mais, comme nous sommes incapables de l'acquérir par nous-mêmes, nous le
supplions de venir en nous avec la plénitude de sa force ou de sa grâce « in
plenitudine virtutis tuæ ». Et même, comme nous nous défions de nos rébellions
possibles, nous ajoutons avec l'Eglise qu'il veuille bien soumettre à son empire
nos facultés rebelles ; « etiam rebelles ad te propitius compelle voluntates ».
C'est donc une grâce efficace que nous sollicitons, cette grâce qui, tout en
respectant notre liberté, sait agir sur les ressorts secrets de la volonté pour
entraîner son consentement ; une grâce qui ne s'arrêtera pas devant nos
répugnances instinctives ou nos folles oppositions, mais doucement et fortement
opérera en nous le vouloir et le faire.
1596. C) Puisque la sainteté ne peut s'acquérir sans l’imitation de notre divin
Modèle, nous le supplions de nous faire marcher dans la perfection de ses voies
« in perfectione viarum tuarum », c'est-à-dire de nous faire imiter sa conduite,
sa manière d'agir, ses actions extérieures et intérieures en tout ce qu'elles
ont de plus parfait. En d'autres termes nous demandons de devenir des copies
vivantes de Jésus, d'autres christs, pour que nous puissions dire à nos
disciples, comme S. Paul : « Soyez mes imitateurs, comme je le suis du Christ ».
Idéal si parfait que de nous-mêmes nous ne pouvons le réaliser ! Mais Jésus se
fait notre voie : « ego sum via », voie lumineuse et vivante, voie marchante
pour ainsi dire qui nous entraîne à sa suite : « Et ego, cum exaltatus fuero a
terra, omnia traham ad me ipsum » (Joan., XII, 32). Nous nous laisserons donc
entraîner par vous, ô divin Modèle, et nous essaierons de reproduire vos vertus.
1597. D) C'est pour cela que nous ajoutons : « in veritate virtutum tuarum ».
Les vertus que nous demandons sont des vertus réelles, et non pas apparentes. Il
en est qui cachent un esprit païen, sensuel et orgueilleux, sous un vernis de
vertus purement extérieures. Ce n'est pas ce qui fait la sainteté. Ce que Jésus
vient nous apporter, ce sont des vertus intérieures, des vertus crucifiantes,
l'humilité, la pauvreté, la mortification, la chasteté parfaite de l'esprit et
du cœur aussi bien que du corps ; des vertus unifiantes, l'esprit de foi, de
confiance et d'amour. Voilà ce qui fait le chrétien et le transforme en un autre
Christ.
1598. E) Ces vertus, Jésus les a pratiquées surtout en ses mystères, et c'est
pourquoi nous le prions de nous faire communier à la grâce de ses mystères : «
in communione mysteriorum tuorum ». Ces mystères sont sans doute toutes les
actions principales de Notre Seigneur, mais surtout les six grands mystères
décrits par M. Olier dans son Catéchisme chrétien : l'Incarnation qui nous
invite au dépouillement de tout amour propre pour nous consacrer totalement au
Père, en union avec Jésus : « Ecce venio ut faciam, Deus, voluntatem tuam ». le
crucifiement, la mort et la sépulture, qui expriment les degrés de cette
immolation totale, par laquelle nous crucifions la nature mauvaise, et essayons
de la faire mourir et de l'ensevelir à tout jamais ; la résurrection et
l'ascension, qui signifient le détachement parfait des créatures et la vie toute
céleste que nous désirons mener pour aller au ciel.
1599. F) Nous ne pouvons atteindre évidemment cette perfection que si Jésus
vient dominer en nous sur toute puissance ennemie, la chair, le monde et le
démon : « dominare omni adversre potestati ». Ces trois ennemis ne cessent de
nous livrer de rudes assauts, et ne seront jamais anéantis, tant que nous
vivrons sur terre ; mais Jésus, qui en a triomphé, peut les garrotter, les
subjuguer, en nous donnant des grâces efficaces pour y résister : c'est ce que
nous lui demandons humblement.
3° Et, pour obtenir plus facilement cette grâce, nous déclarons qu'avec lui nous
ne poursuivons qu'un but, la gloire du Père que nous voulons procurer sous
l'action du Saint Esprit : « In spiritu tuo ad gloriam Patris ». Puisqu'il est
venu sur terre pour glorifier son Père « Ego honorifico Patrem », qu'il veuille
bien compléter son œuvre en nous, et nous communiquer sa sainteté intérieure,
pour que nous puissions avec lui et par lui glorifier ce même Père et le faire
glorifier autour de nous ! Alors nous serons vraiment les membres de son corps
mystique, les religieux de Dieu : il vivra et régnera en nos cœurs pour la plus
grande gloire de l'adorable Trinité.
Cette prière est donc une synthèse de la vie spirituelle, et un résumé de notre
Précis. En le terminant, nous ne pouvons que bénir et inviter nos lecteurs à
bénir avec nous ce Dieu d'amour, ce Père très aimant, qui en nous faisant
participer à sa vie, nous a comblés, en son Fils, de toutes les bénédictions.
BENEDICTUS
DEUS ET PATER DOMINI NOSTRI JESU CHRISTI, QUI BENEDIXIT NOS IN OMNI
BENEDICTIONE SPIRITUALI IN CÆLESTIBUS IN CHRISTO.
FIN.
SOURCE :
http://www.jesusmarie.com/
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