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(Extrait des
Cahiers Ozanam n°134)
Ayant appris que sa mère
avait été plus gravement malade qu’il ne le pensait, Frédéric écrivit de
doux reproches à son père, le 15/03/1835, qui montre sa sollicitude
extrême envers sa mère: "Maman a été malade, elle l'a même été assez
gravement, et vous me dites dans votre lettre qu'elle commence à
reprendre des forces. Ses forces, elle les avait donc perdues, elle a
donc bien été souffrante et vous ne m'en informiez pas... Vous l'avez
fait pour m'épargner de l'inquiétude, mais ce n'est pas juste. Cette
pauvre mère a eu tant de soucis de moi, ne faut-il pas que j'en aie au
moins un peu d'elle? Et lorsqu'elle souffre, est-il convenable que moi,
son fils, je sois aussi gai qu'à l'ordinaire? Non, cela n'est pas bien,
d'autant mieux mon bon père, qu'il est inutile de cacher: le coeur
devine."
Frédéric Ozanam manifestait
en effet un attachement extraordinaire à son père et à sa mère. Au
lendemain de la mort de son père, en 1837, il confie à Ernest Falconnet:
"Quelle solitude désormais sur la terre! Quel vide autour et
au-dessus de nous! Se voir au niveau de la foule sans une tête qui
dépasse vos têtes, sans des mains qui s'étendent sur vous pour vous
protéger. Avoir vécu vingt-quatre ans à l'ombre et à l'abri, et se
trouver tout à coup à découvert à l'heure des orages! L'oracle
domestique devenu muet, la Providence de la famille devenue invisible!
Il se peut rencontrer des afflictions plus vives, jamais de désolation
pareille!"
Le décès de sa mère, le 14
octobre 1839, accrut encore sa souffrance; il écrit à Édouard Reverdy:
"O mon ami! Nous nous relevâmes orphelins! Quel moment que celui-là!
Quelles larmes! Quels sanglots!... Notre âge semblerait devoir nous
rendre, mon frère aîné, Alphonse et moi, plus fermes, plus courageux.
Mais nous avons tant vécu de la vie de famille, nous nous trouvions si
bien sous les ailes de notre mère, que jamais nous n'avions quitté, sans
esprit de retour, le nid natal..."
Et encore:"Depuis une
semaine je travaille beaucoup; mais le travail qui occupe l'esprit ne
peut rien pour le coeur. Oh! demandez pour moi au Seigneur qu'il
m'envoie comme à ses disciples, orphelins aussi, l'Esprit qui console,
le Paraclet.”
Dans une lettre adressée à
Jean-Jacques Ampère Ozanam exprime encore toute sa peine:
"...Me voici maintenant
seul au monde, car deux frères, une excellente famille de parens dévoués
peuvent bien peupler le désert extérieur de la vie; mais ils ne
remplissent point cette solitude qui s'est faite dans l'âme : rien ne
saurait remplacer le sentiment d'un père et d'une mère bien aimés, de
manière que le moi se perdait dans le nous..." (Lettre du 18
novembre 1839).
Ozanam reparlera de sa mère
2 ans plus tard. La mort ne nous enlève pas définitivement les personnes
aimées. La mort est un passage en Dieu, et la présence des "disparus"
auprés de ceux qui restent est bien réelle:
"Maintenant après deux
années, après le temps qui peut dissiper les premiers égarements d'une
imagination ébranlée, j'éprouve toujours ceci. Il y a des instants de
tressaillement subit, comme si elle était là à mes côtés; il y a
surtout, lorsque j'en ai le plus besoin, des heures de maternel et
filial entretien, et alors je pleure peut-être plus que dans les
premiers mois, mais il se mêle à cette mélancolie une ineffable paix.
Quand je suis bon, quand j'ai fait quelque chose pour les pauvres
qu'elle a tant aimés, quand je suis en repos avec Dieu qu'elle a si bien
servi, je vois qu'elle me sourit de loin. Quelquefois si je prie, je
crois écouter sa prière qui accompagne la mienne comme nous faisions
ensemble le soir au pied du crucifix. Enfin souvent, je ne le dirais à
personne, mais à toi je puis le dire, lorsque j'ai le bonheur de
communier, lorsque le Sauveur vient me visiter, il me semble qu'elle me
suit dans mon misérable coeur,... et alors j'ai une ferme croyance de la
présence réelle de ma mère auprès de moi... Qu'est pour elles
[Frédéric parle de sa mère et de celle de son ami Falconnet] le ciel
même si nous n'y sommes pas? Je suis donc très persuadé que nous les
occupons encore, qu'elles vivent pour nous, là comme ici, qu'elles n'ont
changé que par une plus grande puissance et un plus grand amour..."
(Lettre à Ernest Falconnet le 31 janvier 1842)
Quelques jours après son
mariage, il écrivait à un ami: "Je sentais descendre sur moi la
bénédiction divine avec les paroles consacrées...” Je me laisse être
heureux; je ne compte plus les moments, ni les heures. Le cours du temps
n'est plus pour moi. Que m'importe l'avenir? Le bonheur dans le présent,
c'est l'éternité. Je comprends le ciel."
Frédéric partageait tous
ses soucis avec son épouse bien-aimée:
“J'ai trouvé une
rhétorique de douze élèves qui en attendent encore autant pour être au
complet. Nous aurons quatre et peut-être six de nos vétérans. Mais ces
Messieurs se reposent sur leurs lauriers, en sorte que selon mes
prévisions nous sommes pour quelques jours dans l'impossibilité de faire
rien de sérieux. Ils n'ont pas même encore leurs livres de classe.
J'enrage de perdre ainsi mon temps. Je suis assailli de parents qui
viennent me recommander messieurs leurs fils, dont le coeur est toujours
excellent, mais les études médiocres..." (Lettre du 11 octobre 1843
à sa femme)
Voici quelques extraits de
lettres envoyées à sa femme en 1844 :
"Ma bien-aimée,
J'attendais avec toute
l'ardeur de l'espérance ta chère lettre de ce matin ; tu ne me dis pas
si tu avais bien dormi, si ton malaise était plus grave qu'à
l'ordinaire. Comment vont tes pauvres yeux ? Mais tu me le diras dans ta
prochaine réponse.."
Et encore:
“Ma tendre aimée,
Voici la première fois
que tu seras restée un jour sans lettre. Et crois que de mon côté, dans
cette prison du Concours général je périssais d'ennui. J'ai vu ta
promenade, je te suivais sous cette fraîche allée. Tâche de te baigner
de bonne heure, de rester à l'ombre autant que possible, puisque tu as
mal aux yeux. Moi, je t'embrasse, pas tout à fait aussi fort que je
t'aime, parce que je te ferais mal."
Et aussi:
"...Tu sais ma
bien-aimée, que la vie est une école où Dieu fait l'éducation des
chrétiens: dans cette école il y a des années laborieuses, difficiles,
où il y a peu de récréations, beaucoup de fatigue, des leçons sévères et
malaisées à comprendre. Mais tu sais aussi que le Maître est bon, que
les leçons ne tendent qu'à nous rendre meilleurs et plus parfaits.
L'année présente est une des plus instructives de cet enseignement qu'il
nous donne..." (Lettre à sa femme, le 28 juillet 1844)
Frédéric relate aussi, non
sans humour, un voyage qu’il fit à Reims pendant l’été 1850:
"...Ton dernier baiser
était encore sur mon front quand le train nous a rapidement emportés par
un pays plat et monotone jusqu'à Meaux, où j'ai salué en passant la
cathédrale de Bossuet; puis la bête à feu reprenant sa course nous a
conduits à Château-Thierry, séjour préféré de La Fontaine. C'est là
qu'un présage coûteux mais agréable est venu me faire espérer que
Charles avait reçu d'excellentes nouvelles, et que la famille ne
tarderait pas d'aller à des noces.
A la station de
Château-Thierry, le règlement accorde dix minutes d'arrêt. Tous les
voyageurs se précipitent vers le buffet, et je ne sais quel démon m'y
pousse. Non que vous ne m'eussiez pourvu de provisions suffisantes que
j'ai scrupuleusement consommées. Mais comme le chocolat ne désaltère
point, mon malheur a voulu que je me laissasse séduire par de petites
tartes aux cerises tout à fait appétissantes, au prix modique de 15
centimes. Comme un homme qui a eu le prix Gobert et qui se croit tout
permis, je prends une de ces charmantes productions, et je la déguste en
union de cœur avec toi, dans l'espérance qu'à pareille heure tu en fais
autant.
Puis avisant les
abricots de bonne mine à deux sous, je mets la main sur un des plus
mûrs: le traître m'échappe, entraîne dans sa route plusieurs de ses
confrères, et tous ensemble comme une avalanche tombent de leur rayon
sur le buffet où ils culbutent un grand coquin de sucrier de verre placé
là pour mes péchés. L'ustensile se laisse choir et se rompt: au bruit le
maître accourt et trouve que son sucrier était un vase grec du plus haut
mérite, en verre taillé; la paire, disait-il, lui avait bien coûté 15
francs. Je voyais parfaitement qu'en ceci il n'y avait de grec que mon
homme..." (Lettre à Amélie Ozanam. 31 juillet 1850).
Lorsque sa fille Marie est
née, il a écrit au parrain qui habitait dans l'Yonne: "Je t'écris à
Sens, mais peut-être es-tu à Villeblevin?... Le petit ange que nous
attendions est arrivé plus tôt que nous n'avions compté, ce matin à 5
heures, après 3 heures de douleurs terminées par une heureuse
délivrance. Jusqu'ici la mère et l'enfant se portent bien. Je voudrais
rendre à Dieu autant de reconnaissance qu'il m'a fait éprouver de
bonheur". C’était le 24 juillet 1845
La petite fille grandit.
Elle a maintenant 4 ans; le 27 juillet 1849, son papa lui écrit ces
choses délicieuses: "Ce matin en me promenant, j'ai vu une jolie
église, comme je t'en ai fait voir de si belles en voyage. Il y avait là
une grande sainte Vierge avec le petit Jésus dans les bras et puisque la
sainte Vierge aime les enfants sages, je l'ai beaucoup priée pour Marie·[1] Aussi
je suis bien sûr que Marie va être parfaitement obéissante, qu'elle ne
pleurera pas, qu'elle fera gentiment compagnie à Maman Mélie jusqu'à ce
que Papa revienne. Alors elle aura un joli baiser sur son front, je la
prendrai sur mes genoux et je lui permettrai de chercher dans mes
poches... Comme cette lettre arrivera le samedi et que le dimanche on
ira à la messe, Nini dira pour papa: ‘Je vous salue, Marie.’ Adieu mon
petit ange, je te bénis et je suis ton bon père."
Quatre ans après Frédéric
Ozanam mourait.
Lettre à Lallier, de
novembre 1835
"Votre bonne lettre m'a
été d'une grande consolation: rien n'est en effet plus consolant que le
souvenir de ceux auxquels on est étroitement attaché par le coeur. Je
crois vous l'avoir déjà dit: les douceurs de la famille sont bien
précieuses, le sang a des droits innés et imprescriptibles; mais
l'amitié a des droits acquis et sacrés, des jouissances qui ne suppléent
pas; les parents et les amis sont deux sortes de compagnons que Dieu
nous a donnés pour faire la route de la vie, la présence des uns ne peut
faire oublier l'absence des autres."
Lettre à Auguste Le
Taillandier du 21.08.1837
"Les événements les plus
contraires de la vie se voient à la même lumière, se rapportent au même
principe qui est Dieu. Devant lui, il n'y a point de douleurs
inconsolables, il n'y a pas non plus de joies sans mélange; il n'y a
point de coeurs souffrants ni d'âmes satisfaites qui ne puissent
s'entretenir dans cet admirable langage que la religion nous a fait.
Comme vous avez partagé
mon deuil au milieu de vos riants projets, moi aussi, au milieu de mes
tristesses, j'ai souri à votre prochain bonheur."
Lettre à François Lallier.
Rome, 29 septembre 1833
“Mon cher ami,
...Vous n'attendez pas
sans doute de ma part un récit détaillé de mon voyage, lequel pourrait
bien former un volume, si une plume plus habile que la mienne s'en
emparait; ni que, dans le court espace d'une lettre, je vous fasse un
aride catalogue des cités que nous avons parcourues et des monuments
qu'elles renferment: le temps vient où nous en pourrons causer à l'aise.
Aujourd'hui, qu'il me suffise de vous dire que jamais mon imagination ne
s'était rien figuré de si imposant, de si gracieux, de si varié, que le
spectacle toujours nouveau qui se déroule devant le voyageur en Italie.
Pour me servir d'une
phrase dont vous vous moquerez sans doute, mais qui exprime bien ma
pensée: toutes ces villes sont comme autant de perles toutes brillantes,
mais toutes travaillées d'une différente manière et Rome est au milieu
d'elles comme un joyau d'un prix inestimable dont on ne saurait se faire
une idée que lorqu'on l'a vu de près.
Représentez-vous un
palais six fois grand comme Versailles et une église double de
Notre-Dame et tout cela rempli des chefs d'oeuvre de Raphaël, de
Michel-Ange, de Titien, de Canova, de tout ce que les arts conspirant
ensemble à la gloire du christianisme ont produit de plus beau, et vous
n'aurez qu'une faible idée de Saint-Pierre de Rome et du Vatican qui ne
sont pas eux-mêmes les seules parures de la Sainte Capitale du monde...”
(Lettre 62.Correspondance vol. I).
Aux yeux de Frédéric
Ozanam, la foi sans la charité n'a aucun sens. Surtout dans le Paris de
Louis-Philippe, où les pauvres pullulent. S'adressant à ses jeunes
amis, son ton devient suppliant: "La terre s'est refroidie, c'est à
nous, catholiques, de ranimer la chaleur vitale qui s'éteint, c'est à
nous de recommencer le grand oeuvre de la régénération, fallût-il
recommencer l'ère des martyrs... Resterons-nous inertes au milieu
du monde qui souffre et qui gémit?... Et nous, mon cher ami, ne
ferons-nous rien pour ressembler à ces saints que nous aimons?...
Si nous ne savons pas
aimer Dieu... car il semble qu'il faille voir pour aimer et nous ne
voyons Dieu que des yeux de la foi, et notre foi est si faible! Mais les
hommes, mais les pauvres, nous les voyons des yeux de la chair! Ils sont
là et nous pouvons mettre le doigt et la main dans leurs plaies et les
traces de la Couronne d'épines sont visibles sur leur front; et ici
l'incrédulité n'a plus de place possible, et nous devrions tomber à
leurs pieds et leur dire avec l'apôtre: "Tu es Dominus et Deus meus".
Vous êtes nos maîtres et nous serons vos serviteurs, vous êtes pour nous
les images sacrées de ce Dieu que nous ne voyons pas, et ne sachant pas
l'aimer autrement, nous l'aimerons en vos personnes..."
Ces admirables
paroles sont l'écho de celles de Saint Vincent de Paul ce saint qui,
tout naturellement, devint le modèle et le protecteur de la Conférence
de Charité dont Frédéric Ozanam fut, en 1833, l'un des promoteurs, et
qui allait s'épanouir dans le cadre de la Société de Saint-Vincent de
Paul.
Frédéric tient beaucoup à
la défense et à l'exaltation de la foi catholique. C'est pourquoi, avec
de nombreux étudiants qui la partagent avec lui, il s'adresse, en 1833,
à l'archevêque de Paris, Mgr de Quélen, pour lui suggérer qu'une
prédication forte et convaincante soit organisée, pour le grand public
-la jeunesse en particulier- en la cathédrale Notre-Dame de Paris. C'est
ainsi que naissent, après deux ans de tractations, les célèbres
"Conférences de Notre-Dame", auxquelles Henri Lacordaire, par son
éloquence sans pareille, donnera tout de suite leurs lettres de
noblesse.
Lettre à Janmot, le 13
novembre 1836
"La question qui divise
les hommes de nos jours, n'est plus une question de formes politiques,
c'est une question sociale: c'est de savoir qui l'emportera de l'esprit
d'égoïsme ou de l'esprit de sacrifice; si la société ne sera qu'une
grande exploitation au profit des plus forts ou une consécration de
chacun au service de tous... Il y a beaucoup d'hommes qui ont trop et
qui veulent avoir encore: il y en a beaucoup plus d'autres qui n'ont
rien et qui veulent prendre si on ne leur donne rien. Entre ces deux
classes d'hommes, une lutte se prépare et cette lutte menace d'être
terrible: d'un côté la puissance de l'or, de l'autre la puissance du
désespoir."
Lettres à son frère, l'abbé
Alphonse Ozanam. Lettre du 28 janvier 1848
Dans une lettre qu'il
adresse à son frère prêtre, Frédéric décrit la Société de St Vincent de
Paul et ses fondements religieux: "...Je connais bien la société dont
tu me parles, une société de secours pour les vieillards indigents, à
Lille. Elle a été fondée par des jeunes gens qui font profession de
catholicisme et qui ont eu une bonne intention. Ils ont voulu engager
dans les bonnes oeuvres ceux de leurs camarades qui n'avaient pas assez
de religion pour faire partie des conférences de Saint-Vincent-de-Paul.
Ils m'ont même proposé d'être des leurs. Mais, tout en louant leur
dessein, j'ai refusé de m'y prêter parce qu'ils risquaient d'éloigner de
la Société de Saint-Vincent-de-Paul, par une fâcheuse concurrence, des
jeunes gens qui seraient capables d'y entrer; et parce que leur oeuvre,
dénuée de pensée religieuse et réduite à n'être qu'une tentative
philanthropique, ne me semblait pas avoir de vie, ni par conséquent de
durée.
Je leur ai expliqué mes
motifs et depuis lors, c'est-à-dire depuis deux ans, je n'ai pas de
nouvelles de leur association: elle a pu se gâter et prendre un
caractère qu'elle n'avait pas d'abord... Jusqu'à présent j'y vois une de
ces institutions qu'on ne peut pas encourager parce qu'elles ont des
inconvénients, mais qu'on doit bien se garder de combattre, parce
qu'elles ont de bons desseins."
Lettre du 12 avril 1848
"Occupe-toi toujours des
ouvriers comme des riches, c'est désormais la seule voie de salut pour
l'Église de France. Il faut que les curés renoncent à leurs petites
paroisses bourgeoises, troupeaux d'élite au milieu d'une immense
population qu'ils ne connaissent pas."
Vers la fin de sa vie,
Ozanam disait aux confrères de Florence: “Nous apprendrons, en
visitant le pauvre, que nous y gagnons plus que lui, puisque le
spectacle de sa misère servira à nous rendre meilleurs. Nous éprouverons
pour ces infortunés un tel sentiment de reconnaissance que nous ne
pourrons plus nous empêcher de les aimer. Oh! combien de fois moi-même
accablé de quelque peine intérieure, inquiet de ma santé mal raffermie,
je suis entré plein de tristesse dans la demeure du pauvre confié à mes
soins, et là, à la vue de tant d’infortunés plus à plaindre que moi, je
me suis reproché mon découragement, je me suis senti plus fort contre la
douleur, et j’ai rendu grâce à ce malheureux qui m’avait consolé et
fortifié par l’aspect de ses propres misères! Et comment, dès lors, ne
l’aurais-je pas d’autant plus aimé?”
Le mois de février 1848
voit de nouvelles journées révolutionnaires et la fin de la Monarchie de
Juillet. Quelques jours après ces événements, Ozanam s'exprime sur ce
changement de régime:
"...La révolution qui
commence me semble tout autre que celle de 1830, bien moins sanglante
d'abord puisque le mombre des victimes, tués ou blessés, ne va pas à
douze cents; bien moins contestée ensuite, puisque le régime qui finit
s'est à peine défendu et qu'il ne laisse pas derrière lui, comme la
Restauration, un grand parti qui lui conserve un attachement religieux.
La république proclamée sans fanatisme est acceptée sans opposition...
Est-ce à dire qu'il n'y
ait point de péril? C'est-à-dire au contraire, qu'il y a un danger
d'autant plus grand que le passé n'en donne pas d'exemple! Derrière la
révolution politique, il y a une révolution sociale. Derrière la
république qui n'occupe guère que les gens lettrés, il y a les questions
qui intéressent le peuple, pour lesquelles il s'est battu: les questions
du travail, du repos et du salaire. Il ne faut pas croire qu'on puisse
échapper à ces problèmes. Si l'on pense qu'on satisfera le peuple en lui
donnant des assemblées primaires, des conseils législatifs, des
magistrats nouveaux, des consuls, un président, on se trompe fort, et
avant dix ans ce sera à recommencer...
Nous allons ouvrir des
cours publics pour les ouvriers, nous nous répandrons dans les clubs
afin d'y porter de bonnes paroles et d'arrêter les mauvaises. Mais
surtout nous nous préparons aux élections..." (Lettre à Alexandre
Dufieux, le 6 mars 1848)
Frédéric avait déjà exposé
les dangers de la société de son temps. Il faisait remarquer:“D’un
côté l’ancienne école des économistes ne connaît pas de plus grand
danger social qu’une production insuffisante; pas d’autre salut que de
la presser, de la multiplier par une concurrence illimitée; pas d’autre
loi du travail que celle de l’intérêt personnel, c’est-à-dire du plus
insatiable des maîtres.
D’un autre côté, l’école
des socialistes modernes met tout le mal dans une distribution vicieuse,
et croit avoir sauvé la société en supprimant la concurrence, en faisant
de l’organisation du travail une prison qui nourrirait ses prisonniers,
en apprenant aux peuples à échanger leur liberté contre la certitude du
pain et la promesse du plaisir. Ces deux systèmes dont l’un réduit la
destinée humaine à produire, l’autre à jouir, aboutissent par deux voies
diverses au matérialisme.”
Frédéric suit attentivement
la vie politique française. Il est attaché au régime républicain. En
avril 1851, il écrit:
"...Jamais peut-être les
dissentiments ne furent plus violents et plus implacables. Quand je vois
les partis monarchiques dont la fusion devait, disait-on, restaurer la
société française, se déchirer si cruellement, et les orléanistes
eux-mêmes se diviser à ce point que leurs récriminations remplissent
depuis quinze jours les colonnes de vingt journaux, je crois plus que
jamais à la durée de la République. J'y crois surtout pour le bien de la
religion et pour le salut de l'Église de France qui serait cruellement
compromise si les événements donnaient le pouvoir à un parti prêt à
recommencer toutes les erreurs de la Restauration... Cher ami, nous
n'avons pas assez de foi, nous voulons toujours le rétablissement de la
religion par des voies politiques... Non, non, les conversions ne se
font point par les lois, mais par les moeurs, mais par les
consciences..." (Lettre à A. Dufieux. 9 avril 1851)
Mai 1849 :
Pendant l’épidémie de
choléra à Paris, Ozanam s'inquiète un peu pour son frère Charles qui
effectue sa 4ème année d'internat à l'hôpital Ste Marguerite. Les Ozanam
s'installent à Versailles. En juin 1849, Ozanam est toujours à
Versailles. Le choléra à Paris continue à faire beaucoup de victimes,
dont Mme Récamier.
"... M. Tessier assure
que pendant la recrudescence les hôpitaux présentaient un spectacle
terrible et auquel il est heureux que tu n'aies pas assisté. On ne
sauvait personne, ni par l'homéopathie, ni autrement. L'atmosphère des
salles était lourde, pénible à respirer et M. Tessier lui-même avait
peine à y tenir. La science s'enrichit cette fois de deux espèces
nouvelles, le choléra ataxique et le choléra noir, tous deux
incurables..."
Lettre du 28 février 1841,
à Amélie Soulacroix, sa fiancée
Frédéric écrit très
régulièrement à Amélie Soulacroix et lui raconte par le détail ses
activités quotidiennes et ses moments de détente:
"Quoique je sorte fort
peu, je suis allé hier au soir pour affaires chez M. de Lamartine et j'y
ai trouvé un magnifique concert, où après plusieurs personnes de la plus
haute aristocratie, on a entendu les admirables voix de Mme
Damoreau-Cinthy et de M. Dupré. On a fortement applaudi un violon dont
je n'avais jamais ouï le pareil... Il y avait aussi un luxe incroyable
de toilettes et toutefois je vous assure que ce singulier assemblage,
ces têtes surchargées de diamants et ces épaules nues, ces physionomies
insignifiantes sous une pluie de fleurs et dans un nuage de dentelle,
cette complaisance dans leur faste, et ce dédain de la personne de leur
voisins tout ceci me donne une médiocre opinion de ce que le caractère
des femmes peut gagner à des habitudes d'opulence et à une éducation
d'apparat..."(Lettre à Mlle Soulacroix, le 28 février 1841)
Lettre à Mme Soulacroix, sa
belle-mère, le 4 juin 1849)
"...Les plus belles
promenades du monde à deux pas, et enfin ce château qu'on a jamais fini
d'étudier et que je suis heureux de pouvoir explorer en détail une fois
dans ma vie. Hier grandes eaux pour notre bienvenue. Une foule animée et
joyeuse faisait revivre le parc et les grands escaliers déserts..."
Tertiaire de St François,
Frédéric aime Assise, il aime l'Ombrie. Il y conduira sa femme.
D'ailleurs il voyagera beaucoup et ses voyages sont pour lui source
d'actions de grâces.
Prière liturgique : il
participe quotidiennement à la messe chaque fois qu'il le peut. Il
communie fréquemment, chose rare pour son époque; il se confesse,
participe aux processions, ce qui est aussi un témoignage pour un
universitaire.
À l’époque où Frédéric
cherchait sa voie, il ressentait aussi le besoin d’une direction
spirituelle forte. Le 26 août 1839, il écrivait à son ami Lacordaire:
“...je sens plus que
jamais le besoin d'une direction spirituelle qui supplée à ma faiblesse
et qui me décharge de ma responsabilité. Et, pour parler à coeur ouvert,
déjà plus d'une fois, en voyant la maladie de ma mère faire de désolants
progrès, quand la possibilité d'une perte si terrible se présente à mon
esprit, je ne vois plus de raison pour me retenir dans une position que
le devoir filial m'a seul fait solliciter et l'incertitude de ma
vocation se reproduit plus inquiétante que jamais. C'est ce mal
intérieur dont je souffre depuis longtemps que je recommande à vos
charitables prières; car, si Dieu me voulait bien appeler à Lui, je ne
vois pas de milice dans laquelle il me fût plus doux de le servir que
celle où vous êtes engagé..."
L'amour et l'amitié
nourrissaient sa prière:
– à Ernest Faconnet (1832):
"Prie, prie pour nous qui commençons à prendre carrière";
– à François Lallier
(1833), l'ami de Sens: "J'ai bien besoin que vous priiez pour moi; ne
m'oubliez donc point tout misérable que je suis."
– à Léonce Curnier (1834):
"J'espère que Dieu ne nous abandonnera pas, surtout si nous avons des
frères qui prient et qui méritent pour nous."
– à Dufieux (1835): "Offrez
pour moi au Seigneur une partie des choses saintes que vous faites et
continuez-moi votre amitié".
Quelques intentions de
prières, formulées ou non par Frédéric Ozanam éclairant son comportement
prière
d'intercession pour les autres, qu'il aimerait préserver de la
destruction, et maintien sans rupture dans un monde d'amitié.
prière de demande,
plus pour obtenir que ses choix successifs correspondent au dessein de
Dieu sur lui que pour atteindre une réussite vaine.
prière d'abandon
enfin, qui se fera plus intense dans les dix dernières années de sa vie
grâce à l'influence d'Amélie, sa femme, et parce que le terme semblait
approcher plus vite: "Je demande à Dieu de me laisser vivre pour ma
femme et mon enfant, écrit-il le 22 juin 1853. Mais il me semble
qu'il faut attendre avec recueillement que la Providence décide de ma
guérison.
Il vit de la
présence de Dieu.
Quand il est inquiet,
angoissé, il impose à sa sensibilité des certitudes spirituelles:
"J'ai pensé que je n'avais pas fait assez d'attention à deux compagnons
qui marchent toujours avec nous, même sans que nous les apercevions:
Dieu et la mort."
Il écrit au Dr
Franchisteguy: "Je dis (à Dieu) malheureusement bien plus de bouche
que de coeur: ‘Je veux ce que Tu veux, je veux comme Tu veux, je veux
quand Tu veux, je veux parce que Tu veux.’”
Ouvrant son testament sa
femme trouva ce message :
“A ma tendre Amélie, qui
a fait la joie et le charme de ma vie, et dont les soins si doux ont
consolé depuis un an tous mes maux, j'adresse des adieux courts comme
toutes les choses de la terre. Je la remercie, je la bénis et je
l'attends. Au ciel seulement je pourrai lui rendre autant d'amour
qu'elle en mérite.”
[1] C'est
la prière d'un père pour sa fille.
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