SECONDE PARTIE
Les trois voies
LIVRE II
La voie illuminative ou l'état des âmes en progrès
CHAPITRE
III
Les vertus théologales
1167. 1° Saint Paul
mentionne les trois vertus théologales, et les groupe toutes les trois comme
trois éléments essentiels de la vie chrétienne, en faisant ressortir leur
supériorité sur les vertus morales. Ainsi il exhorte les Thessaloniciens à
revêtir la cuirasse de la foi et de la charité et le casque de l'espérance (I
Th., V, 8), et loue chez eux l’œuvre de la foi, le labeur de la charité et le
support de l'espérance (I Th., I, 3). Par opposition aux charismes qui passent,
la foi, l'espérance et la charité demeurent (I Cor., XIII, 13).
1168. 2° Leur rôle est de nous unir à Dieu par Jésus-Christ, pour nous faire
participer à la vie divine. Elles sont donc à la fois unifiantes et
transformantes. a) Ainsi la foi nous unit à Dieu vérité infinie, et nous fait
entrer en communion avec la pensée divine, puisqu'elle nous fait connaître Dieu
comme il s'est révélé lui-même ; par là elle nous prépare à la vision
béatifique. b) L'espérance nous unit à Dieu, suprême béatitude et nous le fait
aimer comme bon pour nous ; par elle nous attendons avec fermeté et sécurité le
bonheur du ciel, ainsi que les moyens nécessaires pour y arriver ; par elle nous
nous préparons déjà à la pleine possession de l'éternelle béatitude. c) La
charité nous unit à Dieu, bonté infinie, nous le fait aimer comme infiniment bon
et aimable en soi, et établit entre lui et nous une sainte amitié, qui nous fait
déjà vivre de sa vie, puisque nous commençons à l'aimer comme il s'aime
lui-même. Cette vertu comprend toujours, sur terre, les deux autres vertus
théologales : elle en est pour ainsi dire l’âme, la forme ou la vie, si bien que
la foi et l'espérance sont imparfaites, informes, mortes, sans la charité. Ainsi
la foi n'est complète, au témoignage de S. Paul, que lorsqu'elle se manifeste
par l'amour et par les œuvres (Galat., V, 6) ; l'espérance n'est parfaite que
lorsqu'elle nous donne un avant-goût du bonheur du ciel par la possession de la
grâce sanctifiante et de la charité.
ART. I.
LA VERTU DE FOI
Trois choses à exposer :
1° sa nature ; 2° son rôle sanctificateur ; 3° sa pratique progressive.
I.
Nature de la foi
Nous ne pouvons ici que
rappeler brièvement ce que nous avons exposé dans notre Théologie dogmatique et
morale.
1169. 1° Signification dans la Sainte Ecriture. Le mot foi signifie bien la
plupart du temps une adhésion de l’intelligence à la vérité, mais basée sur la
confiance : du reste, pour croire à quelqu'un, il faut avoir confiance en lui.
A) Dans l'Ancien Testament, la foi est présentée comme une vertu essentielle,
d'où dépend le salut ou la ruine du peuple : «Croyez en Yawheh votre Dieu et
vous serez sauvés » (II Paral., XX, 20) ; « si vous ne croyez pas, vous ne
subsisterez point » (Isa., VII, 9). Cette foi est un assentiment à la parole de
Dieu, mais accompagné de confiance, d'abandon, d'amour.
B) Dans le Nouveau Testament, la foi est tellement essentielle que croire c'est
professer le christianisme, et ne pas croire c'est n'être pas chrétien : « Qui
crediderit et baptizatus fuerit salvus erit ; qui vero non crediderit
condemnabitur » (Marc, XVI, 16. La foi c'est l'acceptation de l'Evangile prêché
par Jésus-Christ et ses Apôtres ; elle suppose donc la prédication : « fides ex
auditu » (Rom., X, 17). Cette foi n'est donc ni une intuition du cœur, ni une
vision directe : « videmus nunc per speculum, in ænigmate » (I Cor., XIII, 12) ;
c'est une adhésion à un témoignage divin, adhésion libre et éclairée, puisque
d'un côté l'homme peut refuser de croire, et que de l'autre il ne croit pas sans
raisons, sans la conviction intime que Dieu a révélé (Phil., III, 8-10 ; I
Petr., III, 15). Cette foi est accompagnée d'espérance, et se perfectionne par
la charité : « fides quæ per caritatem operatur » (Galat., V, 6).
1170. 2° Définition. La foi est une vertu théologale qui incline notre
intelligence, sous l’influence de la volonté et de la grâce, à donner un ferme
assentiment aux vérités révélées, à cause de l'autorité de Dieu.
A) C'est donc avant tout un acte de l’intelligence, puisqu'il s'agit de
connaître une vérité. Mais, comme cette vérité n'est pas intrinsèquement
évidente, notre adhésion ne peut se faire sans l'influence de la volonté qui
commande à l'intelligence d'étudier les raisons de croire, et, quand celles-ci
sont convaincantes, lui commande encore de donner son assentiment. Et, comme il
s'agit d'un acte surnaturel, la grâce doit intervenir soit pour éclairer
l'intelligence, soit pour aider la volonté. C'est ainsi du reste que la foi
devient un acte libre, surnaturel et méritoire.
B) L'objet matériel de notre foi, c'est tout l'ensemble des vérités révélées,
soit celles que la raison ne peut aucunement découvrir, soit celles qu'elle peut
connaître mais qu'elle connaît mieux par la foi. Toutes ces vérités se groupent
autour de Dieu et de Jésus-Christ ; de Dieu, dans l'unité de sa nature et la
trinité de ses personnes, notre premier principe et notre dernière fin ; de
Jésus-Christ, notre rédempteur et médiateur, qui n'est autre que le Fils éternel
de Dieu fait homme pour nous sauver, et par conséquent de l'œuvre rédemptrice et
de tout ce qui s’y rapporte. Nous croyons, en d'autres termes, ce que nous
verrons un jour dans le ciel (Joan., XVII, 3).
1171. C) L'objet formel, ou ce qu'on appelle communément le motif de notre foi,
c'est l'autorité divine manifestée par la révélation, et nous communiquant
quelques-uns des secrets de Dieu. Ainsi la foi est une vertu toute surnaturelle
dans son objet comme dans son motif, qui nous fait entrer en communion avec la
pensée divine.
D) Souvent la vérité révélée nous est proposée authentiquement par l'Eglise,
instituée par Jésus-Christ comme interprète officiel de sa doctrine ; alors
cette vérité est dite de foi catholique ; s'il n'y a pas de décision authentique
de l'Eglise, elle est simplement de foi divine.
E) Rien de plus ferme que l'adhésion de foi : ayant pleine confiance en
l'autorité divine, beaucoup plus qu'en nos propres lumières, c'est de toute
notre âme que nous croyons la vérité révélée ; et nous le faisons avec une
sécurité d'autant plus grande, que la grâce divine vient faciliter et fortifier
notre assentiment. C'est de la sorte que l'adhésion de la foi est plus vive et
plus ferme que l'adhésion aux vérités rationnelles.
II. Rôle
sanctificateur de la vertu de foi
1172. La foi ainsi
expliquée ne peut évidemment qu’exercer un rôle important dans notre
sanctification : en nous faisant communier à la pensée divine, elle est la base
de la vie surnaturelle, et nous unit à Dieu d'une façon très intime.
1173. 1° Elle est la base de notre vie surnaturelle. Nous avons dit que
l'humilité est regardée comme le fondement des vertus, et nous avons expliqué
dans quel sens (n° 1138) ; la foi est elle-même le fondement de l'humilité, qui,
comme nous l'avons dit, a été inconnue aux païens, et, par conséquent est d'une
manière plus profonde encore, le fondement de toutes les vertus. Pour le mieux
faire comprendre, nous n'avons qu'à commenter les paroles du Concile de Trente
affirmant que la foi est le commencement, le fondement et la racine de la
justification, et par là même de la sanctification.
A) Elle en est le commencement, parce que c'est le moyen mystérieux employé par
Dieu pour nous initier a sa vie, à la façon dont il se connaît lui-même ; c'est
de notre côté la première disposition surnaturelle, sans laquelle on ne peut ni
espérer ni aimer ; c'est, pour ainsi dire, la prise de possession de Dieu et des
choses divines. Pour saisir le surnaturel et en vivre, il faut en effet tout
d'abord le connaître ; or nous le connaissons par la foi, lumière nouvelle
ajoutée à celle de la raison, et qui nous permet de pénétrer dans un monde
nouveau, le monde surnaturel. C'est comme un télescope qui nous permet de
découvrir les choses lointaines que nous ne pouvons voir à l'œil nu, mais cette
comparaison est bien imparfaite, car le télescope est un instrument extérieur,
tandis que la foi pénètre au plus intime de notre intelligence et vient en
augmenter l'acuité comme le champ d'action.
1174. B) Elle est aussi le fondement de la vie spirituelle : cette comparaison
nous montre que la sainteté est comme un édifice, très vaste, très élevé, et
dont la foi est le fondement. Or, dans un édifice, plus les fondations sont
profondes et larges, et plus l'édifice peut être élevé en hauteur, sans rien
perdre de sa solidité. Il importe donc d'affermir la foi des personnes pieuses,
et surtout des séminaristes et des prêtres, pour que sur cette base inébranlable
puisse s'élever le temple de la perfection chrétienne.
C) Elle est enfin la racine de la sainteté. Les racines vont chercher dans le
sol les sucs nécessaires à la nutrition et à la croissance d'un arbre ; ainsi la
foi, qui plonge ses racines jusqu'au plus intime de l'âme, et qui s'y nourrit
des vérités divines, fournit à la perfection un riche aliment. Les racines,
quand elles sont profondes, donnent aussi de la solidité à l'arbre qu'elles
supportent ; ainsi l’âme, affermie dans la foi, résiste aux tempêtes
spirituelles. Rien donc de plus important, pour arriver à une haute perfection,
que d'avoir une foi profonde.
1175. 2° La foi nous unit à Dieu, et nous fait communier à sa pensée et à sa
vie, c'est la connaissance dont Dieu se connaît, prêtée à l'homme d'une manière
partielle : « par elle, dit Mgr Gay, la lumière de Dieu devient notre lumière,
sa sagesse notre sagesse ; sa science notre science ; son esprit, notre esprit ;
sa vie, notre vie » (De la vie et des vertus, t. I, p. 150). Directement elle
unit notre intelligence à la sagesse divine ; mais, comme l'acte de foi ne peut
se faire sans l'intervention de la volonté, celle-ci a sa part dans les heureux
effets que produit la foi dans notre âme. On peut donc dire que la foi est une
source de lumière pour l’intelligence, une force et une consolation pour la
volonté, un principe de mérites pour l'âme tout entière.
1176. A) C'est une lumière qui éclaire notre intelligence, et distingue le
chrétien du philosophe, comme la raison distingue l'homme de l'animal. Il y a en
nous une triple connaissance : la connaissance sensible, qui s'opère par les
sens ; la connaissance rationnelle qui s'acquiert par l'intelligence ; la
connaissance spirituelle ou surnaturelle qui s'acquiert par la foi. Cette
dernière est bien supérieure aux deux autres. a) Elle étend le cercle de nos
connaissances sur Dieu et sur les choses divines : par la raison, nous
connaissons si peu de choses sur la nature de Dieu et sa vie intime ; par la
foi, nous apprenons qu'il est un Dieu vivant, que de toute éternité il engendre
un Fils, et que de l'amour mutuel du Père et du Fils jaillit une troisième
personne, le Saint Esprit ; que le Fils s'est fait homme pour nous sauver, et
que ceux qui croient en lui deviennent les fils adoptifs de Dieu ; que le Saint
Esprit vient habiter dans nos âmes, les sanctifier et les doter d'un organisme
surnaturel, qui nous permet de faire des actes déiformes et méritoires. Et ce
n'est là qu'une partie des révélations qui nous sont faites. b) Elle nous aide à
approfondir les vérités déjà connues par la raison. Ainsi combien plus précise
et plus parfaite est la morale évangélique comparée à la morale naturelle !
Qu'on relise le sermon sur la montagne : Notre Seigneur ose dès le début
proclamer heureux les pauvres, les doux, les persécutés ; il demande à ses
disciples d'aimer ses ennemis, de prier pour eux et de leur faire du bien. La
sainteté qu'il prêche, ce n'est pas la sainteté légale ou extérieure, c'est une
sainteté intérieure basée sur l'amour de Dieu et du prochain pour Dieu. Pour
stimuler notre ardeur, il nous propose l'idéal le plus parfait, Dieu et ses
perfections ; et, comme Dieu semble être loin de nous, son Fils descend du ciel,
se fait homme, et, en vivant de notre vie, nous offre un exemple concret de la
vie parfaite que nous devons mener sur terre. Pour nous donner la force et la
constance nécessaires à une telle entreprise, il ne se contente pas de marcher à
notre tête, il vient vivre lui-même en nous avec ses grâces et ses vertus. Nous
ne pouvons donc point nous excuser sur notre faiblesse ; il est lui-même notre
force, aussi bien que notre lumière.
1177. B) Que la foi soit un principe de force, c'est ce que montre excellemment
l'auteur de l'Epître aux Hébreux (XI). La foi nous donne en effet des
convictions profondes qui fortifient singulièrement la volonté : a) Elle nous
montre ce que Dieu a fait et ne cesse de faire pour nous, comment il vit et agit
dans notre âme pour la sanctifier, comment Jésus nous incorpore à lui et nous
fait participer à sa vie, n°188-189 ; et alors les yeux fixés sur l'auteur de
notre foi, qui, à la joie et au succès a préféré la croix et l'humiliation, (Hebr.,
XII, 2), nous nous sentons le courage de porter vaillamment notre croix à la
suite de Jésus. b) Elle met sans cesse devant nos yeux l'éternelle récompense
qui sera le fruit des souffrances d'un jour (II Cor., IV, 17) ; et comme S.
Paul, nous disons : « J'estime que les souffrances du temps présent sont sans
proportion avec la gloire à venir » (Rom., VIII, 18) ; comme lui, nous nous
réjouissons même au milieu des tribulations (Rom., V, 3-5), parce que chacune
d'elles patiemment supportée nous vaudra un degré de plus dans la vision et
l'amour de Dieu. c) Si parfois nous sentons notre faiblesse, elle nous rappelle
que Dieu lui-même étant notre force et notre appui, nous n'avons rien à
craindre, quand même le monde et le démon se ligueraient contre nous (I Joan.,
V, 4). C'est bien ce qui apparaît dans la transformation merveilleuse produite
par l'Esprit Saint dans l'âme des Apôtres ; armés désormais de la force de Dieu,
ceux qui auparavant étaient timides et lâches, marchent courageusement au-devant
des épreuves de toutes sortes, des flagellations, des emprisonnements, de la
mort même, heureux de souffrir pour le nom de Jésus.
1178. C) La foi est aussi une source de consolation, non seulement au milieu des
tribulations et des humiliations, mais encore quand nous avons la douleur de
perdre nos parents et nos amis. ne sommes pas de ceux qui s'attristent sans
espérance ; nous savons que la mort n'est qu'un sommeil, bientôt suivi de la
résurrection, et que nous échangeons une demeure provisoire pour une cité
permanente. Ce qui nous console surtout, c'est le dogme de la Communion des
Saints : en attendant que nous soyons réunis à ceux qui nous ont quittés, nous
leur demeurons unis d'une façon très intime dans le Christ-Jésus ; nous prions
pour abréger leur temps d'épreuve et hâter leur entrée au ciel ; eux de leur
côté, assurés désormais de leur propre salut, prient ardemment pour que nous
allions les rejoindre un jour.
1179. D) C'est enfin une source de nombreux mérites : a) L’acte de foi lui-même
est très méritoire, car il soumet à l'autorité divine ce qu'il y a de meilleur
en nous, notre intelligence et notre volonté. Cette foi est d'autant plus
méritoire qu'aujourd'hui elle est sujette à de plus nombreuses attaques, et que
ceux qui confessent leur foi sont, dans certains pays, exposés à plus de
railleries et de persécutions. b) Mais de plus, c'est la foi qui rend nos autres
actes méritoires, puisqu'ils ne peuvent l'être sans une intention surnaturelle
et sans le secours de la grâce (n° 126, 239). Or c'est la foi qui, en orientant
notre âme vers Dieu et N. S. Jésus-Christ, nous permet d'agir en tout par des
vues surnaturelles ; c'est elle aussi, qui, en nous découvrant notre incapacité
et la toute puissance divine, nous fait prier avec ardeur pour obtenir la grâce.
III.
Pratique de la vertu de foi
1180. La foi étant à la
fois un don de Dieu et une libre adhésion de notre âme, il faut évidemment, pour
y progresser, s'appuyer sur la prière et nos efforts personnels. Sous cette
double influence, la foi deviendra plus éclairée et plus simple, plus ferme et
plus agissante. Nous allons appliquer ce principe aux différents degrés de la
vie spirituelle.
1181. 1° Les commençants s'efforceront d'affermir leur foi. A) Ils remercieront
Dieu de ce grand don, qui est le fondement de tous les autres, et de toute leur
âme, et rediront la parole de S. Paul : « Gratias Deo super inenarrabili dono
ejus » (II Cor., IX, 15). Ils le remercieront d'autant plus qu'ils voient autour
d'eux un grand nombre d'incroyants. Ils prieront donc pour obtenir la grâce de
conserver ce don malgré tous les périls qui les entourent; ils penseront aussi à
implorer le secours de Dieu pour la conversion des infidèles, hérétiques ou
apostats.
1182. B) Ils réciteront avec une humble soumission et une ferme conviction les
actes de foi, en disant avec les Apôtres : « adauge nobis fidem » (Luc, XVII,
5). Mais à la prière, ils joindront l'étude ou la lecture des livres qui sont de
nature à éclairer et fortifier leur foi . on lit beaucoup à notre époque ; mais
combien peu, même parmi les chrétiens intelligents, lisent des livres sérieux
sur la religion et la piété ? N'est-ce pas là une aberration ? On veut savoir
tout, sauf l'unique nécessaire.
1183. C) Ils éviteront tout ce qui pourrait inutilement troubler leur foi : a)
ces lectures imprudentes, où sont attaquées, persifflées ou mises en doute les
vérités de la foi. Le plus grand nombre de livres qui paraissent aujourd'hui,
non pas seulement les livres de doctrine, mais les romans, les pièces de
théâtre, contiennent des attaques, tantôt ouvertes et tantôt déguisées contre
notre foi. Si on n'y prend garde, on avale peu à peu le poison de l'incroyance,
on perd du moins la virginité de sa foi, et le moment vient où, ébranlée par des
hésitations et des doutes, elle ne sait plus comment se défendre. Il faut
respecter à ce sujet les sages prescriptions de l'Eglise qui dresse un catalogue
des livres mauvais ou dangereux, et ne pas en faire fi, sous prétexte qu'on est
suffisamment immunisé contre le danger. En réalité on ne l'est jamais ; Balmès,
cet esprit si profond et si bien équilibré, qui a défendu si habilement l'Eglise,
obligé de lire des livres hérétiques pour les réfuter, disait à ses amis : «
Vous savez si les sentiments et les doctrines orthodoxes sont enracinées en moi.
Eh bien ! il ne m'arrive point de faire usage d'un livre prohibé, sans ressentir
le besoin de me retremper dans la lecture de la Bible, de l'Imitation ou de
Louis de Grenade. Qu'arrivera-t-il à cette jeunesse insensée qui ose tout lire
sans préservatif et sans expérience ? Cette idée seule me remplit d'effroi. La
même raison doit nous porter évidemment à fuir les conversations des incroyants
ou leurs conférences. b) Ils évitent aussi cet orgueil intellectuel, qui veut
tout rabaisser à son niveau, et n'accepter que ce qu'il comprend. Ils se
souviennent qu'il est au-dessus de nous un Esprit infiniment intelligent qui
voit ce que notre faible raison ne peut comprendre, et qu'il nous fait un grand
honneur en nous manifestant sa pensée. Quand donc nous constatons qu'il a parlé,
la seule attitude raisonnable est d'accueillir avec reconnaissance ce supplément
de lumière : si on s'incline devant un homme de génie, qui daigne nous
communiquer quelques-unes de ses connaissances, avec combien plus de confiance
ne devons-nous pas nous incliner devant la Sagesse infinie ?
1184. D) Quant aux tentations contre la foi, il faut distinguer entre celles qui
demeurent vagues et celles dont l'objet est précis. a) Quand elles sont vagues,
comme celle-ci : Qui sait si tout cela est vrai ? Il faut les chasser, comme des
mouches importunes. 1) Nous sommes en possession de la vérité, nous avons des
titres de propriété en bonne et due forme : cela nous suffit. 2) D'ailleurs, à
d'autres moments, nous avons vu clairement que notre foi s'appuyait sur des
assises solides ; cela nous suffit : on ne peut chaque jour remettre en doute
les choses une fois prouvées ; dans les choses de la vie ordinaire, on ne
s'arrête pas à ces doutes, à ces idées folles qui traversent l'esprit ; on va
droit devant soi, et la certitude revient. 3) Enfin, d'autres plus intelligents
que moi croient ces vérités, et sont convaincus qu'elles sont bien prouvées ; je
me soumets à leur jugement, beaucoup plus sage que celui de ces extravagants qui
se font un malin plaisir de se singulariser en sapant par la base tous les
fondements de la certitude, A ces raisons de bon sens on ajoute une prière : «
Credo, Domine, adjuva incredulitatem meam » (Marc, IX, 23).
1185. b) Si elles se précisent et portent sur un point particulier, on continue
de croire fermement, puisqu'on est en possession de la vérité ; mais on profite
de la première occasion pour élucider la difficulté, soit par une étude
personnelle, si on a l'intelligence et les documents nécessaires à sa
disposition, soit en consultant un homme instruit qui puisse nous aider à
résoudre plus facilement le problème. On ajoute la prière à l'étude, la docilité
à la recherche loyale, et généralement on ne tarde pas à trouver la solution.
Toutefois il faut se souvenir que cette solution ne fera pas toujours
disparaître toute la difficulté. Il y a parfois des objections historiques,
critiques, exégétiques qui ne peuvent être résolues que par de longues années
d'étude. On se souvient alors que, quand une vérité est prouvée par de bons et
solides arguments, la sagesse demande qu'on continue d'y adhérer jusqu'à ce que
la lumière puisse dissiper les nuages : la difficulté ne détruit pas les
preuves, elle ne fait que montrer la faiblesse de notre esprit.
1186. 2° Les âmes avancées pratiquent non seulement la foi, mais l'esprit de foi
ou la vie de la foi : « Justus autem ex fide vivit» (Rom., I, 17). A) Elles
lisent avec amour le Saint Evangile, heureuses de suivre Notre Seigneur pas à
pas, de goûter ses maximes, d'admirer ses exemples pour les reproduire. Jésus
commence à devenir le centre de leurs pensées : elles le cherchent dans leurs
lectures et leurs travaux, désirant le mieux connaître pour le mieux aimer.
1187. B) Elles s'habituent à tout envisager, à tout juger au point de vue de la
foi : les choses, les personnes, les événements. 1) Elles voient dans toutes les
œuvres divines la main du Créateur, et les entendent redire : « ipse fecit nos
et non ipsi nos » (Ps. XCIX, 1) ; c'est donc Lui qu'elles admirent partout. 2)
Les personnes qui les entourent leur apparaissent comme des images de Dieu, des
enfants du même Père céleste, des frères en Jésus-Christ. 3) Les événements, qui
pour les incroyants sont parfois si déconcertants, sont interprétés par eux à la
lumière de ce grand principe que tout est ordonné pour les élus, que les biens
et les maux sont distribués en vue de notre salut et de notre perfection.
1188. C) Mais surtout elles s'efforcent de se conduire en tout d'après les
principes de la foi : 1) leurs jugements sont fondés sur les maximes de l'Evangile
et non sur celles du monde ; 2) leurs paroles sont inspirées par l'esprit
chrétien et non par l'esprit du monde ; car elles conforment leurs paroles à
leurs jugements, triomphant ainsi du respect humain ; 3) leurs actions se
rapprochent le plus possible de celles de Notre Seigneur qu'elles aiment à
considérer comme un modèle, et c'est ainsi qu'elles évitent de se laisser
entraîner par les exemples des mondains. En un mot elles vivent de la vie de la
foi.
1189. D) Elles s'efforcent enfin de propager autour d'elles cette foi dont elles
sont pénétrées : 1) par leurs prières, demandant à Dieu d'envoyer des ouvriers
apostoliques pour travailler à l'évangélisation des infidèles et des hérétiques
(Matth., IX, 38) ; 2) par leurs exemples, pratiquant si bien tous leurs devoirs
d'état que les témoins de leur vie se sentent portés à les imiter ; 3) par leurs
paroles, confessant avec simplicité, mais sans respect humain, qu'elles trouvent
dans leur foi des énergies pour faire le bien et des consolations au milieu de
leurs peines ; 4) par leurs œuvres, contribuant par leurs générosités, leurs
sacrifices et leur action personnelle à l'instruction et à l'éducation morale et
religieuse de leur prochain.
3° Les parfaits, en cultivant les dons de science et d'intelligence,
perfectionnent encore leur foi comme nous l'expliquerons en traitant de la voie
unitive.
ART. II.
LA VERTU D'ESPÉRANCE
Nous décrirons : 1° sa
nature ; 2° son rôle sanctificateur ; 3° la manière de la pratiquer.
I.
Nature de l’espérance
1190. 1° Divers sens. A)
Dans l'ordre naturel, l'espérance désigne deux choses : une passion et un
sentiment. a) L'espoir est en effet une des onze passions, n° 787 ; c'est alors
un mouvement de la sensibilité qui se porte vers un bien sensible absent, qu'on
peut atteindre, mais non sans difficulté. b) C'est aussi un des sentiments les
plus nobles du cœur humain, qui se porte vers le bien honnête absent, malgré les
difficultés qui s'opposent à son acquisition. Ce sentiment joue un grand rôle
dans la vie humaine : c'est lui qui soutient l'homme dans ses entreprises
difficiles, le laboureur quand il sème, le marin quand il part pour un lointain
voyage, le commerçant et l'industriel quand ils lancent une affaire. B) Mais il
y a aussi une espérance surnaturelle qui soutient le chrétien au milieu des
difficultés du salut et de la perfection. Elle a pour objet toutes les vérités
révélées qui se rapportent à la vie éternelle et aux moyens d'y parvenir; et
comme elle est basée sur la puissance et la bonté divine, elle a une fermeté
inébranlable.
1191. 2° Eléments essentiels. Si nous analysons cette vertu, nous voyons qu'elle
comprend trois éléments principaux : a) L'amour et le désir de bien surnaturel,
c'est-à-dire de Dieu, notre suprême béatitude. Voici la genèse de ce sentiment :
le désir du bonheur est universel ; or la foi nous montre que Dieu seul peut
faire notre bonheur ; nous l'aimons donc comme la source de notre béatitude.
C'est un amour intéressé, mais surnaturel, puisqu'il se porte vers le Dieu connu
par la foi. Comme ce bien est d'accès difficile, nous éprouvons instinctivement
la crainte de ne pas l'atteindre ; et c'est pour triompher de cette crainte
qu'intervient un second élément, l’espoir fondé de l'obtenir. b) Cet espoir
n'est pas fondé évidemment sur nos propres forces, qui sont radicalement
insuffisantes pour atteindre ce bien ; mais sur Dieu, sur sa toute-puissance
auxiliatrice. C'est de lui que nous attendons toutes les grâces nécessaires pour
acquérir la perfection en cette vie, le salut en l'autre. c) Mais la grâce
demande notre collaboration : de là un troisième élément ; c'est un certain
élan, un effort sérieux pour tendre vers Dieu et utiliser les moyens de salut
mis à notre disposition. Ces efforts doivent être d'autant plus énergiques et
constants que l'objet de notre espérance est plus élevé.
1192. 3° Définition. D'après ce que nous venons de dire on peut définir
l'espérance : une vertu théologale qui nous fait désirer Dieu comme notre bien
suprême, et attendre avec une ferme confiance, à cause de la bonté et de la
puissance divine, la béatitude éternelle et les moyens d’y parvenir.
A) L'objet premier et essentiel de notre espérance, c'est Dieu lui-même en tant
qu'il est notre béatitude, c'est Dieu éternellement possédé par la claire vision
et l'amour sans partage. Car, comme le dit Notre Seigneur, la vie éternelle,
c'est la connaissance, la vision de Dieu et de Celui qu'il a envoyé (Joan., XVII,
3). Mais, comme nous ne pouvons atteindre cet objet sans le secours de la grâce,
notre espérance porte aussi sur tous les secours surnaturels nécessaires pour
éviter le péché, vaincre les tentations et acquérir les vertus chrétiennes, et
même sur les biens de l'ordre temporel dans la mesure où ils sont utiles ou
nécessaires à notre perfection et à notre salut.
1193. B) Quant au motif sur lequel s'appuie notre espérance, il dépend du point
de vue auquel on se place pour regarder cette vertu : a) si l'on considère, avec
Scot, que son acte principal est le désir ou l’amour de Dieu, considéré comme
notre bonheur, le motif sera sa bonté à notre égard. b) si on pense, avec S.
Thomas, que l'espérance consiste essentiellement dans l'attente de ce bien
difficile à atteindre qu'est la possession de Dieu, le motif sera la
toute-puissance secourable de Dieu, qui soulève nos âmes, les arrache aux biens
de la terre et les porte vers le ciel. Les promesses divines ne viennent que
confirmer la certitude de ce secours. On peut donc dire que le motif adéquat
c'est à la fois la bonté de Dieu et sa puissance.
II. Le
rôle de l'espérance dans notre sanctification
L'espérance contribue à
notre sanctification de trois manières principales : 1° elle nous unit à Dieu ;
2° elle donne de l'efficacité à nos prières ; 3° elle est un principe d'activité
féconde.
1194. 1° Elle nous unit à Dieu en nous détachant des biens terrestres. Nous
sommes attirés par les plaisirs sensibles, les satisfactions de l’orgueil et la
fascination de la richesse, enfin par les joies naturelles, mais plus pures, de
l'esprit et du cœur. Or l'espérance, appuyée sur une foi vive, nous montre que
toutes ces joies terrestres manquent de deux éléments essentiels au bonheur, la
perfection et la durée. A) Aucun de ces biens n'est assez parfait pour nous
satisfaire : après nous avoir procuré quelques moments de jouissance, ils
produisent vite la satiété et l'ennui. Notre cœur est trop grand, il a des
aspirations trop vastes, trop élevées pour se contenter des biens matériels qui
ne sont que des moyens pour arriver à une fin plus noble. Les biens naturels de
l'esprit et du cœur ne nous suffisent pas non plus : notre intelligence n'est
jamais satisfaite que par la connaissance de la cause première ; et notre cœur,
qui cherche un ami parfait, ne le trouve qu'en Dieu : lui seul est la plénitude
de l'être, plénitude de beauté, de bonté, de puissance ; Lui, qui se suffit
pleinement à lui-même, suffit évidemment à notre bonheur. Le tout est de
l'atteindre ; mais précisément l'espérance nous le montre s'inclinant vers nous
pour se donner à nous ; et quand nous l'avons compris, nos cœurs se détachent
des biens terrestres pour se porter vers lui, comme le fer se porte vers
l'aimant.
1195. B) Quand même les biens terrestres nous suffiraient, ils n'ont qu'un
temps, et nous échappent bientôt. Nous le savons, et cette pensée trouble notre
joie, même quand nous les possédons ; Dieu au contraire demeure pour toujours,
et la mort qui nous sépare de tout, ne fait que nous unir plus parfaitement à
Lui ; aussi, malgré l'horreur naturelle qu'elle nous inspire, nous la voyons
approcher avec confiance grâce à l'espoir que nous avons d'être pour toujours
unis à Celui qui seul peut faire notre bonheur.
1196. 2° C'est elle aussi qui, jointe à l'humilité, donne de l'efficacité à nos
prières et nous obtient par là même toutes les grâces dont nous avons besoin. A)
Rien de plus touchant que les pressantes exhortations de la Sainte Ecriture à la
confiance en Dieu. L’Ecclésiastique résume en ces termes la doctrine de l'Ancien
Testament : « Qui a jamais espéré au Seigneur et a été confondu? Qui est resté
fidèle à ses préceptes et a été abandonné ? Qui l'a invoqué et n'a reçu de lui
que le mépris ? Car le Seigneur est compatissant et miséricordieux (Eccli., II,
11-12). B) Mais c'est surtout dans le Nouveau qu'éclate l'efficacité de la
confiance. Notre Seigneur opère ses miracles en faveur de ceux qui ont confiance
en lui : qu’on se rappelle sa conduite à l'égard du Centurion (Matth., VIII, 10,
13), du paralytique qui, ne pouvant aborder le Maître, se fait descendre par le
toit (Matth., IX, 2), des aveugles de Jéricho (Matth., IX, 29), de la
Chananéenne qui, trois fois rebutée, ne se lasse pas de réitérer sa demande
(Matth., XV, 28), de la femme pécheresse (Luc, VII, 50), du lépreux qui vient
remercier Celui qui l'a guéri (Luc, XVII, 19). Du reste, comment ne pas avoir
confiance quand Notre Seigneur lui-même nous affirme avec autorité que tout ce
que nous demanderons au Père en son nom, nous sera accordé (Joan., XVI, 23).
Nous avons là le secret de notre force : quand nous prions au nom de Jésus,
c'est-à-dire, en nous confiant en ses mérites et ses satisfactions, son sang
plaide plus éloquemment pour nous que nos pauvres prières. C) D'ailleurs il
n'est rien qui honore tant Dieu, que la confiance : par là nous proclamons sa
puissance et sa bonté, et Lui, qui ne se laisse pas vaincre en générosité,
répond à cette confiance par une effusion abondante de grâces. Concluons donc,
avec le Concile de Trente, que nous devons tous mettre en Dieu une confiance
inébranlable.
1197. 3° L'espérance est enfin un principe d'activité féconde. a) Elle produit
en effet de saints désirs, en particulier le désir du ciel, le désir de posséder
Dieu. Or le désir imprime à l'âme l'élan, le mouvement, l'ardeur nécessaires
pour atteindre le bien convoité, et soutient nos efforts jusqu'à ce que nous
ayons pu parvenir au but désiré. b) Elle augmente nos énergies par la
perspective d'une récompense qui dépassera de beaucoup nos efforts. Si les
personnes du monde travaillent avec tant d'ardeur pour acquérir des richesses
périssables, si les athlètes se condamnent à des exercices d'entraînement si
pénibles, s'ils font des efforts désespérés pour gagner une couronne
corruptible, combien plus ne devons-nous pas travailler et souffrir pour une
couronne immortelle ? (I Cor., IX, 25).
1198. c) Elle nous donne ce courage, cette endurance que produit la certitude du
succès. S'il n'est rien de plus décourageant que de lutter sans espoir de
remporter la victoire, il n'est rien au contraire qui nous donne des forces
comme l’assurance de triompher. Or c'est cette certitude que nous donne
l'espérance. Faibles de nous-mêmes, nous avons de puissants alliés, Dieu,
Jésus-Christ, la Sainte Vierge et les Saints (n°188-190). Or si Dieu est avec
nous, qui donc sera contre nous ? Si Deus pro nobis, quis contra nos ? (Rom.,
VIII, 31). Si Jésus, qui a vaincu le monde et le démon, vit en nous et nous
communique sa force divine, ne sommes-nous pas sûrs de triompher avec lui ? Si
la Vierge immaculée, qui a écrasé le serpent infernal, nous soutient de sa
puissante intercession, n'obtiendrons-nous pas tous les secours désirables ? Si
les amis de Dieu prient pour nous, est-ce que tant de supplications ne nous
donnent pas une sécurité absolue ? Et si nous sommes assurés de la victoire,
pouvons-nous reculer devant les quelques efforts nécessaires pour conquérir
l'éternelle possession de Dieu ?
III.
Pratique progressive de l’espérance
1199. 1° Principe général.
Pour progresser en cette vertu, il faut la rendre plus solide en ses appuis et
plus féconde dans ses résultats. A) Pour la rendre plus solide, il importe de
méditer souvent sur les motifs qui en sont le fondement, la puissance de Dieu
unie à sa bonté et aux magnifiques promesses qu'il nous a faites, n° 1193. S'il
fallait quelque chose de plus pour affermir notre confiance, nous n'aurions qu'à
nous rappeler cette parole de S. Paul : « Lui qui n'a pas épargné son propre
Fils, mais qui l'a livré à la mort pour nous tous, comment avec lui ne nous
donnera-t-il pas toutes choses ? Qui accusera les élus de Dieu? C'est Dieu qui
les justifie ! Qui les condamnera ? Le Christ est mort, bien plus il est
ressuscité, il est à la droite de Dieu, il intercède pour nous ! » (Rom., VIII,
32-34). Ainsi donc, du côté de Dieu, notre espérance est absolument certaine.
Toutefois, de notre côté nous avons raison de craindre, parce que nous sommes
loin de correspondre toujours et parfaitement à la grâce de Dieu. Tout notre
effort doit donc tendre à rendre notre espérance plus ferme, en la rendant plus
féconde.
1200. B) Pour atteindre ce but, il faut collaborer avec Dieu à l'œuvre de notre
sanctification (I Cor., III, 9). Dieu, en nous accordant sa grâce, ne veut pas
substituer son action à la nôtre ; il veut simplement suppléer à notre
insuffisance. Sans doute il est la cause première et principale, mais, loin de
supprimer notre activité, il veut la provoquer, la stimuler, la rendre plus
efficace. C'est bien là ce qu'avait compris S. Paul : « C'est par la grâce de
Dieu que je suis ce que je suis, disait-il, mais sa grâce n'a pas été vaine en
moi ; j'ai travaillé plus que les autres, non pas moi, mais la grâce de Dieu en
moi » (I Cor., XV, 10 ; Phil., III, 13-14). Ce qu'il faisait lui-même, il
exhortait les autres à le faire (II Cor., VI, 1) ; c'est surtout à son cher
disciple Timothée qu'il adressait cette pressante recommandation : « Labora
sicut bonus miles Christi, Jesu » (II Tim., II, 3), parce qu'il avait à
travailler non seulement à sa propre sanctification, mais aussi à celle des
autres. S. Pierre ne tient pas un attire langage ; il rappelle à ses disciples
que sans doute ils sont appelés au salut, mais qu’il faut assurer leur vocation
par l'accomplissement des bonnes œuvres (II Petr., I, 10). Ainsi donc, il faut
être bien convaincu que, dans l'œuvre de notre sanctification, tout dépend de
Dieu ; mais il faut agir comme si tout dépendait de nous seuls : Dieu en effet
ne nous refuse jamais sa grâce, et par conséquent, en pratique, nous n'avons à
nous occuper que de notre effort personnel.
1201. 2° Applications aux divers degrés de la vie spirituelle. Il est facile de
voir comment on applique le principe énoncé aux différentes étapes de la vie
chrétienne. A) Les commençants viseront tout d'abord à éviter les deux excès
contraires à l'espérance : la présomption et le désespoir. a) La présomption
consiste à attendre de Dieu le ciel et les grâces nécessaires pour y arriver,
sans vouloir prendre les moyens qu'il nous a prescrits. Tantôt on présume de la
bonté divine : Dieu est trop bon pour me damner; et on néglige ses
commandements. C'est oublier que, si Dieu est bon, il est juste et saint, et
qu'il hait l'iniquité (Ps. CXVII, 163). Tantôt on présume trop de ses forces,
par orgueil, et on se jette au milieu des dangers et des occasions de péché ; on
oublie trop que celui qui s'expose au danger y succombe. Notre Seigneur nous
promet la victoire, mais à la condition que nous sachions veiller et prier : «
Vigilate et orate ut non intretis in tentationem » (Marc, XVI, 38) ; S. Paul, si
confiant en la grâce de Dieu, nous avertit cependant qu'il faut opérer notre
salut avec crainte et tremblement (Phil., II, 12). b) D'autres au contraire sont
exposés au découragement et parfois au désespoir. Souvent tentés et parfois
vaincus dans la lutte, ou torturés par le scrupule, ils se découragent,
s'imaginent qu'ils ne pourront se réformer, et commencent à désespérer de leur
salut. C'est là une disposition dangereuse, contre laquelle il faut se prémunir
: on se rappellera donc que S. Paul, tenté lui aussi et sachant bien que de
lui-même il ne peut résister, s'abandonne avec confiance à la grâce de Dieu
(Rom., VII, 24-25). A l'exemple de l'Apôtre, on priera et on sera délivré.
1202. B) Après avoir évité ces écueils, reste à pratiquer le détachement des
biens terrestres pour penser souvent au ciel et le désirer. C'est ce que nous
demande S. Paul (Col. III, 1-2). Ressuscités avec Jésus-Christ, notre chef, nous
ne devons plus chercher et goûter les choses de la terre, mais bien celles du
ciel, où nous attend Jésus. Le ciel, c'est la patrie, la terre n'est qu'un exil
; le ciel, c'est notre fin, le bonheur véritable, tandis que la terre ne peut
nous donner que des joies éphémères.
1203. 3° Les progressants pratiquent non seulement l'espérance, mais la
confiance en Dieu, en s'appuyant sur Jésus Christ, devenu le centre de leur vie.
A) Incorporés à ce divin chef, ils attendent avec une invincible confiance ce
ciel où Jésus leur prépare une place : « quia vado parare vobis locum » (Joan.,
XIV, 2), et où ils sont déjà en espérance dans la personne de leur Sauveur : «
spe enim salvi facti sumus » (Rom., VIII, 24). a) Ils l'attendent au milieu même
des adversités et des épreuves de cette vie ; avec le Psalmiste, ils redisent :
« Non timebo mala, quoniam tu mecum es » (Ps. XXII, 4). Et en effet Notre
Seigneur, vivant en eux, vient les réconforter en leur disant comme autrefois
aux apôtres : « Pax vobis, ego sum, nolite timere » (Luc, XXIV, 36). Si ce sont
les intrigues et les persécutions qui les inquiètent, ils se rappellent ce que
S. Vincent de Paul disait aux siens : « Quand bien même toute la terre
s'élèverait pour nous perdre, il n'en sera que ce qui plaira à Dieu, en qui nous
avons mis notre espérance ». Si ce sont des pertes temporelles, ils se disent,
avec le même saint : « Tout ce que Dieu fait, il le fait pour le mieux, et
partant nous devons espérer que cette perte nous sera profitable, puisqu'elle
vient de Dieu ». Si ce sont des souffrances physiques ou morales, ils les
regardent comme des bénédictions divines destinées à nous faire acheter le ciel
au prix de quelques douleurs passagères.
1204. b) Ils savent, par cette confiance, échapper à l'étreinte des plaisirs et
des succès, plus périlleuse encore que celle de la souffrance. « Quand la vie
semble sourire à nos espérances terrestres, il est dur de dédaigner ces
promesses flatteuses qui nous prennent par le côté sensible de nous-mêmes ; il
est dur de se dérober à l'enlacement du plaisir, de dire au bonheur qui s'offre
à nous : tu ne saurais me suffire » (Mgr d’Hulst, Carême, 1892, p. 201). Mais le
chrétien se rappelle que les joies mondaines sont trompeuses, qu'elles arrêtent
notre élan vers Dieu ; pour échapper à leur étreinte, il pratique des
mortifications positives, et surtout va chercher dans une amitié plus intime
avec Notre Seigneur des joies plus pures et plus sanctifiantes : « esse cum Jesu
dulcis paradisus » (De Imitat., lib. II, c. 8). c) Si c'est le sentiment de
leurs misères et imperfections qui les inquiète, ils méditent ces paroles de S.
Vincent de Paul : « Vous me représentez vos misères. Hélas ! et qui n'en est
plein ? Tout est de les connaître et d'en aimer l'abjection, comme vous faites,
sans s'y arrêter que pour y établir le fondement bien ferme d'une confiance en
Dieu ; car alors le bâtiment est fait sur une roche, en sorte que, la tempête
venant, il demeure ferme » (Maynard, Vie et doctrine, p. 11). Nos misères
appellent en effet la miséricorde divine, quand nous l'invoquons avec humilité,
et ne font que nous mettre dans la meilleure disposition pour recevoir les
grâces divines. S. Vincent ajoutait que lorsque Dieu a commencé à faire du bien
à une créature, il ne cesse de lui continuer jusqu'à la fin, si elle ne s'en
rend point trop indigne. Ainsi les miséricordes passées sont un gage des
miséricordes à venir.
1205. B) L'espérance nous fait vivre habituellement en esprit dans le ciel et
pour le ciel. Selon la belle prière que l'Eglise nous fait réciter le jour de
l'Ascension, nous devons habiter déjà le ciel en esprit. Ce qui veut dire que
c'est pour le ciel qu'il faut agir et souffrir ; c'est vers lui que nous devons
diriger nos désirs et nos cœurs. Et, comme les joies de la communion sont un
avant-goût du bonheur du ciel, c’est là que nous irons, en attendant, chercher
les véritables consolations dont notre cœur a besoin.
1206. C) Cette pensée nous fera prier souvent avec confiance pour le don de
persévérance finale, le plus précieux de tous les dons. Nous ne pouvons sans
doute le mériter ; mais nous pouvons l'obtenir de la miséricorde divine ; nous
n'aurons du reste, pour cela, qu'à nous unir aux prières dans lesquelles la Ste
Eglise nous fait demander la grâce d'une bonne mort, par exemple l'Ave que nous
récitons si souvent, et où nous implorons la protection spéciale de Marie pour
l'heure de la mort : « et in hora mortis nostræ ».
4° Les parfaits pratiquent la confiance en Dieu par le saint abandon que nous
décrirons en traitant de la voie unitive.
ART. III.
LA VERTU DE CHARITE
1207. La vertu de charité
surnaturalise et sanctifie le sentiment de l'amour, amour envers Dieu, amour
envers le prochain. Après quelques remarques préliminaires sur l'amour, nous
traiterons : 1° de la charité envers Dieu ; 2° de la charité envers le prochain
; 3° du Cœur Sacré de Jésus, modèle de l'une et de l'autre.
Remarques préliminaires :
1208. 1° L'amour en
général est un mouvement, une tendance de notre âme vers le bien. Si le bien
vers lequel nous nous portons est sensible, et perçu par l'imagination comme
agréable, notre amour sera lui-même sensible ; si le bien est honnête et connu
par la raison comme digne d'estime, notre amour sera rationnel ; si le bien est
surnaturel et perçu par la foi, notre amour sera chrétien. Comme on le voit,
l'amour suppose la connaissance, mais n'est pas toujours en proportion avec
cette connaissance, comme nous l'expliquerons ailleurs.
On petit distinguer dans l'amour, quel qu'il soit, quatre éléments principaux :
1) une certaine sympathie pour l'objet aimé qui résulte de ce qu'on remarque une
proportion entre lui et nous : cette proportion n'emporte pas une similitude
complète entre les deux amis, mais une proportion telle que l'un complète
l'autre ; 2) un mouvement ou élan de l'âme vers l'objet aimé, pour se rapprocher
de lui et jouir de sa présence ; 3) une certaine union ou communion des esprits
et des cœurs pour se faire part des biens qu'on possède ; 4) un sentiment de
joie, de plaisir ou de bonheur qu'on éprouve dans la possession de l'objet aimé.
1209. 2° L'amour chrétien est celui qui est surnaturalisé dans son principe, son
motif et son objet. a) Il est surnaturalisé dans son principe par la vertu
infuse de charité qui réside dans la volonté : cette vertu, mise en œuvre par
une grâce actuelle, transforme l'amour honnête et l’élève à un degré supérieur.
b) La foi nous fournit alors un motif pour sanctifier les affections : elle les
dirige d'abord vers Dieu, en qui elle nous montre le bien Suprême, infini, qui
seul répond à nos légitimes aspirations ; puis vers les créatures qu'elle nous
représente comme un reflet des perfections divines, si bien qu'en les aimant
nous aimons Dieu lui-même. c) L'objet de notre amour devient ainsi surnaturel :
le Dieu que nous aimons, ce n'est pas le Dieu abstrait de la raison, mais le
Dieu vivant de la foi, le Père qui engendre un Fils de toute éternité et nous
adopte pour enfants ; le Fils, égal au Père, qui en s'incarnant devient notre
frère ; le Saint Esprit, amour mutuel du Père et du Fils, qui vient répandre
dans nos âmes la divine charité. Les créatures elles-mêmes nous apparaissent non
pas en leur être naturel, mais telles que la révélation nous les montre ; ainsi
les hommes sont pour nous des enfants de Dieu, notre Père commun, des frères en
Jésus-Christ, des temples vivants du Saint Esprit. Tout donc est surnaturel dans
l'amour chrétien.
Selon S. Thomas, la charité ajoute à l'amour l'idée d'une certaine perfection
provenant d'une grande estime pour l'objet aimé. Ainsi toute charité est amour,
mais tout amour n'est pas charité.
1210. 3° On peut définir la charité : une vertu théologale qui nous fait aimer
Dieu de la façon qu’il s’aime, par dessus toutes choses, pour lui-même et le
prochain pour l’amour de Dieu. Cette vertu a donc un double objet : Dieu et le
prochain, mais ces deux objets n'en font qu'un, parce que nous n'aimons les
créatures qu'en tant qu'elles sont une expression, un reflet des perfections
divines ; c'est donc Dieu que nous aimons en elles ; ainsi, ajoute S. Thomas,
nous aimons le prochain parce que Dieu est en lui ou du moins pour qu'il soit en
lui. Voilà pourquoi il n'y a qu'une seule et même vertu de charité.
§ I. De
l'amour de Dieu
Nous exposerons : 1° sa
nature ; 2° son rôle sanctificateur ; 3° la manière progressive de le pratiquer.
I. Sa
nature
1211. Le premier objet de
la charité, c'est Dieu : comme il est la plénitude de l'être, de la beauté et de
la bonté, il est infiniment aimable. C'est Dieu considéré dans toute l'infinie
réalité de ses perfections, et non tel attribut divin en particulier. Du reste
la considération d'un seul attribut, comme la miséricorde, nous conduit
facilement à la considération de toutes les perfections. Il n'est pas du reste
nécessaire de les connaître en détail ; les âmes simples aiment le Bon Dieu tel
que la foi le fait connaître, sans analyser ses attributs. Pour éclaircir la
notion de l'amour de Dieu, nous expliquerons le précepte qui nous l'impose, le
motif sur lequel il s'appuie, et les différents degrés par lesquels nous
arrivons à. l'amour pur.
1212. 1° Le précepte. A) Déjà formulé dans l'Ancien Testament, il est renouvelé
par Notre Seigneur et proclamé par lui comme le résumé de la Loi et des
Prophètes : « Tu aimeras le Seigneur ton Dieu de tout ton cœur, de toute ton
âme, de toutes tes forces, et de tout ton esprit ». C'est dire que nous devons
aimer Dieu par dessus toutes choses et de toutes les puissances de notre âme. Ce
qu'explique fort bien S. François de Sales : « C'est l'amour qui doit prévaloir
sur tous nos amours et régner sur toutes nos passions : et c'est ce que Dieu
requiert de nous, qu'entre tous nos amours le sien soit le plus cordial,
dominant sur tout notre cœur ; le plus affectionné, occupant toute notre âme ;
le plus général, employant toutes nos puissances ; le plus relevé, remplissant
tout notre esprit, et le plus ferme, exerçant toute notre force et vigueur »
(Amour de Dieu, l. X, ch. VI, X). Et il conclut par un magnifique élan d'amour :
« je suis vôtre, Seigneur, et ne dois être qu'à vous ; mon âme est vôtre, et ne
doit vivre que pour vous ; ma volonté est vôtre et ne doit aimer que pour vous ;
mon amour est vôtre et ne doit tendre qu'en vous. Je vous dois aimer comme mon
premier principe, puisque je suis de vous ; je vous dois aimer comme ma fin et
mon repos, puisque je suis pour vous ; je vous dois aimer plus que mon être,
puisque mon être subsiste par vous ; je vous dois aimer plus que moi-même,
puisque je suis tout à vous et en vous ».
1213. B) Le précepte de la charité est donc très étendu ; en soi il n'a pas de
limites, car la mesure d'aimer Dieu est de l'aimer sans mesure, il nous oblige
donc à tendre sans cesse vers la perfection, n° 353-361, et notre charité doit
toujours grandir jusqu'à la mort. Selon la doctrine de S. Thomas, la perfection
de la charité est commandée comme fin ; il faut donc vouloir l'atteindre ; mais,
ajoute Cajetan, « précisément parce qu'elle est fin, il suffit, pour ne pas
manquer au précepte, d'être dans l'état d'atteindre un jour cette perfection,
fût-ce dans l'éternité. Quiconque possède, même dans le degré le plus faible, la
charité et marche ainsi vers le ciel, est dans la voie de la charité parfaite,
et dès lors il évite la transgression du précepte, qui est de nécessité de salut
».
Toutefois les âmes qui visent à la perfection ne se contentent pas de ce premier
degré ; elles montent toujours plus haut, s'efforçant d'aimer Dieu non seulement
de toute leur âme, mais encore de toutes leurs forces. C'est du reste ce à quoi
nous porte le motif de la charité.
1214. 2° Le motif de la charité n'est pas le bien qu'on a reçu de Dieu ou qu'on
attend de lui, mais l’infinie perfection de Dieu, au moins comme motif
finalement prédominant. D'autres motifs peuvent donc s'adjoindre à celui-ci,
motifs de crainte salutaire, d'espérance, de reconnaissance, pourvu que le motif
indiqué soit vraiment prédominant. Par conséquent l'amour de soi, en tant qu'il
est subordonné à l'amour de Dieu, se concilie avec la charité. Quand donc les
Saints condamnent si vertement l'amour de soi, ou l'amour-propre, il s'agit de
l'amour déréglé de soi.
1215. A) Mais on ne petit admettre l'opinion de Bolgeni, qui prétend que la
seule charité possible et obligatoire est celle qui a pour motif la bonté de
Dieu à notre égard, parce que, dit-il, nous ne pouvons aimer que ce que nous
percevons comme conforme à nos besoins et à nos aspirations. L'auteur a confondu
ce qui n'est qu'une condition préalable avec le véritable motif de la charité.
Il est bien vrai que l'amour par lui-même suppose que l'objet aimé s'harmonise
avec notre nature et nos aspirations ; mais le motif pour lequel nous l’aimons
n'est pas cette convenance, c'est l'infinie perfection de Dieu aimée pour
elle-même.
Ici encore S. François de Sales expose bien cette doctrine : « Mais si par
imagination de chose impossible, il y avait une infinie bonté à laquelle nous
n'eussions nulle sorte d'appartenance, et avec laquelle nous ne pussions avoir
aucune communication, nous l'estimerions certes plus que nous-mêmes... mais à
proprement parler, nous ne l’aimerions pas, puisque l’amour regarde l’union ; et
beaucoup moins pourrions-nous avoir la charité envers elle, puisque la charité
est une amitié, et l'amitié ne peut estre que réciproque, ayant pour fondement
la communication et pour fin l’union » (Amour de Dieu, l. X, ch. X).
1216. B) On s'est demandé si le motif de reconnaissance ne suffit pas pour la
charité parfaite. Ici il y a lieu de distinguer : si la reconnaissance ne
s'élève pas au-dessus du bienfait reçu pour aller jusqu'au bienfaiteur lui-même,
elle ne suffit pas comme motif de charité, puisqu'elle demeure intéressée ; mais
si de l'amour du bienfait on passe à l'amour du bienfaiteur et qu'on l’aime à
cause de son infinie bonté, ce motif se confond avec celui de la charité. En
fait la reconnaissance conduit facilement à l'amour pur, parce qu'elle est un
sentiment très noble ; aussi l'Ecriture et les Saints nous proposent souvent les
bienfaits de Dieu pour nous exciter à l'amour de charité. C'est ainsi que S.
Jean, après avoir dit que l'amour parfait bannit la crainte, nous exhorte à
aimer Dieu, puisque Dieu nous a aimés le premier : « quoniam deus prior dilexit
nos » (I Joan., IV, 19). Et que d'âmes en effet ont appris à aimer Dieu de
l'amour le plus pur en songeant à l'amour qu’i1 nous a témoigné de toute
éternité, et en méditant sur l'amour de Jésus pour nous, dans sa Passion et dans
l'Eucharistie ? Si l’on veut un critère pour distinguer l'amour pur de l'amour
intéressé, on peut dire que le premier consiste à aimer Dieu parce qu'il est bon
et à lui vouloir du bien, et que le second consiste à aimer Dieu en tant qu'il
est bon pour nous et à nous vouloir du bien à nous-mêmes.
1217. 3° Quant aux degrés de l'amour, S. Bernard en distingue quatre (De
diligendo Deo, ch. XV) : 1) L'homme s'aime d'abord lui-même pour lui-même ; car
il est chair et incapable de goûter autre chose que lui. 2) Puis, sentant son
insuffisance, il commence à rechercher Dieu par la foi et à l'aimer comme un
aide nécessaire ; à ce second degré, il aime Dieu non encore pour Dieu mais pour
soi-même. 3) Mais bientôt, à force de cultiver et de fréquenter Dieu comme un
aide nécessaire, il voit peu à peu combien Dieu est doux, et il commence à
l'aimer pour lui-même. 4) Enfin le dernier degré, que bien peu atteignent sur
terre, c'est de s'aimer soi-même uniquement pour Dieu, et par conséquent d'aimer
Dieu exclusivement pour lui-même. En laissant de côté le premier degré qui n'est
que l'amour de soi, restent trois degrés d'amour de Dieu qui correspondent aux
trois degrés de perfection que nous avons déjà exposés, n° 340, 624-626).
II. Rôle
sanctificateur de l’amour de Dieu
1218. 1° La charité est en
soi la plus excellente et par là même la plus sanctifiante des vertus ; nous
l'avons déjà prouvé en montrant qu'elle constitue l'essence même de la
perfection, qu'elle comprend toutes les vertus, et leur donne une perfection
spéciale en faisant converger leurs actes vers Dieu aimé par dessus tout (n°
310-319). C'est ce que déclare S. Paul en langage lyrique : « Quand je parlerais
les langues des hommes et des anges, si je n'ai pas la charité, je ne suis qu'un
airain bruyant et qu'une cymbale retentissante : Aurais-je le don de prophétie
et une foi capable de transporter les montagnes, si je n'ai pas la charité, je
ne suis rien. Distribuerais-je aux pauvres tous mes biens, et livrerais-je mon
corps pour être brûlé, si je n'ai pas la charité cela ne me sert de rien. La
charité est patiente, elle est bienveillante ; la charité n'envie pas; la
charité ne se vante pas, ne s'enfle pas, ne fait rien d'inconvenant, ne cherche
pas son intérêt, ne s'irrite pas, n'impute pas le mal ; elle ne se réjouit pas
de l'injustice, elle sympathise au contraire avec la vérité ; elle excuse tout,
espère tout, croit tout et supporte tout. La charité ne périra jamais...
Maintenant demeurent la foi, l'espérance et la charité ; mais la plus grande
d'entre elles est la charité » (I Cor., XIII, 1-13).
1219. Plus que les autres vertus en effet la charité est unifiante et
transformante : a) C'est l'âme tout entière qu'elle unit à Dieu, avec toutes ses
facultés : l’esprit par l’estime et la pensée fréquente de Dieu, la volonté par
la soumission parfaite à la volonté divine, le cœur en subordonnant toutes nos
affections à l'amour divin, nos énergies en les mettant toutes au service de
Dieu et des âmes. b) En l'unissant tout entière à Dieu, elle la transforme :
l'amour nous fait sortir de nous-mêmes, nous élève jusqu'à Dieu, et nous porte à
l'imiter, à reproduire en nous ses divines perfections : on veut en effet
ressembler à celui qu'on aime, parce qu'on l'estime comme un modèle et qu'on
veut, en lui ressemblant davantage, pénétrer plus avant dans son intimité.
1220. 2° Dans ses effets, la charité contribue très efficacement à notre
sanctification. a) Elle établit entre notre âme et Dieu une certaine sympathie
ou connaturalité qui nous fait mieux comprendre et goûter Dieu et les choses
divines ; c'est à cause de cette sympathie mutuelle que les amis se comprennent,
se devinent et s'unissent de plus en plus intimement. Bien des âmes ignorantes,
mais éprises d'amour pour Dieu, goûtent et pratiquent mieux que des savants les
grandes vérités chrétiennes : c'est un des effets de la charité.
1221. b) Elle centuple nos énergies pour le bien, en nous communiquant une force
indomptable pour surmonter les obstacles et nous porter aux actes de vertu les
plus excellents ; car « l'amour est fort comme la mort, fortis est ut mors
dilectio » (Cant., VIII, 6). Quelle force intrépide ne donne pas à une mère son
amour pour son enfant ? Nul peut-être n'a mieux décrit que l'auteur de
l’Imitation les admirables effets de l'amour divin (l. III, c. V) ; il allège
nos douleurs et nos fardeaux ; il nous élève jusqu'à Dieu, parce qu'il est né de
Dieu ; il nous donne des ailes pour voler avec joie aux actes les plus parfaits,
au don total de soi-même ; aussi il nous presse de faire de grandes choses et de
viser au plus parfait ; il veille sans cesse, ne se plaint jamais de ses
fatigues, et ne se laisse pas troubler par la crainte ; mais, comme une vive
flamme, s'élève toujours plus haut et passe en toute sécurité au milieu des
difficultés.
1222. c) Il produit aussi une grande joie et dilatation d'âme : c'est en effet
la possession initiale du souverain Bien, et cette possession remplit notre âme
de joie. Aussi, reprend l'Imitation, il n'est rien de plus doux, rien de plus
agréable, rien de meilleur au ciel et sur la terre. La cause principale de cette
joie, c'est que nous commençons à prendre conscience d'une façon plus vive de la
présence de Jésus et de la présence de Dieu en nous.
1223. d) Cette joie est suivie d'une paix profonde : quand on a la conviction
que Dieu est en nous et qu'il exerce sur nous une action, une sollicitude
paternelle, on s'abandonne à lui avec une douce confiance, on lui remet en toute
sécurité le soin de tous ses intérêts, et ainsi on jouit d'une paix, d'une
sérénité parfaite. Or il n'est pas de disposition plus favorable au progrès
spirituel que la paix intérieure.
Ainsi donc, de quelque côté qu'on considère la charité, en elle-même ou dans ses
effets, elle est de toutes les vertus la plus unifiante et la plus sanctifiante
; elle est vraiment le lien de la perfection. Voyous donc comment on la
pratique.
III. La
pratique progressive de l’amour de Dieu
1224. Principe général.
L'amour étant le don de soi, notre amour pour Dieu sera d'autant plus parfait
que nous nous donnerons à lui plus complètement, sans réserve comme sans retour.
Et, comme sur terre, on ne peut se donner sans se sacrifier, notre amour sera
d'autant plus parfait que nous pratiquerons plus généreusement l'esprit de
sacrifice par amour pour Dieu (n° 321).
1225. 1° Les commençants pratiquent l’amour de Dieu en s’efforçant d’éviter le
péché, surtout le péché mortel, et ses causes. A) Ils pratiquent donc l’amour
pénitent, en regrettant amèrement d'avoir offensé Dieu et de lui avoir dérobé sa
gloire (n° 743-745). Cet amour produit deux effets : 1) il nous sépare de plus
en plus du péché et de la créature à laquelle la délectation nous avait attachés
; 2) il nous réconcilie et nous unit à Dieu, non seulement en écartant le péché,
le grand obstacle à l'union divine, mais en mettant dans notre cœur ces
sentiments de contrition et d'humiliation qui sont déjà un commencement d'amour,
et qui, sous l'action de la grâce se transforment parfois en amour parfait. «
Car, comme le dit S. François de Sales, l'amour imparfait le (Dieu) désire et le
requiert, la pénitence le cherche et le trouve, l'amour parfait le tient et le
serre. » En tout cas nos péchés nous sont remis d'autant plus complètement que
notre amour est plus intense.
1226. b) Ils pratiquent encore, en son premier degré, l’amour de conformité à la
volonté divine, obéissant à ses commandements et à ceux de l'Eglise, et
supportant vaillamment les épreuves que la Providence leur envoie pour les aider
à purifier leur âme (n° 747). c) Bientôt leur amour devient reconnaissant.
Constatant que, malgré leurs péchés, Dieu ne cesse de les combler de ses
bienfaits, et qu’il leur octroie un pardon si libéral aussitôt qu'ils se
repentent, ils lui expriment une sincère et vive reconnaissance, louent sa
bonté, et s'efforcent de mieux profiter de ses grâces. C'est là déjà un noble
sentiment, une excellente préparation à l'amour pur : facilement nous nous
élevons du bienfait reçu à l'amour du bienfaiteur, et nous désirons que sa bonté
soit reconnue et jouée par toute la terre : c'est déjà l'amour de charité.
1227. 2° Les progressants pratiquent l'amour de complaisance, de bienveillance,
de conformité à la volonté de Dieu, et par là arrivent à l'amour d'amitié. A)
L’amour de complaisance naît de la foi et de la réflexion. a) Par la foi nous
savons et par la méditation nous nous convainquons que Dieu est la plénitude de
l'être et de la perfection, de la sagesse, de la puissance, de la bonté. Or,
pour peu que nous soyons bien disposés, nous ne pouvons pas ne pas nous
complaire en cette infinie perfection ; nous nous réjouissons de voir que notre
Dieu est si riche en tous biens, nous sommes plus heureux du plaisir divin que
du nôtre, et nous manifestons notre joie par des actes d'admiration,
d'approbation et de congratulation. b) Par là nous attirons en nous les
perfections de la divinité ; Dieu devient notre Dieu ; nous nous nourrissons de
ses perfections, de sa bonté, de sa douceur, de sa vie divine. Car le cœur se
nourrit des choses desquelles il se plaît - et ainsi nous devenons riches des
perfections divines que l'amour rend nôtres en s'y complaisant.
1228. c) Mais, en attirant en nous les divines perfections, nous y attirons Dieu
lui-même, et nous nous donnons entièrement à lui, comme l'explique fort bien S.
François de Sales : « Par ce saint amour de complaisance, nous jouissons des
biens qui sont en Dieu comme s'ils étaient nôtres ; mais, parce que les
perfections divines sont plus fortes que notre esprit, entrant en iceluy elles
le possèdent réciproquement ; de sorte que nous ne disons pas seulement que Dieu
est nôtre par cette complaisance, mais aussi que nous sommes à lui ». Aussi
l'âme crie perpétuellement en son sacré silence : « Il me suffit que Dieu soit
Dieu, que sa bonté soit infinie, que sa perfection soit immense ; que je meure
ou que je vive il importe peu pour moi, puisque mon cher Bien-aimé vit
éternellement d'une vie toute triomphante... C'est assez pour l'âme qui aime,
que celui qu'elle aime plus que soi-même soit comblé de biens éternels,
puisqu'elle vit plus en celui qu'elle aime qu'en celui qu’elle anime » (Amour de
Dieu, l. V, ch. III).
1229. d) Cet amour se transforme en compassion et en condoléances, quand il
contemple Jésus souffrant. Une âme dévote, voyant cet abîme d'ennuis et de
détresses dans lequel ce divin amant est plongé, ne peut pas ne pas partager sa
douleur saintement amoureuse. C'est ce qui attira sur S. François d'Assise les
stigmates et sur Ste Catherine de Sienne les blessures du Sauveur, la
complaisance produisant la compassion, et la compassion produisant une blessure
semblable à celle de l'objet aimé.
1230. B) De l'amour de complaisance naît l'amour de bienveillance, c'est-à-dire,
un désir ardent de glorifier et de faire glorifier celui qu'on aime. Ce qui peut
se pratiquer de deux façons à l'égard de Dieu. a) En ce qui concerne sa
perfection intérieure, nous ne pouvons le pratiquer que d'une façon
hypothétique, disant par exemple : Si, par imagination de chose impossible, je
pouvais vous procurer quelque bien, je ne cesserais de le désirer au prix même
de ma vie. Si étant ce que vous êtes, vous pouviez recevoir quelque
accroissement de bien, je vous le désirerais de tout mon cœur.
1231. b) Pour ce qui est de sa gloire extérieure, nous désirons d'une façon
absolue l'agrandir en nous et dans les autres ; et, pour cela, le mieux
connaître et le mieux aimer, pour le mieux faire connaître et aimer. Afin que
cet amour ne soit pas purement spéculatif, nous nous efforçons d'étudier en
détail les beautés et perfections divines pour les louer et les faire bénir,
sacrifiant pour cela des études ou occupations qui nous plairaient davantage.
Remplis alors d'estime et d'admiration pour Dieu, nous désirons que son saint
nom soit béni, exalté, loué, honoré, adoré par toute la terre. Et, comme nous
sommes incapables de le faire parfaitement par nous-mêmes, nous invitons toutes
les créatures à louer et bénir leur Créateur : « Benedicte omnia opera Domini
Domino » (Dan., III, 57) ; nous montons en esprit jusqu’au ciel pour nous
joindre aux chœurs des Anges et des Saints, et chanter avec eux : « Sanctus,
Sanctus, Sanctus Dominus »... Nous nous unissons aussi à la Sainte Vierge, qui,
élevée au-dessus des Anges, rend plus de louange à Dieu que toutes les
créatures, et avec elle, nous redisons : « Magnificat anima mea Dominum ». Mais
surtout nous nous unissons au Verbe Incarné, le grand Religieux du Père, qui
étant Dieu et homme, offre à la Sainte Trinité des louanges infinies. Enfin nous
nous unissons à Dieu lui-même, c'est-à-dire aux trois divines personnes qui se
louent et se félicitent mutuellement. « Alors nous exclamons : Gloire soit au
Père et au Fils et au Saint Esprit ; et, afin qu'on sache que ce n'est pas la
gloire des louanges créées que nous souhaitons à Dieu, mais la gloire
essentielle et éternelle qu'il a en lui-même, par lui-même, de lui-même,
ajoutons : Ainsi qu’il l'avait au commencement, et maintenant, et toujours...
comme si nous disions par souhait : Qu'à jamais Dieu soit glorifié de la gloire
qu'il avait avant toute créature, en son infinie éternité et éternelle infinité
» (Amour de Dieu, l. V, ch. XII). Ce sont surtout les Religieux et les Prêtres
qui se sentent obligés, par leurs vœux ou leur sacerdoce, à promouvoir ainsi la
gloire de Dieu : dévorés du désir de le glorifier, ils ne cessent, même au
milieu de leurs occupations de le bénir et de le louer et, dans leur monastère,
ils n'ont qu'une ambition, étendre le règne de Dieu et faire louer éternellement
Celui qu’ils aiment comme leur unique partage.
1232. C) L'amour de bienveillance se manifeste par l’amour de conformité : pour
étendre en profondeur le règne de Dieu, il n'est rien de plus efficace que
d'accomplir sa sainte volonté : fiat voluntas tua sicut in cælo et in terra.
L'amour en effet est avant tout l'union, la fusion de deux volontés en une seule
: unum velte unum nolle ; et, comme la volonté de Dieu est seule bonne et sage,
c'est nous évidemment qui devons conformer notre volonté à la sienne : « non mea
voluntas, sed tua fiat » (Luc, XXII, 42). Cette conformité comprend, comme nous
l'avons exposé, n° 480-492, l'obéissance aux commandements, aux conseils, aux
inspirations de la grâce, et l'humble, affectueuse soumission aux événements
providentiels, heureux ou malheureux, aux insuccès, aux humiliations, aux
épreuves de toutes sortes, qui ne nous sont envoyées que pour notre
sanctification et la gloire de Dieu. Elle produit à son tour la sainte
indifférence pour tout ce qui n'est pas du service de Dieu : persuadés que Dieu
est tout et que la créature n’est rien, nous ne voulons que Dieu, son amour et
sa gloire, et restons indifférents par la volonté à tout le reste. Ce n'est pas
l'insensibilité stoïcienne : car nous continuons à sentir de l'attrait pour les
choses qui nous plaisent ; mais c'est une indifférence d'estime et de volonté.
Ce n'est pas non plus le laisser-aller des Quiétistes ; nous ne sommes pas
indifférents à notre salut, nous le désirons ardemment, mais nous ne le désirons
qu'en conformité avec la volonté divine. Ce saint abandon produit une paix
profonde : on sait que rien ne nous arrivera qui ne soit utile à notre
sanctification (Rom., VIII, 28 » ; et c’est pourquoi on embrasse avec joie les
épreuves et les croix par amour pour le divin Crucifié et pour lui ressembler
davantage. Ainsi la conformité parfaite à la volonté de Dieu, dit Bossuet (Elévations,
XIIIe sem., 7e), « nous fait reposer dans la douleur comme dans la joie, selon
qu'il plait à Celui qui sait ce qui nous est bon. Elle nous fait reposer non
dans notre propre contentement, mais en celui de Dieu : le priant de se
contenter et de faire toujours de nous ce qui lui plaira ».
1233. D) Cette conformité nous conduit à l’amitié avec Dieu. L'amitié emporte,
outre la bienveillance, la réciprocité ou le don mutuel des deux amis. Or c'est
bien ce qui est réalisé dans la charité. C'est une vraie amitié, dit S. François
de Sales, « car elle est réciproque, Dieu ayant aimé éternellement quiconque l'a
aimé, l'aime ou l'aimera temporellement, elle est déclarée et reconnue
mutuellement, attendu que Dieu ne peut ignorer l'amour que nous avons pour lui,
puisque lui-même nous le donne, ni nous aussi ne pouvons ignorer celui qu’il a
pour nous, puisqu'il l'a tant publié... et enfin nous sommes en perpétuelle
communication avec lui, qui ne cesse de parler à nos cœurs par inspirations,
attraits et mouvements sacrés » (Amour de Dieu, l. II, ch. XXII). Et il ajoute :
« Cette amitié n'est pas une simple amitié, mais amitié de dilection, par
laquelle nous faisons élection de Dieu pour l'aimer d'amour particulier ».
1234. Cette amitié consiste dans le don que Dieu nous fait de lui-même et dans
celui que nous lui faisons de notre personne. Voyons donc ce qu'est l'amour de
Dieu pour nous, pour comprendre quel doit être notre amour pour lui. a) Son
amour pour nous est : 1) éternel : « in caritate perpetua dilexi te » (Jerem.,
XXXI, 3) ; 2) désintéressé, car, se suffisant pleinement à lui-même, il ne nous
aime que pour nous faire du bien ; 3) généreux : car il se donne tout entier,
venant lui-même habiter amicalement dans notre âme (n° 92-97) ; 4) Prévenant :
car non seulement il nous aime le premier, mais il sollicite, il mendie notre
amour, comme s'il avait besoin de nous : « Mes délices sont avec les enfants des
hommes... mon fils, donne-moi ton cœur » (Prov., VIII, 31). Pourrait-on jamais
rêver d'une telle délicatesse de sentiments ?
1235. b) Nous devons donc répondre à cet amour par un amour aussi parfait que
possible. 1) Cet amour sera toujours progressif ; n'ayant pu aimer Dieu de toute
éternité, et ne pouvant jamais l'aimer autant qu'il le mérite, nous devons du
moins l'aimer chaque jour davantage, ne mettant aucune borne à notre affection
pour lui, ne lui refusant aucun des sacrifices qu'il nous demande, et cherchant
toujours à lui plaire : « quæ placita sunt ei facio semper » (Joan ., VIII, 29).
2) Il sera généreux, se traduisant sans doute par de pieuses affections, de
fréquentes oraisons jaculatoires, des actes très simples d'amour : je vous aime
de tout mon cœur ; mais aussi par des actes, et surtout par le don total de
nous-mêmes. Il faut que Dieu soit le centre de tout notre être : de notre
intelligence par des retours fréquents vers lui ; de notre volonté, par l'humble
soumission à ses moindres désirs ; de notre sensibilité, en ne permettant pas
que notre cœur s'égare en des afflictions qui seraient un obstacle à l’amour de
Dieu ; de toutes nos actions, nous efforçant de les faire pour lui plaire. 3) Il
sera désintéressé : c'est lui que nous aimerons beaucoup plus que ses dons; et
c'est pourquoi nous l'aimerons dans la sécheresse aussi bien que dans la
consolation, lui redisant souvent que nous voulons l'aimer et l'aimer pour
lui-même. C'est ainsi que, malgré notre impuissance, nous essaierons de répondre
à son amitié.
§ II. De
la charité à l'égard du prochain
Après avoir exposé la
nature de cette vertu et son rôle sanctificateur, nous indiquerons la manière de
la pratiquer.
I.
Nature de la charité fraternelle
1236. La charité
fraternelle est bien une vertu théologale, comme nous l'avons dit, pourvu qu'on
aime Dieu lui-même dans le prochain, ou, en d'autres termes, qu'on aime le
prochain pour Dieu. Si nous aimions le prochain uniquement pour lui-même ou à
cause des services qu'il peut nous rendre, ce ne serait pas de la charité. A)
C'est donc Dieu qu'il faut voir dans le prochain. Il s'y manifeste par les dons
naturels, qui sont une participation à son être et à ses attributs ; et par les
dons surnaturels, qui sont une participation à sa nature et à sa vie, n° 445. La
vertu de charité étant surnaturelle, ce sont ces qualités surnaturelles que nous
devons envisager comme le motif de notre charité ; si donc nous considérons
aussi ses qualités naturelles, nous devons les envisager avec l'œil de la foi,
en tant que surnaturalisées par la grâce.
1237. B) Pour mieux saisir le vrai motif de la charité fraternelle nous pouvons
l'analyser, en envisageant les hommes dans leurs rapports avec Dieu ; alors ils
nous apparaîtront comme des enfants de Dieu, des membres de Jésus-Christ, des
cohéritiers du même royaume céleste (nn°. 93, 142-149). Alors même qu'ils ne
sont pas en état de grâce ou qu’ils n'ont pas la foi, ils sont appelés à
posséder ces dons surnaturels, et c'est notre devoir de contribuer, au moins par
la prière et par l'exemple, à leur conversion. Quel puissant motif pour nous les
faire aimer comme des frères, et comme les divergences de vues qui nous séparent
sont petites en face de tout ce qui nous unit à eux !
II. Rôle
sanctificateur de la charité fraternelle
1238. 1° Puisque l'amour
surnaturel du prochain n’est qu'une manière d'aimer Dieu, il faudrait redire ici
tout ce que nous avons exposé sur les merveilleux effets de l'amour de Dieu.
Qu'il nous suffise de citer quelques textes de S. Jean : « Celui qui aime son
frère demeure dans la lumière, et il n'y a en lui aucun sujet de chute. Mais
celui qui hait son frère est dans les ténèbres » (I Joan., I, 10-11). Or
demeurer dans la lumière, c'est, dans le style de S. Jean, demeurer en Dieu,
source de toute lumière, et être dans les ténèbres, c'est être dans l'état du
péché. Et il poursuit : « Nous, nous savons que nous sommes passés de la mort à
la vie parce que nous aimons nos frères... quiconque hait son frère est un
meurtrier » (I Joan., III, 14-15). Et il conclut ainsi : « Mes bien-aimés,
aimons-nous les uns les autres, car l'amour vient de Dieu, et quiconque aime est
né de Dieu et connaît Dieu. Celui qui n'aime pas n'a pas connu Dieu, car Dieu
est amour... Si nous nous aimons les uns les autres, Dieu demeure en nous et son
amour est parfait en nous... Dieu est amour, et celui qui demeure dans l'amour
demeure en Dieu, et Dieu demeure en lui... Si quelqu'un dit : ‘J'aime Dieu’ et
qu'il haïsse son frère, c'est un menteur ; comment celui qui n'aime pas son
frère qu'il voit, peut-il aimer Dieu qu'il ne voit pas ? Et nous avons reçu ce
commandement : que celui qui aime Dieu aime aussi son frère » (I Joan., IV, 7,
8). On ne peut plus explicitement affirmer qu'aimer le prochain, c'est aimer
Dieu, et jouir de tous les privilèges attachés à l'amour divin.
1239. 2° D'ailleurs Jésus nous dit qu'il considère comme fait à lui-même tout
service rendu au moindre des siens : « Amen dico vobis, quamdiu fecistis uni ex
his fratribus meis minimis, mihi fecistis » (Matth., XXV, 40). Or il est évident
que Jésus ne se laisse pas vaincre en générosité, et qu'il rend au centuple, en
grâces de toutes sortes, le moindre service qu'on lui rend dans la personne de
ses frères. Que cette pensée est consolante pour ceux qui pratiquent la charité
fraternelle, et font l'aumône corporelle ou spirituelle à leur prochain ; et
plus encore pour ceux dont la vie tout entière est vouée aux œuvres de charité
ou à l'apostolat ! C'est à chaque instant qu'ils rendent service à Jésus dans la
personne de leurs frères ; et donc à chaque instant aussi que Jésus travaille
leur âme pour l'orner et la sanctifier.
III.
Pratique de la charité fraternelle
1240. Le principe qui doit
nous guider constamment, c'est de voir Dieu ou Jésus dans le prochain : « in
omnibus Christus » ; et de rendre ainsi notre charité plus surnaturelle dans ses
motifs et ses moyens d'action, plus universelle dans son étendue, plus généreuse
et plus active dans son exercice.
1241. 1° Les commençants visent surtout à éviter les défauts contraires à la
charité et à pratiquer les actes qui sont de précepte. A) Ils évitent donc avec
soin, pour ne pas contrister Jésus et le prochain : a) Les jugements téméraires,
médisances et calomnies contraires à la justice et à la charité, n° 1043 ; b)
les antipathies naturelles, qui, lorsqu'elles sont consenties, sont souvent la
cause de manquements à la charité ; c) les paroles aigres, railleuses,
méprisantes qui ne peuvent qu'engendrer ou attiser les inimitiés ; et même ces
jeux d’esprit qu'on fait aux dépens du prochain et causent souvent des blessures
cuisantes ; d) les contestations et les disputes âpres et orgueilleuses, où
chacun veut faire triompher son avis et humilier le prochain ; e) les rivalités,
les discordes, les faux rapports qui ne peuvent que semer les dissensions entre
les membres de la grande famille chrétienne.
1242. Pour se tenir résolument à l'écart de toutes ces fautes si contraires à la
charité, rien n'est plus efficace que de méditer les paroles si touchantes que
S. Paul adressait sur ce même sujet aux premiers chrétiens : « Je vous prie donc
instamment, moi qui suis prisonnier dans le Seigneur, d'avoir une conduite digne
de votre vocation... vous supportant mutuellement avec charité, vous efforçant
de conserver l'unité de l’esprit par le lien de la paix. Il n'y a qu'un seul
corps et un seul Esprit, comme aussi vous avez été appelés par votre vocation à
une seule espérance. Il n'y a qu'un Seigneur, un Dieu, Père de tous, qui est
au-dessus de tous, qui agit par tous, qui est en tous... confessant la vérité,
continuons à croître à tous égards dans la charité en union avec celui qui est
le chef, le Christ » (Ephes., IV, 1-16). Et il ajoute : « Si donc il est quelque
encouragement dans le Christ, s'il est quelque consolation de charité... rendez
ma joie parfaite : ayez une même pensée, un même amour, une même âme, un même
sentiment. Ne faites rien par esprit de rivalité ou par vaine gloire ; mais que
chacun en toute humilité, regarde les autres comme au-dessus de soi ; chacun
ayant égard, non à ses propres intérêts, mais à ceux des autres » (Phil., II,
1-4). Qui pourrait ne pas se sentir ému en écoutant ces supplications de
l'Apôtre ? Oubliant les chaînes dont il est chargé, il ne songe qu'à réprimer
les discordes qui troublaient la communauté chrétienne, et leur rappelle que
puisqu'ils ont tant de liens qui les unissent, il faut laisser de côté tout ce
qui les divise. N'est-il pas vrai que, après vingt siècles de christianisme, cet
appel pressant est encore bien opportun pour nous tous ?
1243. Il est surtout un mal, qu'il faut éviter à tout prix, le scandale,
c'est-à-dire, tout ce qui pourrait, avec quelque probabilité, porter les autres
au péché. Cela est tellement vrai qu'on doit s'abstenir avec soin de ce qui,
indifférent ou même permis en soi, peut devenir, à cause des circonstances, une
occasion de faute pour les autres. C'est ce principe que S. Paul inculque à
propos des viandes offertes aux idoles ; puisque les idoles ne sont rien, ces
viandes ne sont pas en soi défendues ; mais, comme plusieurs chrétiens étaient
convaincus qu'elles l'étaient, l'Apôtre demande à ceux qui sont plus éclairés de
tenir compte des scrupules de leurs frères : « car le faible, ce frère pour qui
mourut le Christ, se perdrait par ta science. Ainsi, péchant contre vos frères
en scandalisant leur conscience faible, vous pécheriez contre le Christ. Si un
aliment scandalise mon frère, je m'abstiendrai de viande à jamais pour ne pas le
scandaliser » (I Cor., VIII, 13). Ces paroles ont besoin d'être méditées
aujourd'hui encore. Des chrétiens et des chrétiennes se permettent des lectures,
des spectacles, des danses plus ou moins inconvenantes, sous prétexte que tout
cela ne leur fait point de mal. Cette assertion pourrait être contestée ; car
hélas ! plusieurs des personnes qui parlent de la sorte se font parfois
illusion. Mais en tout cas, songent-elles au scandale qui en résulte pour les
personnes de service, et pour le public qui en prend prétexte pour se livrer,
avec plus de péril, à des plaisirs plus dangereux encore.
1244. B) Les commençants n'évitent pas seulement ces fautes ; ils pratiquent ce
qui est commandé, en particulier le support du prochain et le pardon des
injures. a) Ils supportent le prochain, malgré ses défauts. Est-ce que nous
n'avons pas les nôtres, que le prochain est obligé de supporter ? D'ailleurs
nous sommes exposés à exagérer ces défauts, surtout s'il s'agit d'une personne
qui nous est antipathique. Ne devrions-nous pas au contraire les atténuer, et
nous demander si c'est bien à nous de remarquer la paille dans l'œil du voisin,
quand il y a peut-être une poutre dans le nôtre. Au lieu donc de condamner les
défauts des autres, demandons-nous si nous n'en avons pas de semblables ou
peut-être de plus graves ; et songeons tout d'abord à nous corriger : medice,
cura teipsum.
1245. b) C'est aussi un devoir que de pardonner les injures et de se réconcilier
avec ses ennemis, avec ceux qui nous ont fait ou à qui nous avons fait de la
peine. Si urgent est ce devoir que Notre Seigneur n’hésite pas à dire : « Si,
lorsque tu présentes ton offrande à l'autel, tu te souviens que ton frère a
quelque chose contre toi, laisse là ton offrande devant l'autel, et va d'abord
te réconcilier avec ton frère » (Matth., V, 23-24). Car, selon la remarque de
Bossuet, « le premier présent qu'il faut offrir à Dieu, c'est un cœur pur de
toute froideur, et de toute inimitié avec son frère » (Meditat., XIVe jour). Il
ajoute qu'il ne faut même pas attendre le jour de la communion, mais mettre en
pratique ce que dit S. Paul : « Que le soleil ne se couche point sur votre
colère » ; car « les ténèbres augmenteraient notre chagrin ; notre colère nous
reviendrait en nous réveillant et deviendrait plus aigre ». Ne nous demandons
donc point si notre adversaire n’a pas plus de torts que nous, si ce n'est pas à
lui de prendre les devants ; à la première occasion, dissipons tout malentendu
par une franche explication. Si notre ennemi présente le premier ses excuses,
hâtons nous de pardonner : « car si vous pardonnez aux hommes leurs offenses,
votre Père céleste vous pardonnera aussi ; mais si vous ne leur pardonnez pas,
votre Père ne pardonnera pas non plus vos offenses » (Matth., VI, 14-15). C'est
justice, puisque nous demandons à Dieu de nous remettre nos offenses comme nous
les remettons à ceux qui nous ont offensés.
1246. 2° Les progressants s'efforcent d'attirer en eux les dispositions si
charitables du Cœur de Jésus. A) Ils n'oublient pas que le précepte de la
charité est son précepte, et que son observation sera le signe distinctif des
chrétiens : « Je vous donne un commandement nouveau : que vous vous aimiez les
uns les autres ; que comme je vous ai aimés, vous vous aimiez les uns les autres
: « ut diligatis invicem sicut dilexi vos » (Joan., XIII, 34). Ce commandement
est nouveau, dit Bossuet, « parce que Jésus Christ y ajoute cette circonstance
importante de nous aimer les uns les autres comme il nous a aimés. Il nous a
prévenus par son amour, lorsque nous ne songions pas à lui : il est venu à nous
le premier ; il ne se rebute point par nos infidélités, nos ingratitudes : il
nous aime pour nous rendre saints, pour nous rendre heureux, sans intérêt ; car
il n'a pas besoin de nous, ni de nos services » (Médit., La Cène, 1e P., 75e
jour). La charité sera la marque distinctive des chrétiens : « C'est à cela que
tous connaîtront que vous êtes mes disciples, si vous avez de l’amour les uns
pour les autres » (Joan., XIII, 35).
1247. B) Aussi les progressants essaient de se rapprocher des exemples du
Sauveur. a) Sa charité est prévenante : il nous a aimés le premier, alors que
nous étions ses ennemis, « cum adhuc peccatores essemus » (Rom., V, 8) ; il est
venu à nous, qui étions pécheurs, convaincu que ce sont les malades qui ont
besoin du médecin ; c'est sa grâce prévenante qui va chercher la Samaritaine, la
femme pécheresse, le bon larron pour les convertir. C'est pour prévenir et
guérir nos peines qu'il nous adresse cette tendre invitation : « Venez à moi,
vous tous qui souffrez et ployez sous le fardeau, et je vous soulagerai : venite
ad me omnes qui laboratis et oneratis estis, et ergo reficiam vos » (Matth., XI,
28). Nous devons imiter ces divines prévenances en allant au devant de nos
frères pour connaître leurs misères et les soulager, comme font ceux qui
visitent les pauvres pour subvenir à leurs besoins, et les pécheurs pour les
ramener peu à peu à la pratique de la vertu, sans se laisser décourager par
leurs premières résistances.
1248. b) Sa charité fut compatissante. Quand il voit la foule qui l'a suivi au
désert exposée à souffrir de la faim, il multiplie les pains et les poissons
pour la nourrir ; mais surtout, quand il voit les âmes privées de nourriture
spirituelle, il s'apitoie sur leur sort, et il veut qu'on demande à Dieu des
ouvriers apostoliques pour travailler à la moisson : « rogate ergo Dominum
messis ut mittat operarios in messem suam » (Matth., IX, 38). Laissant un moment
les quatre-vingt-dix-neuf brebis fidèles, il court après celle qui s'est égarée
et la ramène sur ses épaules au bercail. Aussitôt qu'un pécheur donne une marque
de repentir, il s'empresse de pardonner. Plein de compassion pour les malades et
les infirmes, il les guérit en grand nombre, et souvent leur rend en même temps
la santé de l'âme, en leur pardonnant leurs péchés. A l’exemple de Notre
Seigneur, nous devons avoir une grande compassion pour tous les malheureux, et
leur venir en aide dans la mesure où nos ressources le permettent ; quand ces
ressources sont épuisées, faisons du moins l'aumône de notre temps, d'une bonne
parole, d'un bon procédé. Ne nous laissons pas rebuter par les défauts des
pauvres ; mais à l’aumône corporelle joignons quelques bons conseils qui un jour
ou l’autre porteront leurs fruits.
1249. c) Sa charité fut généreuse : par amour pour nous, il consentit à peiner,
à souffrir, à mourir : « dilexit nos et tradidit semetipsum pro nobis » (Ephes.,
V, 2). Nous devons donc être prêts à rendre service à nos frères au prix des
plus pénibles sacrifices, prêts à les soigner dans leurs maladies, même si elles
sont répugnantes, et à faire pour eux des sacrifices pécuniaires. Cette charité
sera cordiale et sympathique : car la manière de donner vaut mieux encore que ce
que l'on donne. Elle sera intelligente, donnant aux pauvres non seulement un
morceau de pain, mais, si c'est possible, les moyens de gagner honnêtement leur
vie. Elle sera apostolique, faisant du bien aux âmes par la prière et par
l'exemple, et quelquefois, d'une façon discrète, par de sages conseils. Ce
devoir du zèle s'impose surtout aux prêtres, aux religieux, à tous les chrétiens
d'élite ; ils n'oublieront pas que « celui qui ramène un pécheur de la voie où
il s’égare, sauvera une âme de la mort et couvrira une multitude de péchés » (Jac.,
V, 20).
1250. 3° Les parfaits aiment le prochain jusqu'à l’immolation d’eux-mêmes : «
Jésus ayant donné sa vie pour nous, nous aussi nous devons donner notre vie pour
nos frères » (I Joan., III, 16). a) C'est ce que font les ouvriers apostoliques
: sans verser leur sang pour leurs frères, ils donnent leur vie goutte à goutte,
travaillant sans cesse pour les âmes, s'immolant dans leurs prières, leurs
études, leurs récréations elles-mêmes, se laissant manger, selon l'expression du
P. Chevrier, qui n'est au fond que la traduction de cette parole de S. Paul : «
Bien volontiers je me dépenserai moi-même tout entier pour vos âmes, dussé-je,
en vous aimant davantage, être moins aimé de vous » (II Cor., XII, 15).
1251. b) C'est ce qui a poussé de saints prêtres à faire le vœu de servitude à
l'égard des âmes : par là ils s'engageaient à considérer le prochain comme un
supérieur qui a le droit d'exiger des services, et à obtempérer à tous leurs
désirs légitimes. c) Cette charité se manifeste encore par un saint empressement
à prévenir les moindres désirs du prochain, et à lui rendre tous les services
possibles ; parfois aussi par l'acceptation cordiale d'un service offert : c'est
en effet le moyen de rendre heureux celui qui l'offre. d) Enfin elle se
manifeste par un amour très spécial pour les ennemis, qu'on considère alors
comme les exécuteurs des vengeances divines sur soi, et qu'on révère comme tels,
priant spécialement pour eux et leur faisant du bien en toute occasion, selon le
conseil de Notre Seigneur : « Aimez vos ennemis, bénissez ceux qui vous
maudissent, faites du bien à ceux qui vous haïssent, et priez pour ceux qui vous
maltraitent et qui vous persécutent » (Matth., V, 44). Ainsi on se rapproche de
Celui qui fait luire son soleil sur les méchants comme sur les bons.
III. Le
Cœur sacré de Jésus modèle et source de charité
1252. 1° Remarques
préliminaires. Pour conclure ce que nous avons dit sur la charité, nous ne
pouvons mieux faire que d'inviter nos lecteurs à chercher dans le Cœur sacré de
Jésus la source et le modèle de la charité parfaite : dans les Litanies
approuvées officiellement par l'Eglise, nous l'invoquons en effet comme une
fournaise ardente de charité, une plénitude de bonté et d'amour : « fornax
ardens caritatis... bonitate et amore plenum ». Il y a en effet dans la dévotion
au Sacré Cœur deux éléments essentiels : un élément sensible, le cœur de chair
hypostatiquement uni à la personne du Verbe, un élément spirituel symbolisé par
le cœur matériel et qui n'est autre que l'amour du Verbe Incarné pour Dieu et
pour les hommes. Ces deux éléments n'en font qu'un, comme ne font qu'un le signe
et la chose signifiés. Or l'amour signifié par le Cœur de Jésus, c'est sans
doute l'amour humain, mais réellement aussi l'amour divin, puisqu'en Jésus les
opérations divines et humaines sont unies et indissolubles. C'est son amour pour
les hommes : « Voici ce Cœur qui a tant aimé les hommes » ; mais c'est aussi son
amour pour Dieu, puisque, nous l'avons montré, la charité à l'égard des hommes
découle de la charité envers Dieu, et tire d'elle son motif véritable. Nous
pouvons donc considérer le Cœur de Jésus comme le modèle le plus parfait de
l'amour envers Dieu et de l’amour envers le prochain, et même comme le modèle de
toutes les vertus, puisque la charité les contient et les perfectionne toutes.
Et comme, pendant sa vie mortelle, il a mérité pour nous la grâce d'imiter ses
vertus, il est aussi la cause méritoire, la source des grâces qui nous
permettent d'aimer Dieu et nos frères et de pratiquer toutes les autres vertus
.
1253. 2° Le Cœur de Jésus source et modèle de l'amour envers Dieu. L'amour c'est
le don total de soi-même, et, s'il en est ainsi combien parfait est l'amour de
Jésus pour son Père ! Dès le premier instant de l'Incarnation, il s'offre et se
donne comme victime pour réparer la gloire de Dieu outragé par nos péchés. A sa
naissance, comme au jour de sa présentation au temple, il renouvelle cette
offrande. Pendant sa vie cachée, il témoigne son amour à l'égard de Dieu en
obéissant à Marie et à joseph, en qui il voit les représentants de l'autorité
divine ; et qui nous dira les actes de pur amour qui de la petite maison de
Nazareth s'élevaient sans cesse vers l'adorable Trinité ? Au cours de sa vie
publique, il ne cherche que le bon plaisir et la gloire de son Père : « Quæ
placita sunt ei facio semper » (Joan., VIII, 29)… « Ego honorifico Patrem »
(Joan., VIII, 49) ; à la dernière Cène, il peut se rendre le témoignage qu'il a
glorifié son Père pendant toute sa vie : « Ego te clarificavi super terram » ;
et le lendemain, il poussait le don de soi jusqu'à l'immolation du Calvaire : «
factus obediens usque ad mortem, mortem autem Crucis ». Qui pourra jamais
compter les actes intérieurs d'amour qui jaillissaient sans cesse de son Cœur,
et qui ont fait de sa vie tout entière un acte continuel de charité parfaite ?
1254. Mais qui pourrait surtout exprimer la perfection de cet amour ? « C'est,
dit le Bx J. Eudes, un amour digne d’un tel Père et d'un tel Fils ; c'est un
amour qui égale très parfaitement les perfections ineffables de son objet
bien-aimé ; c'est un Fils infiniment aimant, qui aime un Père infiniment aimable
; c'est un Dieu qui aime un Dieu... En un mot le divin Cœur de Jésus, considéré
selon sa divinité ou selon son humanité, est infiniment plus embrasé d'amour
pour son Père, et il l'aime infiniment davantage en chaque moment que tous les
cœurs des Anges et des Saints ensemble ne le peuvent aimer pendant toute
l'éternité » (Le Cœur admirable, l. XII, ch. II). Or cet amour nous pouvons le
faire nôtre en nous unissant au Cœur Sacré de Jésus et l'offrir au Père, en
disant avec le Bx. J. Eudes : « Ô mon Sauveur, je me donne à vous pour m'unir à
l'amour éternel, immense et infini que vous portez à votre Père. Ô Père
adorable, je vous offre tout cet amour éternel, immense, infini de votre Fils
Jésus comme un amour qui est à moi... Je vous aime comme votre Fils vous aime ».
1255. 3° Le Cœur de Jésus source d'amour pour les hommes. Nous avons dit, n°
1247, combien Jésus les a aimés sur terre ; il nous reste à expliquer comment il
ne cesse de les aimer maintenant qu'il est au ciel. a) C'est parce qu'il nous
aime qu'il nous sanctifie par les sacrements : ce sont en effet, dit le Bx J.
Eudes, autant de fontaines inépuisables de grâce et de sainteté qui ont leur
source dans l'océan immense du sacré Cœur de notre Sauveur ; et toutes les
grâces qui en procèdent sont autant de flammes de cette divine fournaise »
(ibid., ch. VII).
1256. b) Mais c'est surtout dans l'Eucharistie qu'il nous donne la plus grande
marque d'amour. 1) Depuis dix-neuf siècles il est avec nous, nuit et jour, comme
un père qui ne veut pas quitter ses enfants, comme un ami qui fait ses délices
d'être avec ses amis, comme un médecin qui se tient constamment au chevet de ses
malades. 2) Il y est toujours actif, adorant, louant et glorifiant son Père pour
nous ; le remerciant sans cesse de tous les biens qu'il ne cesse de nous
prodiguer, l'aimant pour nous, offrant ses mérites et satisfactions pour réparer
nos péchés, et demandant sans cesse de nouvelles grâces pour nous : « semper
vivens ad pro nobis » (Hebr., VII, 25). 3) Il ne cesse de renouveler sur l'autel
le sacrifice du Calvaire, il le fait un million de fois par jour, partout où il
y a un prêtre pour consacrer, et cela par amour pour nous, pour appliquer à
chacun d'entre nous les fruits de son sacrifice, n° 271-273 ; et, non content de
s'immoler, il se donne tout entier à chaque communiant, pour lui communiquer ses
grâces, ses dispositions et ses vertus, n° 277-281. Or ce divin Cœur désire
vivement nous communiquer ses sentiments de charité : « Mon divin Cœur,
disait-il à Ste Marguerite Marie, est si passionné d'amour pour les hommes, et
pour toi en particulier, que ne pouvant plus contenir en lui-même les flammes de
son ardente charité, il faut qu'il les répande par ton moyen, et qu'il se
manifeste à eux pour les enrichir de ses précieux trésors » (Première des
grandes Révélations, 1673). Et ce fut alors que Jésus lui demanda son cœur pour
l'unir au sien, et y mettre une étincelle de son amour. Ce qu'il fit d'une façon
miraculeuse pour la sainte, il le fait pour nous d'une manière ordinaire dans la
sainte communion, et chaque fois que nous unissons notre cœur au sien ; car il
est venu sur terre apporter le feu sacré de la charité, et ne désire rien tant
que de l'allumer en nos cœurs : « ignem veni mittere in terram et quid volo nisi
ut accendatur » (Luc., XII, 49).
1257. 4° Le Cœur de Jésus source et modèle de toutes les vertus. Souvent, dans
la Sainte Ecriture, le cœur désigne tous les sentiments intérieurs de l'homme
par opposition à ses actes extérieurs : « L'homme ne voit que ce qui se
manifeste au dehors, mais Dieu voit le cœur : Homo videt ea quæ parent, Deus
autem intuetur cor » (I Reg., XVI, 7). Par voie de conséquence, le cœur de Jésus
symbolise non seulement l'amour, mais tous les sentiments intérieurs de son âme.
C'est bien ainsi que les grands mystiques du Moven-Age, et, après eux, le Bx J.
Eudes ont envisagé la dévotion au Sacré Cœur. Il en est de même de Ste
Marguerite-Marie : sans doute elle insiste surtout, et avec raison, sur l'amour
dont ce divin Cœur est rempli. Mais dans ses divers écrits, elle nous montre ce
Cœur comme le modèle de toutes les vertus ; et le P. de la Colombière, son
confesseur et son interprète, résume sa pensée dans un acte de consécration
qu'on trouve à la fin des Retraites Spirituelles (Œuvres complètes, Grenoble,
1901, VI, p. 124). « Cette offrande se fait pour honorer ce divin Cœur, le siège
de toutes les vertus, la source de toutes les bénédictions et la retraite de
toutes les âmes saintes. Les principales vertus qu'on prétend honorer en lui
sont : premièrement un amour très ardent de Dieu son père, joint à un respect
très profond et à la plus grande humilité qui fût jamais ; secondement, une
patience infinie dans les maux, une douleur extrême pour les péchés dont il
s'était chargé, la confiance d'un fils très tendre alliée avec la confusion d'un
très grand pécheur ; troisièmement, une compassion très sensible pour nos
misères, et, nonobstant tous ces mouvements, une égalité inaltérable causée par
une conformité si parfaite à la volonté de Dieu qu'elle ne pouvait être troublée
par aucun événement. » Du reste, puisque toutes les vertus découlent de la
charité et y trouvent leur dernière perfection, n° 318-319, le Cœur de Jésus,
étant la source et le modèle de la divine charité, l'est aussi de toutes les
vertus.
1258. Par là cette dévotion au Sacré Cœur rejoint la dévotion à la Vie
Intérieure de Jésus exposée par M. Olier et pratiquée à Saint-Sulpice. Cette vie
intérieure, nous dit-il, consiste « en ces dispositions et sentiments intérieurs
envers toutes choses : par exemple, en sa religion envers Dieu, en son amour
envers le prochain, en son anéantissement envers soi-même, en son horreur envers
le péché, et à sa condamnation envers le monde et ses maximes » (Catéch.
chrétien, 1e P, leç. 1). Or ces dispositions se trouvent dans le Cœur sacré de
Jésus, et c'est là qu'il faut aller les puiser. Aussi à une personne pieuse, qui
aimait à se retirer dans le Cœur de Jésus, M. Olier écrit : « Perdez-vous mille
fois le jour dans son aimable Cœur où vous vous sentez si puissamment attirée...
C'est la pièce d'élite que le Cœur du Fils de Dieu ; c'est la pierre précieuse
du cabinet de Jésus ; c'est le trésor de Dieu même où il verse tous ses dons et
où il communique toutes ses grâces... C'est en ce Cœur sacré et en cet adorable
Intérieur que se sont premièrement opérés tous les mystères... Voyez par là à
quoi Notre Seigneur vous appelle en vous ouvrant son Cœur, et combien vous devez
profiter de cette grâce qui est une des plus grandes que vous ayez obtenues en
votre vie. Que la créature ne vous tire jamais de ce lieu de délices, et que
vous y soyez abîmée et pour le temps et pour l'éternité avec toutes les saintes
épouses de Jésus » (Lettres, t. II, lettre 426). Et ailleurs il ajoute : « Quel
cœur que le Cœur de Jésus ! Quel océan d'amour s'y trouve contenu et déborde sur
toute la terre ! Ô source féconde et intarissable de tout amour ! Ô abîme
profond et inépuisable de toute religion ! Ô divin centre de tous les cœurs !...
Ô Jésus, souffrez que je vous adore en votre intérieur, que j'adore votre âme
bénie, que j'adore votre Cœur que j’ai vu encore ce matin. Je voudrais le
décrire, mais je ne le puis tant il est ravissant. Je l'ai vu comme un ciel tout
rempli de lumière, d'amour, de reconnaissance et de louanges. Il exaltait Dieu,
il exprimait ses grandeurs et ses magnificences » (Esprit de M. Olier, t. 1,
186-187, 193). Pour M. Olier, l'Intérieur de Jésus et son Cœur sacré ne font
qu'un : c'est le centre de toutes ses dispositions et de ses vertus, c'est le
sanctuaire de l'amour et de la religion, où Dieu est glorifié et où les âmes
ferventes aiment à se retirer.
1259. Conclusion. Pour que la dévotion au Sacré Cœur produise ces heureux
effets, elle doit consister en deux actes essentiels : amour et réparation. 1°
L'amour est le premier et le principal de ces devoirs, d'après Ste
Marguerite-Marie aussi bien que d'après le Bx J. Eudes. Rendant compte au P.
Croiset de la seconde grande apparition, elle lui écrit : « Il me fit voir que
le grand désir qu'il avait d'être aimé des hommes et de les retirer de la voie
de la perdition lui avait fait former ce dessein de manifester son cœur aux
hommes, avec tous les trésors d'amour, de miséricorde, de grâce, de
sanctification et de salut, afin que ceux qui voudraient lui rendre et procurer
tout l'honneur, la gloire et l'amour qui seraient en leur pouvoir, il les
enrichît avec abondance et profusion de ces divins trésors du cœur de Dieu qui
en était la source » (Lettres inédites, IV, p. 142). Et, dans une lettre à sœur
de la Barge, elle conclut ainsi : « Aimons-le donc cet unique amour de nos âmes,
puisqu'il nous a aimées le premier et qu'il nous aime encore avec tant d'ardeur,
qu'il en brûle continuellement au Très-Saint Sacrement. Il ne faut que l'aimer,
ce Saint des Saints, pour devenir sainte. Qui nous empêchera donc de l'être,
puisque nous avons des cœurs pour aimer et des corps pour souffrir... Il n'y a
que son pur amour qui nous fasse faire tout ce qui lui plaît ; il n'y a que ce
parfait amour qui nous le fasse faire de la manière qui lui plaît ; et il n'y
peut avoir que cet amour parfait qui nous fasse faire toute chose quand il lui
plaît » (Lettre CVIII, t. II, p. 227).
1260. 2° Mais le second de ces actes, c'est la réparation ; car l'amour de Jésus
est outragé par les ingratitudes des hommes, comme Notre Seigneur lui-même le
déclare dans la troisième grande apparition : « Voilà ce Cœur qui a tant aimé
les hommes qu'il n'a rien épargné jusqu'à s'épuiser et se consommer pour leur
témoigner son amour ; et, pour reconnaissance, je ne reçois de la plupart
d'entre eux que des ingratitudes par leurs irrévérences et leurs sacrilèges, et
par les froideurs et les mépris qu'ils ont pour moi dans ce sacrement d'amour ».
Et alors il lui demande de réparer ces ingratitudes par la ferveur de son amour
: « Ma fille, je viens dans le cœur que je t'ai donné, afin que par ton ardeur
tu répares les injures que j’ai reçues des cœurs tièdes et lâches qui me
déshonorent dans le Saint Sacrement ».
1261. Ces deux actes nous sanctifieront extrêmement : l'amour, en nous unissant
intimement au Cœur sacré de Jésus, nous fera communier à ses vertus, et nous
donnera le courage de les pratiquer, malgré tous les obstacles ; la réparation,
en nous faisant compatir aux souffrances de Jésus, stimulera encore notre
ferveur, et nous portera à souffrir courageusement par amour toutes les épreuves
auxquelles il voudra bien nous associer.
Ainsi entendue, la dévotion au Sacré Cœur n'aura rien de mièvre, rien d'efféminé
: ce sera l'esprit même du christianisme, un heureux mélange d'amour et de
sacrifice, accompagné de la pratique progressive des vertus morales et
théologales. Ce sera comme une synthèse de la voie illuminative et une heureuse
initiation à la voie unitive.
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