LA VOIE MYSTIQUE

adveniat regnum tuum

SECONDE PARTIE
Les trois voies

LIVRE II
La voie illuminative ou l'état des âmes en progrès

961. Quand on a purifié son âme des fautes passées par une longue et laborieuse pénitence, proportionnée au nombre et à la gravité de ses fautes ; quand on s'est affermi dans la vertu par la pratique de la méditation, de la mortification et de la résistance aux inclinations mauvaises et aux tentations, on entre dans la voie illuminative. Elle est ainsi appelée parce qu'elle consiste surtout à imiter Notre Seigneur par la pratique positive des vertus chrétiennes ; or Jésus est la lumière du monde, et qui le suit ne marche pas dans les ténèbres : « Qui sequitur me, non ambutat in tenebris, sed habebit lumen vitæ » (Joan., VIII, 12).

INTRODUCTION

Avant de décrire les vertus que doivent pratiquer les âmes en progrès, nous avons trois questions préliminaires à élucider : 1° quels sont ceux à qui convient la voie illuminative ; 2° quel est le programme à suivre dans cette voie ; 3° quelle est la différence entre les âmes pieuses et les âmes ferventes qui cheminent en cette voie.

I. Quels sont ceux à qui convient là voie illuminative

962. Ste Thérèse décrit ainsi les habitants des troisièmes demeures, c’est-à-dire, les âmes en progrès : « Elles ont un grand désir de ne pas offenser la divine Majesté : elles évitent même les péchés véniels ; elles aiment la pénitence ; elles ont leurs heures de recueillement ; elles emploient utilement le temps ; elles s'exercent dans les œuvres de charité envers le prochain. Tout est bien réglé en elles : leurs paroles, leurs habits, le gouvernement de leur maison, si elles en ont une à conduire ».
De cette description on peut dégager les conclusions suivantes.
963. 1° Puisque la voie illuminative consiste dans l'imitation de Notre Seigneur, il faut, pour y entrer, réaliser les trois conditions suivantes, qui nous permettent de suivre le divin Maître par la pratique positive des vertus dont il nous a donné l'exemple.
A) Il faut avoir déjà acquis une certaine pureté de cœur pour pouvoir aspirer, sans trop de témérité, à cette union habituelle avec Notre Seigneur que suppose l'imitation de ses vertus : tant que l'âme demeure exposée à tomber de temps en temps dans le péché mortel, elle doit avant tout lutter énergiquement contre les occasions de péché, les tendances mauvaises de la nature, et les tentations ; c'est après avoir surmonté ces difficultés qu'elle s'occupe plus utilement du côté positif des vertus. Il faut aussi qu'elle ait en horreur le péché véniel de propos délibéré et s'efforce de l'éviter.
B) Il faut en outre qu'elle ait mortifié ses passions. Pour suivre Notre Seigneur, il importe en effet de renoncer non seulement au péché mortel mais encore au péché véniel de propos délibéré, surtout à celui qu'on commet fréquemment et auquel on a des attaches. Or c'est en luttant vaillamment contre les passions et les vices capitaux qu'on parvient à cette maîtrise de soi qui permet de pratiquer le côté positif des vertus et de se rapprocher ainsi progressivement du divin Modèle. Alors en effet on peut avoir une vie bien réglée, des moments de récollection, et employer son temps à l'accomplissement de ses devoirs d'état.
964. C) Il est enfin nécessaire d'avoir acquis par la méditation des convictions profondes sur toutes les grandes vérités, afin qu'on puisse donner plus de temps aux pieuses affections et à la prière proprement dite dans l'oraison. C'est en effet par ces affections et par la demande qu'on attire en soi les vertus de Notre Seigneur et qu'on peut les pratiquer sans trop de difficultés.
On reconnaît donc les progressants à ces deux signes principaux : 1) ils éprouvent une grande difficulté à faire une oraison purement discursive ; l'attrait du Saint Esprit les porte à joindre aux raisonnements beaucoup d'affections ; 2) ils ont un désir ardent et habituel de s'unir à Notre Seigneur, de le connaître, de l'aimer, de l'imiter.
965. 2° De ce que nous venons de dire découlent les différences principales entre les deux voies, purgative et illuminative.
A) Le but, de part et d'autre, c'est bien l'effort et la lutte ; mais les commençants luttent contre le péché et ses causes, tandis que les âmes en progrès luttent pour orner leur âme en acquérant les vertus de Notre Seigneur. Toutefois il n'y a pas d'opposition entre ces deux orientations ; l'une prépare à autre : en se détachant du péché et de ses causes, on pratique déjà les vertus, dans leur premier degré, qui est surtout négatif ; par ailleurs les vertus positives, qu'on pratique dans la voie illuminative, perfectionnent le détachement de soi-même et des créatures ; dans le premier cas, on met l'accent sur le côté négatif, dans le second, sur le côté positif : les deux se complètent mutuellement. On ne cesse donc pas de faire pénitence et de se mortifier, mais c'est en vue de s'unir et de ressembler davantage à Notre Seigneur.
B) Les moyens, tout en restant substantiellement les mêmes, diffèrent dans la façon dont on les met en œuvre : la méditation, qui était discursive, devient affective ; la pensée, qui se portait habituellement sur Dieu, se concentre davantage sur Notre Seigneur qu'on veut connaître, aimer, imiter : il devient véritablement le centre de notre vie.

II. Programme à suivre dans la voie illuminative

966. Ce programme découle de ce que nous avons dit.
1° Le but direct est de nous conformer à Notre Seigneur de manière à faire de lui le centre de notre vie.
A) Nous en faisons le centre de nos pensées. Nous aimons à étudier sa vie et ses mystères ; l'Evangile a pour nous des charmes nouveaux : nous le lisons lentement, affectueusement, nous intéressant aux moindres détails de la vie du Sauveur, surtout à ses vertus. Nous y trouvons des sujets d'oraison inépuisables, aimant à méditer ses paroles, à les analyser dans le détail, à nous en faire l'application. Quand nous voulons pratiquer une vertu, c’est en Jésus que nous l'étudions tout d'abord, nous rappelant ses enseignements et ses exemples, et trouvant là le motif le plus puissant pour reproduire en nous ses dispositions et ses vertus. C'est lui encore qui est le centre de nos pensées à la sainte Messe et dans la communion : les prières liturgiques sont pour nous un excellent moyen de l'étudier. Enfin on s'efforce, par de pieuses lectures, de mieux connaître l'enseignement de Notre Seigneur, surtout sa doctrine spirituelle, et c'est Jésus qu'on cherche dans les livres : Jesum quærens in libris.
967. B) Cette connaissance conduit à l'amour, et Jésus devient ainsi le centre de nos affections. a) Comment en effet pourrait-on étudier chaque jour Celui qui est la beauté et la bonté même sans se sentir épris d'amour pour lui ? « Depuis que j'ai connu Jésus-Christ, disait Lacordaire, rien ne m'a paru assez beau pour le regarder avec concupiscence ». Si les Apôtres, au Thabor, en voyant l'humanité de Notre Seigneur transfigurée, furent si ravis d'admiration et d'amour qu'ils s'écrièrent : « Il est bon pour nous de demeurer ici, bonum est nos hic esse » (Matth., XVII, 4), combien plus sommes-nous ravis nous-mêmes en face de la beauté divine qui reluit en jésus ressuscité ? b) Et comment ne pas l'aimer en méditant souvent l'amour qu'il nous a témoigné et qu'il ne cesse de nous témoigner dans l'Incarnation, la Rédemption, et l'Eucharistie? S. Thomas a résumé, dans une strophe d'une concision merveilleuse, les grands bienfaits du Sauveur à notre égard (Hymne des Laudes du Saint Sacrement) :

Se nascens dedit sodum,
Convescens in edulium,
Se moriens in pretium,
Se regnans dat in præmium.

Au jour de sa naissance, il se fait notre compagnon de route, notre ami, notre frère, et ne nous laisse jamais seuls. En instituant l'Eucharistie, il devient notre nourriture et rassasie de son corps, de son sang, de son âme, de sa divinité nos âmes qui ont faim et soif de lui. En mourant sur la croix, il paie le prix de notre rançon, nous délivre de la servitude du péché, nous rend la vie spirituelle et nous donne la plus grande marque d'amour qui se puisse donner à des amis. Enfin, dans le ciel, il se donne lui-même en récompense, nous le possédons pendant toute l'éternité, et désormais notre bonheur se confond avec sa gloire. Nous ne saurons donc jamais assez reconnaître son infinie bonté, jamais assez l'aimer.
968. C) Or l'amour conduit à l'imitation. Précisément parce qu'on est attiré vers l'ami par l'estime qu'on a pour ses vertus, on veut reproduire en soi ces mêmes vertus, afin de ne faire avec lui qu'un cœur et qu'une âme. On sent en effet que cette union, pour être intime et profonde, ne peut se faire qu'en communiant aux pensées, aux sentiments, aux vertus de l'ami ; instinctivement on copie ce que l'on aime. Ainsi Jésus devient le centre de nos actions, de notre vie tout entière. Quand on prie, on attire en soi Notre Seigneur avec son esprit de religion, pour glorifier Dieu et demander efficacement les grâces dont on a besoin. Quand on travaille, on s'unit au divin ouvrier de Nazareth pour travailler, comme lui, à la gloire de Dieu et au salut des âmes. Quand on veut acquérir une vertu, on attire en soi Jésus, modèle parfait de cette vertu, et avec lui on s’efforce de la pratiquer. Il n’est pas jusqu’aux récréations qui ne soient prises en union avec lui et dans son esprit, en vue de mieux travailler ensuite aux grands intérêts de Dieu et de son Eglise.
969. 2° Mais, pour atteindre ce but, il faut des moyens, et ces moyens seront, outre la prière et l'oraison affective, l'effort soutenu pour pratiquer les vertus chrétiennes qui nous font mieux connaître, aimer et imiter Notre Seigneur, à savoir les vertus théologales et les vertus morales. On vise à la vertu solide basée non sur des émotions, mais sur des convictions profondes.
A) Ces vertus se pratiquent parallèlement, en ce sens qu'on ne peut s'exercer aux vertus morales sans s'exercer aux vertus théologales, et réciproquement. Ainsi on ne peut cultiver la prudence chrétienne sans être guidé par les lumières de la foi, soutenu par l'espérance et stimulé par l'amour de Dieu ; de même la foi et l'espérance supposent la prudence, la force et la tempérance ; et ainsi des autres vertus.
Toutefois il est des vertus qui conviennent mieux à tel ou tel stage de la voie illuminative. Ainsi ceux qui entrent dans cette voie mettent l'accent sur certaines vertus morales, dont ils sentent davantage le besoin pour triompher de la sensualité ou de l'orgueil. Plus tard, quand on a dominé ces vices, on s'adonnera plus spécialement aux vertus théologales, qui nous unissent plus directement à Dieu.
970. B) Pour mieux comprendre cette doctrine il faut dès maintenant indiquer brièvement la différence entre ces vertus. a) Les vertus théologales ont pour objet direct Dieu lui-même et pour motif un attribut divin ; ainsi par la foi, je crois en Dieu appuyé sur son autorité divine ; par la charité je l'aime à cause de son infinie bonté. Par là même ces vertus nous unissent directement à Dieu : la foi nous fait communier à sa pensée, la charité à son amour. b) Les vertus morales ont pour objet direct un bien créé, et pour motif un bien honnête ; ainsi la justice a pour objet de rendre à chacun ce qui lui est dû, et son motif est l'honnêteté. Ces vertus préparent notre union à Dieu en écartant les obstacles, comme l'injustice, et même commencent cette union : car, en étant juste, je m'unis à Dieu qui est la justice même. Mais  ce sont les vertus théologales qui, plus directement unifiantes, consomment cette union.
971. C) Il en résulte que si on étudie les vertus selon l'ordre de dignité, on doit commencer par les vertus théologales ; mais si on suit l'ordre psychologique, qui va du moins parfait au plus parfait, comme nous le faisons ici, il faut commencer par les vertus morales, en n'oubliant pas toutefois notre remarque précédente sur le développement parallèle des vertus chrétiennes.

III. Deux catégories d'âmes en progrès

Dans la voie illuminative, on peut distinguer bien des catégories d'âmes, et surtout deux principales : les âmes pieuses et les âmes ferventes.
972. 1° Les premières ont de la bonne volonté, de l'élan vers le bien, et font des efforts sérieux pour éviter les fautes délibérées. Mais elles sont encore vaniteuses et présomptueuses ; peu accoutumées à l'abnégation, elles manquent d'énergie, de constance, surtout quand viennent les épreuves. De là des oscillations trop nombreuses dans leur conduite : prête à tout souffrir quand les épreuves sont encore lointaines, elles manquent de patience et se plaignent quand elles sont en face de la douleur ou de la sécheresse ; promptes à prendre de généreuses résolutions, elles ne les accomplissent qu'imparfaitement, surtout si des difficultés imprévues se présentent. Aussi leurs progrès sont lents, et elles ont besoin de cultiver les vertus de force, de constance et d'humilité.
973. 2° Les âmes ferventes sont plus humbles et plus généreuses. Défiantes d'elles-mêmes et confiantes en Dieu, déjà accoutumées à l'abnégation chrétienne, elles sont plus énergiques et plus constantes. Toutefois leur renoncement n'est ni absolu ni universel : elles ont un grand désir de perfection, mais leur vertu n'a pas été assez affermie par l'épreuve. Quand la consolation et la jouissance se présentent, elles les acceptent volontiers, et s'y reposent avec complaisance ; elles n'ont pas encore l'amour de la croix. Les résolutions énergiques prises le matin ne sont qu'en partie exécutées, parce qu'elles ne sont pas assez constantes dans leurs efforts. Elles ont fait assez de progrès en l'amour divin pour renoncer aux choses dangereuses, mais affectionnent parfois avec excès ce que Dieu leur permet d'aimer, leurs parents, leurs amis, les consolations qu'elles trouvent dans leurs exercices spirituels. Elles ont donc à se détacher encore plus parfaitement de tout ce qui gêne leur union à Dieu.
Nous ne traiterons pas à part de ces deux catégories d'âmes ; mais le directeur choisira, parmi les vertus que nous décrivons, celles qui conviennent le mieux à chaque âme.

DIVISION DU LIVRE SECOND

974. Le but des âmes en progrès étant de faire de Jésus le centre de leur vie : 1° elles s'appliqueront avec soin à l'oraison affective pour y puiser la connaissance, l'amour et l'imitation de leur divin modèle. 2° Elles pratiqueront aussi d'une façon spéciale, mais non exclusive, ces vertus morales qui, en les dégageant des obstacles qui s'opposent à l'union à Dieu, commenceront à les unir à Celui qui est l'exemplaire de toute perfection. 3° Alors les vertus théologales, qu'elles avaient déjà pratiquées dans la voie purgative et parallèlement avec les vertus morales, se développent en elles et deviennent le mobile principal de leur vie. 4° Mais, comme la lutte est loin d'être finie, il y aura encore des retours offensifs de l'ennemi qu'il faudra prévoir et combattre victorieusement  . D'où quatre chapitres.

CH. I.    DE L’ORAISON AFFECTIVE PROPRE A CETTE VOIE
CH. II.    DES VERTUS SORALES
CH. III.    DES VERTUS THÉOLOGALES
CH. IV.    DE LA LUTTE CONTRE LES RETOURS OFFENSIFS DE L'ENNEMI

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