LA VOIE MYSTIQUE

adveniat regnum tuum

SECONDE PARTIE
Les trois voies

LIVRE II
La voie illuminative ou l'état des âmes en progrès

CHAPITRE II
Des vertus morales
1

Avant de décrire chacune d'elles, il nous faut rappeler brièvement les notions théologiques sur les vertus infuses.

NOTIONS PRÉLIMINAIRES SUR LES VERTUS INFUSES

Nous parlerons d'abord des vertus infuses en général, et ensuite des vertus morales en particulier.

I. Des vertus infuses en général

998. Il y a des vertus naturelles, c'est-à-dire, des habitudes bonnes, acquises par des actes fréquemment répétés, qui facilitent la pratique du bien honnête. Ainsi les incroyants et les païens peuvent, avec le concours naturel de Dieu, acquérir les vertus morales de prudence, de justice, de force, de tempérance et s'y perfectionner. Mais nous ne parlons pas ici de ces vertus ; nous voulons traiter des vertus surnaturelles ou infuses, telles qu'elles existent chez le chrétien.

999. Elevés à l'état surnaturel, et n'ayant d'autre fin que la vision béatifique, nous devons y tendre par des actes faits sous l'influence de principes et de motifs surnaturels : car il faut qu'il y ait proportion entre la fin et les actes qui y conduisent. Ainsi donc, pour nous, les vertus que dans le monde on appelle naturelles, doivent être pratiquées d'une façon surnaturelle. Comme le fait remarquer avec raison le P. Garrigou-Lagrange, selon S. Thomas, les vertus morales chrétiennes sont infuses et essentiellement distinctes par leur objet formel des plus hautes vertus morales acquises décrites par les plus grands philosophes... Il y a une différence infinie entre la tempérance aristotélicienne, réglée seulement par la droite raison, et la tempérance chrétienne réglée par la foi divine et la prudence surnaturelle.
Ayant déjà montré comment ces vertus nous sont communiquées par le Saint Esprit vivant en nous, n° 121-122, il ne nous reste plus qu'à décrire : 1° leur nature ; 2° leur accroissement ; 3° leur affaiblissement ; 4° le lien qui existe entre elles ; 5° L’ordre que nous suivrons dans leur exposé.

1° Nature des vertus infuses

1000. A) Les vertus infuses sont des principes d'action que Dieu insère en nous pour jouer dans notre âme le rôle de facultés surnaturelles, et nous permettre ainsi de faire des actes méritoires. Il y a donc une différence essentielle entre les vertus infuses et les vertus acquises sous le triple point de vue de l'origine, du mode d'exercice, de la fin. a) Par rapport à l'origine, les vertus naturelles s'acquièrent par la répétition des mêmes actes ; les vertus surnaturelles viennent de Dieu qui les met dans notre âme en même temps que la grâce habituelle. b) Au point de vue de l'exercice, les vertus naturelles s'acquérant par la répétition des mêmes actes, nous donnent la facilité de produire des actes semblables avec promptitude et avec joie ; les vertus surnaturelles, mises dans notre âme par Dieu, ne nous donnent que le pouvoir de faire des actes méritoires, avec une certaine tendance à les produire ; la facilité ne viendra que plus tard à force de produire des actes. c) Sous le rapport de la fin, les vertus naturelles poursuivent le bien honnête et nous orientent vers le Dieu créateur ; tandis que les vertus infuses poursuivent le bien surnaturel et nous portent vers le Dieu de la Trinité, tel que la foi nous le fait connaître. Aussi les motifs qui inspirent ces vertus doivent être surnaturels, et se ramènent à l'amitié de Dieu : je pratique la prudence, la justice, la tempérance, la force, pour être en harmonie avec Dieu.
1001. Il en résulte que les actes de ces vertus surnaturelles sont beaucoup plus parfaits que ceux des vertus acquises ; notre tempérance, par exemple, ne nous porte pas seulement à la sobriété nécessaire pour sauvegarder la dignité humaine, mais aux mortifications positives par lesquelles nous nous conformons davantage au Sauveur Jésus ; notre humilité ne nous fait pas seulement éviter les excès d'orgueil et de colère contraires à l'honnêteté, mais nous fait embrasser des humiliations qui nous rendent plus semblables à notre divin Modèle.
Il y a donc une différence essentielle entre les vertus acquises et infuses : leur principe et leur motif formel ne sont pas les mêmes.
1002. B) Nous avons dit que la facilité d'exercer les vertus infuses s'acquiert par la répétition des mêmes actes, qui permet d'agir avec plus de promptitude, d'aisance et de plaisir, (promptius, facilius, delectabilius). Trois causes principales concourent à cet heureux résultat : a) L'habitude diminue les obstacles ou les résistances de la mauvaise nature, et ainsi, avec le même effort, on obtient de meilleurs résultats ; b) elle assouplit nos facultés, les perfectionne dans leur exercice, les rend plus promptes à saisir les motifs qui nous portent au bien, plus aptes à réaliser le bien perçu ; nous éprouvons même un certain plaisir à exercer des facultés aussi souples, comme un artiste à promener ses doigts sur un clavier très mobile. c) Enfin la grâce actuelle, qui nous est octroyée avec d'autant plus de libéralité que nous y correspondons plus fidèlement, vient aussi faciliter singulièrement notre tâche et nous la faire aimer. Remarquons en passant que cette facilité une fois acquise ne se perd pas aussitôt qu'on a le malheur de perdre la vertu infuse par un péché mortel : la facilité étant le résultat d'actes fréquemment répétés, persiste pendant quelque temps en vertu des lois psychologiques sur les habitudes acquises.

2° De l’accroissement des vertus infuses

1003. A) Les vertus infuses peuvent croître dans notre âme, et en fait y croissent dans la mesure où grandit la grâce habituelle, dont elles découlent. Cet accroissement vient directement de Dieu, puisque lui seul peut augmenter en nous la vie divine et les divers éléments qui la constituent. Or Dieu produit en nous cette augmentation quand nous recevons les sacrements, quand nous faisons des bonnes œuvres ou des prières. a) Les sacrements, en vertu même de leur institution, produisent en nous une augmentation de grâce habituelle, et par là même des vertus infuses qui y sont annexées, et cela en proportion de nos dispositions, n° 259-261. b) Nos bonnes œuvres méritent aussi non seulement la gloire, mais un accroissement de grâce habituelle et par là même des vertus infuses ; cet accroissement dépend en grande partie de la ferveur de nos dispositions, n° 237. c) La prière, outre sa valeur méritoire, a de plus une valeur impétratoire, qui sollicite et obtient un accroissement de grâce et de vertus, et cela en proportion de la ferveur avec laquelle on prie. Il importe donc de s'unir aux prières de l'Eglise et de demander, avec Elle, un accroissement de foi, d'espérance et de charité.
B) Cet accroissement se fait, selon S. Thomas, non par une augmentation de degré ou de quantité, mais par une possession plus parfaite et plus active de la vertu : c’est en ce sens que les vertus jettent des racines plus profondes dans notre âme, et y deviennent ainsi plus solides et plus agissantes.

3° De l’affaiblissement des vertus

Une activité qui ne s'exerce pas ou qui ne s'exerce qu'avec mollesse, ne tarde pas à s'affaiblir ou même à se perdre complètement.
1004. A) De la diminution des vertus. Les vertus infuses ne sont pas, à vrai dire, susceptibles de diminution, pas plus que la grâce sanctifiante dont elles dépendent. Le péché véniel ne peut les diminuer, pas plus qu'il ne diminue la grâce habituelle elle-même. Mais, surtout quand il est commis souvent et de propos délibéré, il gêne considérablement l'exercice des vertus, en diminuant la facilité acquise par les actes précédents. Cette facilité vient en effet d'une certaine ardeur et constance dans l'effort ; or les fautes vénielles délibérées brisent notre élan et paralysent en partie notre activité, n° 730. Ainsi les péchés véniels d'intempérance, sans diminuer en soi la vertu infuse de sobriété, font perdre peu à peu la facilité qu'on avait acquise de mortifier la sensualité. En outre l'abus des grâces amène une diminution des grâces actuelles qui nous facilitaient l'exercice des vertus, et de ce chef nous les pratiquons avec moins d'ardeur. Enfin, comme nous l'avons dit, n° 731, les fautes vénielles délibérées préparent la voie aux fautes graves, et par là même à la perte des vertus.
1005. B) De la perte des vertus. On peut poser en principe que les vertus se perdent par tout acte qui détruit leur objet formel ou motif, par là en effet on sape la vertu par la base. a) Ainsi la charité se perd par tout péché mortel de quelque nature qu'il soit, parce que ce péché détruit en nous l'objet formel ou la base de cette vertu, puisqu’il est directement opposé à l'infinie bonté de Dieu. b) Les vertus morales infuses se perdent par le péché mortel ; elles sont en effet tellement liées à la charité que, celle-ci disparaissant, elles disparaissent avec elle. Cependant la facilité qu'on avait acquise de faire des actes de prudence, de justice, etc., subsiste pendant quelque temps après la perte des vertus infuses, en vertu de la persistance des habitudes acquises. c) Quant à la foi et à l'espérance, elles subsistent dans l'âme, même quand on a perdu la grâce par un péché mortel, pourvu que ce ne soit pas directement un péché contraire à ces deux vertus. C'est qu'en effet les autres fautes ne détruisent pas en nous la base de la foi ou de l'espérance ; et par ailleurs, Dieu, dans son infinie miséricorde, veut que ces vertus demeurent en nous comme une dernière planche de salut : tant qu’on croit et qu’on espère, la conversion demeure relativement facile.

4° Du lien entre les vertus

1006. On dit souvent que toutes les vertus sont connexes : ceci demande quelques explications.
A) Tout d'abord la charité, bien comprise et bien pratiquée, comprend toutes les vertus, non seulement la foi et l'espérance (ce qui est évident) ; mais même les vertus morales, comme nous l'avons expliqué, n° 318, à la suite de S. Paul : Caritas patiens est, caritas benigna est… Ceci est vrai en ce sens que celui qui aime Dieu et le prochain pour Dieu, est prêt à pratiquer chaque vertu, aussitôt que la conscience nous en fera connaître l'obligation. On ne peut en effet aimer Dieu à fond, par dessus toutes choses, sans vouloir observer ses commandements et même quelques conseils. De plus c'est le propre de la charité d'ordonner tous nos actes vers Dieu, fin dernière, et par conséquent de les régler selon les vertus chrétiennes. Et l'on peut dire que plus la charité augmente plus aussi s'accroissent radicalement les autres vertus.
Cependant l’amour de Dieu, tout en inclinant la volonté vers des vertus morales, et tout en facilitant leur pratique, ne donne pas immédiatement et nécessairement la perfection de toutes ces vertus, par exemple, de la prudence, de l’humilité, de l’obéissance, de la chasteté. Supposons en effet un pécheur qui se convertit sincèrement, après avoir contracté des habitudes mauvaises ; bien qu'il pratique la charité très sincèrement, il n'est pas du premier coup parfaitement prudent, parfaitement chaste ou tempérant ; il lui faudra du temps et des efforts pour se débarrasser des habitudes anciennes et en former de nouvelles.
1007. B) La charité étant la forme, le dernier complément de toutes les vertus, celles-ci ne sont jamais parfaites sans elle ; ainsi la foi et l'espérance, qui restent dans l'âme du pécheur, tout en étant de vraies vertus, sont informes, c'est-à-dire privées de cette perfection qui les orientait vers Dieu comme fin dernière ; aussi les actes de foi et d'espérance faits en cet état ne peuvent mériter le ciel, bien qu'ils soient surnaturels et une préparation à la conversion.
1008. C) Quant aux vertus morales, si on les possède en leur perfection, c'est-à-dire informées par la charité, et dans un degré un peu élevé, elles sont véritablement connexes, en ce sens qu'on ne peut en posséder une sans posséder les autres. Ainsi toutes les vertus, pour être parfaites, supposent la prudence ; la prudence elle-même ne peut se pratiquer parfaitement sans le concours de la force, de la justice et de la tempérance : un caractère faible, porté à l'injustice et à l'intempérance manquera de prudence en plusieurs circonstances ; la justice ne peut se pratiquer parfaitement sans la force d'âme et la tempérance ; la force doit être tempérée par la prudence et la justice, et ne subsisterait pas longtemps sans la tempérance et ainsi de suite (S. Augustin, Lettre 167 à Jérôme, P.L. XXXIII, 735).
 Mais si les vertus morales n'existent qu'à un degré inférieur, la présence de l'une n'emporte pas nécessairement la pratique de l'autre. Ainsi il en est qui sont pudiques sans être humbles, qui sont humbles sans être miséricordieux ou miséricordieux sans pratiquer la justice.

II. Les vertus morales

Expliquons brièvement leur nature, leur nombre et leur caractère commun.
1009. 1° Leur nature. On appelle ces vertus morales, pour une double raison : a) pour les distinguer des vertus purement intellectuelles, qui perfectionnent notre intelligence sans aucun rapport avec la vie morale, comme la science, l'art, etc. ; b) pour les distinguer des vertus théologales, qui règlent bien aussi nos mœurs, mais qui, comme nous l'avons déjà dit, ont Dieu directement pour objet, tandis que les vertus morales poursuivent directement un bien surnaturel créé, par exemple la maîtrise de nos passions. Il ne faut pas oublier cependant que les vertus morales surnaturelles sont vraiment elles aussi une participation à la vie de Dieu et nous préparent à la vision béatifique. Du reste ces vertus, au fur et à mesure qu'elles se perfectionnent, et surtout quand elles sont complétées par les dons du St Esprit, finissent par se rapprocher tellement des vertus théologales qu'elles en sont comme tout imprégnées, et ne sont plus que des manifestations diverses de la charité qui les informe.
1010. 2° Leur nombre. Les vertus morales, quand on les considère dans leurs diverses ramifications sont très nombreuses ; mais elles se ramènent toutes aux quatre vertus cardinales, ainsi appelées (du mot cardines, gonds) parce qu'elles sont pour ainsi dire les quatre gonds sur lesquels s'appuient toutes les autres. Ces quatre vertus répondent en effet à tous les besoins de l'âme et perfectionnent toutes ses facultés morales.
1011. A) Elles répondent à tous les besoins de notre âme. a) Nous avons besoin tout d'abord de choisir les moyens nécessaires ou utiles à l'obtention de notre fin surnaturelle : c'est le rôle de la prudence. b) Il nous faut aussi respecter les droits d'autrui : c'est ce que fait la justice. c) Pour défendre notre personne et nos biens contre les dangers qui nous menacent, et cela sans peur comme sans violence, nous avons besoin de la force. d) Pour user des biens de ce monde et des plaisirs sans dépasser la mesure, il nous faut la tempérance.
Ainsi donc la justice règle nos rapports avec le prochain, la force et la tempérance nos rapports avec nous-mêmes, la prudence dirige les trois autres vertus.
1012. B) Elles perfectionnent toutes nos facultés morales : l'intelligence est réglée par la prudence, la volonté par la justice, l'appétit irascible par la force, et l'appétit concupiscible par la tempérance. Notons toutefois que, comme l'appétit irascible et concupiscible ne sont susceptibles de moralité que par la volonté, la force et la tempérance résident dans cette faculté supérieure aussi bien que dans les facultés inférieures, qui reçoivent leur direction de la volonté.
1013. C) Ajoutons enfin que chacune de ces vertus peut être considérée comme un genre qui contient des parties intégrantes, subjectives ou potentielles. a) Les parties intégrantes sont des compléments utiles ou nécessaires à la pratique de la vertu, si bien qu'elle ne serait pas parfaite sans ces éléments ; ainsi la patience et la constance sont des parties intégrantes de la force. b) Les parties subjectives sont pour ainsi dire les différentes espèces subordonnées à la vertu principale ; ainsi la sobriété et la chasteté sont des parties subjectives de la tempérance. c) Les parties potentielles (ou annexes) ont avec la vertu principale une certaine ressemblance, mais sans atteindre pleinement toutes les conditions de la vertu. Ainsi la vertu de religion est une annexe de la justice, parce qu'elle vise bien à rendre à Dieu le culte qui lui est dû, mais ne peut le faire avec la perfection voulue ni avec une stricte égalité ; l'obéissance rend aux supérieurs la soumission qui leur est due, mais ici encore il n'y a pas de droit absolument strict, ni rapport d'égal à égal.
Pour faciliter notre tâche et celle de nos lecteurs, nous n'entrerons pas dans l'énumération de toutes ces divisions et sous-divisions ; mais nous choisirons les vertus principales, qu'il importe vraiment de cultiver, et nous n'insisterons que sur les éléments les plus essentiels au double point de vue théorique et pratique.
1014. 3° Leur caractère commun. a) Toutes les vertus morales s'appliquent à garder le juste milieu entre les excès opposés : in medio stat virtus. Elles doivent en effet suivre les règles tracées par la droite raison éclairée par la foi. Or on peut manquer à cette règle en dépassant la mesure ou en restant en deçà ; la vertu consistera donc à éviter ces deux excès. b) Les vertus théologales en soi ne consistent pas dans le juste milieu, puisque, comme le dit S. Bernard, la mesure d'aimer Dieu, c'est de l'aimer sans mesure ; mais considérées par rapport à nous, ces vertus doivent tenir compte aussi du juste milieu, ou en d'autres termes être régies par la prudence, qui nous indique en quelles circonstances nous pouvons et devons pratiquer les vertus théologales ; c'est elle, par exemple, qui nous montre ce qu'il faut croire et ce qu'il ne faut pas croire, comment il faut éviter à la fois la présomption et le désespoir.

DIVISION DU SECOND CHAPITRE

1015. Dans notre second chapitre nous traiterons successivement des quatre vertus cardinales et des vertus principales qui s'y rattachent.

I.  De la prudence.
II.  De la justice : de la religion, de l'obéissance.
III. De la force.
IV.  De la tempérance : de la chasteté, de l’humilité, de la douceur.

ART. I. DE LA VERTU DE PRUDENCE

Nous exposerons : 1° sa nature ; 2° sa nécessité ; 3° les moyens de s'y perfectionner.

I. Sa nature

Pour la mieux comprendre, donnons sa définition, ses éléments constitutifs, ses espèces.
1016. 1° Définition : c'est une vertu morale et surnaturelle, qui incline notre intelligence à choisir, en toute circonstance, les meilleurs moyens pour atteindre nos fins en les subordonnant à notre fin dernière.
Ce n'est donc ni la prudence de la chair, ni la prudence purement humaine ; c'est la prudence chrétienne.
A) Ce n'est pas la prudence de la chair : celle-ci nous rend ingénieux à trouver les moyens d'atteindre une fin mauvaise, à satisfaire nos passions, à nous enrichir, à parvenir aux honneurs. Elle est condamnée par S. Paul, parce qu'elle est l'ennemie de Dieu, en révolte contre sa loi, et l’ennemie de l'homme qu'elle conduit à la mort éternelle (Rom., VIII, 6-8). Ce n'est pas non plus la prudence purement humaine, qui recherche les moyens les meilleurs pour atteindre une fin naturelle sans les subordonner à la fin dernière, comme la prudence de l’industriel, du commerçant, de l’artiste, de l'ouvrier, qui cherchent à gagner de l'argent ou de la gloire, sans se préoccuper de Dieu et du bonheur éternel. A ceux-là il faut rappeler qu'il ne sert à rien de conquérir le monde entier s'ils perdent leur âme (Matth. XVI, 26)
1017. B) C'est la prudence chrétienne, qui, s'appuyant sur les principes de la foi ramène tout à la fin surnaturelle, c'est-à-dire à Dieu connu et aimé sur terre et possédé dans le ciel. Sans doute la prudence ne s'occupe pas directement de cette fin, qui lui est proposée par la foi ; mai, elle l'a sans cesse devant les yeux pour rechercher, à sa lumière, les moyens les meilleurs pour orienter toutes nos actions vers cette fin. Elle s'occupe donc de tous les détails de notre vie : elle règle nos pensées pour les empêcher de s'égarer en dehors de Dieu ; elle règle nos intentions, pour éloigner ce qui pourrait en corrompre la pureté ; elle règle nos affections, nos sentiments et nos volitions pour les rattacher à Dieu ; elle règle jusqu'à nos actes extérieurs et l'exécution de nos résolutions pour les ramener à notre fin dernière.
1018. C) Cette vertu réside à proprement parler dans l'intelligence, puisqu'elle juge et discerne ce qui, dans chaque circonstance particulière est plus apte à obtenir notre fin ; c'est une science d'application qui, à la connaissance des principes, joint celle des réalités positives au milieu desquelles nous devons organiser notre vie. Toutefois la volonté intervient pour commander à l'intelligence de s'appliquer à la considération des motifs et raisons qui lui permettent de faire un choix éclairé, et plus tard pour commander l'exécution des moyens ainsi choisis.
1019. D) La règle de la prudence chrétienne n'est pas la seule raison, mais la raison éclairée par la foi. On en trouve l'expression la plus noble dans le Sermon sur la montagne, où Notre Seigneur complète et perfectionne la loi ancienne, en la débarrassant des fausses interprétations des docteurs juifs. La prudence surnaturelle puise donc sa lumière et ses inspirations dans les maximes évangéliques qui sont diamétralement opposées à celles du monde. Pour en faire l'application aux actions de chaque jour elle s'inspire des exemples des Saints, qui ont vécu conformément à l'Evangile et des enseignements de l'Eglise infaillible qui vient nous guider dans les cas douteux. Ainsi nous sommes moralement certains de ne pas nous égarer.
Par ailleurs les moyens qu'elle emploie sont non seulement des moyens honnêtes, mais des moyens surnaturels, la prière et les sacrements, qui, multipliant nos énergies pour le bien, nous font arriver à de bien meilleurs résultats. C'est ce qui apparaîtra mieux encore en étudiant les éléments constitutifs de cette vertu.
1020. 2° Eléments constitutifs. Pour agir prudemment, trois conditions sont particulièrement nécessaires : délibérer avec maturité, décider avec sagesse et bien exécuter.
A) Tout d'abord une mûre délibération s'impose pour rechercher les moyens les plus propres à atteindre la fin qu'on se propose, délibération qui doit être proportionnée à l'importance de la décision à prendre. Pour la faire avec plus de maturité, il réfléchira personnellement et consultera les sages.
1021. a) Il réfléchira lui-même sur le passé, le présent et l'avenir. 1) Le souvenir du passé lui sera d'une très grande utilité : le fond de la nature humaine demeurant le même à travers les âges, il importe de consulter l'histoire pour y voir comment nos pères ont résolu les problèmes qui se posent devant nous : les expériences qu'ils ont tentées pour les résoudre, éclaireront notre inexpérience et nous épargneront bien des bévues : en voyant ce qui a réussi et ce qui a échoué, nous comprendrons mieux les écueils à éviter et les moyens à prendre. Mais il faut aussi consulter notre propre expérience : depuis notre enfance, nous avons été en contact un jour ou l'autre avec des difficultés analogues ; nous devons nous demander ce qui nous a réussi et ce qui a été une cause d'insuccès, et nous dire résolument : je ne veux pas m'exposer aux mêmes dangers ni succomber aux mêmes tentations. 2) Mais il faut aussi tenir compte du présent, des conditions différentes dans lesquelles nous vivons : chaque siècle, chaque homme a ses traits particuliers, et nous-mêmes n'avons plus à l'âge mûr les mêmes goûts que nous avions dans notre jeunesse. Ici donc l'intelligence interviendra pour nous aider à interpréter les expériences passées en les accommodant aux circonstances présentes. 3) Enfin il n'est pas jusqu'à l'avenir qu'il ne soit prudent d'interroger : avant de nous décider, il est utile de prévoir, autant que faire se peut, les conséquences de nos actes sur nous-mêmes et sur les autres. C'est par la mémoire du passé et la prévision de l’avenir que nous pouvons le mieux organiser le présent.
Pour appliquer tout ceci à une vertu déterminée, la chasteté, l'histoire me rappellera ce qu'ont fait les Saints pour demeurer purs au milieu des dangers du monde ; mon expérience me dira quelles furent mes tentations, les moyens employés pour y résister, les succès et les défaillances ; et de là je pourrai conclure avec grande probabilité quel résultat aurait dans l'avenir telle ou telle démarche, telle ou telle lecture, telle ou telle fréquentation.
1022. b) Ce n'est pas assez de réfléchir, il faut savoir consulter les hommes sages et expérimentés : un mot, une remarque d'un ami, d'un proche, parfois même d'un serviteur, nous ouvre les yeux et nous montre un côté des choses que nous avions oublié ou négligé : il y a plus de sagesse dans deux têtes que dans une seule, et de la discussion jaillit la lumière. Combien cela est plus vrai encore de la parole d'un directeur qui nous connaît et qui, étant désintéressé dans la question, voit mieux que nous ce qui est utile au bien de notre âme ? On consultera donc avec soin et avec docilité un homme sage et expérimenté ; ce qui ne nous empêchera pas du reste d'exercer notre sagacité personnelle, qui nous fait voir avec rapidité et exactitude ce qu'il y a de fondé dans les conseils qu'on nous donne aussi bien que dans nos propres observations. Mais on n'oubliera pas de recourir au meilleur des conseillers, au Père des lumières, et un Veni Sancte Spiritus récité avec confiance nous sera souvent plus utile que bien des délibérations.
1023. B) Quand on a délibéré, il faut bien juger, c'est-à-dire, décider quels sont, parmi les moyens suggérés, ceux qui sont véritablement les plus efficaces. Pour y réussir : a) on écartera avec soin les préjugés, les passions et les impressions qui sont des éléments perturbateurs du jugement, et on se placera résolument en face de l'éternité pour tout apprécier à la lumière de la foi ; b) on ne s'arrêtera pas à la surface des raisons qui nous inclinent de tel ou tel côté, on les examinera à fond, avec perspicacité, pesant bien le pour et le contre ; c) enfin on jugera avec décision, sans se laisser aller à des hésitations excessives: quand on a réfléchi suivant l'importance relative de l'affaire, et pris le parti qui semble meilleur, Dieu ne nous reprochera pas notre conduite, puisque nous avons tout fait pour connaître sa volonté ; et nous pouvons compter sur sa grâce pour l'exécution de nos résolutions.
1024. C) Il faut en effet ne pas tarder à réaliser le plan auquel on s'est arrêté ; ce qui demande trois choses : de la prévoyance, de la circonspection et des précautions. a) De la prévoyance : prévoir, c'est calculer d’avance les efforts nécessaires pour accomplir nos desseins, les obstacles que nous rencontrerons, les moyens de les vaincre, afin de proportionner l'effort au résultat qu'on veut obtenir. b) De la circonspection : on doit ouvrir les yeux, considérer les choses et les personnes à droite et à gauche, pour en tirer le meilleur parti possible ; observer toutes les circonstances pour s'y adapter ; surveiller les événements pour en profiter s'ils sont favorables, pour en prévenir les conséquences fâcheuses s'ils sont contraires. c) Des précautions : « videte quomodo caute ambuletis » (Ephes., V, 15). Même quand on a essayé de tout prévoir, les choses n'arrivent pas toujours comme nous les avions prévues : car notre sagesse est bornée et faillible. Il faut donc, dans la vie morale, comme dans les affaires, avoir des réserves, s'entourer de précautions : l’ennemi spirituel a des retours offensifs, comme nous l'avons expliqué plus haut, n° 900 ; c'est alors qu'on a recours à ses réserves d'énergie, à la prière, aux sacrements, aux conseils d'un directeur. Ainsi on n'est pas  la victime de circonstances imprévues ; on ne se laisse pas déconcerter, et on finit, avec la grâce de Dieu, par mener à bonne fin les desseins qu'on avait sagement arrêtés.
1025. 3° Les diverses espèces de prudence. La prudence se diversifie selon les objets sur lesquels elle s'exerce : elle est individuelle, lorsqu'elle règle la conduite personnelle : c'est celle dont nous avons parlé ; elle est sociale, lorsqu'elle a pour objet le bien de la société, et comme on distingue trois sortes de communautés, la famille, l'Etat et l’armée, on distingue aussi trois sortes de prudence : la prudence domestique qui règle les rapports des époux entre eux et des parents à l'égard des enfants ou réciproquement ; la prudence civile, qui poursuit le bien public et le bon gouvernement de l'Etat ; la prudence militaire, qui s'occupe de la conduite des armées. Nous n'entrerons pas ici dans les détails ; les principes généraux que nous avons exposés suffisent au but que nous nous proposons. C'est aux époux chrétiens, aux gouvernants et aux chefs militaires qu'il appartient d’étudier à fond l'application de ces principes à leur situation particulière.

II. Nécessité de la prudence

La prudence n'est pas moins nécessaire pour notre conduite personnelle que pour la conduite des autres.
1026. 1° Pour notre conduite personnelle, ou notre sanctification. C'est elle en effet qui nous permet d’éviter le péché et de pratiquer les vertus. A) Pour éviter le péché, nous l'avons dit, il en faut connaître les causes et les occasions, rechercher et bien organiser les remèdes. Or c'est ce que fait la vertu de prudence, comme nous pouvons le conclure de l'étude de ses éléments constitutifs : en s'inspirant de l'expérience du passé et de l'état actuel de l'âme, elle voit ce qui pour nous est ou serait dans l'avenir une cause ou une occasion de péché ; par là même elle suggère les meilleurs moyens à prendre pour supprimer ou atténuer ces causes, la stratégie qui réussit le mieux pour vaincre les tentations et même en profiter. Sans cette prudence, que de péchés seraient commis ; combien le sont par manque de prudence !
1027. B) Pour pratiquer les vertus et faciliter ainsi l'union à Dieu, la prudence n'est pas moins nécessaire. C'est avec raison qu'on compare les vertus à un char qui nous conduit à Dieu, et la prudence au cocher qui dirige le char, auriga virtutum ; c'est, pour ainsi dire, l'œil de notre âme, qui voit la route à suivre et les obstacles à éviter. 1) Elle est nécessaire à la pratique de toutes les vertus : des vertus morales, qui doivent se tenir dans un juste milieu et éviter les excès contraires ; et même des vertus théologales, qui doivent se pratiquer en temps opportun et par des moyens appropriés aux diverses circonstances de la vie : ainsi c'est à la prudence qu'il appartient de rechercher quels sont les dangers qui menacent la foi et les moyens de les écarter, comment cette foi peut être cultivée et devenir plus pratique ; comment il faut concilier la confiance en Dieu et la crainte des jugements divins, éviter à la fois la présomption et le désespoir ; comment la charité peut informer toutes nos actions, sans gêner l'exercice de nos devoirs d'état. Et que de prudence il faut dans la pratique de la charité fraternelle ! 2) Elle est plus nécessaire encore pour la pratique d'un certain nombre de vertus qui semblent contradictoires, la justice et la bonté, la douceur et la force, les saintes austérités et le soin légitime de sa santé, le dévouement au prochain et la chasteté, la vie intérieure et les relations.
1028. 2° Quand il s'agit de pratiquer l'apostolat, la prudence n'est pas moins nécessaire. a) En chaire, la prudence suggère au prêtre ce qu'il faut dire et ce qu'il faut taire, comment il faut le dire pour ne pas froisser les auditeurs, pour adapter à leur degré d'intelligence la parole divine, pour persuader, toucher et convertir. C'est encore plus nécessaire peut-être au catéchisme, quand il s'agit de former les enfants, et de mettre en leur âme une empreinte qui durera toute leur vie. b) Au confessionnal, c'est la prudence qui permet au confesseur d'être un juge perspicace et intègre, qui sache discerner leur culpabilité, interroger les pénitents avec précision et clarté, chacun selon son âge et sa condition, et, en tenant compte de toutes les circonstances ; un docteur, qui sache instruire sans scandaliser, laisser certaines âmes dans la bonne foi ou les éclairer, selon les résultats différents qu'on peut prévoir ; un médecin qui puisse avec tact explorer les causes de la maladie, en découvrir et prescrire sagement les remèdes ; un père assez dévoué pour inspirer la confiance et assez réservé pour ne pas inspirer une sympathie trop humaine. c) Dans tout ce qui se rapporte aux baptêmes, aux premières communions, aux mariages, à l’Extrême Onction, aux funérailles, que de tact ne faut-il pas pour concilier les désirs des familles avec les règles divines et liturgiques ! Dans les visites des malades ou dans les visites d'apostolat que de discrétion s'impose ! d) Il en est de même dans l'administration temporelle des paroisses, les questions de tarifs pour les diverses cérémonies, le denier du culte ; pour savoir obtenir toutes les ressources nécessaires à l'église, sans froisser les paroissiens, sans les scandaliser, sans compromettre la réputation de parfait désintéressement qu'un prêtre doit posséder.

III. Les moyens de se perfectionner dans cette vertu

1029. Il est un moyen général qui s'applique à toutes les vertus, morales et théologales, c'est la prière, par laquelle nous attirons en nous Jésus et ses vertus. Nous le mentionnons une fois pour toutes, pour n'avoir pas à y revenir ; et nous ne parlerons plus que des moyens propres à chaque vertu.
1030. 1° Le principe général, qui préside à tous les autres et s’applique à toutes les âmes, c'est de ramener tous ses jugements et toutes ses décisions à la fin dernière surnaturelle. C'est ce que conseille St Ignace en tête des Exercices spirituels, dans sa méditation fondamentale. a) Remarquons toutefois que ce principe ne sera pas entendu par toutes les âmes de la même façon : les commençants, en considérant la fin de l'homme, mettront l'accent sur le salut, les parfaits sur la gloire de Dieu; cette seconde manière est en soi meilleure, mais ne pourrait être comprise et goûtée par toutes es âmes. b) Pour concrétiser ce principe, on peut le rattacher à quelque maxime qui nous le remettra vivement sous les yeux, par exemple : Quid hoc ad æternitatem ? Quod æternum non est, nihil est. Quid prodest homini ?... En pratigue se bien pénétrer de quelqu'une de ces maximes, y revenir jusqu'à ce qu'elle nous soit familière, s'habituer à en vivre, c'est un moyen d’établir en soi les bases de la prudence chrétienne.
1031. 2° Armés de ce principe, les commençants s'appliquent à se débarrasser des défauts contraires à la prudence chrétienne.
a) Ainsi ils combattent vigoureusement la prudence de la chair, qui recherche avidement les moyens de satisfaire la triple concupiscence, en mortifiant l'amour du plaisir, et en se rappelant que les fausses joies de ce monde, trop souvent suivies d’amers regrets, ne sont rien en comparaison des joies éternelle.
 b) Ils rejettent avec soin l'astuce, le vol, la fraude, même dans la poursuite d'une fin honnête, sachant bien que la meilleure des politiques c'est encore l'honnêteté, que la fin ne justifie pas les moyens et que, selon l'Evangile, la simplicité de la colombe doit s'allier à la prudence du serpent. C’est d'autant plus nécessaire qu'on reproche parfois ces défauts, injustement la plupart du temps, aux dévots, aux prêtres, aux religieux. On cultivera donc avec soin la loyauté parfaite et la simplicité évangélique.
1032. c) Ils travaillent à mortifier les préjugés et les passions qui sont des éléments perturbateurs du jugement : les préjugés, qui font que l'on prend une décision d'après des mobiles préconçus qui peuvent être faux ou déraisonnables ; les passions, orgueil, sensualité, volupté, sollicitude excessive des biens du monde, qui agitent l'âme et lui font choisir non ce qu'il y a de meilleur, mais ce qui est plus agréable et plus utile au point de vue des intérêts temporels. Pour s'affranchir de ces influences perturbatrices, ils se rappellent les maximes évangéliques : « Quærite primum regnum Dei et justitiam ejus ». Ils évitent donc de prendre une décision sous l'influence d'une passion vive ; ils attendront que le calme se soit fait dans leur âme. Si cependant il faut se décider rapidement, ils se recueillent du moins un moment pour se mettre sous le regard de Dieu, implorer sa lumière et la suivre fidèlement.
d) Pour combattre la légèreté d'esprit, la précipitation dans les jugements ou l'inconsidération ils s'appliquent à ne jamais agir sans réfléchir, sans se demander pour quels motifs ils agissent, quelles seront les conséquences bonnes ou fâcheuses de leurs actes, le tout au point de vue de l'éternité. Cette réflexion sera mesurée sur l'importance de la décision à prendre, et, dans les choses graves, ils consultent un homme sage et expérimenté. Ainsi ils prendront peu à peu l'habitude de ne rien décider, de ne rien faire sans le rapporter à Dieu et à leur fin dernière.
e) Enfin, pour éviter l'indécision, l'hésitation excessive à se déterminer, on aura soin d'éliminer les causes de cette maladie spirituelle, (esprit trop complexe ou trop perplexe, manque d'initiative, etc.) en se faisant tracer des règles fixes par un sage directeur, en vertu desquelles on se décidera rondement dans les cas ordinaires, et on consultera dans les cas plus difficiles.
1033. 3° Quant aux âmes en progrès, elles se perfectionnent dans la prudence de trois façons : a) En étudiant les actions et les paroles de Notre Seigneur dans l’Evangile, pour y trouver une ligne de conduite, et attirer en elles, par la prière et l'imitation, les dispositions de ce divin Modèle. 1) Ainsi on admirera sa prudence dans sa vie cachée : il demeure trente ans dans la pratique de ces vertus qui nous coûtent tant, l'humilité, l'obéissance, la pauvreté, prévoyant bien que, sans cette leçon de choses, nous n'aurions pas su pratiquer ces vertus si nécessaires. On n'admirera pas moins sa prudence dans sa vie publique : il lutte contre le démon, de façon à dérouter ses calculs et à le confondre par des réponses qui ne souffrent pas de réplique ; il gradue son enseignement selon les circonstances, ne manifestant que progressivement sa qualité de Messie et de Fils de Dieu ; il use de comparaisons familières pour mieux faire comprendre sa pensée, de paraboles pour la voiler ou la dévoiler selon que l'exigeaient les circonstances ; il démasque habilement ses adversaires et répond à leurs questions captieuses par des questions qui les déconcertent; il forme progressivement ses apôtres, supportant leurs défauts et adaptant son enseignement à ce qu'ils pouvaient saisir « non potestis portare modo » (Joan., XVI, 12) ; il sait cependant leur dire de rudes vérités, comme l'annonce de sa Passion, afin de les préparer au scandale de la croix ; au milieu même de sa douloureuse passion, il répond avec calme à ses juges aussi bien qu'aux valets, sachant se taire en temps opportun ; en un mot il sait concilier, en toutes choses, la prudence la plus parfaite avec la fermeté et la fidélité au devoir.
2) Quant à son enseignement, il se résume en ces paroles : Cherchez d'abord le royaume de Dieu et sa justice... Soyez prudents comme des serpents et simples comme la colombe... Veillez et priez : « Quærite ergo primum regnum Dei et justitium ejus... Estote ergo prudentes sicut serpentes et simplices sicut columbæ... » (Matth., VI, 33 ; X, 16). « Vigilate et orate » (Marc, XIII, 33).
Méditer ces enseignements et ces exemples, et supplier ardemment Notre Seigneur de nous communiquer une part à sa prudence, tel est le moyen principal de se perfectionner dans cette vertu.
1034. b) Elles cultiveront ensuite les éléments constitutifs de la prudence, dont nous avons parlé, à savoir le bon sens, l'habitude de la réflexion, la docilité à consulter les autres, l'esprit de décision, l'esprit de prévoyance et de circonspection.
1035. c) Enfin elles donneront à leur prudence les qualités que signale S. Jacques ; après avoir distingué entre la vraie et la fausse sagesse, il ajoute : « Quæ autem desursum est sapientia, primum quidem pudica est, deinde pacifica, modesta, suadibilis, plena misericordia et fructibus bonis, non judicans, sine simulatione » (Jac., III, 13-18). Pudica, veillant à garder cette pureté de corps et de cœur qui nous unit à Dieu, et par là même à l'éternelle sagesse ; Pacifica, gardant la paix de l'âme, le calme, la mesure, la pondération qui permettent de prendre de sages décisions. Modesta, pleine de condescendance à l'égard des autres, et par là même suadibilis, se laissant persuader, cédant aux bonnes raisons : ce qui évite les emportements auxquels donnent lieu les contentions. Plena misericordia et fructibus bonis, pleine de miséricorde à l'égard des malheureux, aimant à leur faire du bien, puisque c'est une marque de la sagesse chrétienne d'accumuler des trésors pour le ciel. Non judicans, sine simulatione, sans partialité ni duplicité et sans hypocrisie, défauts qui troublent l'âme et le jugement.
1036. Quant aux parfaits, ils pratiquent la prudence d'une façon éminente, sous l'influence du don de conseil, comme nous l'expliquerons en traitant de la voie unitive.

ART. II. DE LA VERTU DE JUSTICE

Après avoir rappelé brièvement l'enseignement théologique sur la justice, nous traiterons successivement des vertus de religion et d'obéissance qui s’y rattachent.

§ I. La justice proprement dite

Nous exposerons : 1° sa nature, 2° les règles principales à suivre pour la pratiquer.

I. Nature de la justice

1037. 1° Définition. Le mot de justice signifie souvent, dans la Ste Ecriture, l'ensemble des vertus chrétiennes ; c'est ainsi que Notre Seigneur proclame heureux ceux qui ont faim et soif de justice, c'est-à-dire de sainteté : « Beati qui esuriunt et sitiunt justitiam » (Matth., V, 6). Mais au sens restreint où nous l'employons ici, il désigne cette vertu morale surnaturelle, qui incline notre volonté à rendre constamment aux autres tout ce qui leur est dû strictement. C'est une vertu qui réside dans la volonté, et qui règle nos devoirs stricts à l'égard du prochain ; ainsi elle se distingue de la charité, vertu théologale, qui nous fait considérer les autres comme des frères en Jésus Christ, et nous incline à leur rendre des services que ne réclame pas la stricte justice.
1038. 2° Excellence. La justice fait régner l'ordre et la paix dans la vie individuelle comme dans la vie sociale. Précisément parce qu'elle respecte les droits de chacun, elle fait régner  l'honnêteté dans les affaires, réprime la fraude, protège les droits des petits et des humbles, refrène les rapines et les injustices des forts, et met ainsi l'ordre dans la société. Sans elle, ce serait l'anarchie, la lutte entre les intérêts rivaux, l'oppression des faibles par les forts, le triomphe du mal. Si la justice naturelle est si excellente, combien plus la justice chrétienne, qui est une participation à la justice même de Dieu ? Le Saint Esprit, en nous la communiquant, la fait pénétrer jusque dans les profondeurs de notre âme, la rend inébranlable, inaccessible à la corruption, et y ajoute un si grand souci des droits d'autrui qu'on a horreur non seulement de l'injustice proprement dite, mais des moindres indélicatesses.
1039. 3° Les principales espèces. On distingue deux espèces principales : la justice générale, qui nous prescrit de rendre aux sociétés ce que nous leur devons, et la justice particulière, qui nous fait rendre aux individus ce qui leur est dû.
a) La première, qui s'appelle aussi justice légale, parce qu'elle est fondée sur l'exacte observance des lois, nous oblige à reconnaître les grands bienfaits que nous recevons de la société, en supportant les charges légitimes qu'elle nous impose, et en lui rendant les services qu'elle attend de nous. Comme le bien commun l'emporte sur le bien particulier, il est des cas où les citoyens doivent sacrifier une part de leurs biens, de leur liberté, et même risquer leur vie pour la défense de la cité. Mais la société a aussi des devoirs à l'égard de ses sujets : elle doit distribuer les biens sociaux et les charges non au gré du caprice et de la faveur, mais selon les capacités de chaque citoyen, et en tenant compte des règles de l'équité. A tous elle doit la somme de protection et d'assistance indispensable pour que soient sauvegardés les droits et les intérêts essentiels de chaque citoyen : le favoritisme à l'égard des uns et la persécution à l'égard des autres sont des abus contraires à la justice distributive que les sociétés doivent à leurs sujets.
1040. b) La seconde, qu'on appelle particulière, règle les droits et les devoirs des citoyens entre eux. Elle doit respecter tous les droits : non seulement le droit de propriété, mais encore les droits qu'ils ont sur les biens du corps et de l'âme, leur vie, leur liberté, leur honneur, leur réputation.
Nous ne pouvons entrer dans tous ces détails que nous avons exposés dans notre Théologie morale, et il nous suffira de rappeler les règles principales qui doivent nous guider dans la pratique de cette vertu.

II. Règles principales pour pratiquer la justice

1041. 1° Principe. Il est évident que les personnes pieuses, les religieux et les prêtres sont obligés de pratiquer la justice avec une perfection, une délicatesse plus grande que les gens du monde : leur devoir est de donner le bon exemple en matière d'honnêteté aussi bien que pour toutes les autres vertus. Agir autrement, ce serait scandaliser le prochain, et donner un prétexte à nos adversaires pour condamner la religion. Ce serait aussi mettre un obstacle au progrès spiiituel : car le Dieu de toute justice ne peut admettre en son intimité ceux qui violent manifestement ses commandements formels sur la justice.
1042. 2° Applications. A) On doit tout d'abord respecter le droit de propriété en ce qui concerne les biens temporels. a) On évitera donc avec le plus grand soin les petits vols, qui, par une pente glissante, conduisent souvent à des injustices plus grandes ; et on inculquera ce principe dès l'enfance, afin d'inspirer une sorte d'horreur instinctive pour les plus petites injustices. A plus forte raison on évitera ces vols commis par les commerçants ou industriels qui pratiquent habituellement la fraude sur la qualité ou la quantité des marchandises, sous prétexte que leurs concurrents font de même, ou qui vendent à des prix exagérés, ou achètent à des prix dérisoires, en abusant de la simplicité de ceux avec qui ils traitent ; on se tiendra à l'écart de ces spéculations téméraires, de ces affaires véreuses, où l'on risque et sa fortune et celle des autres sous prétexte de faire de gros bénéfices. b) On aura horreur de contracter des dettes, quand on n’est pas assuré de pouvoir les payer ; et si on en a contracté quelques-unes, on se fera un point d'honneur de les rembourser au plus tôt. c) Quand on emprunte un objet, il faut le traiter avec plus de soin encore que s'il nous appartenait, et ne pas oublier le rendre aussitôt que possible. Que de larcins inconscients sont commis lorsqu'on néglige ces précautions ! d) Si on a volontairement causé quelque dommage, on est tenu en justice de le réparer. Si c'est involontairement, on n’y est pas strictement obligé, mais les personnes qui visent à la perfection le feront dans la limite de leurs ressources. e) Quand on a reçu en dépôt quelques sommes d'argent ou des valeurs pour des bonnes œuvres, il faut prendre toutes les précautions légales nécessaires pour que, en cas de mort subite, ces sommes soient bien employées selon les intentions des donateurs. C'est particulièrement vrai pour les prêtres, qui reçoivent des honoraires de messes ou des aumônes : ils doivent non seulement tenir leurs comptes en ordre, mais avoir pour légataire universel ou pour exécuteur testamentaire un prêtre qui puisse assurer l'acquittement des messes ou le bon emploi des aumônes.
1043. B) Il n'est pas moins nécessaire de respecter la réputation et l'honneur du prochain. a) On évitera donc les jugements téméraires sur le prochain : condamner nos frères sur de simples apparences, ou pour des raisons plus ou moins futiles, sans connaître à fond leurs intentions, c'est usurper les droits de Dieu qui seul est le juge suprême des vivants et des morts, c'est commettre une injustice à l'égard du prochain, puisqu'on le condamne sans l'entendre, sans connaître les mobiles secrets de ses actions, et la plupart du temps sous l'empire de préjugés ou de quelque passion. La justice et la charité demandent au contraire ou qu'on s'abstienne de juger, ou qu'on interprète le plus favorablement possible les actions du prochain. b) A plus forte raison faut-il s'abstenir de la médisance, qui manifeste aux autres les fautes ou les défauts secrets du prochain. Sans doute ces défauts sont réels, nous le supposons, mais tant qu'ils ne sont pas du domaine public, nous n'avons pas le droit de les révéler. En le faisant : 1) nous contristons le prochain qui, se voyant atteint dans sa réputation, en souffre d’autant plus qu’il tient d’avantage à son honneur ; 2) nous l’abaissons dans l’estime de ses semblables ; 3) nous affaiblissons l’autorité, le crédit dont il a besoin pour gérer ses affaires ou exercer une légitime influence, et de ce chef nous causons parfois des dommages presque irréparables. Ne dites pas que celui dont vous racontez les fautes n'a plus droit à sa réputation ; il le conserve tant que ses fautes ne sont pas publiques ; et après tout, il ne faut pas perdre de vue la parole du Sauveur : « Que celui de vous qui est sans péché lui jette la première pierre » (Joan., VIII, 7). Il est à remarquer que les Saints sont extrêmement miséricordieux, et cherchent de toutes façons à sauvegarder la réputation de leurs frères. Nous ne pouvons mieux faire que de les imiter. c) Par là nous serons plus assurés d'éviter la calomnie, qui, par des imputations mensongères, accuse le prochain de fautes qu'il n'a pas commises. C'est là assurément une injustice d'autant plus grave qu'elle est inspirée souvent par la méchanceté ou la jalousie. Et que de maux elle entraîne ! Trop bien accueillie hélas ! par la malice humaine, elle circule rapidement de bouche en bouche, détruit la réputation et l’autorité de ceux qui en sont victimes, et parfois leur porte un préjudice considérable même dans leur affaires temporelles.
1044. C'est donc un devoir strict de réparer les médisances et les calomnies. C'est difficile sans doute ; car il en coûte de se rétracter, et d'ailleurs la rétractation, si sincère soit-elle, ne fait que pallier l'injustice commise : le mensonge, même quand il est désavoué, laisse souvent des traces ineffaçables. Ce n'est pas une raison pour ne pas réparer l'injustice commise ; il faut même s'y appliquer avec d'autant plus d'énergie et de constance que le mal est plus grand. Mais la difficulté d'une réparation doit nous porter à nous abstenir de tout ce qui pourrait de près ou de loin nous faire tomber dans ce grave défaut. Voilà pourquoi ceux qui tendent à la perfection cultivent non seulement la justice, mais encore la charité, qui, en nous faisant voir Dieu dans le prochain, nous fait éviter soigneusement tout ce qui pourrait le contrister. Nous y reviendrons plus loin.

§ II. La vertu de religion

1045. Cette vertu se rattache à la justice, parce qu'elle nous fait rendre à Dieu le culte qui lui est dû ; mais, comme nous ne pouvons lui offrir les hommages infinis auxquels il a droit, notre religion ne remplit pas toutes les conditions de la vertu de justice ; aussi elle n'est pas au sens propre un acte de justice, mais elle s'en rapproche le plus possible. Nous en exposerons : 1° la nature ; 2° la nécessité ; 3° la pratique.

I. Nature de la vertu de religion

1046. La religion est une vertu morale surnaturelle qui incline notre volonté à rendre à Dieu le culte qui lui est dû, à cause de son excellence infinie et de son souverain domaine sur nous.
a) C'est une vertu spéciale, distincte des trois vertus théologales, qui ont Dieu lui-même pour objet direct, tandis que l’objet propre de la religion est le culte de Dieu, soit intérieur, soit extérieur. Mais elle présuppose la vertu de foi, qui nous éclaire sur les droits de Dieu ; et, quand elle atteint sa perfection, elle est informée par la charité, et finit par n'être plus que l'expression et la manifestation des trois vertus théologales. b) Son objet formel ou motif est de reconnaître l'excellence infinie de Dieu, premier principe et dernière fin, l'Etre parfait, le Créateur de qui tout dépend et vers lequel tout doit graviter. c) Les actes auxquels nous porte la religion, sont intérieurs et extérieurs.
1047. Par les actes intérieurs, nous soumettons à Dieu notre âme, avec ses facultés, mais surtout l'intelligence et la volonté. 1) Le premier et le plus important de ces actes est l'adoration, qui prosterne notre être tout entier devant Celui qui est la plénitude de l'être et la source de tout ce qu'il y a de bon dans la créature. Il est accompagné ou suivi de l'adoration respectueuse que nous éprouvons à la vue de ses infinies perfections. 2) Et, comme il est l'auteur de tous les biens que nous possédons, nous lui en témoignons notre reconnaissance. 3) Mais, nous rappelant que nous sommes pécheurs, nous entrons dans des sentiments de pénitence, pour réparer l'offense commise envers son infinie majesté. 4) Et, parce que nous avons sans cesse besoin de son secours pour faire le bien et atteindre notre fin, nous lui adressons nos prières ou demandes, reconnaissant ainsi qu'il est la source de tout bien.
1048. Ces sentiments intérieurs se manifestent par des actes extérieurs, qui ont d'autant plus de valeur que les actes intérieurs, dont ils sont l'expression, sont plus parfaits. 1) Le principal de ces actes est incontestablement le sacrifice, acte extérieur et social par lequel le prêtre offre à Dieu, au nom de l'Eglise, une victime immolée, pour reconnaître son souverain domaine, réparer l'offense faite à sa majesté et entrer en communion avec lui. Il n'y a, dans la Loi nouvelle, qu'un sacrifice, celui de la messe, qui, en renouvelant le sacrifice du Calvaire, rend à Dieu des hommages infinis et obtient pour les hommes toutes les grâces dont ils ont besoin. Nous avons indiqué plus haut ses effets et les dispositions nécessaires pour en bien profiter, n° 271-276. 2) A cet acte principal s'ajoutent : les prières publiques offertes, au nom de l'Eglise, par ses représentants, en particulier l'office divin, les bénédictions du Saint Sacrement ; les prières vocales privées ; les serments et les vœux faits avec discrétion, en l'honneur de Dieu, et entourés de toutes les conditions décrites dans les traités de Théologie morale ; les actes surnaturels extérieurs faits pour la gloire de Dieu, et qui, selon l'expression de S. Pierre, sont des sacrifices spirituels, agréables à Dieu : « offerre spirituales hostias, acceptabiles Deo » (I Petr., II, 5).
De là on peut conclure que la vertu de religion est la plus excellente des vertus morales, parce que, en nous faisant pratiquer le culte divin, elle nous rapproche de Dieu plus que ne le font les autres vertus.

II. Nécessité de la vertu de religion

Pour procéder avec ordre, nous montrerons : 1° que toutes les créatures doivent rendre gloire à Dieu ; 2° que c'est un devoir spécial pour l'homme ; 3° surtout pour le prêtre.
1049. 1° Toutes les créatures doivent rendre gloire à Dieu. Si toute œuvre doit proclamer la gloire de l'artiste qui l'a faite, combien plus la créature doit proclamer la gloire de son Créateur ? Car enfin l'artiste ne fait que modeler son œuvre, et quand il l'a terminée, son rôle est fini. L'artiste divin n'a pas seulement modelé ses créatures, il les a tirées tout entières du néant, et il y a laissé non seulement l'empreinte de son génie mais encore un reflet de ses perfections ; il continue de s'occuper d'elles en les conservant, en les aidant de son concours et de sa grâce, en sorte qu'elles sont dans une entière dépendance de lui. Elles doivent donc, beaucoup plus que les œuvres d'un artiste, proclamer la gloire de leur auteur. C'est ce que, font à leur manière les êtres inanimés, qui, en nous dévoilant leur beauté et leur harmonie, nous invitent à glorifier Dieu : « Cæli enarrant gloriam Dei » (Ps. XVIII, 2), « ... Ipse fecit nos et non ipsi nos » (Ps. XCIX, 3) ; mais c'est là un hommage qui n'honore Dieu que bien imparfaitement, puisqu'il n'a rien de libre.
1050. 2° Il appartient donc à l'homme de glorifier Dieu d'une façon consciente, de prêter son cœur et sa voix à ces créatures inanimées pour lui rendre un hommage intelligent et libre. Il lui appartient, à lui qui est le roi de la création, de contempler toutes ces merveilles pour les rapporter à Dieu et d'être ainsi le pontife de la création. Il doit surtout le louer en son propre nom : plus parfait que les êtres sans raison, créé à l'image et à la ressemblance de Dieu, participant à sa vie, il doit vivre en perpétuelle admiration, louange, adoration, reconnaissance et amour à l'égard de son Créateur et Sanctificateur. C'est ce que nous déclare S. Paul : « De lui, par lui et pour lui sont toutes choses : à lui la gloire dans tous les siècles !... Car soit que nous vivions, nous vivons pour le Seigneur ; soit que nous mourions, nous mourons pour le Seigneur… » (Rom., XI, 36 ; XIV, 7-8). Et, rappelant à ses disciples que notre corps aussi bien que notre âme est le temple du Saint Esprit, il ajoute : « glorifiez Dieu dans votre corps : glorificate et portate Deum in corpore vestro » (I Cr., VI, 20).
1051. 3° Ce devoir s'impose tout particulièrement aux prêtres. Malheureusement en effet la plupart des hommes, absorbés dans leurs affaires et leurs plaisirs, ne consacrent que bien peu de temps à l'adoration. Il fallait donc que, parmi eux, fussent choisis des délégués spéciaux, agréés de Dieu, qui pûssent, non seulement en leur nom, mais au nom de toute la société, rendre à Dieu les devoirs de religion auxquels il a droit. C'est précisément le rôle du prêtre catholique : choisi par Dieu lui-même, parmi les hommes, il est comme le médiateur de religion entre le ciel et la terre, chargé de glorifier Dieu, de lui porter les hommages de toutes les créatures et de faire ensuite descendre sur la terre une pluie de grâces et de bénédictions. C'est donc son devoir d’état, sa profession, un véritable devoir de justice, ainsi que l'explique St Paul : « Omnis namque Pontifex ex hominibus assumptus pro hominibus constituitur in iis quæ sunt ad Deum, ut offerat dona et sacrificia pro peccatis » (Hebr., V, 1). Voilà pourquoi l'Eglise lui confie deux grands moyens de pratiquer la vertu de religion, l'office divin et la sainte messe. Il doit s'acquitter de ce double devoir avec d'autant plus de ferveur qu'en glorifiant Dieu, il le dispose en même temps favorablement à exaucer nos requêtes ; par là il travaille et pour sa sanctification personnelle et pour les âmes qui lui sont confiées, n° 393-401. Ses prières ont d'autant plus d'efficacité que c'est l'Eglise, que c'est Jésus qui prie avec lui et en lui ; or les prières du Christ sont toujours exaucées : « exauditus est pro sua reverentia » (Hebr., V, 7).

III. Pratique de la vertu de religion

1052. Pour bien pratiquer cette vertu, il faut cultiver la vraie dévotion, cette disposition habituelle de la volonté qui fait qu'on se porte promptement et généreusement à tout ce qui est du service de Dieu. C'est au fond une manifestation de l'amour de Dieu, et c'est ainsi que la religion se relie à la charité.
1053. 1° Les commençants pratiquent cette vertu : a) en observant bien les lois de Dieu et de l'Eglise sur la prière, la sanctification des dimanches et fêtes ; b) en évitant la dissipation habituelle, extérieure et intérieure, source de nombreuses distractions dans la prière, par une certaine vigilance à lutter contre le flot envahissant des amusements mondains, des rêveries inutiles ; c) en se recueillant intérieurement avant de prier, pour le faire avec plus d'attention, et en pratiquant le saint exercice de la présence de Dieu, n° 446.
1054. 2° Les progressants s'efforcent d'entrer dans l'esprit de religion, en union avec Jésus, le grand Religieux du Père, qui, dans sa vie comme dans sa mort, a glorifié Dieu d'une façon infinie, n° 151.
a) Cet esprit de religion comprend deux dispositions principales, révérence et amour. La révérence est un sentiment profond de respect mêlé de crainte, par lequel nous reconnaissons Dieu comme notre Créateur et Souverain Maître, et sommes heureux de proclamer notre dépendance absolue à son égard. L'amour s'adresse au Père très aimable et très aimant, qui a bien voulu nous adopter pour fils et ne cesse de nous envelopper de sa tendresse paternelle. C'est de ce double sentiment que jaillissent tous les autres : admiration, reconnaissance, louange.
1055. b) C'est dans le Cœur Sacré de Jésus que nous allons puiser ces sentiments de religion. Ce divin Médiateur n'a vécu que pour glorifier son Père : « Ego te clarificavi super terram » ; il est mort pour faite son bon plaisir, pour le contenter entièrement, protestant ainsi qu'il ne voit rien qui mérite de vivre et de subsister devant Dieu. Après sa mort, il continue son œuvre non seulement dans l'Eucharistie, où il ne cesse d'adorer la sainte Trinité, mais dans nos cœurs, où, par son divin Esprit, il opère en nos âmes des dispositions religieuses semblables aux siennes. Il vit dans tous les chrétiens, mais surtout dans ses prêtres, et par eux procure la gloire de Celui qui seul mérite d'être adoré et respecté. Nous devons donc, par des désirs ardents, l'attirer en nous et nous donner à lui, pour qu'en nous, avec nous et par nous il pratique la vertu de religion.
« Alors il vient en nous et se laisse en la terre entre les mains des prêtres comme hostie de louange, pour nous communier à son esprit d'hostie, nous appliquer à ses louanges, et nous communiquer intérieurement les sentiments de sa religion. Il se répand en nous, il s'insinue en nous, il embaume notre âme et la remplit des dispositions intérieures de son esprit religieux ; en sorte que de notre âme et de la sienne il n'en fait qu'une, qu'il anime d'un même esprit de respect, d'amour, de louange, de sacrifice intérieur et extérieur de toutes choses à la gloire de Dieu son Père ». (M. Olier, Introd. à la vie et aux vertus, ch. I).
1056. c) Mais il ne faut pas oublier que Jésus demande notre collaboration. Puisqu'il vient nous faire communier à son état et à son esprit d'hostie, il faut qu'avec lui et en lui nous vivions en esprit de sacrifice, crucifiant les tendances de la nature corrompue et obéissant, promptement aux inspirations de la grâce ; alors toutes nos actions plairont à Dieu et seront autant d'hosties, d'actes de religion, louant et glorifiant Dieu, notre Créateur et notre Père. Par là nous proclamons d'une façon pratique le tout de Dieu et le néant de la créature, puisque nous immolons en détail tout notre être, toutes nos actions, à la gloire de notre Souverain Maître.
d) Nous le faisons tout particulièrement dans les actes qui sont à proprement parler des actes de religion, dans l'assistance à la sainte messe, la récitation des prières liturgiques ou autres, ainsi que nous l'avons expliqué nn° 274, 284, 523.
N. B. Les parfaits pratiquent cette vertu sous l'influence du don de piété, dont nous traiterons plus loin.

§ III. De la vertu d'obéissance

 Cette vertu se rattache à la justice, puisque l'obéissance est un hommage, un acte de soumission dû aux Supérieurs ; mais s'en distingue parce qu'elle emporte l'inégalité entre supérieurs et inférieurs. Exposons : 1° sa nature et son fondement ; 2° ses degrés ; 3° ses qualités ; 4° son excellence.

I. Nature et fondement de l'obéissance

1057. 1° Définition. L'obéissance est une vertu morale surnaturelle qui nous incline à soumettre notre volonté à celle des supérieurs légitimes en tant qu'ils sont les représentants de Dieu. Ce sont ces dernières paroles qu'il faut d'abord expliquer, puisqu'elles sont la base de l'obéissance chrétienne.
1058. 2° Fondement de cette vertu. L'obéissance est fondée sur le souverain domaine de Dieu et la soumission absolue que lui doit la créature.
A) Il est évident tout d'abord que nous devons obéir à Dieu, n° 481. 1) Créés par Dieu, nous devons être dans une dépendance entière de sa sainte volonté. Toutes les créatures obéissent à sa voix : « Omnia serviunt tibi » (Ps. CXVIII, 91) ; mais les créatures raisonnables y sont plus obligées que les autres, ayant plus reçu de lui, en particulier ce don de la liberté, que nous ne pouvons mieux reconnaître qu'en soumettant librement notre volonté à celle de notre Créateur. 2) Enfants de Dieu, nous devons obéir à notre Père céleste, comme l'a fait Jésus lui-même, qui, entré dans le monde par obéissance, n'en est sorti que par obéissance, « factus obediens usque ad mortem » (Phil., II, 8). 3) Rachetés de la servitude du péché, nous ne nous appartenons plus, nous appartenons à Jésus-Christ qui a donné son sang pour nous faire siens : « jam non estis vestri, empti enim estis pretio magno » (I Cor., VI, 20) ; nous devons donc obéir à ses lois.
1059. B) Nous devons par là même obéir aux représentants légitimes de Dieu : c'est le point qu'il faut bien comprendre. a) Voyant que l'homme ne peut se suffire à lui-même pour sa culture physique, intellectuelle et morale, Dieu a voulu qu'il vécût en société. Or la société ne peut subsister sans une autorité qui coordonne les efforts de ses membres vers le bien commun ; Dieu veut donc qu'il y ait une société hiérarchique, avec des supérieurs chargés de commander et des inférieurs qui doivent obéir. Pour rendre cette obéissance plus facile, il délègue son autorité aux supérieurs légitimes : « Non est enim potestas nisi a Deo » (Rom., XIII, 2), si bien qu'obéir à ceux-ci, c'est obéir à Dieu, et que leur désobéir, c'est aller au devant de sa condamnation : « Itaque qui resistit potestati Dei ordinationi resistit, qui autem resistunt ipsi sibi damnationem acquirunt » (Rom., XIII, 2). Le devoir des supérieurs, c'est de n'exercer leur autorité que comme délégués de Dieu, pour procurer sa gloire, et promouvoir le bien général de la communauté ; s'ils y manquent, ils sont responsables de cet abus d'autorité devant Dieu et ses représentants. Mais le devoir des inférieurs c'est d'obéir aux représentants de Dieu comme à Dieu lui-même : « Qui vos audit, me audit… qui vos spernit, me spernit » (Luc, X, 16). On en voit la raison : sans cette soumission, il n'y aurait, dans les diverses communautés, que désordre et anarchie, et tout en souffrirait.
1060. b) Mais quels sont les supérieurs légitimes ? Ce sont ceux qui sont placés par Dieu à la tête des diverses sociétés. 1) Dans l'ordre naturel, on peut distinguer trois sortes de sociétés : la société domestique ou familiale, à laquelle président les parents et surtout le père de famille ; la société civile, que gouvernent ceux qui sont les détenteurs légitimes de l'autorité selon les systèmes reconnus dans les diverses nations ; la société professionnelle, où il y a des patrons et des ouvriers, dont les droits et devoirs respectifs sont déterminés par le contrat de travail. 2) Dans l'ordre surnaturel, les supérieurs hiérarchiques sont : le S. Pontife, dont l'autorité est souveraine et immédiate dans l'Eglise universelle ; les Evêques, qui ont juridiction dans leurs diocèses respectifs, et, sous leur autorité, les curés et les vicaires, chacun dans les limites tracées par le Code de droit Canon. De plus, il y a dans l'Eglise, des communautés particulières avec des constitutions et des règles approuvées par le S. Pontife ou par les Evêques, et ayant des Supérieurs nommés conformément aux Constitutions ou règles ; là encore nous nous trouvons donc en face d'autorités légitimes. Par conséquent quiconque entre dans une communauté s'engage par là même à en observer les règlements et à obéir aux Supérieurs qui commandent dans les limites définies par la règle.
1061. c) Il y a donc des limites posées à l'exercice de l'autorité. 1) Il est évident tout d'abord qu'il n'est ni obligatoire ni permis d'obéir à un supérieur qui commanderait quelque chose de manifestement contraire aux lois divines ou ecclésiastiques ; ce serait alors le cas de redire la parole de S. Pierre : « Mieux vaut obéir à Dieu qu'aux hommes, obedire oportet Deo magis quam hominibus » (Act., V, 29) : parole libératrice qui assure la liberté chrétienne contre toute tyrannie. Il en serait de même si ce qui est commandé est notoirement impossible. Mais, comme nous sommes sujets à nous faire illusion en cas de doute, il faut présumer que le supérieur a raison. 2) Si un supérieur commande en dehors de ses attributions, par exemple, si un père s'oppose à la vocation mûrement étudiée de son enfant, il outrepasse ses droits, et on n'est pas tenu de lui obéir. Il en serait de même d'un supérieur de communauté qui donnerait des ordres en dehors de ce que lui permettent les constitutions et les règles, celles-ci ayant sagement déterminé des limites à son autorité.

II. Les degrés de l'obéissance

1062. 1° Les commençants s'appliquent avant tout à observer fidèlement les commandements de Dieu et de l'Eglise ; et à se soumettre au moins extérieurement aux ordres des supérieurs légitimes avec diligence, ponctualité et esprit surnaturel.
1063. 2° Les âmes plus avancées : a) méditent avec soin les exemples que Jésus nous donne depuis le premier instant de sa vie, où il s'offre pour faire en tout la volonté de son Père, jusqu'au dernier où il meurt victime de son obéissance. Elles le supplient de venir vivre en elles avec cet esprit d'obéissance ; et s'efforcent de s'unir à lui pour se soumettre aux supérieurs, comme il était lui-même soumis à Marie et à joseph : « et erat subditus illis » (Luc, II, 51). b) Elles ne se contentent pas d'obéir extérieurement, mais elles soumettent intérieurement leur volonté, même dans les choses pénibles, contraires à leur humeur ; elles le font de grand cœur, sans se plaindre, heureuses même de pouvoir par là se rapprocher plus parfaitement de leur divin modèle. Elles évitent surtout de prendre des détours pour amener le supérieur à vouloir ce qu'elles veulent elles-mêmes. Car, comme le remarque S. Bernard, « si, désirant une chose, vous travaillez soit ouvertement soit secrètement à vous la faire commander par votre père spirituel, ne vous flattez pas d'obéir en ceci : vous ne faites que vous séduire. Car ce n'est pas vous qui obéissez à votre supérieur, mais c'est lui qui vous obéit. » (Serm. de diversis, XXXV, 4).
1064. 3° Les âmes parfaites font plus encore : elles soumettent leur jugement à celui de leur supérieur, sans même examiner les raisons pour lesquelles il commande. C'est ce qu'explique fort bien S. Ignace : « Mais si quelqu'un veut faire de soi-même un sacrifice parfait, il est nécessaire qu'après avoir soumis à Dieu sa volonté, il lui consacre encore son entendement,… de sorte que non seulement il veuille ce que le supérieur veut, mais qu'il soit aussi de même sentiment avec lui, et que son jugement soit entièrement assujetti au jugement du supérieur, autant qu'une volonté déjà soumise peut soumettre l'entendement... » Le jugement peut, aussi bien que la volonté, s'égarer en ce qui nous touche, et par conséquent comme pour empêcher que notre volonté ne se dérègle, nous l'unissons à celle du supérieur : « ainsi dans la crainte que notre jugement ne se trompe, nous devons le conformer de même au jugement du supérieur ». Il ajoute toutefois que « s'il se présente à votre esprit quelque sentiment différent de celui du supérieur, et qu'après avoir consulté Notre Seigneur dans la prière il vous semble devoir l'exposer, vous pouvez le faire. Mais de peur qu'en cela l'amour-propre et votre sens particulier ne vous trompent, il est à propos d'y apporter cette précaution qu'avant de proposer votre sentiment et après l'avoir fait, vous vous teniez dans une parfaite égalité d’esprit, tout disposé non seulement à entreprendre ou à laisser ce dont il s’agit, mais encore à approuver et à regarder comme le meilleur tout ce que le supérieur aura déterminé » (Lettre CXX, p. 464). C'est ce qu'on appelle l'obéissance aveugle, qui fait que l’on est etre les mains des supérieurs, mais avec les réserves que fait S. Ignace et celles que nous avons faites plus haut, cette obéissance n’a rien de déraisonnable, puisque c'est à Dieu que nous soumettons notre volonté et notre intelligence, comme nous allons encore le préciser, en exposant les qualités de l'obéissance.

III. Les qualités de l'obéissance

L'obéissance, pour être parfaite, doit être surnaturelle dans son intention, universelle dans son extension, intégrale en son exécution ;
1065. 1° Surnaturelle dans son intention : ce qui veut dire que nous devons voir Dieu lui-même ou Jésus-Christ dans nos supérieurs, puisqu'ils n'ont d'autorité que par lui. Rien ne rend l'obéissance plus facile : car qui voudrait refuser d'obéir à Dieu ? C'est bien ce que recommande S. Paul aux serviteurs : « Obéissez à vos maîtres avec respect et crainte et dans la simplicité de votre cœur, comme au Christ, ne faisant pas seulement le service sous leurs yeux, comme pour plaire aux hommes, mais en serviteurs du Christ, qui font de bon cœur la volonté de Dieu » (Ephes., VI, 5-9).
C’est aussi ce que S. Ignace écrivait à ses Religieux de Portugal : « je souhaite que vous vous portiez avec tout le soin et avec toute l'application possible à reconnaître Jésus-Christ N. S. en quelque supérieur que ce soit, et à rendre avec un profond respect dans sa personne à la divine Majesté l'honneur que vous lui devez… Ainsi qu’ils ne considèrent jamais la personne même à qui ils obéissent mais qu'ils voient en elle Jésus-Christ N. S, en considération duquel ils obéissent. Et en effet, si l'on doit obéir au supérieur, ce n'est point en vue de sa prudence, de sa bonté ou d’autres qualités que Dieu pourrait lui avoir données, mais uniquement parce qu’il est le lieutenant de Dieu... Que si au contraire il paraissait avoir moins de prudence et de sagesse, ce n'est pas une raison de lui obéir avec moins d'exactitude, puisque en sa qualité de supérieur il représente la personne de Celui dont la sagesse est infaillible, et qui suppléera par lui-même à tout ce qui pourrait manquer à son ministre, soit de vertu soit d'autres bonnes qualités » (Lettre CXX, p. 458-459).
Rien de plus sage que ce principe : car si aujourd'hui nous obéissons à notre supérieur, parce que ses qualités nous plaisent, que ferons-nous demain si nous avons un supérieur qui nous paraisse dépourvu de ces qualités ? Et ne perdons-nous pas notre mérite en nous soumettant à un homme que nous estimons au lieu de nous soumettre à Dieu lui-même ? Donc ne regardons pas les défauts de nos supérieurs, ce qui rend l'obéissance plus difficile ; ni leurs qualités, ce qui la rend moins méritoire, mais Dieu vivant et commandant en leur personne.
1066. 2° Universelle dans son extension, en ce sens que nous devons obéir à tous les ordres du supérieur légitime, lorsqu'il commande légitimement. Ainsi donc, comme le dit S. François de Sales, l'obéissance « se soumet amoureusement à faire tout ce qui lui est commandé, tout simplement, sans regarder jamais si le commandement est bien ou mal fait, pourvu que celui qui commande ait le pouvoir de commander, et que le commandement serve à la conjonction de notre esprit avec Dieu » (Entr. spirit., ch. XI, p. 170). Mais il ajoute que si un supérieur commande ce qui est manifestement contraire à la loi de Dieu, on a le devoir de ne pas s'y soumettre ; une telle obéissance, nous dit S. Thomas, serait indiscrète.
En dehors de ce cas, le vrai obéissant ne s'égare pas, même si le supérieur se trompe et commande des choses moins bonnes que celles qu'on désire faire : alors en effet, Dieu, à qui l'on obéit, et qui voit le fond des cœurs, récompense l'obéissance, en assurant le succès de ce qu'elle entreprend. Le vrai obéissant, dit S. François de Sales, en commentant la parole : « vir obediens loquetur victorias », demeurera vainqueur en toutes les difficultés esquelles il sera porté par obéissance, et sortira à son honneur des chemins esquels il entrera par obéissance, pour dangereux qu'ils puissent être » (Vrays Entr. spirit., ch. XI, p. 191). En d'autres termes, notre supérieur peut se tromper en commandant ; nous, nous ne nous trompons point en obéissant.
1067. 3° Intégrale dans son exécution, et par conséquent ponctuelle, sans restriction, constante, et même joyeuse. a) Ponctuelle, car l'amour qui préside à l'obéissance parfaite nous fait obéir promptement : « l'obéissant aime le commandement, et dès qu'il l'aperçoit de loin, quel qu'il puisse estre, soit-il selon son goust ou non, il l'embrasse, il le caresse et le chérit tendrement » (Ibid., p. 178). C'est bien ce que dit S. Bernard : « Le vrai obéissant ne connaît point de délais ; il a horreur du lendemain ; il ignore les retards ; il prévient le commandement ; il tient ses yeux attentifs, ses oreilles dressées, sa langue prête à parler, ses mains disposées à agir, ses pieds prêts à s'élancer ; il est tout recueilli pour saisir aussitôt la volonté de celui qui commande ». (Sermo de diversis, XLI, 7). b) Sans restriction, car faire un choix, obéir en certaines choses et désobéir dans les autres, c'est perdre le mérite de l'obéissance, c'est montrer qu'on se soumet en ce qui plaît, et par suite que cette soumission n'est point surnaturelle. Rappelons-nous donc ce que dit Notre Seigneur : « Un seul iota ou un seul trait de la Loi ne passera pas que tout ne soit accompli, iota unum aut unus apex non præteribit a lege donec omnia fiant » (Matth., V, 18). Il nous demande aussi la constance ; et c'est là un des grands mérites de cette vertu : « car de faire joyeusement une chose que l'on commande pour une fois, tant que l'on voudra, cela ne couste rien ; mais quand on vous dit : Vous ferez toujours cela, et tout le temps de votre vie, c'est là où il y a de la vertu et où gist la difficulté » (S. Fr. de Sales, Entr. spirit., ch.
XI, p. 182). c) Joyeuse : « hilarem enim datorem diligit Deus » (II Cor., IX, 7). L'obéissance ne peut être joyeuse dans les choses pénibles, que si elle est inspirée par l'amour ; rien ne coûte en effet à celui qui aime, parce qu'on ne pense pas à la souffrance, mais à celui pour qui l'on souffre. Or quand on voit Notre Seigneur dans la personne de celui qui commande, comment ne pas l'aimer, comment ne pas faire de grand cœur le petit sacrifice réclamé par Celui qui est mort victime de son obéissance pour nous ? Voilà pourquoi il faut toujours en revenir au principe général que nous avons posé : voir Dieu dans la personne de son supérieur; alors on comprend mieux aussi l'excellence et les fruits de l'obéissance.

IV. L'excellence de l'obéissance

1068. De ce que nous avons dit découle l'excellence de l'obéissance. S. Thomas n'hésite pas à dire qu'après la vertu de religion, elle est la plus parfaite de toutes les vertus morales, parce que plus que les autres elle nous unit à Dieu, en ce sens qu'elle nous détache de notre volonté propre qui est le plus grand obstacle à l'union divine (Sum. theol., IIa IIæ, q. 104, a. 3). Elle est en outre la mère et la gardienne des vertus, et transforme nos actes ordinaires en actes vertueux.
1069. 1° L’obéissance nous unit à Dieu et nous fait communier habituellement à sa vie. a) Elle soumet en effet directement notre volonté à la volonté divine et par là même toutes nos autres facultés, en tant qu’elles sont soumises à la volonté. Cette soumission est d'autant plus méritoire qu'elle se fait librement : les créatures inanimées obéissent à Dieu par une nécessité de leur nature ; mais l'homme obéit par le libre choix de sa volonté. Par là il fait hommage à son Souverain Maître de ce qu’il a de plus cher, et immole la plus excellente des victimes. Il entre ainsi en communion avec Dieu, puisqu'il n'a plus d'autre volonté que la sienne, redisant la parole héroïque de Jésus au moment de son agonie : « non mea voluntas, sed tua fiat » (Luc, XXII, 42). Communion très méritoire et très sanctifiante, puisqu'elle unit la volonté, le bien le plus précieux que nous ayons, à la volonté divine, toujours bonne et sainte. b) Et, comme la volonté est la reine de toutes les facultés, en l'unissant à Dieu, nous lui unissons toutes les puissances de notre âme. Ce sacrifice est plus grand que celui des biens extérieurs que nous faisons par la pauvreté, que celui des biens du corps que nous faisons par la chasteté et la mortification ; c'est vraiment le plus excellent des sacrifices : « melior est obedientia quam victimæ » (I Reg., XV, 22). c) Il est aussi le plus constant et le plus durable ; par la communion sacramentelle nous ne demeurons unis à Dieu que quelques instants ; mais l'obéissance habituelle établit entre notre âme et Dieu une sorte de communion spirituelle permanente, qui nous fait demeurer en lui comme il demeure en nous, puisque nous voulons tout ce qu'il veut et rien que ce qu'il veut, ce qui est au fond la plus réelle, la plus intime, la plus pratique de toutes les unions.
1070. 2° Elle est, par voie de conséquence, la mère et la gardienne de toutes les vertus, selon la belle expression de S. Augustin: « Obedientia in creatura rationali mater quodammodo est custosque virtutum » (De Civit. Dei, l. XIV, c. 12). a) Elle se confond en fait avec la charité, puisque, comme l'enseigne S. Thomas, l'amour produit avant tout l'union des volontés. Et n'est-ce pas là l'enseignement de S. Jean ? Après avoir déclaré que celui qui prétend aimer Dieu et ne garde pas ses commandements, est un menteur, il ajoute : « Mais celui qui garde sa parole, c'est en lui véritablement que l'amour de Dieu est parfait ; par là nous connaissons que nous sommes en lui » (Joan., II, 5). N'est-ce pas aussi l'enseignement du divin Maître, quand il nous dit que garder ses commandements, c'est l'aimer : « Si diligitis me, servate mandata » (Joan., XIV, 15). L'obéissance vraie est donc au fond un acte excellent de charité.
1071. b) Elle nous fait aussi pratiquer les autres vertus, en tant que toutes sont commandées ou du moins conseillées. Ainsi, elle nous fait pratiquer la mortification et la pénitence, si souvent prescrites dans l'Evangile, la justice, la religion, la charité et toutes les vertus contenues dans le Décalogule. Elle nous fait même ressembler aux martyrs, qui sacrifient leur vie pour Dieu ; comme l’explique en effet S. Ignace, « par elle la volonté et le jugement propre sont dans tous les temps immolés, et étendus comme des victimes sur l’autel en sorte que dans l'homme, à la place du libre arbitre, il n'y a plus que la volonté de Jésus-Christ N.-S., laquelle nous est intimée par celui qui commande ; et ce n'est pas seulement le désir de la vie, ainsi qu'il arrive dans le martyre, qui est immolé par l'obéissance, mais ce sont tous les désirs à la fois » (Lettre citée, p. 235-236). C'était ce que disait S. Pacôme à un jeune religieux qui désirait le martyre. « Assez meurt martyr qui bien se mortifie ; c'est un plus grand martyre de persévérer toute sa vie en obéissance, que non pas de mourir tout d'un coup par un glaive » (S. Fr. de Sales, Entr. spirit., p. 183).
1072. c) L'obéissance nous donne par là une sécurité parfaite ; laissés à nous-mêmes, nous nous demanderions ce qu'il y a de plus parfait ; l'obéissance, en nous traçant notre devoir pour chaque instant, nous montre la voie la plus sûre pour nous sanctifier : en faisant ce qu'elle prescrit nous réalisons aussi pleinement que possible la condition essentielle demandée par la perfection, l'accomplissement du bon plaisir de Dieu. De là un sentiment de paix profonde et inaltérable ; quand on ne veut faire que la volonté de Dieu exprimée par les supérieurs, on ne se préoccupe ni de ce qu'il faut faire, ni des moyens de le réaliser ; on n'a qu'à recevoir les ordres de celui qui tient la place de Dieu, et à les exécuter le moins mal qu’on peut : la Providence se charge du reste. Elle ne nous demande pas le succès, mais simplement l'effort pour accomplir les ordres donnés. On peut d'ailleurs se rassurer sur le résultat final : il est clair que si nous faisons la volonté de Dieu, lui se chargera de faire la nôtre, c'est-à-dire d'exaucer nos requêtes et de favoriser nos desseins. C'est donc la paix en cette vie ; et, quand nous arrivons au terme, l'obéissance nous ouvre encore l'entrée du ciel : perdu par la désobéissance de nos premiers parents, reconquis par l'obéissance de Jésus-Christ, le ciel est réservé à ceux qui se laissent conduire par les représentants de ce divin Sauveur. Pas d’enfer pour les vrais obéissants.
1073. 3° Enfin l'obéissance transforme en vertus et en mérites les occupations les plus ordinaires de la vie, repas, récréations, travaux ; tout ce qui est fait en esprit d'obéissance participe au mérite de cette vertu, plaît à Dieu et sera récompensé par lui Au contraire tout ce qui est fait en opposition avec la volonté des Supérieurs, fût-il excellent en lui-même, n'est au fond qu'un acte de désobéissance. Aussi on compare souvent l'obéissance au voyageur qui est entré dans un navire conduit par un excellent pilote : chaque jour, même quand il se repose, il avance vers le port, et ainsi, sans fatigue et sans préoccupations il arrive au but désiré, au port de la bienheureuse éternité.
1074. Concluons par ces paroles que Dieu adresse à sainte Catherine de Sienne : « Combien douce et glorieuse cette vertu qui enferme en elle toutes les vertus ! Elle a été conçue et enfantée par la charité. Sur elle est établie la pierre de la très sainte foi... Elle est le centre même de l'âme qu'aucune tempête ne peut atteindre... Les privations ne lui causent nulle affliction ; car l'obéissance lui a appris à ne désirer que moi seul, qui puis, si je le veux, réaliser tous ses désirs... O obéissance, qui accomplis la traversée sans peine et arrives sans péril au port du salut ! Tu te conformes au Verbe, mon Fils unique ; tu prends passage sur la barque de la très Sainte-Croix, prête à tout souffrir plutôt que de t'écarter de l'obéissance du Verbe et, d'enfreindre sa doctrine ! Comme ta longue persévérance te fait grande ! Si grande que tu vas de la terre au ciel, puisque c'est par toi et par toi seule qu'on le peut ouvrir ». (Dialogue, t. II, p. 259-260).

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