LA VOIE MYSTIQUE

adveniat regnum tuum

Sœur Rose Wehrlé
(1846-1909)
Une mystique dominicaine du XIXe siècle

Marie Wehrlé (1846-1909) a quitté son Alsace natale à dix-neuf ans, pour le monastère dominicain de Mauléon. Elle y reçut le nom de Sœur Rose de Sainte-Marie. À vingt-quatre ans, elle fut envoyée à Cracovie pour promouvoir la réforme du monastère. La tuberculose la ramena à Mauléon. Dès 1878, elle part pour une fondation à Arles. Deux ans plus tard, elle est appelée en Belgique comme fondatrice des maisons du Rosaire Perpétuel. Cette branche du Tiers-Ordre contemplatif se développa sous sa houlette : en Belgique, en France, aux États-Unis. L’expulsion des religieux en France la conduisit à Baltimore, en 1903, avec sa communauté.

Cette participation active à la restauration de la vie dominicaine en France, allait de pair avec une profonde vie mystique qui s’est déroulée sur fond d’incompréhensions, de calomnies, de difficultés de toutes sortes. À partir de ses notes intimes[1], écrites à la demande du confesseur, j’ai retracé les grandes lignes de son itinéraire mystique, puis je me suis interrogée sur leur spécificité dominicaine.

I.                   Par Marie à Jésus

Marie Wehrlé fut consacrée à la Vierge Marie dès sa naissance et lui donna la première place dans sa vie jusqu’à sa profession :

C’était alors toujours par Marie que j’allais à Jésus ; l’amour d’enfant que j’avais pour cette divine Mère me faisait agir en tout en Elle et par Elle. Cet attrait de mon enfance dura jusqu’à ma profession.

À l’âge de dix ans, elle entend parler de l’enfer ; ce fut un choc, mais une parole intérieure la réconforte : « Ne crains rien… ton Dieu t’aime trop pour te laisser damner ! » La ferme assurance d’être aimée de Dieu se grava à jamais en elle. À douze ans, elle est admise à la communion fréquente et trouve sa joie dans les longs moments passés près du Saint-Sacrement. Une certitude naît en elle : Dieu seul peut être son bonheur. À quinze ans, par le vœu de virginité, elle se donne au Christ : « Jésus était mon seul et unique bien-aimé, et, pour lui plaire, je renonçais à tous les plaisirs du monde, même les plus légitimes. » À dix-huit ans, elle s’attache à Marie « en qualité de sa petite esclave » : la doctrine mariale de Grignon de Montfort est à l’arrière-fond. Après cette donation totale, elle récite son Rosaire chaque jour, attirée par la méditation des mystères.

II.                Attirée par Notre-Seigneur

Sa profession religieuse (1866) marque un tournant : « Je me sentis plus directement attirée par Notre-Seigneur. »

A.                Purification par Notre-Seigneur

Conversion et vie mystique vont de pair pour sœur Rose. La lutte contre l’orgueil, contre l’attachement à la maîtresse des novices, contre la jalousie, devient son travail quotidien. Elle vit l’obéissance avec une grande exactitude et fait effort pour respecter le silence profond. Mais très tôt le Seigneur intervient et se charge lui-même de sa purification :

Notre-Seigneur commença à me faire le chapitre. Oui, ce bon Maître […] tantôt me reprenait sévèrement de mes défauts, tantôt me les montrait avec tendresse. Il ne me laissait rien passer.

Il la comblait de grâces dans l’oraison. Lorsqu’elle communiait : « il me semblait que Jésus s’asseyait dans mon cœur comme pour se reposer des fatigues essuyées auprès des âmes qu’Il poursuit en vain pour les amener à son amour. » La tendresse de Dieu lui faisait prendre une conscience redoublée de ses péchés : « Je me fondais, je me mourais de douleur en pensant que j’avais aimé un jour les créatures. Je pleurais mes péchés sans vouloir me consoler. »

B.                Alternances de consolations et de désolations

Bientôt consolations et désolations se succèdent. Le désir de vivre du pur amour grandit en son âme tandis que sa grande pauvreté, l’ampleur de son péché lui causent une grande douleur :

Il me semblait que j’avais perdu mon Jésus, et ma douleur était d’autant plus grande que ce divin Maître avait depuis longtemps allumé dans mon âme un véhément désir de ne vivre que de son pur amour […] Un jour que j’étais dans la douleur de l’absence de mon divin Maître, j’entendis tout à coup une voix distincte qui paraissait venir du tabernacle […]. Je relevai un peu la tête, mais je ne vis rien. Seulement, cet appel produisit en moi d’ineffables effets : instantanément, j’avais retrouvé Jésus, et je compris que s’Il me demandait où j’étais, alors que je le cherchais si anxieusement, c’était pour me faire entendre qu’Il n’était pas parti comme je le craignais, mais que c’était moi qui, dans l’excès de mes désolations, m’éloignais de Lui.

Quand elle part loin d’elle-même, lui ne s’éloigne pas d’elle.

C.                Expérience de la plénitude de l’Esprit

Un jour, sœur Rose est repoussée par la Mère Maîtresse dont elle espérait une consolation. Le Seigneur lui fait découvrir que la plénitude du bonheur ne vient pas des créatures ; il est donné par l’Esprit qui jaillit en elle comme une source vivifiante (Jn. 7, 38) :

Je sentis l’Esprit Saint m’envahir, m’envelopper et pénétrer tout en moi, et un tel bonheur affluer dans mon âme, que j’en étais comme enivrée. […] Délicieusement submergée dans ces eaux vivifiantes que l’Esprit Saint faisait jaillir en moi, je restai une heure environ, sous son action divine et immédiate, comme surprise et ravie hors de moi-même. Cet Esprit d’amour me faisait sentir sa présence, ses opérations, et Il m’expliquait, dans un ineffable langage, son action dans les âmes.

Sœur Rose a fait l’expérience de la vie du ciel, de la vie entièrement immergée en Dieu, vivifiée par l’Esprit.

D.                Qui est son Dieu ?

L’humanité du Christ, ses souffrances et sa mort sur la croix, sa totale immolation, la conduisent au Père, et la font entrer dans sa compassion pour les hommes. Par des visions intérieures plus que par l’étude, sa vie mystique s’enracine au cœur du Mystère.

1.                  Le Christ souffrant

Dès son noviciat, le Christ souffrant se manifeste à elle dans une vision intérieure :

Notre-Seigneur m’apparut couvert de plaies, et, subitement, Il ravit mon âme à elle-même et l’enleva à tout sentiment des choses extérieures. C’était si profond, que cette vue de mon Jésus sanglant m’abîma dans la douleur et la compassion la plus vive et me laissa d’ineffaçables impressions.

Sœur Rose est marquée de façon indélébile par cette première vision.

2.                  L’eucharistie : Pain céleste et immolé

La présence du Christ dans le tabernacle exerce sur sœur Rose un vif attrait : « quand j’entrais au chœur, et que, de loin, j’apercevais […] la petite flèche surmontant notre tabernacle, mon cœur semblait vouloir sortir de ma poitrine pour s’envoler vers celui qui était son seul amour. »

« Le Pain céleste » la nourrissait, lui apportait de grandes lumières, et un bonheur inexprimable ; il devint le cœur de sa vie :

Un matin, tandis que je descendais à l’ouvroir, Jésus me recueillit tout à coup en Lui et me demanda de faire de la sainte eucharistie l’unique occupation de ma vie. Il m’enseigna ensuite à passer mes journées en préparation et en action de grâces de mes communions, et me pressa de tout vendre pour acheter le trésor de l’eucharistie, caché dans le champ fécond de la sainte Église. Tout vendre, c’était me quitter moi-même sans restriction.

3.                  Le Cœur de Jésus

Passion et eucharistie sont unies dans le cœur du Christ, son cœur agonisant. Ce cœur aimait jusqu’à l’immolation et savait que son amour ne serait pas accueilli. Il l’invite à partager sa douleur :

Ce bon Maître me supplia un jour de venir lui tenir compagnie tous les jeudis à onze heures du soir. La permission m’en ayant été accordée, j’avais le bonheur de passer au chœur avec mon Jésus cette Heure Sainte. Durant ces moment précieux, agenouillée à côté de mon divin Sauveur, je lui étais étroitement unie. Il me semblait entrer dans son cœur agonisant, et ce divin Maître me faisait surtout pénétrer dans l’excessive douleur qui l’accablait en prévoyant que, malgré son immolation, son Père Céleste serait encore offensé par les hommes.

Le Cœur du Christ prend désormais une grande place dans les visions de sœur Rose, très souvent en lien avec l’eucharistie. Un jour, elle se trouva tout à coup transportée en esprit dans le tabernacle ; le Cœur de Jésus en gloire l’enveloppait de sa miséricorde :

Jésus était devant moi, au fond de sa prison d’amour, resplendissant de gloire et de beauté ; Il me regardait avec un amour d’une bienveillance infinie en me montrant son Cœur divin qui me semblait un soleil radieux et éblouissant. J’étais à ses pieds, enveloppée de ces rayons lumineux, et buvant mon tendre Maître du regard de mon âme.

Après la communion, « le Cœur de Jésus s’ouvrait pour m’attirer ; je voyais ce divin Cœur tout resplendissant et comme embrasé de flammes d’amour ». La communion eucharistique est révélation de l’ardent amour contenu dans le Cœur du Seigneur.

4.                  Jésus enfant

En fille de saint Dominique, sœur Rose est attirée par Jésus Enfant, le Dieu fait homme. En la fête du recouvrement du Seigneur, alors qu’une statue de Jésus docteur était dans sa cellule, le Seigneur la convie à pénétrer les mystères de sa vie cachée, de son humilité :

Notre-Seigneur se révéla à moi à cet âge si plein de grâces de douze ans et me fit entrer dans le profond mystère de sa vie cachée et de ses abaissements. Il me conviait à l’imiter. Éprise d’amour et de saintes émotions, en contemplant l’humilité de mon Jésus, je lui promis de faire tous mes efforts pour suivre ses exemples.

Elle voit aussi Jésus travaillant avec Joseph. Il est entièrement tendu vers la croix, vers le don de sa vie pour elle :

Quelquefois, pendant le travail ou l’oraison, je voyais Notre-Seigneur dans l’atelier de saint Joseph à Nazareth. Il avait seize à dix-huit ans et moi, je n’existais pas encore. Penché sur un établi, Jésus rabotait et dans sa prescience divine, Il me regardait avec un amour infini, et, tout en rabotant, Il murmurait : « C’est pour elle que je travaille… c’est pour elle que je mène une vie cachée… c’est pour elle que je souffrirai la mort de la croix !… » Et ses regards divins si beaux, si tendres, pénétraient jusqu’au fond de mon cœur, et je me liquéfiais, ivre d’amour, de reconnaissance et de saints transports. Oh ! Que je me sentais aimée, et que j’aurais voulu m’anéantir et me faire toute petite !

Marie est présente dans ces visions centrées sur l’enfance de Jésus. Ici encore, la note dominicaine est tangible : Marie est toute relative à l’humanité de l’Homme-Dieu :

En 1877, en la radieuse nuit de Noël, il me fut donné de pénétrer en esprit dans la petite étable de Bethléem. Marie, l’aimable Vierge Marie, était assise près de la crèche et, me souriant maternellement, m’attirait à Elle et m’invitait à jouer avec son doux Jésus. Jésus pouvait avoir deux ans : j’étais aussi petite que Lui. Ah ! que nous étions bien ensemble ! ! ! mais, tout à coup, je vins à penser que mes péchés feraient un jour mourir cet adorable Enfant ; alors, arrêté dans ses élans de joie, mon cœur se brisa de douleur.

E.                 Par Jésus vers le Père

Marie l’a conduite au Christ ; le Christ à son tour la conduit au Père. Sa vie mystique devient une constante communion avec la Trinité. Jésus n’est pas un terme, il est le chemin qui conduit au Père :

Aussitôt que Jésus était entré dans mon cœur, je perdais tout sentiment des choses créées et je me trouvais comme portée avec une ineffable tendresse dans les bras de mon Père Céleste. Il n’y avait pas de caresses que ne me fît alors ce Père adorable, et j’étais dans ses bras comme une toute petite enfant sans malice et sans autre souci que d’aimer un Père si bon.

Un jour, sœur Rose se trouve en présence de la Trinité. Le Père se manifeste à elle comme le Juge et Jésus comme l’avocat qui intercède et fait recouvrer la tendresse du Père : par lui les péchés sont pardonnés :

Un jour, ayant été frappée de plusieurs négligences de quelques sœurs dans les menus détails de l’obéissance, je m’étais laissée aller sur ce point, à une légère infidélité. J’en fus intimement reprise par mon Dieu. À l’oraison du soir, un recueillement profond me saisit tout à coup et m’enleva l’usage des sens extérieurs. Je me trouvai transportée dans le ciel en présence de la Sainte Trinité. Là, mon Père céleste, avec un visage sévère, me demanda de lui rendre compte de mon vœu d’obéissance. La très petite négligence dont je viens de parler me revint à l’esprit, à ce moment, et j’entrai dans une confusion et un regret inexprimables d’avoir pu manquer à la sainte obéissance. Alors, Jésus s’avança jusqu’à moi, et comme pour me consoler et dissiper mes craintes, Il me prit par la main, en me souriant amoureusement, et parlant en ma faveur à son divin Père, lui promit que je serais toujours une âme d’obéissance. Mon Père céleste me regarda à ce moment avec une tendresse et une bonté indéfinissables, et moi je sentis mon cœur concevoir une telle estime de l’obéissance parfaite, que je n’aurais jamais pu en négliger la pratique, me semble-t-il, quand même j’aurais été seule à observer ce qui était recommandé.

On ne peut pas ne pas faire le parallèle avec la vision du Père qu’a eue saint Dominique.

Le Père apparaît encore dans son âme après la communion et lui manifeste une immense tendresse. Il lui rend la robe blanche du baptême. Le scénario évoque la parabole de l’enfant prodigue (cf. Lc. 15, 22) :

Il me souriait et m’invitait à m’approcher d’une table éclatante de blancheur, où Lui-même voulait me servir son divin Fils. Il me fit asseoir à ses côtés, reposer entre ses bras, et, mettant à mon doigt un bel anneau, me fit comprendre au milieu de délices inexprimables, qu’Il me rendait la blanche robe de mon baptême. Nulle parole ne pourrait exprimer le bonheur d’enfant, la divine ivresse que je goûtai dans cet instant du Ciel, et combien je commençai à aimer d’un amour intime et tendre mon très doux Père du Ciel. Oh ! Comme j’étais pure et saintement enfant en revenant à moi !…

Dans ses notes intimes, sœur Rose dit de son baptême :

Je fus baptisée à l’église le 13 juillet. C’est donc sans aucun retard que je suis devenue l’enfant de mon Père Céleste et la demeure de la Très Sainte Trinité. Oh ! Si j’avais pu comprendre dès lors un tel bonheur !

Être « enfant du Père » et la spiritualité de l’enfance qui en découle, tient une grande place dans la vie mystique de sœur Rose. C’est pour elle comme l’épanouissement de son baptême.

Cette communion avec la Trinité est liée chez elle à l’oraison passive :

Depuis cette époque, dès que j’arrive au chœur pour l’oraison, je suis captivée, sans violence et sans effort de ma part, par le sentiment de la présence adorable de la Très Sainte Trinité. Immédiatement, mon cœur est pris, et quoique je ne perde pas l’usage de mes sens, aucune de mes facultés ne me dérange.

F.                 En réponse : immolation et compassion

La tendresse du Seigneur fit naître en sœur Rose un désir d’immolation, de rendre amour pour amour. Sa prise d’habit marqua le premier jalon sur ce chemin :

Pendant la retraite qui précéda ce beau jour, Notre-Seigneur, dans son infinie bonté, commença à se communiquer à mon âme avec d’ineffables délices. Il m’attirait si puissamment et me caressait avec tant d’amour que je me croyais dans un autre monde ; et c’est avec d’ardents désirs de l’aimer, de lui plaire et de m’immoler pour Lui que je reçus, le 20 août 1865, les blanches livrées de notre Ordre. Oh ! Que j’étais heureuse !

Toutes les visites du Seigneur en son âme produisirent ce même fruit : « la passion de m’immoler pour Lui ». Elles firent naître aussi en son cœur le désir de consoler Jésus délaissé, et la compassion pour les pécheurs. C’est ainsi qu’à Cracovie :

Tandis que j’étais retirée dans ma cellule, assez éloignée du chœur, j’entendis la voix de Jésus qui m’appelait du fond du tabernacle. En même temps, comme soulevée par une force inconnue à laquelle il ne m’eût pas été possible de résister, je suis transportée plutôt qu’entraînée à ses pieds divins. Arrivée près de la grille du chœur, et prosternée la face contre terre, j’entends la voix de mon très doux Sauveur qui me disait : « J’ai soif de toi, ma chère petite Épouse… Oh ! viens, viens me consoler ! » Et, en esprit, Il me montrait la foule qui passait et repassait devant son Temple, sans que presque jamais une seule âme lui donnât un regard, une pensée… Mon Bien-Aimé Jésus se plaignait de sa solitude et Il me demandait de Lui tenir compagnie et de le dédommager de tant d’oubli, de tant d’ingratitude… Pendant qu’Il me parlait ainsi, mon cœur se fondait d’amour et de compassion à la vue de l’indifférence dont les créatures paient sa tendresse et ses bienfaits, et je sentis un ardent désir de répondre à l’appel de mon Jésus et de le consoler par une vie de fidélité et d’intime union avec Lui.

III.              Approfondissement de sa vie mystique (1871-1896)

Par les visites du Seigneur, par les visions, par les douceurs de l’oraison, sœur Rose s’est enracinée dans le Mystère. Une autre étape commence qui la conduira à l’identification au Christ crucifié. Le Seigneur l’y a préparée en le lui annonçant, en lui faisant voir la gloire où cela conduisait, en le lui faisant désirer.

A.                Configuration au crucifié

À Cracovie, une sœur avait eu révélation de la croix qui attendait sœur Rose, don de l’amour du Seigneur :

Cette sœur fut prévenue, dans la suite, des épreuves que Notre-Seigneur m’envoyait et elle demanda à son directeur la permission de m’en avertir. Elle vit un jour, pendant son oraison, une grande croix étendue par terre, toute hérissée d’épines, mais la croix et les épines étaient d’or. Le divin Maître, debout près de la croix, regardait avec amour une sœur que cette religieuse reconnut être moi-même. Jésus lui montrait que cette croix et ces épines étaient pour moi et Il semblait s’attendrir en pensant à me les imposer. Il ajouta qu’elles étaient d’or, parce que c’était son amour qui me les avait préparées et que je les porterais avec courage.

B.                Premières ténèbres

Toujours pendant le séjour à Cracovie, sœur Rose est en prise à de terribles épreuves jusque-là inconnues. Les ténèbre envahissent son âme :

Tous les après-midi pendant une heure environ, j’étais tout à coup prise d’angoisses mortelles et plongée dans une telle agonie que je pensais en mourir. Tout était ténèbres en moi, mon Dieu me semblait à jamais perdu, et je poussais vers Lui des cris intimes par lesquels j’aurais voulu pénétrer le Ciel et ravir mon Jésus. Ordinairement, ces angoisses cessaient tout d’un coup, et je retrouvais subitement ma joie et mon bonheur ; mais que je souffrais auparavant !…

Alors qu’elle était habituée à une constante présence de Dieu, celle-ci parfois se dérobe :

Quand, parfois, ce divin Maître me dérobe le sentiment de sa présence, quelques minutes me paraissent des siècles. Je l’appelle par les cris intimes de mon âme ; il me semble que je meurs loin de Lui. Ordinairement, cette absence n’est pas longue ; et, pourtant, quand Il revient, on dirait que j’ai traversé un désert et que j’ai été bien longtemps sans Lui, et immédiatement je me fonds de bonheur de l’avoir retrouvé.

Sœur Rose ne comprendra le sens de ces épreuves que bien plus tard, lorsque les ténèbres auront été son lot quasi quotidien pendant plusieurs années. Mais le Seigneur la prépare doucement à y entrer. C’est ainsi qu’elle est avertie à l’intime d’elle-même qu’elle devra traverser un désert pour parvenir au pur amour :

Dès mon retour de Cracovie, Notre-Seigneur s’était un jour emparé de mon âme. […] Il me montra à quel degré d’amour intime avec Lui Il entendait me faire parvenir. Cette vue me plongea dans une ivresse d’amour et dans un anéantissement et une reconnaissance sans bornes. Lui, ce bon Maître qui m’aimait tant, tandis que les créatures s’éloignaient de moi !… […] Il me demandait de ne m’appuyer sur personne que sur Lui. Je voyais un immense désert loin, loin de tout, sans aucun secours humain, et mon Jésus me faisait entendre que je ne l’aimerais parfaitement que lorsque je serais dans ce désert.

C.                Vision du Christ en gloire

Comme pour les disciples au Thabor, la vision de la gloire précède les ténèbres de la passion. Jésus apparaît vêtu de lumière et de blancheur (cf. Mt 17, 2) :

À l’heure de la communion, au moment même où le prêtre déposait la Sainte Hostie sur mes lèvres, mon Maître adoré m’apparut, les bras étendus, comme pour m’étreindre sur son Cœur. Il était vêtu de lumière et de blancheur, et ses pieds ne touchaient pas le sol. Il me regardait avec un amour et une miséricorde qu’aucune langue humaine ne pourrait exprimer.

Il lui apparaît encore « comme Il devait être après sa Résurrection ».

D.                Vers le don de l’union à Dieu

Le Seigneur lui révèle de plus en plus clairement le but vers lequel il la conduit, une totale union avec lui :

En la fête de la bienheureuse Catherine Racconigi [2], comme j’enviais son bonheur d’avoir changé son cœur avec le Cœur de Jésus, Celui-ci promit qu’Il m’accorderait aussi un jour la grâce d’une entière transformation ; […] mais je ne crois pas avoir mérité, jusqu’à présent, le changement de mon cœur.

Le mariage spirituel lui est annoncé :

Un jour, tandis que je m’anéantissais devant mon divin Père céleste comme l’enfant prodigue, Il s’empara de mon âme et m’invita à me préparer à un divin mariage. L’adorable Trinité était présente à gauche de la grille du chœur. J’entrai dans une confusion extrême en voyant mon indignité, et je restai quelque temps absorbée dans mon recueillement et l’anéantissement de tout mon être. Je pense que ce ne fut là qu’un appel à ces fiançailles sacrées et qu’elles ne sont pas encore consommées pour mon âme.

E.                 Appelée à glorifier Dieu

Une nouvelle exigence de son Seigneur s’impose à elle : « Jésus, s’étant rendu intimement présent à mon âme, me demanda de ne plus penser à moi et de ne m’occuper désormais que des intérêts de sa gloire. » Un ardent désir de glorifier Dieu, de faire son bon plaisir, naît dans son cœur :

Cette visite de Notre-Seigneur imprima pour jamais dans mon cœur une soif ardente de glorifier mon Dieu : sa gloire, son bon plaisir, c’est tout pour moi, et il me semble que, pour les procurer, je serais prête à tous les sacrifices, à toutes les souffrances.

IV.            De Job à l’épouse du Cantique

A.                Les années de ténèbres (1897-1901)

Tout à coup, le monde intérieur de sœur Rose bascule. Les consolations, la présence intime du Seigneur, les visions intérieures, la certitude d’être enveloppée dans l’amour : tout disparaît. Il n’y a plus que ténèbres et angoisses : « Jamais je n’ai passé par de pareilles épouvantes, c’est le mot, et je ne me reconnais plus. » La mort la terrifie, l’oraison devient une torture, la tentation de révolte contre Dieu soulève son cœur.

Oh ! C’est affreux […] de passer de la paix et de la vue intime de Notre-Seigneur en soi à l’état où je me trouve plongée. Les mois se passent et les ténèbres et les affolements augmentent. Quelquefois je me sens écrasée par la Majesté de Dieu. Il m’apparaît terrible et cruel, et je tremble, et je ne sais où me cacher pour le fuir […]. Mon âme en est au point maintenant de ne plus savoir s’il y a un Dieu.

De temps en temps une lumière lui permet de reprendre souffle :

Une heure de foi et d’espérance traverse mon âme aux abois ; ou bien Notre-Seigneur me rassure par une touche secrète mais rapide, mais je retombe bien vite dans mes terreurs et mes désolations.

C’est alors la suprême tentation ; une voix se fait entendre :

J’entendis tout à coup distinctement ces paroles : « Je vais frapper, et ce sera terrible… » Ces paroles étaient si distinctes et me pénétrèrent si profondément, qu’instinctivement, je tombai à genoux, prosternée au pied de mon lit, conjurant Dieu de me frapper, moi, si sa justice avait à sévir, mais d’épargner la communauté.

À l’encontre de la voix entendue à dix ans qui disait l’amour de Dieu pour elle, cette voix dit la vengeance de Dieu à son égard : suprême tentation qui purifiera son amour jusqu’à la racine.

Pendant plusieurs années, ce ne sont qu’épouvantes. Lorsque la grâce vient la réconforter, lorsqu’un instant l’amour de Dieu embrase son cœur, lorsque la Trinité et la sainte Vierge viennent à son secours, aussitôt après la souffrance et la peur reviennent, plus fortes que jamais :

Ô mon Dieu ! ne permettez pas que je me perde ! J’ai peur que ma raison s’égare… Et à qui recourir ?… À vous, ô mon Dieu ! à vous seul, sans doute, puisque vous ne m’envoyez aucun secours extérieur. Ayez donc pitié de moi ! ! !… […] Si je sens un rapide éclair d’espoir traverser mon âme, immédiatement il s’évanouit par le souvenir de l’effrayante parole qui me glace jusqu’à la moelle.

Nouvelle consolation qui sera suivie de nouvelles angoisses :

Mon Père Céleste m’a recueillie en Lui et, à l’heure de la communion, en me donnant le Verbe divin, Il m’a fait sentir qu’Il me donnait toutes les vérités, en Lui, ce Dieu-Homme, qui est la vérité.

B.                Amie et épouse

Brusquement Jésus revient. Alors qu’au commencement il lui apparaissait « à coté » d’elle, il est maintenant « en » elle. Il lui explique le travail qu’il a fait en son âme : un travail de dépouillement, de désappropriation, de purification :

Il était revenu, mon Jésus, l’unique amour de ma vie ! Il était revenu après de longs mois d’absence ! Il me faisait comprendre combien mon âme a besoin de ces divines purifications ; qu’Il ne se dérobait à moi que par amour, pour me rendre plus agréable à ses yeux. J’ai vu, à sa lumière, la profondeur de la corruption naturelle de mon être ; j’ai vu quel travail il faut à un Dieu pour transformer sa créature si souillée, si mauvaise ! J’ai vu à quel degré de dépouillement mon Bien-Aimé veut me conduire.

Le Père a fait d’elle « une petite copie du Verbe divin souffrant et méprisé », la « petite amie de Jésus. » Enfin, en 1907, les ténèbres se dissipent tout à fait, un confesseur lui ayant fait remarquer que les effets produits par la parole terrifiante en signent l’auteur. Un cri de délivrance jaillit : « Ce n’est donc pas mon Dieu qui m’a menacée, c’est son ennemi. » Désormais, comme l’épouse du Cantique des Cantiques, elle est unie à Jésus par une très intime union :

Jamais il ne m’avait été donné encore, je crois, de reposer aussi intimement et aussi longuement dans les bras de mon Jésus. Il semblait que c’était l’étreinte de l’Époux à l’épouse qui, elle, s’abîmait dans le sentiment de son inexprimable indignité.

Quelques mois avant sa mort, le crucifié se manifesta à sœur Rose, puis la configura à lui en ses derniers moments.

V.               Les axes d’une mystique dominicaine

Le P. Potton avait reconnu en Marie Wehrlé « une vocation dominicaine très caractérisée ». Sa vie mystique, elle aussi, est typiquement dominicaine, mais elle tranche sur son entourage. — Une certaine exaltation mystique avait cours à Mauléon.

Sa mystique est tout d’abord théologale : la charité en est le centre. Le Cœur de Jésus, rempli des flammes de l’amour, occupe une place centrale ; le vœu de virginité est au commencement de son itinéraire et le mariage spirituel au terme ; le Saint-Esprit a pétri son âme par les vertus et en a fait jaillir des torrents d’eau vive. Sa foi est purifiée par les épreuves et son espérance l’entraîne vers le ciel.

Elle contemple l’Homme-Dieu. Le Christ en sa passion est l’objet de sa première vision et, semble-t-il, de sa dernière. Jésus enfant exerce une grande attraction sur elle. Dans ses visions, la Vierge Marie est souvent associée à Jésus enfant.

Les mystères du Rosaire nourrissent sa vie intérieure.

Avec le Christ, elle est entièrement tournée vers le Père. Elle désire s’immoler avec lui, procurer la gloire du Père, accomplir sa volonté, son bon vouloir. Sa familiarité avec la Trinité devient de tous les instants.

Sa vie mystique se déploie dans la célébration liturgique : « Notre-Seigneur se communiquait à moi très intimement pendant le saint Office ».

La dimension évangélique est très présente. Humilité, obéissance, abandon, amour de l’unité, connaissance de son péché, pardon reçu du Père qui est aussi le Juge, transforment peu à peu sa vie à l’image de celle de Jésus, sous l’action de l’Esprit. L’enfance spirituelle, la petitesse enveloppent le tout.

Le zèle pour le salut des hommes devient chez elle désir de leur voir rendre amour pour amour à leur Sauveur. C’est moins la croix qui est alors au premier plan que le Cœur agonisant du Christ et sa présence dans l’eucharistie. Ainsi se dévoile à ses yeux — sous trois facettes complémentaires —, l’immense amour du Christ pour les hommes : amour de miséricorde, amour accompagné de souffrance, amour délaissé. Elle se sent appelée à consoler Jésus que les hommes abandonnent. La dévotion au Cœur du Christ — déjà présente aux origines de l’Ordre (Libellus 85) et chez Catherine de Sienne — prend ainsi chez elle une dimension réparatrice héritée du XVIIe siècle et remodelée au XIXe : elle est unie à la Passion et à l’eucharistie. Là encore, par son ouverture aux courants spirituels de son temps, sa mystique est bien dominicaine.

Sœur Rose priait aussi pour l’Église, pour les prêtres.

Un dernier point reste à considérer. Son grand combat, qui fut une véritable agonie, avait été provoqué par une question d’envergure : Dieu est-il un Dieu vengeur ou un Dieu de miséricorde ? Le Dieu vengeur, qui a bousculé son univers intérieur à l’âge de dix ans, resurgira périodiquement dans sa vie, et le diable profitera de son inquiétude pour essayer de la tromper sur le visage de son Dieu. Mais son Seigneur l’avait préparée, par de multiples faveurs, à rester ferme dans le combat, au cœur des plus profondes ténèbres. La miséricorde — ce point essentiel de la spiritualité dominicaine — l’a emporté, et elle a joui dans ses dernières années du pur amour ardemment désiré.

Particulièrement par ce grand combat, sœur Rose a un message pour aujourd’hui. Sa vie est une réponse à la principale quête spirituelle de notre époque : la guérison. La parole sur l’enfer entendue dans son enfance a produit une blessure initiale. Dans ce lieu, elle a découvert l’amour de Dieu pour elle. Mais ce n’est qu’un prélude. Sa vie mystique s’ouvre par la rencontre du Christ souffrant et la purification de ses péchés ; son progrès sera lié à une assimilation toujours plus profonde du mystère de la foi, à un approfondissement de la grâce baptismale. Au terme, la blessure initiale, lieu de faiblesse, sera intégrée dans sa démarche mystique en devenant le lieu d’une terrible tentation. La miséricorde triomphera et sa faiblesse deviendra sa force. Il serait bon de se rappeler aujourd’hui que la blessure n’est pas en elle-même le lieu de la vie mystique.

Comment ne pas évoquer en terminant sa parenté avec Thérèse de l’Enfant Jésus et Elisabeth de la Trinité[3] ? La petitesse, la miséricorde, l’enfance, l’âme demeure de la Trinité, ont fait partie très tôt de son univers familier. Sœur Rose a été précurseur. Elle a été instruite directement par Dieu et se démarque fortement de la spiritualité courante à son époque.

Sœur Marie-Ancilla
moniale dominicaine


[1] Rose Wehrlé, Autobiographie spirituelle et autres écrits, Introduction et notes par sœur Marie-Ancilla, La Thune, 2005 (sous presse).
[2] Catherine de Racconigi  (1486-1547) est une bienheureuse dominicaine qui était fêtée dans la liturgie dominicaine le 4 septembre. C’est une mystique qui ressemble beaucoup à Catherine de Sienne.
[3] Une étude serait à faire sur la parenté de sœur Rose avec le Carmel. Le Seigneur lui avait d’ailleurs donné sainte Thérèse pour mère.

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