Qui
se penche sur le monde monastique dominicain du XIXe siècle rencontre
nécessairement
sœur Rose de Sainte Marie : Marie Wehrlé. En son temps, peu de moniales ont
parcouru autant de kilomètres et ont fait autant de fondations, qui elles-mêmes
essaimèrent. Sa mémoire est encore très présente aux USA et en Belgique.
Mais il est une autre dimension de la vie de sœur Rose qui
est moins connue : sa vie spirituelle, véritable vie mystique. Ses sœurs en ont
bien perçu quelque chose, si l’on en croit la plaquette réalisée par les sœurs
de Gand : « Il y aurait lieu d’étudier de plus près les manifestations de sa vie
intérieure et les résultats de son activité apostolique. La place de cette
analyse n’est point ici et l’heure de cette appréciation n’a pas sonné. Qu’il
nous soit toutefois permis de dire que cette humble religieuse a laissé une
impression exceptionnelle de sainteté […] ».
Un document inédit des archives du monastère de Mauléon
permet justement de retracer son chemin mystique. Ce sont deux cahiers rédigés à
la demande du Père dominicain Alain-Marie Foy, pour l’aider à mieux comprendre
son chemin. L’introduction nous apprend la destination de ce manuscrit :
« Vous m’avez demandé, mon Père, de vous mettre par écrit les
confidences que je vous ai faites sur ma vie entière, afin que vous puissiez,
quand il est nécessaire, faire des recherches dont vous pourrez avoir besoin
pour la direction de mon âme. Vous obéir est tout mon bonheur et ma sécurité, et
puisque cet écrit n’est destiné qu’à vous seul, je laisserai ma plume courir à
l’aise, sous le regard de mon Divin Maître, bien désireuse de m’humilier à vos
pieds et de vous rapporter, à côté des témoignages de miséricorde de Notre
Seigneur et de la Très Sainte Vierge, tout ce qui est de moi en moi, tout ce qui
a pu déplaire à leurs yeux divins dans les années déjà longues de mon
existence » (I, 1).
Ces deux cahiers nous font découvrir en sœur Rose non
seulement une fondatrice, mais aussi une mystique. C’est essentiellement cet
aspect de sa personne que je voudrais essayer de présenter ici en m’appuyant sur
ce manuscrit. Plusieurs documents inédits m’ont servi à l’éclairer
essentiellement sur un plan historique : les annales du monastère d’Arles-Lourdes,
celles du monastère de Mauléon et des lettres écrites à son frère prêtre
conservées au monastère de Herne (Belgique). On ignore pour l’instant ce qu’est
devenue la correspondance entretenue pendant trente ans avec le P. Foy. Celui-ci
avait donné ces lettres à l’abbé Wehrlé après la mort de sœur Rose.
La première partie du texte, rédigée en 1896, rappelle les
grâces spirituelles qu’elle a reçues au cours des diverses étapes de sa vie.
Sœur Rose le reprend en janvier 1898, sous forme d’un véritable journal
spirituel.
J’ai donc essayé de retracer son évolution spirituelle et
l’originalité de son visage spirituel.
À l’école du divin pédagogue (jusqu’en 1896)
Pendant les cinquante premières années de sa vie, Marie
Wehrlé vit dans la présence du Seigneur, comblée de son amour. Toutes ses
épreuves — maladies, calomnies, deuils — contribuent à une union à Dieu de plus
en plus intense.
Une jeunesse heureuse
1846-1865
Marie Wehrlé se présente ainsi :
« Je suis née à Belfort, le 10 juillet 1846 ; ondoyée au
moment de ma naissance parce que j’étais en danger de mort, je fus baptisée à
l’église le 13 juillet. C’est donc sans aucun retard que je suis devenue
l’enfant de mon Père Céleste et la demeure de la Très Sainte Trinité. Oh ! Si
j’avais pu comprendre dès lors un tel bonheur !…
Mon père et ma mère étaient des modèles accomplis de vie
pure et chrétienne, et leurs cœurs si bons, leurs esprits si cultivés mettaient
au doux foyer où Dieu venait de m’introduire des charmes et une poésie que l’on
rencontre rarement, je crois, au même degré dans la vie de famille » (I, 3-4).
Marie était la seconde d’une famille de 5 enfants. C’était
une enfant bonne et docile, douée d’un caractère heureux et ouvert. Elle
laissait les poupées à sa sœur et s’enfonçait dans la lecture. Mais ses parents
durent la lui interdire car elle s’identifiait tellement aux héros de ses livres
qu’elle ne pouvait plus penser à autre chose.
Des traits de son caractère se manifestaient déjà :
« si je cherche le défaut dominant de mes jeunes années,
et jusqu’à mon entrée en religion, je vois que j’étais sauvage et que j’avais
quelque chose de rude dans mon caractère, et comme un manque de compassion et de
condescendance pour le prochain » (I, 5-6).
Ses parents lui communiquèrent leur amour pour la Vierge
Marie qui marqua toute son enfance, ainsi que leur humilité. Ainsi cette vertu
était pour elle comme naturelle. Elle reçut aussi une éducation peu courante
pour les filles à cette époque.
Un événement marqua les années d’études passées dans un
pensionnat religieux :
« Un jour que ma maîtresse nous adressait une instruction
sur l’enfer, je fus prise de secrètes terreurs et de grandes angoisses à la
pensée que je pourrais me perdre ; mais instantanément, une paix délicieuse
envahit mon âme, et j’entendis au dedans de moi comme une voix qui me disait :
“Ne crains rien… ton Dieu t’aime trop pour te laisser damner !” Je pouvais
avoir dix ans environ. Cette parole me pénétra profondément et me donna
d’intimes assurances que Dieu m’aimait » (I, 8).
Cet incident mérite d’être relevé. Nous dirions aujourd’hui
que c’est la première blessure qui émerge à sa conscience lorsqu’elle écrit en
1896. Cette blessure, comme toutes les blessures, restera un point vulnérable,
même si une voix intérieure est venue mettre paix et consolation là où une
parole extérieure avait provoqué trouble et angoisse. Cette blessure a touché la
confiance en Dieu, la foi en un Dieu amour, qu’elle avait reçues dans le foyer
familial. Elle s’est trouvé affrontée brusquement, sans y être préparée, avec un
autre visage de Dieu très répandu à son époque : un Dieu vengeur et justicier.
Quarante ans plus tard, le diable — en fin psychologue pervers ! — saura trouver
ce point vulnérable pour la tenter. Il répétera lui-même avec une violence
inouïe, par la médiation d’une parole intérieure, une parole proche de celle de
la maîtresse de classe. En prenant le chemin de la parole intérieure, il veut
imiter le Seigneur. Mais il y glisse son poison. Avec cette parole commencera
pour sœur Rose un long combat contre le Tentateur qui veut la séparer de son
Dieu. Elle participera ainsi à l’agonie de Gethsémani, à l’abandon ressenti par
le Seigneur sur la croix, à la descente du Seigneur dans les ténèbres le Samedi
saint. Et tout cela débouchera sur la lumière de Pâques ; l’amour, la confiance,
l’abandon dans sa petitesse, seront gravés à jamais au plus profond de son
être ; rien ne pourra plus la séparer de l’amour de son Dieu. Lorsque sœur Rose
écrit son premier cahier, elle n’a pas encore entendu la voix du démon, elle ne
peut donc pas mesurer tout ce qui est contenu en germe dans le fait qu’elle
rapporte comme un fait du passé.
Un autre élément de sa jeunesse se retrouvera tout au long de
sa vie. Marie est incomprise de son entourage : son comportement tranchait sur
celui de ses compagnes.
Vers douze ans, elle est « admise à une communion fréquente »
et commence à « faire un quart d’heure [d’oraison] tous les jours », source de
bonnes résolutions qu’elle n’arrivait pas à tenir !
Elle est déjà attirée par le ciel et mesure que tout ce qui
passe ne peut apporter le vrai bonheur :
« Déjà Notre-Seigneur me faisait sentir à cet âge le néant
des choses qui passent, et je me demandais comment on pouvait être assez insensé
pour s’attacher à la terre et chercher à s’y établir, puisqu’on devait la
quitter un jour. Cette folie me paraissait une énormité, et je comprenais que
Dieu seul pouvait donner le bonheur » (I, 10).
Quand elle eut quatorze ans, son père se chargea de son
instruction. Ce professeur d’université l’initia aux beautés de la langue
française, spécialement aux œuvres des poètes. Il lui parlait souvent aussi des
« choses de Dieu » au cours des promenades qui suivaient les cours.
Vers l’âge de quinze ans, elle fit un vœu de virginité
qu’elle renouvelait tous les six mois. Le sens lui en échappait, mais elle
savait une chose : « Jésus était, lui, mon seul et unique bien-aimé ».
À dix-huit ans, elle s’attacha à la Vierge Marie « en qualité
de sa petite esclave, comme le conseille le Bienheureux Grignon de Montfort ». En même
temps, son amour pour le Rosaire grandissait : elle le récitait tous les jours
trouvant ses délices dans la méditation des mystères.
Un désir l’habitait depuis ses plus jeunes années : être
appelée à la suite du Seigneur dans la vie religieuse, se consacrer à Dieu
« dans l’Ordre le plus austère, le plus retiré du monde qu’il soit possible de
trouver » (I, 15).
Elle aurait voulu rentrer chez les dominicaines
contemplatives mais une amie — Marie Jardel — lui dit qu’elle ne la voulait pas
dans le même couvent qu’elle ! Elle demanda donc à sainte Thérèse la grâce
d’entrer au carmel. Mais à l’occasion d’une prise d’habit chez les Carmélites,
l’angoisse la saisit et elle résolut de n’être jamais carmélite !
Un religieux de Notre-Dame de Sion, lui dit lors d’une
confession que sa place était à Sion. En réalité, c’était le désir de son père
qui pensait ainsi éviter à sa fille l’extrême austérité du cloître. Mais cette
perspective ne jetait que des tourments en son âme. Son amie, Marie Jardel, à
qui elle se confia, lui conseilla d’écrire à son propre directeur, le Père
Potton, dominicain de la Province de Lyon. La réponse était claire ; elle avait
« une vocation dominicaine très caractérisée ». De plus, son amie, qui avait
évolué depuis quatre ans, désirait maintenant la « conquérir au monastère de
Mauléon, dont elle avait déjà goûté les charmes » ! (I, 21).
La paix vint dans l’âme de Marie Wehrlé : elle avait trouvé
sa voie. Sur le conseil du P. Potton, elle avertit ses parents que sa résolution
de devenir dominicaine était inébranlable. Ses parents tentèrent de la persuader
que ce changement était signe d’une illusion ; son père lui dit qu’il ne
donnerait jamais son consentement. Elle souffrait de faire souffrir ses parents.
Quand un petit frère arriva au foyer en janvier 1865 — celui qui devint prêtre —
sa mère lui dit qu’elle serait heureuse de l’avoir auprès d’elle pour le
préparer plus tard à la première communion.
Mais Marie voulait partir tout de suite avec ses amies qui
s’enfuyaient vers Mauléon sans le consentement de leurs parents, à l’exemple de
saint Bernard ! Le 13 mai 1865, jour prévu pour le départ, son père, de façon
inattendue lui tendit une feuille de papier ministre et, la serrant dans ses
bras, il lui dit à travers ses larmes : « Tiens, ma fille, voilà mon
consentement ; je n’aurais jamais cru qu’il m’en coûterait tant de te le
donner ! » Sa mère rajouta sur la feuille : « J’adhère de tout mon cœur au
consentement que mon cher Louis vient de donner à ma fille Marie pour son entrée
au Couvent. »
Le 13 mai 1865, le petit groupe partit donc dans les
Pyrénées, à Mauléon, « dans un monastère du Second Ordre ». Elles y arrivèrent
le 20 mai au terme d’un long voyage.
Pérégrinations d’une moniale du Second Ordre
Mauléon (1865-1870)
Marie entre au noviciat avec ardeur ; tout la ravissait !
Sérieuse jusque là, elle devint enjouée et manifestait beaucoup de gaieté.
Mais ses défauts étaient entrés au cloître avec elle, ainsi
qu’en témoigne son attitude à l’égard de son « ange ». — On appelait ainsi la
novice chargée d’initier la postulante aux coutumes du noviciat. — Son ange donc
« venait de la campagne et n’avait aucune culture : ses manières, sa tournure,
son langage, tout l’indiquait » (I, 32-33). Aussi, « comme je me trouvais
froissée d’un tel choix, j’avais soin, quand mon ange arrivait me chercher, de
pousser le pas et de marcher si vite qu’il ne pût jamais se trouver à côté de
moi. Quel orgueil !… » Elle se sentit aussi profondément blessée lorsqu’on
l’envoya balayer le réfectoire avec une sœur converse.
Trois mois après son entrée, elle est admise à la prise
d’habit avec les 2 autres postulantes alsaciennes. Le P. Potton présida la
cérémonie. Cet événement est le début de grâces qui se feront de plus en plus
fréquentes. Elle raconte :
« Pendant la retraite qui précéda ce beau jour
Notre-Seigneur, dans son infinie bonté, commença à se communiquer à mon âme avec
d’ineffables délices. Il m’attirait si puissamment et me caressait avec tant
d’amour que je me croyais dans un autre monde ; et c’est avec d’ardents désirs
de l’aimer, de lui plaire et de m’immoler pour Lui que je reçus, le 20 Août
1865, les blanches livrées de notre Ordre. Oh ! que j’étais heureuse !… » (I,
34).
Dans sa naïveté, elle pensait que toutes les sœurs de la
communauté étaient saintes. Et pour sa part, elle se soumettait à une obéissance
volontaire et remplie d’amour, en tout ce qui lui était commandé. L’austérité du
silence profond qu’elle ne comprenait pas en arrivant, fit rapidement ses
délices et des sœurs la dédaignèrent à cause de sa fidélité sur ce point.
L’oraison était son bonheur. Des grâces mystiques commencèrent. Elle eut la
vision du Christ en sa Passion. Elle ignorait encore que toute sa vie serait un
long chemin pour lui devenir semblable :
« Un jour, pendant l’office de sexte, Notre-Seigneur
m’apparut couvert de plaies, et, subitement, Il ravit mon âme à elle-même et
l’enleva à tout sentiment des choses extérieures. C’était si profond, que cette
vue de mon Jésus sanglant m’abîma dans la douleur et la compassion la plus vive
et me laissa d’ineffaçables impressions. Revenue à moi, je me sentis très
confuse dans la crainte d’avoir été remarquée ; il n’en était rien,
heureusement. Je continuais l’office avec le chœur sans avoir attiré l’attention
des sœurs ; mais comme j’étais très ignorante de ces sortes de grâces, je
pensais tout bonnement que ces divines prévenances étaient toutes naturelles et
que j’en jouirais couramment » (I, 36).
Tout son noviciat fut vécu dans un naïf amour des sœurs et de
Jésus. Elle fit profession le 30 août 1866, avec ses deux compagnes. Une parole
de la maîtresse des novices, la veille de la profession : Ecce Sponsus venit…
exite obviam ei !…, « l’enflamma d’amour, et dans les transports d’une joie
que je pouvais à peine contenir, je ne pus presque pas dormir de la nuit et
restai en colloque avec mon divin Époux jusqu’à Matines ».
Elle vivait dans une grande paix et un jour elle entra en
relation directe avec la Trinité. Cette proximité du Père et du Fils devint une
note caractéristique de sa vie mystique, ainsi que l’amour de la Vierge Marie,
l’attirance pour le Christ en sa Passion et l’eucharistie :
« Un jour, ayant été frappée de plusieurs négligences de
quelques sœurs dans les menus détails de l’obéissance, je m’étais laissée aller
sur ce point, à une légère infidélité. J’en fus intimement reprise par mon Dieu.
À l’oraison du soir, un recueillement profond me saisit, tout à coup et m’enleva
l’usage des sens extérieurs. Je me trouvai transportée dans le ciel en présence
de la Sainte Trinité. Là, mon Père céleste, avec un visage sévère, me demanda de
lui rendre compte de mon vœu d’obéissance. La très petite négligence dont je
viens de parler me revint à l’esprit, à ce moment, et j’entrai dans une
confusion et un regret inexprimables d’avoir pu manquer à la sainte obéissance.
Alors, Jésus s’avança jusqu’à moi, et comme pour me consoler et dissiper mes
craintes, Il me prit par la main, en me souriant amoureusement, et parlant en ma
faveur à son divin Père, lui promit que je serais toujours une âme d’obéissance.
Mon Père céleste me regarda à ce moment avec une tendresse et une bonté
indéfinissables, et moi je sentis mon cœur concevoir une telle estime de
l’obéissance parfaite, que je n’aurais jamais pu en négliger la pratique, me
semble-t-il, quand même j’aurais été seule à observer ce qui était recommandé.
Revenue à moi, je fus toute surprise de me trouver au chœur et d’entendre la
clochette annoncer la fin de l’oraison. Vers le même temps, c’est-à-dire en
1867, je pense à la fin de ma retraite particulière de dix jours, j’aperçus
immédiatement après la Sainte Communion, le Père Céleste dans mon âme. Oh ! avec
quelle tendresse il me traitait, moi, pauvre petite !… Il me souriait et
m’invitait à m’approcher d’une table éclatante de blancheur, où, Lui-même,
voulait me servir son divin Fils. Il me fit asseoir à ses côtés, reposer entre
ses bras, et, mettant à mon doigt un bel anneau, me fit comprendre au milieu de
délices inexprimables, qu’Il me rendait la blanche robe de mon baptême. Nulle
parole ne pouvait exprimer le bonheur d’enfant, la divine ivresse que je goûtai
dans cet instant du Ciel, et combien je commençai à aimer d’un amour intime et
tendre mon très doux Père du Ciel. Oh ! Comme j’étais pure et saintement enfant
en revenant à moi !… » (I, 40-42).
En la fête du recouvrement de Jésus, en 1868,
« Notre-Seigneur se révéla à moi à cet âge si plein de
grâces de douze ans et me fit entrer dans le profond mystère de sa vie cachée et
de ses abaissements. Il me conviait à l’imiter. Éprise d’amour et de saintes
émotions, en contemplant l’humilité de mon Jésus, je lui promis de faire tous
mes efforts pour suivre ses exemples. Cela ne me semblait pas difficile, tant je
me voyait néant, misère et péché » (I, 43).
Les travaux pratiques commencèrent. La chantre, qui jusque là
avait trouvé qu’elle jouait très bien de l’harmonium et avait une belle voix,
lui fit des reproches sans ménagement. Elle les accueillit avec joie : « En
échange, Jésus-Enfant me combla de ses caresses, et la mère prieure, à qui la
chantre avait probablement montré mon billet, m’écrivit un mot pour me remercier
des espérances que je lui donnais au sujet des vertus solides. »
Une « tempête » vint brusquement secouer le calme tranquille
qui la portait jusque là. Elle s’attacha à sa maîtresse des novices — sœur Marie
des Anges Lassalle — et elle ne parvint à la liberté qu’au prix d’une longue
lutte :
« Je m’efforçais de ne rien donner à la nature dans
l’affection que je portais à ma maîtresse. Avec son agrément, je passais des
journées entières sans lui parler et sans la regarder, afin d’arriver au
détachement après lequel soupirait mon âme ; mais rien n’y faisait, et le vent
de ces basses préoccupations me secouait toujours. Pourtant, jamais je n’y
donnais occasion, étant très soigneuse de ne me mêler de rien et de rester bien
cachée dans mon petit coin » (I, 47).
Mais Jésus la soutenait dans son combat :
« Souvent, pendant le travail ou les récréations, je le
sentais tout à coup près de moi. Il se penchait avec tendresse vers mon âme et
me disait des paroles comme celle-ci : “Ne crains rien, Enfant … Je suis là …
les créatures pourront te méconnaître ; mais moi, je ne t’abandonnerai jamais.”
[…] Ce que ce langage produisait en moi est tout à fait inexprimable » (I, 49).
Ces moments de répit alternaient avec de furieuses tempêtes.
Le Seigneur la formait progressivement ainsi, et la préparait aux épreuves
qu’elle aurait à traverser plus tard :
Un jour que j’étais dans la douleur de l’absence de mon divin
Maître, j’entendis tout à coup une voix distincte qui paraissait venir du
Tabernacle. C’était au moment de la Bénédiction du très Saint Sacrement ; tout
le chœur était prosterné sur les formes. Cette vois me disait, avec d’infinies
caresses dans les inflexions : “Ma petite épouse, où es-tu donc ?” Elle était si
claire que je crus que tout le monde l’entendait ; je relevai un peu la tête,
mais je ne vis rien. Seulement, cet appel produisit en moi d’ineffables effets :
instantanément, j’avais retrouvé Jésus, et je compris que s’Il me demandait où
j’étais, alors que je le cherchais si anxieusement, c’était pour me faire
entendre qu’Il n’était pas parti comme je le craignais, mais que c’était moi
qui, dans l’excès de mes désolations, m’éloignais de Lui » (I, 50-51).
Quelquefois l’Esprit Saint l’envahissait :
« Cet Esprit d’amour me faisait sentir sa présence, ses
opérations, et Il m’expliquait, dans un ineffable langage, son action dans les
âmes. Oh ! que c’était beau ! Que c’était divin !… » (I, 52).
Le Seigneur lui apprit à supporter les petites épreuves qui
se présentaient. « Notre-Seigneur ne cessait de semer des occasions
crucifiantes » sur sa route, spécialement à propos de l’harmonium.
Après avoir contemplé la Passion, il lui fut donné de
contempler la gloire du Seigneur :
« À cette époque, je commençai à être touchée et attirée
d’une manière très spéciale par les mystères glorieux. Leur contemplation me
ravissait et était à mon âme une délicieuse nourriture. Aussi, les grandes
solennités de la Résurrection, de l’Ascension et de la Pentecôte étaient-elles
mes fêtes de prédilection, comme elles le sont encore maintenant » (I, 56).
Cracovie (1870-1872)
Le cours de la vie de sœur Rose change brusquement. Elle y
reconnut la main de Dieu.
En avril 1870, le Père Jandel, Maître de l’Ordre, demanda
deux jeunes sœurs au monastère de Mauléon « pour aller travailler à la réforme
d’un couvent du Second Ordre, à Cracovie, Pologne. L’une des deux sœurs devait
connaître l’harmonium et le chant. »
Toutes les sœurs capables de répondre à cet appel ayant
refusé, sœur Rose se sentit intérieurement pressée de se proposer. Ayant
conscience de son indignité, elle n’osait aller présenter cette pensée à la
maîtresse des novices, mais le Seigneur remporta la victoire. Elle essuya un
refus. Cependant quelques jours plus tard, on lui demanda si elle consentait à
partir. Elle prit trois jours de réflexion. Alors, dans une lumière intérieure,
le Seigneur la pressa de consentir au sacrifice, lui disant qu’il en résulterait
pour elle une grande liberté intérieure. Elle se livra donc totalement à Dieu et
partit le 20 mai 1870 ; elle n’avait pas 24 ans.
Ayant conscience de la stricte clôture à garder, elle
baissait son voile dans la rue. Son attitude sera plus souple à son retour de
Cracovie, le Maître Général lui ayant expliqué ce que pouvait être le
comportement d’une moniale !
À Cracovie, l’accueil fut glacial : les françaises qui y
étaient déjà venues avaient laissé un mauvais souvenir. Mais sœur Rose prit une
attitude d’enfant et gagna tous les cœurs. Elle se mit avec courage à
l’apprentissage de la langue et son talent de musicienne contribua à la faire
accepter. Le spleen cependant la conduisit aux portes de la mort. On demanda
« une neuvaine à Issoudun, au Sanctuaire de Notre-Dame du Sacré-Cœur, à laquelle
la mère prieure, une française, était très dévote, et le neuvième jour j’étais
sauvée. »
Son cœur restait tourné vers la France, aussi sa vie
quotidienne était tout entière faite de sacrifices. Le Seigneur y répondit par
une pluie de grâces :
« Dès que je me fus remise à l’œuvre avec amour, mon
Bien-Aimé Jésus me combla de ses caresses ; ma vie intérieure changea
complètement, et j’entrai dans des régions si lumineuses, si pures, si embrasées
d’amour, que je ne savais plus où j’étais. Mon âme était ordinairement comme
ivre et hors d’elle-même ; elle sentait qu’un travail divin s’opérait en elle,
mais elle ignorait lequel » (I, 66-67).
Sœur Rose était étonnée et émerveillée de tout ce que le
Seigneur faisait pour elle, comme si elle existait seule au monde, alors que la
guerre franco-allemande faisait rage. Le Seigneur lui adressa alors une
demande ; il comptait sur elle pour être consolé :
« Un jour, tandis que j’étais retirée dans ma cellule,
assez éloignée du chœur, j’entendis la voix de Jésus qui m’appelait du fond du
tabernacle. En même temps, comme soulevée par une force inconnue à laquelle il
ne m’eût pas été possible de résister, je suis transportée plutôt qu’entraînée à
ses pieds divins. Arrivée près de la grille du chœur, et prosternée la face
contre terre, j’entends la voix de mon très doux Sauveur qui me disait : “J’ai
soif de toi, ma chère petite Épouse … Oh ! viens, viens me consoler !” Et, en
esprit, Il me montrait la foule qui passait et repassait devant son Temple, sans
que presque jamais une seule âme lui donnât un regard, une pensée… Mon Bien-Aimé
Jésus se plaignait de sa solitude et Il me demandait de Lui tenir compagnie et
de le dédommager de tant d’oubli, de tant d’ingratitude… Pendant qu’Il me
parlait ainsi, mon cœur se fondait d’amour et de compassion à la vue de
l’indifférence dont les créatures paient sa tendresse et ses bienfaits, et je
sentis un ardent désir de répondre à l’appel de mon Jésus et de le consoler par
une vie de fidélité et d’intime union avec Lui » (I, 68-69).
La certitude d’avoir été aimée avant même d’avoir existé
s’imprima dans son âme, et un désir de petitesse l’habita de plus en plus :
« Quelquefois, pendant le travail ou l’oraison, je voyais
Notre-Seigneur dans l’atelier de St Joseph à Nazareth. Il avait 16 à 18 ans et
moi, je n’existais pas encore. Penché sur un établi, Jésus rabotait et dans sa
prescience divine, Il me regardait avec un amour infini, et, tout en rabotant,
Il murmurait : “C’est pour elle que je travaille… c’est pour elle que je mène
une vie cachée… c’est pour elle que je souffrirai la mort de la Croix !…” Et ses
regards divins si beaux, si tendres, pénétraient jusqu’au fond de mon cœur, et
je me liquéfiais, ivre d’amour, de reconnaissance et de saints transports. Oh !
que je me sentais aimée, et que j’aurais voulu m’anéantir et me faire toute
petite !… » (I, 69).
Elle découvrit au contact de cet amour miséricordieux le
poids de ses péchés :
« Un jour, pendant une visite au Très Saint Sacrement, je
me trouvais tout à coup transportée en esprit dans le Tabernacle, n’ayant plus
aucun sentiment des choses extérieures. Jésus était devant moi, au fond de sa
prison d’amour, resplendissant de gloire et de beauté ; Il me regardait avec un
amour d’une bienveillance infinie en me montrant son Cœur divin qui me semblait
un soleil radieux et éblouissant. J’étais à ses pieds, enveloppée de ses rayons
lumineux, et buvant mon tendre Maître du regard de mon âme. Mais je fus bientôt
prise d’une confusion extrême en me voyant noire, difforme et si affreuse que je
ne savais où me cacher. Cette vive impression imprima en moi une horreur de
moi-même que je ne puis définir… Et Jésus, de plus en plus, me regardait avec
une miséricordieuse bonté.
Revenue à moi, j’aurais voulu me mettre sous les pieds de
tout le monde, tant ma bassesse et mes péchés me faisaient horreur » (I, 69-70).
Très souvent au cours de la journée, le Seigneur lui faisait
entendre des paroles intérieures.
Mais une calomnie brisa brusquement la confiance des sœurs à
son égard. Elle avait écrit un jour à Mauléon pour demander conseil sur un gros
problème que les sœurs polonaises lui avaient confié. Elle avait leur accord
pour cette démarche. Comme le Maître de l’Ordre l’avait autorisée à une libre
correspondance avec Mauléon, elle cacheta la lettre avant de la remettre à la
prieure. Celle-ci — une française — ouvrit la lettre et dit à la communauté que
sœur Rose l’avait mise au courant. Sœur Rose fut alors méprisée, on se méfiait
d’elle, personne ne lui parlait. Ses compagnes françaises lui ouvrirent les yeux
sur le comportement de la prieure. Mais elle refusa de se réhabiliter auprès des
sœurs polonaises pour ne pas leur faire perdre confiance dans leur prieure,
qu’elles n’aimaient guère. Après deux heures au pied du tabernacle, elle
pardonna et fut résolue à garder le silence. À la demande de son confesseur,
elle fit des excuses au chapitre, et cela « par amour pour mon Bien-Aimé Jésus
méconnu et humilié ». Ce geste lui gagna l’affection des sœurs.
Le Seigneur l’exerçait ainsi de multiples façons à
l’humilité, et la comblait de sa présence, de sa tendresse :
« Souvent, pendant la Sainte Communion, le Cœur de Jésus
s’ouvrait pour m’attirer ; je voyais ce divin Cœur tout resplendissant et comme
embrasé de flammes d’amour, et ce bon Maître, tandis que je m’abîmais à ses
pieds, m’adressait d’enivrantes paroles.
Ou bien, aussitôt que Jésus était entré dans mon cœur, je
perdais tout sentiment des choses créées et je me trouvais comme portée avec une
ineffable tendresse dans les bras de mon Père Céleste. Il n’y avait pas de
caresses que ne me fît alors ce Père adorable, et j’étais dans ses bras comme
une toute petite enfant sans malice et sans autre souci que d’aimer un Père si
bon. De tels moments étaient si délicieux que je serais bien morte sur la terre.
Une fois surtout, je me rappelle que, désolée et comme éperdue en reprenant
l’usage de mes sens, je ne pus retenir mes larmes et pensai me trouver mal au
chœur, au sortir de l’action de grâces ; mais le bon Dieu me soutenait et
personne ne sut la cause de mon affliction » (I, 78-79).
Devant tant de grâces, elle pleurait ses péchés et était
inconsolable d’avoir pu offenser Dieu.
Il arriva qu’un dominicain français, nommé par le Maître de
l’Ordre comme aumônier des françaises, jeta le trouble dans son âme à propos des
grâces reçues. Elle se demanda si elle était trompée par le démon et se trouva
plongée dans des ténèbres. Dieu lui semblait à tout jamais perdu. Puis
subitement les angoisses cessaient ; elle retrouvait joie et bonheur. Ainsi à
travers tout, le Seigneur lui apprenait à ne compter que sur lui, et la
punissait dès qu’elle s’écartait de cette route. Pour l’encourager, il lui
accordait tout ce qu’elle demandait. Alors qu’elle était sans nouvelles des
siens, réfugiés dans des caves pendant la guerre, le Seigneur lui « demandait de
[se] reposer entièrement sur Lui de [sa] sollicitude pour ceux que [elle
aimait] tant » (I, 85).
Ses journées se passaient dans la joie de l’eucharistie
reçue ; elle expérimentait devant le Saint Sacrement « l’excessive douleur qui
accablait [le Seigneur] en prévoyant que, malgré son immolation, son Père
Céleste serait encore offensé par les hommes » (I, 91).
Durant l’automne 1871, elle fut instituée sous-maîtresse des
novices. Des bruits nocturnes se manifestèrent pour effrayer les jeunes sœurs,
mais l’eau bénite les fit cesser. Sœur Rose pensa que le retour à l’observance
devait déplaire au démon ! Les manifestations du Seigneur continuaient à être la
trame de sa vie quotidienne :
« Un jour, c’était le 31 Décembre 1871, la douleur d’avoir
pu offenser mon Jésus dans ma vie me faisait verser des larmes d’intarissables
regrets. Il y avait bien des mois que je pleurais ainsi mes péchés, quand, à
l’heure de la Communion, au moment même où le Prêtre déposait la Sainte Hostie
sur mes lèvres, mon Maître adoré m’apparut, les bras étendus, comme pour
m’étreindre sur son Cœur. Il était vêtu de lumière et de blancheur, et ses pieds
ne touchaient pas le sol. Il me regardait avec un amour et une miséricorde
qu’aucune langue humaine ne pourrait exprimer, et Il m’offrait le pardon de tous
mes péchés, m’assurant que tous étaient à jamais oubliés et effacés. Mais moi,
plus inconsolable que jamais en face d’un tel amour, je me défendais d’une si
divine miséricorde » (I, 96).
Un événement insolite arriva qui changea le cours de sa vie.
Le 2 mai 1872, elle cracha du sang. Ivre de bonheur à l’idée de partir pour le
ciel, elle n’en parla pas. Mais sa joie la trahit, et elle dut en avouer la
cause… et accepter les soins. Les crachements de sang devenaient de plus en plus
abondants. Aussi, à la visite canonique suivante, le visiteur exigea-t-il son
retour dans les Pyrénées. Grâce au visiteur, elle recouvra la bienveillance du
Maître Général, refroidie par des calomnies. Elle quitta donc Cracovie au milieu
des sanglots des sœurs et de la désolation des novices.
Retour à Mauléon : appel du P. Saintourens (1872-1878)
De retour à Mauléon, sœur Rose revint au noviciat,
puisqu’elle était partie avant de l’avoir achevé. Les six années passées à
Mauléon furent une suite de persécutions sans fin. Le Père de Cracovie avait en
effet écrit à Mauléon que sœur Rose était élevée à un haut degré d’oraison. Ce
qui suscita des jalousies. Elle était même obligée de se soigner en cachette
pour ses crachements de sang, car l’infirmière s’y opposait. On l’accusa aussi
de désirer la charge de maîtresse des novices. Mais le Seigneur la soutenait :
« Au milieu de ces peines, je m’appuyais sur Lui, dans le
secret de mon cœur, et, avec sa grâce, je conservais la paix, la résignation
avec la charité pour celles de mes sœurs qui m’avaient injustement accusée.
Dès mon retour de Cracovie, Notre Seigneur s’était un jour
emparé de mon âme. C’était pendant les Vêpres ; et me faisant entrer tout à coup
dans un profond recueillement, Il me montra à quel degré d’amour intime avec Lui
Il entendait me faire parvenir » (I, 111).
Elle vit intérieurement un immense désert, et le Seigneur lui
dit qu’elle l’aimerait parfaitement lorsqu’elle serait dans ce désert. Il fit
aussi grandir en elle l’amour de ses sœurs :
« Pauvre et dénuée de tout, j’offrais au Père céleste ces
vertus de mon Jésus pour cacher ma pauvreté, quand ce divin Maître manifesta à
mon âme toute liquéfiée en Lui, la grandeur incompréhensible de ses miséricordes
à mon égard. En un clin d’œil, il fit passer une à une, sous mes yeux, les
preuves de son amour, ses ineffables bontés, la patience infinie avec laquelle
il m’avait attendue dans les infidélités.… Puis, se penchant vers moi, Il
murmura ces douces paroles : “Tu vois… tu vois… Eh bien ! tout ce que j’ai été
pour toi jusqu’à présent, il faut que tu le sois désormais pour le prochain…”. À
ces paroles qui m’en disaient beaucoup plus que je ne sais le rendre, je sentais
grandir en moi le respect et la tendre affection pour toutes mes sœurs. J’aurais
voulu me mettre sous les pieds de toutes. J’étais baignée de larmes d’amour, de
reconnaissance et de regret de mes péchés. Jésus me demanda d’excuser toujours
mes sœurs » (I, 113-114).
En octobre 1875, le moment arriva de passer chez les
professes, mais les persécutions continuèrent. Elle apprenait ainsi à avoir le
Seigneur pour seul consolateur. Un confesseur qui lisait dans les âmes lui dit :
« Dieu vient de me révéler votre âme… Oh ! si vous pouviez voir à quel sublime
degré d’amour Il vous appelle, vous en mourriez de bonheur ! »
En 1876, la prieure — sœur Marie-Agnès Lassalle — lui apprit
qu’elle voulait la mettre à la tête d’une fondation pour établir la branche du
Rosaire Perpétuel. Mais le Père Damien Saintourens, qui préparait la fondation,
— le directeur de l’association du Rosaire Perpétuel à Lille — « ayant reçu, de
ses supérieurs, l’ordre formel de ne pas la faire, arrêta notre départ et tout
tomba à l’eau. J’en fus bien heureuse ! j’avais si peur de faire des
sottises ! » (I, 127).
Elle fut donc envoyée, en novembre 1878, pour la fondation
d’un monastère à Arles en Provence — communauté qui fut ensuite transférée à
Lourdes. Elle obéit.
Arles (1878-1880)
L’obéissance fut bénéfique. Sœur Rose retrouva rapidement la
santé à Arles. L’événement qui la marqua le plus pendant le temps passé dans
cette fondation, fut la mort subite de son père qu’elle apprit le 2 Août 1879.
Au cours de l’année 1880, une nouvelle maladie faillit causer
sa mort. Elle s’en remettait à peine quand sa prieure lui demanda de partir à la
tête de la fondation d’une Maison du Rosaire Perpétuel. Une vacance provinciale
avait permis au Père fondateur de réunir des postulantes ! Le nouveau provincial
exigea qu’une prieure soit mise à la tête du groupe.
Sœur Rose répugnait à accepter : sa santé était encore
précaire et elle se sentait incapable d’être prieure. Mais elle accepta une fois
de plus par obéissance. Il fut décidé que la fondation se ferait en Belgique, à
cause des persécutions qui commençaient en France.
Sœur Rose quitta Arles, le 6 novembre 1880.
Fondatrice malgré elle
Bonsecours en Belgique (1880-1883)
La fondation se fit à Bonsecours de
Peruwelz, petite localité du Hainaut,
lieu d’un pèlerinage en l’honneur de la Vierge Marie. Lorsqu’elle rencontra le
Père Saintourens au cours de son voyage, la surprise fut grande : toutes les
ressources attendues s’étaient évanouies ! Mais sœur Rose ne recula pas. Un
grand bonheur l’envahit : c’était l’occasion de s’appuyer sur Dieu seul :
« Abandonnée à sa tendresse, je me livrai à Lui, après la
sainte communion — c’était à l’église Sainte Marie du Havre — et je goûtai une
paix délicieuse et d’inexprimables consolations en sentant que je n’avais que
Lui seul pour pourvoyeur dans cette fondation » (I, 138-139).
Par contre, elle tint tête au Père quand il fut question de
supprimer le grand office et la clôture, et ne céda pas. Son amour pour l’office
n’était pas une simple question d’observance : son autobiographie montre la
grande place occupée par les fêtes liturgiques dans sa relation à Dieu.
En arrivant en Belgique, elle demanda une grâce au Seigneur :
« qu’Il veuille bien anéantir nos maisons, s’Il prévoit qu’un jour la charité
fraternelle en soit bannie » (I, 141).
Dès le lendemain de l’arrivée, la vie régulière commença.
Mais le Rosaire ne pouvait encore être perpétuel. Soutenue dans sa faiblesse par
Jésus et Marie, elle ne craignait rien. Le Père Saintourens la fit beaucoup
souffrir, car il n’appréciait pas l’esprit religieux que sœur Rose imprimait à
la communauté. « Minée par ces douloureuses préoccupations qui s’ajoutaient à un
état de santé encore précaire, je tombai malade à la mort d’une fièvre typhoïde
à la fin du mois de décembre » (I, 144-145).
Ceci se passait en 1881. Elle ne fut hors de danger qu’au
printemps suivant. Le Jeudi saint,
« j’avais pu me lever et passer une heure et demie devant
le T. Saint Sacrement. Notre-Seigneur daigna se communiquer à moi d’une manière
ineffable. J’étais toute plongée et perdue en Lui, dans une ivresse d’amour qui
m’enlevait l’usage de mes sens. Ce bon Maître me redisait combien je lui étais
chère… que j’étais sa chose… qu’Il entendait faire de moi tout ce qu’Il
voudrait, qu’Il s’occuperait Lui-même de mes affaires, me protégerait et me
défendrait… mais que moi je ne devais pas plus penser à moi que si je
n’existais pas… que je ne devais m’occuper que de ses intérêts et de son bon
plaisir. Cette visite de mon Jésus me causa une ivresse d’amour et me communiqua
une force invincible pour porter la croix » (I, 147).
Alors qu’elle n’était pas encore guérie, les épreuves et les
calomnies s’accentuèrent, mais elle jouissait du secours du Seigneur, trouvant
plus que jamais sa force dans sa petitesse :
« Un soir, tandis que l’on récitait au chœur le chapelet,
Jésus sanglant se présenta soudain à moi pendant le troisième mystère
douloureux, et m’embrasant d’un ardent désir de souffrir pour Lui, Il appuya son
front sur mon front dans une divine étreinte. Il me promit par de tendres
paroles, qu’Il serait toujours avec moi dans les travaux de cette fondation et
qu’Il m’assisterait toujours. Cette assurance de mon Maître adoré me communiqua
une force inexprimable. Je me fondais de reconnaissance et d’amour, et je me
sentais si petite que j’aurais voulu pouvoir m’anéantir aux pieds de mon Jésus.
[…] C’est précisément parce que je suis plus petite que Notre-Seigneur me prend
en pitié et veut bien m’aider » (I, 152-153).
Les tensions avec le Père devenant de plus en plus graves,
son supérieur lui ordonna en avril 1882 d’aller à Paris, pour demander conseil
au provincial, le P. Chocarne. Celui-ci refusa qu’elle quitte la fondation et
pria le Père de se retirer. Elle restait seule et sans ressources pour s’occuper
d’une communauté de dix membres. Mais le Seigneur versa une inexprimable paix
dans son âme : il serait le soutien de la communauté. Effectivement, depuis ce
jour, les ressources n’ont jamais manqué.
Elle se tourna alors vers le provincial de Belgique et eut à
souffrir à cause de lui. Mais elle parvint néanmoins à transférer sa communauté
à Héverlé-lez-Louvain, au mois de mai 1883.
Héverlé-lez-Louvain (1883-1891)
La communauté arriva dans son nouveau provisoire le 10 ou le
11 mai. À la fin de l’année, le P. Potton, alors à Rijckholt aida sœur Rose à
rédiger des constitutions propres à leur genre de vie. Et « bientôt, les novices
affluèrent et une grande ferveur régnait dans la communauté ».
Sœur Rose progressait toujours au plan spirituel. Elle
écrit :
« L’amour pur excitait mes désirs : Notre-Seigneur m’en
donnait des vues profondes dans l’oraison. La gloire de mon Dieu… son adorable
Bon Plaisir était la passion de ma vie. Il me semble que pour faire la volonté
de mon Bien-Aimé, ou lui faire plaisir en la plus petite chose, j’aurais
traversé des bataillons armés. L’idée qu’en quelque chose je pouvais avoir le
bonheur de plaire à ce Dieu si bon me mettait dans un vrai délire intérieur
d’ivresse et d’exaltation » (II, 8).
Elle fit alors le vœu d’abandon au Bon Plaisir divin : « Il
est donc entendu que je ne vis plus que de la Volonté chérie de mon Dieu ». Ce
fut sa ligne de conduite dans ses peines intérieures qu’elle qualifie de
scrupules, et dans ses peines extérieures provenant du directeur du Rosaire, le
P. Iweins, et du clergé de Belgique. Au milieu de ces tourments, elle vivait
dans un recueillement presque constant.
« Un jour, tandis que je m’anéantissais devant mon divin
Père céleste comme l’enfant prodigue, Il s’empara de mon âme et m’invita à me
préparer à un divin mariage. L’adorable Trinité était présente à gauche de la
grille du chœur. J’entrai dans une confusion extrême en voyant mon indignité, et
je restai quelque temps absorbée dans mon recueillement et l’anéantissement de
tout mon être. Je pense que ce ne fut là qu’un appel à ces fiançailles sacrées
et qu’elles ne sont pas encore consommées pour mon âme » (II, 12).
Durant ces années, sœur Rose obtint l’approbation de
l’archevêché de Malines pour ses Constitutions, et fit un coutumier qui fut
aussi approuvé, tant par l’Ordinaire que par le provincial de Belgique.
En novembre 1888, elle ressentit une agonie en son âme et
elle apprend le lendemain que sa mère était morte subitement, à cette heure
même. Sa douleur fut grande, mais elle acquiesça à la volonté de Dieu.
Dans la communauté, les sœurs insistaient vivement pour que
sœur Rose accepte d’être totalement donnée à l’œuvre entreprise. Elle finit donc
par renoncer à son appartenance au Second Ordre. Son sacrifice fut béni par la
Vierge Marie : l’œuvre se développa à partir de ce moment-là. Une première
fondation se présenta : à Bonsecours près Rouen. Au milieu des difficultés
rencontrées dans cette affaire, un parole de son bréviaire fut son soutien :
« Si quelqu’un est petit, qu’il vienne à moi ! ! ! ». Effectivement les
difficultés s’aplanirent.
Sœur Rose partit installer les sœurs à Bonsecours en avril
1891, puis revint en Belgique. Mais les sœurs de Normandie firent des démarches
jusqu’à ce que l’évêque de Malines ait accepté qu’elle quitte Louvain. Ce qui se
réalisa le 3 novembre 1891. Sœur Rose discerna que c’était bien la Volonté du
Seigneur.
Bonsecours de Rouen (1891-1903)
Peu après son arrivée en France, sœur Rose reçut une
proposition du P. Saintourens, qui se trouvait en Amérique : il demandait des
sujets pour une fondation. Après avoir résisté, elle accepta, comptant sur la
providence divine. Quatre sœurs partirent à West-Hoboken, près de New-York.
Elles s’embarquèrent le 12 décembre 1891. Sœur Rose ne put leur rendre visite
qu’en juin 1892 et elle revint à Bonsecours au mois d’août. C’était la troisième
fondation.
Mais des tensions commençaient avec Louvain. La sœur qui
avait été nommée prieure, fit circuler des accusations contre la Mère Rose et ne
voulut jamais avoir d’explication avec elle sur le sujet. Le pressentiment de la
division broya sœur Rose : « Cette affreuse angoisse se calma par l’acceptation
que je fis du calice que m’avait préparé mon Bien-Aimé » (II, 25). Et elle
pardonna. La tension entre les deux communautés a du être vive, car des passages
ont été effacés dans le manuscrit.
Les peines ne manquèrent pas dans la fondation normande :
calomnies, malveillance, défection de sœurs sur lesquelles elle comptait,
pauvreté extrême… « Rien n’a manqué à mon calice, mais Notre-Seigneur veille sur
nous avec un tel amour qu’Il nous tire Lui-même de tous les mauvais pas et ne
nous laisse manquer de rien ».
Dinant (1895)
En Juin 1895, le Seigneur l’appela à Dinant, en Belgique,
pour y fonder un quatrième monastère, et cela, au milieu d’un concours de
circonstances manifestement providentielles.
Dans les ténèbres (fin mars 1897 à 1907)
Brusquement tout bascule. C’est comme si le livre de Job
faisait suite au Cantique des Cantiques. Jusque-là les épreuves intérieures de
sœur Rose avaient été brèves et rares. Des années de ténèbres commençaient. Aux
faveurs qui avaient rempli son âme de consolation, succédèrent d’effroyables
tempêtes, à partir de la fin mars 1897. Épouvantes et terreurs deviennent son
lot quotidien. La peur de la mort la saisit. L’incendie du bazar de la charité
de Paris jette dans son âme une peur inexprimable de Dieu. Tout cela accompagné
d’aridités dans l’oraison jusque là inconnues. Sans compter des tentations de
révolte contre Dieu dans ses maladies. Bref, elle sentait son âme en opposition
avec la Volonté de Dieu. Une pensée vient à son esprit : Dieu ne l’aurait-il pas
rejetée à cause d’une faute cachée ?
« Les mois se passent et les ténèbres et les affolements
augmentent. Quelquefois je me sens écrasée par la Majesté de Dieu. Il m’apparaît
terrible et cruel, et je tremble, et je ne sais où me cacher pour le fuir… où
aller pour être secourue. D’autrefois, je sens Dieu m’environner de toute part ;
mais j’en ai une vue terrifiante. Mon âme en est au point maintenant de ne plus
savoir s’il y a un Dieu. Son existence me paraît une chimère… la mienne, une
amère déception. Je veux me raccrocher aux vérités de la foi ; je récite mon
Credo ; mais tout me paraît sans fondement : l’Évangile, l’Église, la venue
de Notre-Seigneur, la théologie, etc.… etc.… Sur rien je ne puis m’appuyer, me
semble-t-il. J’ai essayé deux fois d’en parler à des confesseurs : je n’ai pas
été comprise. Ce que j’éprouve est si profond, que je ne sais pas l’expliquer.
La nuit, le jour, à toute heure je suis abîmée dans l’effroi le plus terrible.
Et quand on parle devant moi de Dieu, de Jésus, je me dis avec douleur : “Oh !
que l’on est heureux quand on peut croire à ces divines choses !”… » (II,
41-42).
L’attrait pour les choses de Dieu demeure en elle, signe que
ses tourments sont une épreuve.
L’annonce de la mort de sa sœur lui parvient le 10 novembre
1897, alors qu’elle est au milieu de ces terreurs. Ce fut l’occasion d’un
répit : elle sut que sa sœur était dans la paix. Mais l’épreuve recommença,
source d’effroyables tentations, de terreurs mystérieuses qui semblaient sans
cause. Elle appelle Dieu à son aide et il semble ne pas répondre. Elle ressemble
étrangement au priant du psaume 87. Cependant,
« De temps en temps, une heure de foi et d’espérance
traverse mon âme aux abois ; ou bien Notre-Seigneur me rassure par une touche
secrète mais rapide, mais je retombe bien vite dans mes terreurs et mes
désolations » (II, 46).
L’épreuve intérieure la plus terrifiante se produisit alors.
Elle entendit, en janvier 1898, une voix dire distinctement : « Je vais frapper,
et ce sera terrible… »
« Ces paroles étaient si distinctes et me pénétrèrent si
profondément, qu’instinctivement, je tombai à genoux, prosternée au pied de mon
lit, conjurant Dieu de me frapper, moi, si sa justice avait à sévir, mais
d’épargner la communauté » (II, 46-47).
Spontanément, elle met cette phrase dans la bouche d’un Dieu
dont la justice cherche à frapper. Elle ne comprit la nature de cette voix que
dix ans plus tard. Les épreuves redoublèrent, la plongeant dans l’épouvante,
avec de rares lueurs. Sa prière se faisait pressente :
« Ô mon Dieu ! ne permettez pas que je me perde ! J’ai
peur que ma raison s’égare… Et à qui recourir ?… À vous, ô mon Dieu ! à vous
seul, sans doute, puisque vous ne m’envoyez aucun secours extérieur. Ayez donc
pitié de moi ! ! !… » (II, 48).
En février, en mars, puis en juin 1899, le Seigneur manifesta
sa présence. La paix d’autrefois était retrouvée :
« Dans ces moments-là toutes mes peines sont oubliées et
je ne puis ni craindre, ni sentir le moindre doute traverser mon âme ; mais
bientôt les angoisses reprennent et j’ai peur. Ô mon Dieu ! Ayez pitié de moi »
(II, 51).
Que signifie alors la parole de menace terrifiante entendue
en janvier 1898, si Jésus est avec elle ? Question sans réponse pour l’instant.
En octobre, des questions sur la vie après la mort la
remplissent d’angoisse. Mais en réponse à sa prière, « la Très Sainte Trinité
s’est révélée à moi par moments dans d’ineffables intimités et m’a fait
expérimenter l’amour tout à fait incompréhensible dont je suis l’objet de la
part de chaque Personne divine » (II, 53).
Aussitôt cependant, les
« peines ont redoublé depuis une semaine environ, sans que
je puisse m’en expliquer la cause, et je me sens à tout moment mourir
d’épouvante ; mon sang se glace dans mes veines, mes nuits sont une longue
terreur, si profonde, que je ne puis mesurer l’abîme d’où elle part. Je me tords
de douleur et d’effroi au moral et je ne sais comment je puis retenir mes cris.
Quand je suis ainsi empoignée, c’est avec une difficulté extrême que j’arrive à
oser me confier en mon Dieu et à élever vers Lui une intime prière. Il me semble
qu’Il m’a broyée, rejetée pour jamais, et j’ai si peur de ses coups adorables
que j’en tremble et en suis toute haletante » (II, 55-56).
Dès qu’une lumière donnée est passée, le souvenir de
l’effrayante parole : « Je vais frapper et ce sera terrible », la glace jusqu’à
la moelle :
« Il y a quelques jours j’ai été terrassée au moment même
de la Communion par l’impression que Jésus me broyait avec indignation. Une
sueur glacée me couvrait le visage ; j’aurais voulu fuir ; mais où, et qui,
ayant en moi le Dieu terrible qui me rejetait ! C’est effroyable ! je ne sais
comment je ne suis pas morte d’épouvante. Vers la fin de l’action de grâces
Jésus a eu pitié de moi… Ô mon Dieu ! ne me reprenez pas dans votre fureur… ne
me châtiez pas dans votre colère !… » (II, 55-56).
La parole effrayante, qui l’impressionnait tant, essayait de
l’attirer et elle luttait contre le souvenir qu’elle éveillait en elle, par des
actes d’abandon à Dieu. Alors le Seigneur lui manifesta qu’il était là, la
tendresse du Père l’enveloppa. Au moment de la communion, il lui communiqua son
Verbe.
Cela continua ainsi pendant 10 ans au cours desquels le
Seigneur opéra en elle une lente désappropriation. Son action pénétrant jusqu’au
fond de l’âme, lui enlevait toutes ses scories.
En janvier 1902, la menace de l’exil se fait proche. Aussi la
décision de partir est prise. Le 21 avril 1903, la communauté quitte la France
et s’embarque pour Baltimore. Elle y trouva douleurs, trahisons, et souffrances.
En mars 1905, la communauté est débarrassée d’un redoutable chapelain. Un saint
le remplace. Et sa vie continue, traversée de profondes ténèbres entrecoupées de
consolations célestes.
« Amie » du Seigneur (1907-1909)
En janvier 1907, un terrible incendie détruit le pauvre
couvent de planches. Sœur Rose vécut l’épreuve dans l’abandon le plus complet au
bon Vouloir de Dieu. Le Seigneur lui révèle alors le pourquoi des souffrances
endurées depuis des années : faire d’elle sa « petite amie » (cf. Ct 1, 9.13 ;
2, 2 ; etc.) :
« Avec quelle divine tendresse mon Jésus m’explique ce
doux mystère. Toutes les épreuves qui m’ont accablée depuis tant d’années,
toutes les souffrances, tous les crucifiements par lesquels j’ai passé n’avaient
qu’un but : me faire une petite copie du Verbe divin souffrant et méprisé. Oh !
combien ce Maître adoré me fait sentir que je suis sienne… qu’Il a compté tous
mes renoncements, toutes mes peines… que son amour feignait de ne pas voir tout
ce que je lui sacrifiais sans cesse, mais que ce n’était qu’une divine ruse pour
me purifier tout-à-fait et me dégager de moi de plus en plus… Être la petite
amie de Jésus que c’est délicieux !
Plus rien ne me soucie que ses intérêts, ses désirs, ses
Volontés et la gloire bénie de son Père qu’Il veut que je procure avec Lui
toujours, en tout, partout, sans jamais me regarder ni me rechercher en rien
moi-même » (II, 100-101).
Restait encore à trouver l’explication de la parole
terrifiante. Le 23 avril 1907, elle s’en ouvre à son confesseur. Il « m’a fait
remarquer que les effets produits sur moi par cette parole sembleraient indiquer
qu’elle vient du démon et non pas de mon Bien-Aimé Jésus » (II, 101). En
entendant cela, la lumière pénétra dans son âme :
« Ce n’est donc pas mon Dieu qui m’a menacée, c’est son
ennemi… Dès lors, ma souffrance s’est évanouie, comme la cire se fond devant le
feu. On aurait dit qu’un poids immense m’était ôté, et tout en moi a repris joie
et espérance invincible en son Dieu ! Depuis, quelle paix, quelles délices
inondent mon âme ! rien ne me distrait habituellement de l’unique objet de mon
amour : Jésus » (II, 101-102).
Elle connut alors « l’étreinte de l’Époux à l’épouse qui,
elle, s’abîmait dans le sentiment de son inexprimable indignité ». Et on la voit
passer au tutoiement envers le Seigneur dans son cahier.
Elle était prête. Le 10 août 1908, le diagnostic médical est
formel : une tumeur de l’intestin, probablement ancienne, fait craindre une
issue fatale. Ce fut pour elle le gage d’une réunion prochaine avec son
Seigneur ! Un léger effroi, vite comprimé, succéda à cette joie, à la pensée
qu’elle serait déformée par le mal. Mais l’espérance l’emporte. Ici se termine
le deuxième cahier.
Elle mourut le 21 avril 1909, dans le monastère des Roses de
Jésus Docteur, monastère de Baltimore fondé par les sœurs de West-Hoboken. Elle
ne put mener à terme son projet de rapatrier sa communauté en Europe.
Conclusion
Sœur Rose Wehrlé, comme beaucoup avant elle, montre ce qu’est
la vraie mystique chrétienne : un dévoilement du mystère de l’Autre, de l’amour
fou dont le Père et le Fils nous aiment, un dévoilement de l’amour manifesté sur
la Croix. Cela, elle l’a expérimenté de façon directe, en quelque sorte, par une
grâce particulière que Dieu accorde aux petits. Toute sa vie spirituelle est un
long chemin dans le dépouillement d’elle-même, dans l’abandon, pour adhérer de
tout son être à la Volonté de Dieu jusqu’à être configurée au Christ.
Si l’on se souvient que sœur Rose a été formée dans un
monastère où les observances étaient le principal souci, on peut percevoir à
quel point elle était conduite par Dieu. Car elle a su allier l’observance des
Constitutions à une profonde liberté spirituelle.
Aujourd’hui, où le Nouvel Âge fait errer beaucoup de
chrétiens sur des chemins mystiques centrés sur une thérapie qui n’est autre que
la recherche de soi-même, sœur Rose peut être une sœur aînée qui nous rappelle
le secret de la vie spirituelle chrétienne. Ce n’est autre que le maître-mot de
la Règle de saint Augustin : ne pas chercher ses intérêts, mais ceux du Christ.
Sœur
Marie-Ancilla
moniale dominicaine
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