

Jeanne Chézard de Matel
fondatrice de l’Ordre du Verbe Incarné
(1596-1670)
Autobiographie
1596-1641
Chapitre 1
Des vœux
que firent mes parents pour avoir un enfant qui eût vie ; de ma
conception et conservation dans les flancs de ma mère où Dieu me
montra sa protection extraordinaire.
Defecerunt
miserationes ejus. [Lm 3, 22] ni ses compassions épuisées.
J’espère de les chanter la durée de l’éternité. Misericordias
Domini in aeternum cantabo. [Ps 88, 2] L'amour de Yahvé à jamais
je le chante.
Pour commencer,
aidez-moi, tout-puissant ; puisque les obéissants chantent les
victoires, je veux avec vous, mon Dieu, outrepasser
les
mœurs de mes propres résistances. Votre sagesse permit, par les
raisons que vous savez, que mon père et ma mère demeurèrent dix ans
sans pouvoir nourrir enfants ou les élever. Ma mère en fit quatre
pendant ces dix années dont il y en eût un mort-né ; un que la
nourrice étouffa, le couchant avec elle contre la défense qu’on lui
en avait faite ; les autres deux furent aussitôt enterrés que
baptisés, parce que ma mère ne les portait pas jusqu’au terme de
neuf mois ce qui causait à mes parents une affliction fort sensible.
Cette affliction leur donna de l’esprit et un sujet de recourir à
l’oraison, et de s’adresser à vous, mon Divin Amour, par
l’intercession de vos saints et saintes. Ils firent des vœux que
vous ne rejetâtes pas, d’offrir des présents à l’église de Saint
Etienne de Roanne, à l’honneur de la glorieuse Sainte Anne, mère de
votre très Sainte Mère, et de faire porter sur les fonts baptismaux
le premier enfant que votre miséricorde leur donnerait par deux
pauvres, et de la vêtir de blanc, à l’honneur de Saint Claude et de
Saint François d’Assise, vous suppliant de donner une longue et
heureuse vie à cet enfant qui naîtrait le premier. Peu de temps
après ma mère me conçut. O merveille de bonté, quelles actions de
grâces vous puis-je rendre de l’amoureuse providence que vous fîtes
et du soin que vous eûtes de la mère et de l’enfant pendant qu’elle
me portait en ses flancs ! Vous voulûtes être notre commun Gardien,
par une assistance toute charitable pour soulager ma mère des
grandes afflictions que vous permîtes lui arriver ; vous étant
agréable par sa vie fort retirée du monde vous la voulûtes éprouver
dans la fournaise des tribulations. Satan n’oublia rien pour me
faire mourir dans les flancs de ma mère, elle se rompit une veine
avec danger de sa vie et de la mienne. Six semaines devant le terme
elle craignait d’enfanter un mort-né comme les autres fois, mais
votre dextre fit une vertu ne permettant que je fusse privée de la
vie de grâce et de nature. Quis conclusit
ostiis mare, quando erumpebat quasi de vulva procedens : Cum ponerem
nubem vestimentum ejus, et caligine illud quasi pannis infantiæ
obvolverem. Circumdedi illud terminis meis et posui vectem et
ostia. Et dixi : Usque huc venies, et non procedes amplius, et hic
confringes tumentes fluctus tuos. (Jb 38,8) Qui enferma la mer à
deux battants, quand elle sortit du sein, bondissante; quand je mis
sur elle une nuée pour vêtement et fis des nuages sombres ses
langes ; quand je découpai pour elle sa limite et plaçai portes et
verrou ? “Tu n'iras pas plus loin, lui dis-je, ici se brisera
l'orgueil de tes flots !”
Et c’est vous, mon
Seigneur et mon Dieu, qui fîtes toutes ces merveilles pour moi à la
confusion des démons pour votre gloire et pour mon salut.
Chapitre 2
De ma
naissance, de mon baptême et ma nourriture du lait, et comme je
parlais distinctement et avec raisonnement à neuf mois.
Vous me fîtes naître
heureusement et promptement, le sixième de novembre 1596 et au même
jour je fus portée au baptême par deux pauvres selon les vœux faits
par mes parents lesquels deux pauvres votre providence envoya à
notre porte : savoir, un garçon et une fille qui demandaient
l’aumône. Le garçon avait huit ans et la fille six. Je fus mise
entre les mains de l’innocente pauvreté pour recevoir le sacrement
de régénération dans l’église paroissiale de Saint Etienne, et fut
nommée Jeanne comme mon parrain et ma marraine se nommaient. Mon
père et ma mère se nommaient Jean et Jeanne afin que je dise
véritablement après l’Apôtre que je dois tout mon bonheur à votre
grâce. Gratia Dei sum id quod sum. (1 Co 15, 10) C'est par
la grâce de Dieu que je suis ce que je suis. Je vous supplie qu’elle
ne soit jamais vaine en moi et qu’elle demeure toujours dans mon
âme. Ma naissance fut une consolation à toute la ville de Roanne
parce qu’elle réjouissait mes parents après tant d’années
d’afflictions.
Ma mère pensant faire
meilleure garde de moi que les nourrices n’en avaient fait des
autres se voulut essayer de me nourrir elle-même ce que vous ne
voulûtes pas la privant entièrement du lait aussitôt trois jours
après son accouchement pendant lesquels trois jours elle en avait si
peu qu’elle me mit par faute de nourriture jusqu’aux portes de la
mort, sur quoi on la pria de permettre qu’on me donna une nourrice,
que la langueur où j’étais ne permettait pas vingt-quatre heures de
vie. La nécessité l’obligea de vaincre ses inclinations.
La nourrice, que vous
aviez choisie, ô mon Divin Amour, se présenta tout aussitôt et,
contre tous les conseils que les voisines lui donnaient de ne point
prendre un enfant moribond, elle se résolut de m’emporter chez elle
parce [que] m’a-t-elle dit qu’elle entendit intérieurement ces
paroles : «Prends cette fille, elle ne mourra pas.» Et crut que
c’était vous qui l’assuriez de ma vie. Elle ne se trompait pas. Ces
excès de bonté envers moi me font dire après le Prophète Royal :
Quoniam tu es, qui extraxisti me de ventre spes mea ab uberibus
matris meæ. In te projectos sum ex utero, de
ventre matris meæ Deus meus es tu, ne discesseris a me. In te
confirmatus sum ex utero, de ventre matris meæ tu es protector meus.
In te cantatio mea semper, tamquam prodigium factus sum multis, et
tu adjutor fortis. (Ps 22, 10-11) C'est toi qui m'as tiré
du ventre, ma confiance près des mamelles de ma mère; sur toi je
fus jeté au sortir des entrailles ; dès le ventre de ma mère, mon
Dieu c'est toi. (Ps 70, 6-7) en toi ma louange sans relâche. Pour
beaucoup je tenais du prodige, mais toi, tu es mon sûr abri.
Ma nourrice qui est
encore à présent pleine de vie assure, que pendant une année qu’elle
m’allaita, elle ne m’entendit point crier. Quand elle sortait pour
les affaires de son ménage elle me laissait dans mon berceau sans
appréhension et quand elle retournait elle me trouvait éveillée lui
riant de si bonne grâce qu’elle avait un plaisir indicible de me
considérer ; d’autres fois m’ayant laissé pacifique comme j’ai dit,
les dames de la ville me levaient et m’emportaient chez elles sans
que mes cris leur fissent résistance ni qu’après je témoignasse
d’avoir nécessité de téter par aucun des signes ou des cris communs
aux enfants. On me gardait sans ennuis, une partie du jour. Dès le
quatrième mois elle m’accoutuma à manger si que l’on me pouvait
retenir sans souci. Au neuvième mois je parlais distinctement lui
disant : « Maman, prends garde que je parle bien » ; ce qui lui fit
admirer mon jugement autant que mes paroles distinctes.
Chapitre 3
Des marques
de piété et dévotion qui apparurent en mon enfance par lesquels Dieu
montrait des desseins particuliers qu’il avait. Que je pansais ua
choses célestes et divines m’inspirant de m’en enformer.
Mes parents ne se
pouvant plus longtemps priver de moi me firent sevrer au bout de
l’année pour avoir le contentement de me voir auprès d’eux.
A peine avais-je
atteint la troisième année que m’informais de tout ce qui me pouvait
être appris en cette âge, demandant ma marraine qui n’en n’avait que
six plus que moi comment je pouvais faire pour aller en paradis, et
si le chemin était bien difficile. Elle me répondit qu’il fallait
passer une planche qui n’était pas plus grosse qu’un cheveu de tête.
« Comment dis-je la pourrais-je donc passer ? Je pèse plus qu’un
cheveu de tête ne peut porter. » Me voyant en appréhension elle me
disait : « Ne vous mettez point en peine. Les bons la passent
facilement, mais les mauvais tombent au-dessous dans un abîme qui
est l’enfer ». Cette pauvre fille sans enseignement me disait ces
choses et d’autres qui n’étaient pas mal à propos par la
connaissance desquelles j’appréhendais de pécher de crainte de
tomber dans l’enfer.
Une autre fois, je
m’informais qu’est-ce qu’on faisait en paradis ? On me fit réponse
que les bienheureux étaient toujours assis. Ce mot de toujours
m’étonnait, comment pourrai-je demeurer toujours assise, ne pouvant
comprendre votre éternité. J’adore votre providence, laquelle
entretenait mon petit esprit en ses pensées lorsque j’étais dans le
lit, afin que je ne m’ennuyasse pas de ce qu’on me faisait coucher
de bonne heure, car je n’étais pas facile à m’endormir promptement ;
mon esprit ne pouvait demeurer oisif. Il s’occupait aux pensées de
l’éternité avec trop de contention appréhendant de m’ennuyer dans
l’éternel repos du paradis, lequel je me figurais être comme un
château dans lequel étaient les bienheureux avec vous, mon Dieu, en
un parfait contentement, assis dans des trônes de gloire, qui me
semblaient pour moi une demeure ennuyeuse si je n’étais libre de me
promener ès champs qui ‘environnaient, selon mes petites pensées que
je ne communiquais à personne. En ce même temps, j’ouïs dire que
votre bonté avait promis ce paradis au larron pour y loger avec
vous. J’entrais en un grand souci qu’étant bon comme vous êtes
craignais que ce larron ne vous trompât, dérobant votre paradis et
ainsi pour bien faire, vous vous priveriez de votre félicité.
Je désirais apprendre à
vous savoir prier dévotement ; mon père ne permettant pas qu’on me
fît sitôt apprendre à lire, je tâchais d’en apprendre des oraisons
par cœur, et quand il me voulait auprès de lui, je lui disais : « Je
demeurerais avec vous, mais à condition que vous m’apprendrez
l’oraison qui dit que Notre-Dame est le palais de Jésus-Christ, et
celle de mon bon Ange », lequel j’aimais par inclination, sachant
qu’il était ma chère garde, et il me souvient que, sans savoir que
ce fût un Ange, j’en aimais un qui était attaché à un buffet, ne le
pouvant ôter de là, je me collais à lui et le caressais avec grande
affection. J’avais tant de confiance en Notre-Dame, votre digne et
Sainte Mère, en toutes mes petites afflictions, que je m’adressais à
elle, avec une entière confiance, lui faisant des promesses de la
servir si elle me délivrait de mes peines, et ma simplicité en vint
à tel point que je la priais de m’apprendre à danser, lui promit
tant que je dirais le rosaire à son honneur, parce que je ne
désirais pas d’apprendre des hommes.
Chapitre 4
De l’esprit
de la mémoire que Dieu me donna pour apprendre à lire et à écrire en
peu de temps et le dessein de demeurer vierge pour suivre l’Agneau
par tout et des jeûnes que jé entreprends de mon bas âge.
Mon père m’ayant promis
qu’aussitôt que j’aurais accompli ma sixième année, il me
permettrait d’apprendre à lire, je tressaillis de joie, quand je sus
qu’elle était accomplie. Vous savez, cher Amour, de quelle ferveur
d’esprit je priais Ste Catherine, vierge et martyre, de m’obtenir la
grâce d’apprendre bientôt à lire, pour votre gloire et pour mon
salut. Ma prière fut exaucée, pour ce qui est d’apprendre en peu de
temps. Je surpassais toutes celles de mon âge et l’attente de mes
parents, ce qui leur redoublait l’amoureuse affection qu’ils avaient
déjà trop grande, parce qu’étant souvent tourmentée des vers,
l’appréhension qu’ils ne me fissent mourir mettait mon père dans des
extrêmes et ennuyeuses tristesses, mais, ô Divine Bonté, vous me
guérissiez quant ils craignaient de me voir mourir.
A l’âge de sept ans, je
désirais jeûner les veilles des fêtes solennelles, ce que j’obtins
assez facilement. Ayant atteint la neuvième ou la dixième année je
voulus jeûner le Carême, ce que je fis avec un grand courage,
quoique mon intention ne fût pas épurée car j’avais une petite
complaisance et une satisfaction dans moi-même ; en cette même
année, on me mena une fois au sermon où j’ouïs dire que les vierges
suivaient l’Agneau quelque part qu’il allât.
Je m’informai :
« Qu’est-ce qu’il fallait faire pour être vierge ? » On me fit
réponse qu’il ne se fallait marier, réponse qui me réjouit bien
fort, me résolvant de demeurer vierge, pour suivre l’Agneau par
toutes les campagnes, avec une innocente récréation. Mon esprit, qui
cherchait toujours à s’occuper, ne pouvant laisser mon corps prendre
repos en une place, on me voyait toujours chercher des nouvelles
occupations. Votre sagesse, ô mon Amour, qui disposait toutes choses
suavement et fortement pour mon bien, voulut ou permit que je
rencontrasse une douzaine de feuillets déchirés de la vie de Ste
Catherine de Sienne dans lesquels était suivait les conseils
évangéliques. J’estimais qu’elle entendait l’Evangile en latin, et
parce qu’en cet âge, je ne pensais pas que l’Evangile pût être écrit
en autre langue, je vous dis : « Seigneur, si j’entendais le latin
de l’Evangile comme cette sainte, je vous aimerais autant qu’elle. »
Cela dit, je n’y pensais plus mais, ô Dieu de mon cœur, vous ne
l’oubliâtes pas, patientant jusqu’au jour que vous m’en feriez
ressouvenir, pour votre gloire et à mon grand bénéfice, ce que je
dirai ci-après, quand je parlerai de la grâce que vous me fîtes
d’entendre le latin.
Ce désir de demeurer
vierge et de vous suivre partout croissait toujours en moi, si que
voyant des filles qui allaient marier je me retirais en quelque lieu
secret pour pleurer leur malheur : telle était ma pensée pour celles
qui se mariaient.
Chapitre 5
Du livre
qui me poussa à dire mon rosaire tous les jours ; du je^ne de dix
jours pour recevoir le Saint Esprit ; le premier vol d’esprit où
Dieu m’éleva et pendant lequel je fus exhortée à garder perpetuelle
virginité ; de mon désir d’être religieuse.
Ayant atteint l’onzième
année, la fièvre quarte me travailla extrêmement l’espace de dix
mois, et l’extrémité du froid et la faim qu’elle me causait, elle
arrêta la vivacité de mon esprit, me rendant d’une humeur morne,
ennuyeuse, ne me pouvant retirer d’auprès du feu ; tout me fâchait,
on ne me put empêcher de jeûner la moitié du Carême ni me persuader
de manger de la viande. Ce n’était pas vertu, mais suivre mes
sentiments. Il est vrai, mon Amour, que je n’avais pas la pensée
vous déplaire en gardant l’abstinence commandée et jeûnant la moitié
du Carême. Je n’avais point de directeur qui me conduise en la vie
spirituelle.
J’eu un grand désir de
communier pendant cette onzième année, mais on ne me le permit pas,
ce qui m’affligea beaucoup. Un jour, m’allant promener, j’entrai
dans une maison où il y avait une fille dévote, filleule de mon
père, qui est à présent religieuse converse dans le couvent des
religieuses de Beaulieu de l’Ordre de Fontevraux, laquelle fille
avait un livre des miracles de Notre-Dame, votre Sainte Mère, dans
lequel je lus. Soudain je me sentis touchée de la servir avec
fidélité et de dire à son honneur le Rosaire tous les jours quand je
le pourrais dire. La nourrice qui nourrissait un des frères de cette
fille laquelle pratiquait aussi la dévotion nous voulut un soir
conduire aux capucins ; le portier qui était fort dévot, son
discours et son entretien étant faits doux s’insinuant dans mon âme
facilement, étant conformes à mon inclination, parce qu’il nous
exhortait à vous choisir pour notre époux, et à vous consacrer notre
virginité nous assurant que vous prendriez vos délices avec nous, et
que nous serions vos chères épouses. Le soir même, étant avec cette
fille et une autre qui nous fréquentait, nous nous entretenions de
ce que ce bon religieux nous avait dit. J’éprouvai à mon avantage la
véritable promesse que vous avez faite d’être au milieu de ceux qui
sont assemblés en votre nom. Vous élevâtes mon entendement par un
vol d’esprit, si puissant et si doux, qu’il n’eût jamais voulu
revenir en la terre. Je n’eus point de vision pour lors, et si mon
esprit fut ravi en un lieu délicieusement agréable, lequel attirait
doucement mes inclinations. Je ne doute pas que vous étiez
adroitement voilé, aussi êtes-vous nommé par l’Apôtre Imago Dei
invisibilis. (Col 1, 15) Il est l'image du Dieu invisible.
Vous étiez à présent
d’une présence amoureuse, quoique vous fussiez Dieu caché, me
parlant par vos Anges qui me disaient si je voulais garder virginité
perpétuelle, que votre Majesté me prendrait pour son épouse, et
qu’elle m’aimerait beaucoup, et que je lui plairais si je demeurais
constante dans le dessein de garder virginité. De dire si ce fut un
vol qui sortit mon esprit de mon corps ou si cela se passa en la
partie supérieure de mon âme, vous le savez.
Je dis comme l’Apôtre :
J’entendis des merveilles de l’amour que vous avez pour moi, qui ne
me furent pas permises de déclarer aux hommes, parce qu’elles
m’étaient indicibles. J’étais un enfant de la terre qui ne savait
pas parler le langage du ciel, ne l’ayant en ce temps ouï que pour
l’admirer dans moi-même plusieurs années après.
Chapitre 6
De la joie
que j’eus à ma première communion ; du plaisir que je PRENAIS à lire
la vie des saintses vierges et martyres et comme, pour m’éloigner de
ma mère, je me refroidis pendante cinq mois de ma dévotion à
laquelle je me remis mais avec imprudence.
Ma douzième année
accomplie, on me permit de communier, ce qui me fut une très grande
consolation. Je me communiais cette année-là tous les mois, et la
treizième je le faisais plus souvent, la quatorzième et quasi tous
les huit jours. Je lisais la vie des saints et saintes, avec un
grand désir de les imiter, nommément les vierges. J’admirais le
courage que vous leur donniez de mourir pour votre nom. J’eus bien
voulu d’avoir ce bienheureux sort, mais j’en étais indigne.
Une sœur de ma mère
m’envoya quérir pour demeurer avec elle cinq mois, pendant lesquels
je me relâchais fort de ma première dévotion, suivant les
inclinations des filles que je fréquentais et pour m’accommoder à
leurs humeurs, je me détournais des devoirs que j’avais envers vous.
A peine communiais-je trois fois en cinq mois. Il ne se faut pas
étonner si je devins tiède à votre service auquel je m’adonnais que
rarement et par coutume. Je disais encore mon rosaire mais sans
attention. Cher Amour, j’éprouvais le dire du Roi-Prophète : étant
avec les bons, je tâchais d’être bonne, et avec les pervers, je me
pervertissais. Je me laissais emporter aux récréations des filles
qui vivent selon les maximes du monde, lesquelles auraient changé
toutes les bonnes inclinations que vous m’avez données, si vous ne
m’eussiez retiré promptement de ces compagnies contraires à la
dévotion à laquelle vous m’avez appelée. Votre dextre m’en retira
sagement et doucement, vous permîtes que je m’ennuyasse en ce lieu
pour revenir auprès de ma mère à Roanne, méprisant ces compagnes,
pour converser avec d’autres qui étaient des plus honorables
maisons. Vous me trompiez saintement, ou permettiez que je le sois
moi-même. Votre dessein était de m’attirer à vous de nouveau par la
conversation de cette bonne fille, quelle répugnance que j’eus de
quitter celles qui étaient de bon lieu pour fréquenter celle-ci
qu’était fille d’un boucher. Votre grâce fut plus forte que la
nature ; je me retirai peu à peu de la fréquentation de celles qui
me portaient à la vanité di siècle, et me remis dans mes exercices
de dévotion, employant une grande partie du jour à des oraisons
vocales oyant plusieurs messes. Ces excès fâchaient ma mère et un
mien oncle qui résolurent à me bien mortifier pour me faire
appréhender que je me doive trouver à l’heure du dîner. Les
mortifications qu’ils me firent m’étaient fort sensibles. Je m’en
plaignais à vous en vous disant : « Je souffre tout cela pour vous,
les filles dévotes qui ne sont pas de condition sont plus heureuses
que moi, on n’épie pas leurs actions ni le temps qu’elles demeurent
à l’église ». Après avoir pleuré devant vous, j’apaisais mon esprit,
ou mieux, vous-même l’apaisiez. Je retranchais des heures de la
messe et m’occupais manuellement auprès de ma mère. Ma dévotion
était plus fervente en été qu’en hiver, s’accommodant aux saisons,
et non aux devoirs que j’avais de vous aimer en tout temps, puisque
vous m’aviez aimée d’une charité éternelle m’attirant avec grande
misération, de quoi je vous remercie, ô mon Divin Amour. Je priais
mes parents de me vouloir rendre religieuse mais mon père ne voulait
pas consentir à mes souhaits, ce qui m’affligeait indiciblement.
J’attendais avec patience que votre dextre changeât ses résolutions,
continuant mes exercices. Je jeûnais toutes les vigiles commandées
et plusieurs veilles des saints auxquels j’avais dévotion. Je
n’avais point manqué au jeûne de tous les Carêmes, depuis la onzième
année de mon âge, quelle tiédeur qui j’eusse eu à votre service. Je
jeûnais encore toutes les années l’Avent tout entier. Je ne
pratiquais pas encore l’oraison mentale, si ce n’est méditer les
mystères du chapelet.
Chapitre 7
De mes
communions ; d’un second refroidissement causé par trop de
complaisance pour moi et pour autrui et comme, en pensant de
dissimuler ma dévotion, j’ai fut en danger de la perdre.
A l’âge de 17 ou 18 ans
je me communiais toutes les fêtes de commandement, avec tous les
dimanches. Pendant cette dernière année, une mienne tante sœur de ma
mère fut mariée, aux noces de laquelle je ne voulus pas me trouver,
pour m’exempter des distractions que j’eus pu avoir, mais je ne fus
pas pour cela exempté des visites. Ayant l’esprit complaisant et
condescendant, je tâchais d’entretenir par un compliment de civilité
un des alliés de celui qui avait épousé ma tante, lequel dit après
qu’il avait été ravi de mon entretien, qu’il ne se pouvait imaginer
qu’une fille qui n’avait jamais traité que des choses de dévotion et
qui s’était toujours tenue retirée dans son oratoire, parlât si
parfaitement des choses desquelles elle ignorait la pratique : « Si
elle avait longtemps étudié aux sciences et l’art de bien dire, je
ne m’étonnerais pas de l’ouïr parler de la sorte qu’elle m’a
entretenu, sans s’écarter d’un point de la sagesse et de la modestie
d’une fille vertueuse et de bon lieu. »
Cher Amour, pourquoi
permîtes-vous que quelque temps après on me vînt dire l’admiration
de ce jeune homme et les grandes louanges qu’il donnait à des
mérites imaginaires ? Vous saviez bien que mon esprit était
susceptible de complaisance en soi et de condescendance pour autrui.
C’est pourquoi je me laissai gagner aux prières que mon oncle me fit
d’aller à la fête de Sainte Anne qui était la patronne du bourg où
il demeurait. Ma mère, qui ne lui voulut pas refuser cette juste
requête, agréa que je prisse ce divertissement pour contenter sa
sœur, qui me désirait auprès d’elle. J’allai à mon confesseur, le R.
P. Antoine Perrot, jésuite, pour avoir son conseil. Il fut de l’avis
de ma mère et de mon oncle, me disant : « Allez-y, ma fille, et ne
laissez pas de vous communier ces deux jours de fêtes consécutives :
Saint Jacques et Sainte Anne. »
Voyant que je ne
pouvais civilement m’en refuser, je fis sortir des habits que je ne
portais que rarement, parce que n’étaient pas conformes à ma
dévotion, mais puisqu’il fallait paraître en compagnie, je me
résolus de les porter avec indifférence et de ne point paraître dans
la dévotion, mais de me conformer aux filles qui se trouvaient à
cette fête, et de danser pour leur cacher la piété que mon cœur
aimait. Soudain que je fus arrivée, on m’invita pour danser. Je
suivais ma proposition, sous la pensée que j’avais de cacher ma
dévotion, mais ô Divin Amour, je ne vous avais pas consulté comme
mes parents. Vous permîtes que le sang me prit par le nez, par deux
diverses fois, avec tant d’abondance qu’il me fallut quitter le bal
et me retirer. Cela ne me fit pas plus prudente pensant que je
saignais parce qu’il faisait extrêmement chaud. Le lendemain, je ne
voulus pas communier pour ne point scandaliser ceux qui me verraient
jouer et danser après, et pour ne point être remarquée dévote. Je
riais et passais ou perdais le temps comme les autres filles,
écoutant les louanges frivoles qu’on me donnait et notamment celle
que l’on me disait que ce jeune homme avait proclamé après m’avoir
vue chez mon père. Je m’étonnais de moi-même, disant à part moi : Tu
crois de ne pas savoir les entretiens de civilité et de compliment,
et tu as ravi ainsi le monde. Ces pensées étaient reçues avec
agrément, et je me laissais glisser à condescendre à ces vanités, et
à me rendre complaisante en toutes compagnies où je me trouvais,
gardant toujours la modestie que l’on loue aux filles qui veulent
vivre honnêtement selon le monde. L’affection qu’on avait pour moi,
dans tous les lieux où je demeurais, me forçait de plaire à tous, en
me déplaisant à moi-même, parce que je craignais de ne vous pas
plaire, je ne savais pas les paroles de l’Apôtre : Si adhuc
hominibus placerem, Christi servus non essem. (Ga 1, 10) Si je
plaisais encore aux hommes, je ne serais pas serviteur de Christ.
Huit jours se passèrent
avec des apparences de contentement pour ne point mécontenter mes
parents et toutes les demoiselles qui me visitaient et qui agréaient
mes entretiens qui étaient tous dans la civilité et dans la
complaisance. Vous permîtes une tempête et un orage qui arracha une
grande multitude d’arbres, ce qui me faisait penser que vous l’aviez
envoyé pour me donner avertissement que je ne vous plaisais pas. Je
vous flattais doucement, vous disant : « Je m’en retournerais
bientôt. Je serai à la fête de Notre-Dame des Anges à Roanne », ce
que je fis mais non pas dans la mortification et dévotion que
j’avais quand j’ai sorti de chez ma mère. Je pensais seulement
cacher ma dévotion pour tromper le monde, mais il m’eût trompée, si
votre bonté ne m’eût, après quelques mois, ouvert les yeux pour voir
les précipices où il m’eût conduit, et si votre zèle ne m’eût
fortement et doucement retirée, devant m’y précipiter.
Chapitre 8
De la
condescendance que j’eu d’aller au bal ; des vaines récréations que
je prenais avec les filles qui suivaient les maximes du monde ; du
soin que Dieu eut pour me retirer et de mes petits combats.
Étant de retour chez
mon père, la veille de Notre-Dame des Anges pour gagner l’indulgence
plénière, je me communiais comme les autres fois, mais non pas avec
la dévotion précédente. Des respects humains me faisaient maintenir
dans les exercices que je pratiquais depuis plusieurs années. Tout
Roanne avait toujours admiré ma dévotion, j’étais si semble, obligée
à maintenir la créance que l’on avait de moi, la persévérante
constance que j’avais montrée à mon père et à ma mère depuis mon
enfance de vouloir être religieuse ne me permettait de leur faire
voir mon refroidissement, quoiqu’il était bien facile de
l’apercevoir, car je ne fis pas grand refus d’aller au bal, ayant
toujours cédé à ma tante et à ma cadette les avantages d’ainée de la
maison. Je dis avantages selon le monde, et perte selon vous, mon
Dieu et mon tout. Ma mère permettait que l’on me vînt prier au bal,
et que j’y allasse. J’eusse bien pu lui persuader de me refuser,
mais je ne voulais pas résister à une petite inclination que je
sentais d’y aller, vous disant : « Seigneur je me souviendrais bien
de vous dans le bal ». Y étant, je m’oubliais de ma proposition,
mais non pas vous de votre bonté, parce que vous vous teniez à mon
côté par une présence spirituelle, que je ne voyais pas des yeux du
corps, mais très clairement de ceux de l’esprit, lequel vous
entendait dire charitablement : « Il te fait beau voir au bal ». A
ces paroles je rougissais de confusion, et quoique je ne parlasse à
personne et que mes pensées fussent assez innocentes j’étais confuse
à part moi, mais je n’avais pas la force de refuser le lendemain
quand on me venait prier d’y retourner. Votre providence veillait
toujours sur moi, donnant des pensées de respect envers moi à tous
ceux qui étaient au bal, croyant que je m’offenserais si on me
venait entretenir des discours communs en ces lieux-là. Je ne cessai
de jeûner l’Avent tout entier, mais c’était pour ne pas quitter la
coutume que j’avais de le jeûner toutes les années. Ne vous
contentant pas, ô mon Divin Sauveur, je vivais mal contente, et cela
était raisonnable. Mon cœur, qui était fait pour vous était inquiet
quand il cherchait ailleurs son repos. Mon naturel doux et traitable
devenait fâcheux à tous ceux du logis de mon père. A peine
pouvais-je recevoir une parole d’enseignement de ma bonne mère,
pensant qu’elle ne m’aimait plus ; et pour divertir les inquiétudes
de mon esprit je lui demandais d’aller voir ma tante qui était
malade corporellement, au lieu où j’avais pris cette maladie
spirituelle, qui n’était pas à la mort, mais pour faire voir votre
gloire, quand l’extrémité de ma faiblesse serait à son terme. Ma
tante fut grandement joyeuse de me voir, pensant que la charité m’
avait pressée de l’aller consoler en sa maladie, mais dans quelques
jours elle vit bien que je n’étais pas si charitable qu’ elle s’
était figurée, et que mon humeur s’ était à bien changé, que je ne
paraissais plus être celle qu’ elle avait vu si fervente et portée à
la piété étant chez mon père, où elle avait été élevée près de ma
mère. Sa belle-mère et son mari, qui était mon oncle, étant dans sa
chambre lui dirent : « Mademoiselle, votre sœur, pense que sa fille
veut être religieuse ; son humeur semble bien éloignée de cette
profession. Elle ne se tient point presque auprès de vous qui êtes
malade ». J’ignorais tous ces entretiens, me disant que j’étais trop
agréable pour m’ enfermer dans un cloître, que tous ceux qui étaient
les compagnies où je m’ étais trouvée pendant les huit jours que j’
avais demeuré chez mon oncle étaient extrêmement satisfaits de mes
agréables discours, que j’étais fort obligeante, et que j’étais l’
aînée de la maison, ou autres discours semblables desquels j’étais
quasi persuadée sans lui faire paraître qu’elle avançait rien sur
mon esprit, lui répondant gravement : « Non, non, je veux être
religieuse ! » Cette réponse contre ma coutume qui était de parler
doucement, la mettait hors d’espoir de me pouvoir détourner d’être
religieuse. Etant toute seule, je me plaignais à vous, mon Dieu,
vous disant : « Qu’est ceci ? Où est ma première ferveur ?
J’appréhende d’être ce que j’ai tant passionné depuis mon enfance.
Pourquoi m’avez vous appelée à la vie dévote et à la vocation
religieuse depuis tant d’années, et à présent vous me laissez dans
ces transes ? Je ne consens pas à aimer les maximes du monde, ni à
prétendre d’être autre que votre épouse, mais hélas, je me sens
grandement faible pour entreprendre une vie religieuse dans la
clôture et mortifications que je désirais ci-devant comme mes plus
chères délices que je pouvais espérer en cette vie. Si je change de
vocation, je serais contraire à vos desseins. Je serais criminelle
devant vous, et devant les Anges et les hommes qui ont vu et su ma
persévérance jusqu’à présent. Si vous ne m’aviez pas appelée, je ne
serais pas si coupable. Ah ! si je n’étais pas née en un lieu où
j’eus vu régner la dévotion, je ne fus point mise à la pratique
d’icelle ; si je n’eus point vu cette petite fille qui me mit ce
livre des miracles de votre Sainte Mère je ne serais pas à présent
dans les ennuis et tristesses où je me trouve engagée par ma
facilité à suivre ces dévotions qui me semblent maintenant que je
suis troublée des bigoteries ; si je ne suis la voie que
j’appréhende très difficile, je serai peut-être damnée. Hélas,
Seigneur, si vous faisiez, pour me délivrer de mes peines, que mon
père et ma mère disent résolument qu’ils ne veulent pas que j’entre
dans un couvent, je serais déchargée des appréhensions que j’ai de
vous être infidèle et de la honte que j’aurais devant ceux qui ont
été les témoins la persévérante résolution que j’ai eue jusqu’à
présent. Que dira mon confesseur, que diront les PP. capucins, et ma
compagne qui était une autre fille dévote que j’aimais beaucoup ?
Mais hélas, que dis-je ? Pardonnez, Seigneur, à une fille tentée et
troublée qui demande ce qui est contraire à son bien. Mon Dieu, je
ne consens point à vous quitter, ni à toutes mes tentations, mais je
n’ai pas assez de force pour les surmonter. Je m’abandonne à votre
miséricorde qui aura pitié de moi, quoique j’en sois très indigne ».
Ces tentations n’étaient que de ne me pouvoir pas me résoudre aux
austérités que je pensais être en religion. Je n’avais point de
tentation, ni de pensée du mariage. Vous m’aviez exemptée de tout
sentiment sensuel, je n’avais point de pensée de toutes ces choses,
mais de ne me pouvoir enfermer pour toute ma vie, désirant pouvoir
vivre dans le monde à ma liberté sans être contrainte, je vous
faisais mes plaintes, et non à d’autres. Après vous avoir dit mes
peines, une mienne cousine m’emmenait pour me récréer avec ses
compagnes ; et soudain, que je me mettais à jouer, j’étais reprise
par vous, ô mon Divin Précepteur, par les mêmes paroles que vous me
disiez au bal : « Il te fait beau voir jouer ». Je vous disais :
« N’ai-je pas la licence de me jouer innocemment avec ces filles ?
Faut-il qu’elles cueillent toutes les roses en ces jeux de
récréation, et que moi seule y sois piquée des épines des scrupules
ou de vos répréhensions ? » De tous ces discours intérieurs, la
compagnie n’en connaissait rien ; j’avais assez d’attention pour
l’extérieur et pour l’intérieur.
Chapitre 9
D’un
déplaisir que j’eus en manquant à la charité et comme la Divine
Providence s’en servit pour me faire remettre à mes devoirs.
Étant sortie d’avec ces
filles je m’en retournais accompagnée de ma cousine, laquelle me
dit : « J’ai allé voir ma tante où ma grand-mère et mon oncle
étaient lesquels disaient que vous ne faîtes pas ce que
Mademoiselle, votre mère, prétend, de vous tenir auprès de la
malade, et qu’elle ne doit pas penser que vous ayez dessein de vous
rendre religieuse. Ne le soyez pas ; que feriez-vous dans un
cloître, ma chère cousine ; demeurez comme nous dans le monde ».
C’est ce que je ne vous promets pas, disais-je, Dieu m’appelle à
lui, je ne veux pas être infidèle. Me croyant constante, elle
pensait perdre temps de me parler de demeurer au siècle, d’une chose
me pria-t-elle, que je ne fis pas connaître qu’elle m’avait avertie
de l’entretien de sa grand-mère, de mon oncle qui était le sien et
de ma tante, ce que je lui promis et lui tins ma promesse. O Divin
Amour, que vos inventions sont admirablement adorables. La
complaisance que j’avais de plaire à tous m’avait fait entreprendre
de dissimuler ma dévotion, et je m’étais mis en danger de la perdre
tout à fait dans ce lieu où je m’étais entrée sans armes parmi la
mêlée de mes ennemis, lesquels pensaient vaincre ce qu’ils eussent
fait si vous n’eussiez combattu pour moi, et avec moi, pour me
rendre victorieuse, au temps que je me voyais quasi vaincue. A ce
moment, fortuné pour moi, je reconnus ma faute et vous dis : « Il
est raisonnable, Seigneur, que les créatures s’ennuient de celle qui
n’aime pas comme il faut son Créateur et le sien, et qui l’a voulu
quitter pour leur adhérer par vaine complaisance. « Jusqu’ici, j’ai
toujours été la satisfaction et les agréments de mes parents. Pour
leur plaire, je me déplaisais souvent ; j’aimais l’amour qu’ils me
portaient et le plaisir qu’ils avaient en mes entretiens qui étaient
plus édificatifs qu’à présent. Vous êtes juste, mon Dieu, et vos
jugements sont équitables. Je ne veux plus demeurer ici. Je m’en
veux retourner auprès de ma mère. Je ne puis être avec ceux qui
n’estiment pas ma conversation avantageuse pour eux, car pour moi
elle m’est toujours désavantageuse, puisqu’en conversant avec les
créatures je m’éloigne du Créateur. Pardon, mon pitoyable Sauveur.
Je vous remercie de ces permissions que votre providence a permises
pour mon plus grand bien. Je suis en espoir contre espoir, mais
c’est en votre miséricorde. Je ne vous promets pas combattre
généreusement. Sans vous je ne peux rien ; vous ferez tout ». Ayant
dit ces paroles ou de semblables, je priais mon oncle et ma tante de
me faire ramener à ma mère. Cette prompte résolution les étonna
extrêmement, me représentant l’extrême froid qui faisait, car
c’était au mois de février ou à la fin de janvier. Toutes leurs
raisons ne purent changer mon dessein. Je m’en voulus retourner
mais, comme ceux qui ont la jaunisse voient toutes choses jaunes, me
contredisant moi-même. Il me semblait que tous ceux que je voyais me
contredisaient. Soudain que j’entrai chez mon père, je pensai que ma
mère ne m’aimait plus, que mon oncle et tous ceux du logis m’étaient
contraires. Ces pensées durèrent jusqu’au jour de Brandons, qu’il
vous plût, ô mon Flambeau, de m’éclairer et de me convertir toute à
vous. Vous me fîtes part des victoires que vous aviez emportées
glorieusement au désert ce même jour, ne me disiez vous pas :
« Confie-toi en moi, j’ai vaincu tes ennemis » ? Il peut être, mais
je ne connaissais pas encore mon bonheur.
Chapitre 10
De mon
entière conversion ; de l’amère contrition de mes fautes qui me
faisait être rigureuse à moi-même ; du don des larmes ; de
l’intelligence de l’Ecriture Sainte.
Le lendemain je m’en
allais au sermon qui était du jugement. Il me semblait que ces
paroles : « Allez maudits, au feu éternel » se devaient adresser à
moi. Je me vis si indigne de paraître devant vous, que je ne savais
où me cacher. Mais vos pensées n’étaient que des pensées de paix et
de bénédiction pour moi, et qu’était de vous voir si doux à celle
qui vous avait tant offensé, que je me sentais extrêmement animée
contre moi-même.
Ce jour béni pour moi,
vous me communiquâtes l’intelligence du latin de l’Écriture ;
j’entendis l’Epître et l’Evangile. J’admirais cette faveur, pouvant
dire avec David : « Seigneur, je n’ai pas étudié les lettres, mais
c’est votre bonté qui m’enseigne elle-même et me veut faire entrer
dans ses puissances ». Quoniam non cognovi
litteraturam, introibo in potentias Domini : Domine memorabor
justitiæ tuæ solius. Deus docuisti me a juventute mea et usque nunc
pronunciabo mirabilia tua. (Pa
70, 15-17) Car j'ignore quelles en sont les bornes. Je dirai tes
œuvres puissantes, Seigneur Yahvé ! Je rappellerai ta justice, la
tienne seule. O Dieu ! Tu m'as instruit dès ma jeunesse, et jusqu'à
présent j'annonce tes merveilles.
Vous me fîtes
ressouvenir des paroles que je vous avais dites il y avait neuf ans
passés que si vous me faisiez entendre l’Evangile en latin comme je
pensais que Sainte Catherine de Sienne l’entendait, que je vous
aimerais autant qu’elle vous ait aimé. Vous me sommiez de ma parole,
comme si mon amour avait accru votre félicité. Mais pour me punir
rigoureusement de mes fautes, je vous disais : « Non, non, Seigneur,
il ne faut pas qu’une ingrate ait tant de douceur que d’être traitée
par l’amour. Laissez-la dans la crainte ; épargnez, si je vous peux
ainsi parler, cette bénignité, et châtiez mes infidélités par cette
privation de toutes les consolations qui ne sont pas absolument
nécessaires à mon salut. Quoi, vous caressez celle qui vous disait,
il y a un mois : Pourquoi m’avez-vous appelée à la dévotion ? Et qui
semblait se fâcher de ce que votre bonté avait pensé en elle dès
l’éternité ? » Ces pensées de paix que vous avez pour moi, ô mon
Dieu, me faisaient fondre en larmes ; votre Esprit soufflait et mes
yeux fluaient des eaux de contrition que vous témoignèrent d’après
parce que vous êtes souverain et divinement miséricordieux. En me
communiquant l’intelligence de la langue latine, vous me
communiquâtes l’intelligence du sens mystique de plusieurs passages
de l’Ecriture, grâce que vous me continuez toujours. Vous me dîtes
un jour : « Ma fille, je te veux parler par l’Ecriture, et par elle
tu connaîtras mes volontés. Je veux qu’elle soit le chiffre qui
t’enseignera ce que je veux que tu entendes pour ma gloire, celle de
mes saints et saintes, pour ton salut et celui du prochain. Je ne
parlais guère au peuple que par parabole et sans parabole je leur
parlais que rarement. A toi, ma bien-aimée, je te veux instruire de
mes desseins par l’Ecriture, et par elle, te révéler mes intentions,
et t’expliquer les mystères les plus adorables et les plus cachés au
sens humain ». Vous me donnâtes le don d’oraison avec le don des
larmes ; mes deux yeux étaient deux fontaines et deux piscines, et
ce don de larmes m’a continué plusieurs années même ès sujet de
joie. L’onction de l’Esprit était si abondante en mon âme que je me
trouvais toute consacrée à votre amour. Je passais les deux heures
et plus en l’oraison mentale, sans avoir une seule distraction. Vous
me fîtes dès ce jour, haïr les choses que vous haïssiez, et aimer
celles que vous aimiez. Le monde et toutes les vanités me furent mis
sous les pieds ; la solitude et la retraite me fut un paradis. Je me
vis dès ce jour transformée avec mes inclinations précédentes en vos
volontés. O, que votre joug est doux et que votre charge légère ! Je
me cachais continuellement de ceux du logis ; craignant qu’on ne me
vînt trouver dans les chambres, je me retirais dans une étable où
vous faisiez mille saintes pensés dans mon âme. Vous m’entretîntes
plusieurs années sous les mystères de votre douloureuse Passion, et
toujours recueillie.
Chapitre 11
De
l’horreur et de la haine que j’avais des péchés qui avaient causé
des cruelles souffrances et la mort ignominieuse du Sauveur des
hommes, l’ayant fait voir semblable à un lépreux.
La première année, je
considérais vos douleurs comme les châtiments de mes péchés, et je
les détestais avec une haine extrême en vous demandant pardon, et la
faveur de souffrir pour mes fautes ce qu’avec votre grâce je
pourrais être capable de souffrir, pour satisfaction d’iceux. Je
vous considérais flagellé, couronné d’épines, et attaché au bois de
la Croix pour mes crimes et de tous les pécheurs, selon la prophétie
d’Isaïe : Ipse autem vulneratus est propter iniquitates nostras,
attritus est propter scelera nostra disciplina pacis nostræ super
eum, et livore eius sanati sumus. Omnes nos quasi oves erravimus,
unusquisque in viam suam declinavit : et posuit Dominus in eo
iniqitatem omnium nostrum. Oblatus est quia ipse voluit. (Is 53,
6) Nous étions tous errants comme des brebis, chacun suivait sa
propre voie; Et Yahvé a fait retomber sur lui l'iniquité de nous
tous.
Chapitre 12
De
l’amoureuse condoléance et douloureuse compassion que j’avais de la
Passion de mon Divin Sauveur, ce qui me mettait dans des mortelles
souffrances.
La seconde année, je
compatissais par une amoureuse complaisance et très aimable
condoléance à vos peines et à vos douleurs, et cette amoureuse
compassion était une grâce si grande, que je ne la pouvais assez
admirer. Je me trouvais unie à vos souffrances comme si j’eusse été
une autre vous même. J’étais liée et collée par des sentiments
amoureux et douloureux à la colonne à la Croix. Je me sentais
transfigurée et transformée en vos douleurs. Au jardin je suais,
mais ce n’était que d’eau. Vous contemplant lié à la colonne, je
ressentais par une application des sens, laquelle l’amour faisait,
les coups de fouet qu’on vous donnait. Vous voyant portant votre
Croix il me semblait la porter avec vous, sans y être contrainte
comme Simon le Cyrénéen. Je vous voulais aider en me chargeant après
vous du faix que votre amour avait bien voulu accepter pour mes
péchés pour ceux de tous les hommes. J’étais crucifiée avec vous au
Calvaire ; et il est vraie, ô mon fidèle Epoux, qu’un Vendredi
Saint, je fus quasi au terme d’expirer avec vous, car je me trouvais
attachée à la Croix pouvant dire : Christo confixus sum cruci
(Ga 2, 19) Je suis crucifié avec le Christ ; mon esprit était sur
mes lèvres, lequel semblait expirer quand il prédicateur dit que
vous aviez incliné votre chef, donnant émission à votre esprit,
lequel le mien voulait suivre, mais vos ordres étaient que le mien
se contentât de vos ordonnances disant avec l’Apôtre : Vivo autem,
jam non ego. (Ga 2, 19) Nunc
magnificabitur Christus in corpore meo, sive per vitam, sive per
mortem. Mihi enim vivere Christus est, et mori lucrum.
Quod si vivere in carne, hic mihi fructus operis est, et quid eligam
ignoro. Coarctor autem e duobus : desiderium
habens dissolvi, et essem cum Christo, multo magis melius :
permanere autem in carne. (Ph 1,20-24) Christ sera
glorifié dans mon corps avec une pleine assurance, soit par ma vie,
soit par ma mort ; car Christ est ma vie, et la mort m'est un gain.
Mais s'il est utile pour mon œuvre que je vive dans la chair, je ne
saurais dire ce que je dois préférer. Je suis pressé des deux
côtés : j'ai le désir de m'en aller et d'être avec Christ, ce qui de
beaucoup est le meilleur ; mais à cause de vous il est plus
nécessaire que je demeure dans la chair.
Vous me fîtes entendre
que vous me vouliez encore au monde pour votre gloire et pour le
salut de plusieurs. Le lendemain étant encore au sermon où le R.P.
Irénée, capucin, représenta les douleurs de votre Sainte Mère, je
fus une image de ses souffrances, mais si naïve, que le susdit père
dit : mori lucrum (Ph 1, 21) et la mort m'est un gain, et
ce ne fut pas une moindre merveille de me voir vivre derechef après
cette mort amoureuse. Je connus par cette mystique expérience que
l’amour était aussi fort que la mort, et que deux contraires peuvent
subsister par votre toute puissance en un même sujet. Vos cinq
plaies desquelles je me représentais le sang précieux jaillir sur
moi m’étant des sagettes amoureuses, vous disant : Sagittæ tuæ
infixæ sunt mihi ; et confirmasti super me manum tuam. (Ps 37,
3-5) Car tes flèches m'ont atteint, et ta main s'est appesantie sur
moi. Je pouvais dire avec Job : Reversusque mirabiliter me
crucias. (Jb 10, 16) Tu me frappes encore par des prodiges.
Chapitre 13
Comme mon
Sauveur me fit voir les trophées de ces victoires emportées sur ces
ennemis par sa croix par laquelle in enseugna des mystères très
hauts.
La troisième année, si
je me souviens bien, vous me fîtes voir vos souffrances comme des
trophées de vos victoires emportées sur le péché, sur le diable, sur
la chair et sur le monde, vous adorant avec votre Père et le Saint
Esprit, un Dieu avec vous, me souvenant du dire de l’Apôtre que vous
étiez ressuscité pour la gloire de votre Père. Vous êtes notre
résurrection ; vous êtes glorieusement ressuscité après avoir
souffert la mort pour détruire le corps du péché, duquel vous nous
vouliez affranchir ; le même Apôtre dit : Delens quod adversus
nos erat chirographum decreti, quod erat contrarium nobis, et ipsum
tulit de medio, affigens illud cruci ; et expolians
principatus, et potestates traduxit confidenter, palam triumphans
illos in semetipso. (Col 2, 14) il a effacé l'acte dont les
ordonnances nous condamnaient et qui subsistait contre nous, et il
l'a détruit en le clouant à la croix; il a dépouillé les dominations
et les autorités, et les a livrées publiquement en spectacle, en
triomphant d'elles par la croix.
J’admirais comme vous
triomphiez de vos ennemis adorant la Croix qui était le char de
votre triomphe glorieux : Absorta est mors in victoria. Ubi est
mors victoria tua ? Ubi est mors stimulus tuus ?
Stimulus autem mortis peccatum est. Deo autem gratias, qui dedit
nobis victoriam per Dominum nostrum Jesum Christum.
(1Co 15, 54-57) La mort a été engloutie dans la victoire. O
mort, où est ta victoire ? O mort, où est ton aiguillon ?
L'aiguillon de la mort, c'est le péché; et la puissance du péché,
c'est la loi. Mais grâces soient rendues à Dieu, qui nous donne la
victoire par notre Seigneur Jésus-Christ ! La gloire de la Croix me
paraissait si auguste que je ne me glorifiais qu’en elle disant : Ca
ne m’avienne de me glorifier si ce n’est en la Croix de mon Seigneur
Jésus-Christ par laquelle le monde m’est crucifié, et moi au monde
Je trouvais ma joie avec ma gloire, et puisais avec grande
jubilation des eaux de grâce des fontaines de vos plaies. Je vous
disais : «Seigneur, je vous loue de ce que vous haïssez le péché par
essence comme vous vous aimiez essentiellement, péché qui vous a
donné sujet de vous fâcher justement contre les pécheurs qui l’ont
commis et contre moi en particulier. Mais vous l’avez effacé par
votre mort me donnant votre vie : Confitebor tibi Domine, quoniam
iratus es mihi ; conversus est furor tuus, et consolatus es me. Ecce
Deus salvator meus, fiducialiter agam, et non timebo : quia
fortitudo mea, et laus mea Dominus, et factus es mihi in salutem,
(Is 12, 1-2) Je te loue, ô Yahvé ! Car tu as été irrité contre moi,
ta colère s'est apaisée, et tu m'as consolé. Voici, Dieu est ma
délivrance, je serai plein de confiance, et je ne craindrai rien;
car Yahvé, Yahvé est ma force et le sujet de mes louanges; c'est lui
qui m'a sauvé, disant à toutes les puissances de mon âme :
Haurietis aquas in gaudio de fontibus salvatoris, (Is 12, 3)
Vous puiserez de l'eau avec joie aux sources du salut, invoquez son
nom très saint. Annoncez à toutes les nations les inventions de ce
divin Sauveur ; dites-leur que ses douleurs sont nos délices, sa
mort est notre vie, que son mépris est notre gloire, que ses
richesses temporelles ont enfanté notre joie éternelle. Faites-leur
connaître qu’il a trouvé le secret que les hommes ignoraient : étant
en la forme de Dieu, il s’est anéanti soi-même prenant la forme de
serviteur, en se faisant homme, sans quitter l’égalité qu’il a avec
le Divin Père et le Saint Esprit. Il s’est rendu obéissant jusqu’à
la mort, mais à la mort de la Croix. Propter quod et Deus
exaltavit illum, et donavit illi nomen, quod est super omne nomen ;
ut in nomine Jesu omne genu flectatur cælestium, terrestrium, et
infernorum, et omnis lingua confiteantur(Ph 2, 9-11) C'est
pourquoi aussi Dieu l'a souverainement élevé, et lui a donné le nom
qui est au-dessus de tout nom, afin qu'au nom de Jésus tout genou
fléchisse dans les cieux, sur la terre et sous la terre, et que
toute langue confesse; que ce Seigneur universel
Jésus-Christ, notre roi et notre libérateur, est assis glorieusement
à la dextre de son Père éternel, comme parle Saint Pierre. Qui
est in dextera Dei, deglutiens mortem ut vitæ æternæ heredes
efficeremur : profectus in cælum subjectis sibi angelis et
potestatibus, et virtutibus. (1P 3, 22) qui est à la droite de
Dieu, depuis qu'il est allé au ciel, et que les anges, les autorités
et les puissances, lui ont été soumis. Eum
autem, qui modico quam angeli minoratus est, videmus Jesum propter
passionem mortis, gloria et honore coronatum : ut gratia Dei, pro
omnibus gustaret mortem. Decebat enim eum, propter quem omnia, qui
multos filios in gloriam adduxerat, auctorem salutis eorum per
passionem consummare. Qui enim sanctificat, et qui
sanctificatur, ex uno omnes. (He 2, 9-10) Mais celui qui a été
abaissé pour un peu de temps au-dessous des anges, Jésus, nous le
voyons couronné de gloire et d'honneur à cause de la mort qu'il a
soufferte, afin que, par la grâce de Dieu, il souffrît la mort pour
tous. Il convenait, en effet, que celui pour qui et par qui sont
toutes choses, et qui voulait conduire à la gloire beaucoup de fils,
élevât à la perfection par les souffrances le Prince de leur salut.
Il nous a fait participants de sa chair et de son sang précieux :
Ut per mortem destrueret eum, qui habebat mortis imperium, id est,
diabolum : et liberaret eos, qui timore mortis per totam vitam
obnoxii erant servituti. (He 2, 14-15) Afin que, par la mort,
il anéantît celui qui a la puissance de la mort, c'est-à-dire le
diable, et qu'il délivrât tous ceux qui, par crainte de la mort,
étaient toute leur vie retenus dans la servitude. Toutes ces
lumières ne sont-elles pas capables de remplir de joie un esprit
auquel vous les daignez communiquer avec tant d’amour et de
dilection, que tout ce que je puis dire n’exprimera jamais tout ce
qui en est. O mon divin Epoux, votre Croix a été notre couche de
cèdre et je ne saurai jamais dire les secrets et les mystères que
vous m’y avez déclarés : ils me sont ineffables. Vous m’y avez
enseigné l’éminente science de laquelle Saint Paul se glorifie
saintement, et pour laquelle tout lui était à mépris. Vous me
montiez de classe en classe et, dans cette Académie sacrée, j’ai
appris de votre amour, l’espace de neuf années, des mystères
adorables me faisant autant qu’une petite fille le peut par votre
grâce, comprendre avec tous vos saints la largeur, la longueur, la
sublimité, et la profondeur de la charité éminente que vous aviez
pour le salut des hommes, et afin que je fusse remplie de toute
plénitude de Dieu, vous avez versé tout votre précieux sang, lequel
vous avez offert à votre Père mourant pour tous les hommes. Par
votre mort, nous avons la vie. Mourant sur la Croix vous avez été
vaincu et vainqueur pour notre glorification, laquelle dérive de la
vôtre, dont je vous remercie, mon Divin Amour.
Chapitre 14
Que le sang
de mon Sauveur fût l’abîme où il plongea mes péchés ; comme il
bannit ma crainte pour me voir occupée entièrement aux pensées de
son amour qui est toute miséricorde pour moi.
Le sang d’Abel criait
de la terre et demandait au ciel vengeance de la mort de cet
innocent, parce que sa mort ne pouvait pas effacer le péché de celui
qui l’avait malicieusement occis. Mais votre sang demandait
miséricorde pour ceux qui l’avaient répandu, parce qu’il devait
effacer les crimes et laver les péchés des criminels.
He 12, 24 : Testamenti novi mediatorem Jesum,
et sanguinis aspersionem melius loquentem quam Abel.
Médiateur de la nouvelle alliance, et du sang de l'aspersion qui
parle mieux que celui d'Abel. C’était le sang d’un Homme-Dieu qui
est exaucé pour sa révérence. Divin Médiateur, vous demandâtes
pardon pour vos ennemis, excusant d’ignorance le déicide qu’ils
avaient commis en vous faisant mourir selon le pouvoir qui leur en
était donné d’en haut, et le choix que vous aviez fait de la Croix
sur laquelle vous fîtes entendre votre humble et juste requête (He
5, 7) : Cum clamore valido, et lacrymis offerens, exauditus est
pro sua reverentia, C'est lui qui, dans les jours de sa chair,
ayant présenté avec de grands cris et avec larmes des prières et des
supplications à celui qui pouvait le sauver de la mort, et ayant été
exaucé à cause de sa piété, Isaïe, prophétisant votre mort
volontaire, dit : Si posuerit pro peccato animam suam, videbit
semen longævum, et voluntas Domini in manu eius dirigetur. Pro eo
quod laboravit anima eius, videbit et saturabitur : in scientia sua
justificabit ipse justus servus meus multos, et iniquitates eorum
ipse portabit. Ideo dispertiam ei plurimos : et
fortium dividet spolia, pro eo quod tradidit in mortem animam suam.
(Is 53, 10-14) Après avoir livré sa vie en sacrifice pour le
péché, Il verra une postérité et prolongera ses jours; Et l'œuvre de
Yahvé prospérera entre ses mains. A cause du travail de son âme, il
rassasiera ses regards ; Par sa connaissance mon serviteur juste
justifiera beaucoup d'hommes, et il se chargera de leurs iniquités.
C'est pourquoi je lui donnerai sa part avec les grands; Il partagera
le butin avec les puissants, parce qu'il s'est livré lui-même à la
mort.
Vous me fîtes entendre
avec une grande charité que mes péchés m’étaient pardonnés, que vous
les aviez lavés en votre sang, que ce zèle que j’avais d’être
traitée rigoureusement pour des fautes que vous aviez effacées était
bon pour m’humilier, mais que votre amour était meilleur pour me
sanctifier ; que la répugnance de recevoir ces faveurs, procédait
d’une rigoureuse justice, d’un jeune cœur offensé par soi-même
d’avoir offensé celui qui en a un plus vaste que la mer dont la
nature est bonté qui se plaît toujours plus à pardonner qu’à punir.
« J’aime plus la
miséricorde que le sacrifice. Je suis bon de moi, et juste de mes
créatures. Ma miséricorde est une œuvre qui m’est propre. La justice
contre les pécheurs m’est une œuvre étrangère qui me blesserait le
premier si je n’étais invulnérable en moi-même. Et ayant, par ma
bonté, fait choix de ton âme et pour prendre mes délices avec toi,
tu me ferais souffrir si je n’étais impassible, si ton cœur refusait
mes caresses. Ma divine bonté est de soi-même communicative. Mon
plaisir est de te communiquer des grands dons. Mon amour veut mettre
hors ta crainte Ne te considère pas dans tes infirmités, mais dans
ses puissances. Tes pensées sont autant éloignées des miennes, que
le ciel est éloigné de la terre. Mes pensées sont pour toi des
pensées de paix et de joie, et les tiennes de guerre et d’affliction
pour des péchés, lesquels j’ai plongés dans la mer de ma charité
infinie, laquelle les a non seulement couverts et abîmés, mais en la
façon qu’ils se pourraient détruire, je les ai détruits. Reçois donc
mes grâces avec humble reconnaissance, et souffre que je t’aime et
que je déborde mes torrents de bonté sur toi ». Voyant que mes
larmes étaient essuyées par l’ardeur de votre amour, qui me les
faisait produire, je consentais à vos plaisirs, vous disant :
Abyssus abyssum invocat, in voce cataractarum tuarum. Omnia excelsa
tua, et fluctus tui super me transierunt. (Ps 41, 8) Un flot
appelle un autre flot au bruit de tes ondées; Toutes tes vagues et
tous tes flots passent sur moi.
Puisqu’il vous plaît
que l’abîme de mes péchés attire l’abîme de vos miséricordes et
qu’ils soient engloutis dans l’océan de votre amoureuse bonté, qui a
ouvert et débordé sur moi les cataractes de ses grâces, dont les
fleuves se haussent et redoublent surpassent mes pensées, j’adore
vos excès et me perds dans iceux disant avec le Prophète : Omnia
excelsa tua, et fluctus tui super me transierunt. (Ps 41,8)
Toutes tes vagues et tous tes flots passent sur moi. Le sang de vos
martyrs est une semence de foi. C’est la semence des chrétiens ;
mais la vôtre, o mon Divin Epoux, est la semence de charité dans nos
cœurs, laquelle se diffuse par l’habitation de votre Saint Esprit,
lequel remplit l’âme.
Chapitre 15
La vue du
précieux sang de mon Sauveur répandu pour moi me fesait ardemment
désirer de répandre le mien pour son amour.
L’orne comme un ciel
relevé où toute la Trinité habite, Trinité qui est Dieu. Dieu est
charité. Qui a la charité a Dieu. Par cette semence incorruptible de
votre sang, ô mon Amour, nous sommes faits enfants de votre Père
céleste, et vos frères adoptifs. Saint Paul vous approprie ces
paroles, parlant à votre Divin Père : Nunciabo nomen tuum
fratribus meis : in medio ecclesiæ laudabo te. Ecce ego, et pueri
mei, quos dedit mihi Deus. Quia ergo pueri communicaverunt carni, et
sanguini, et ipse similiter participavit eisdem. (He 2, 12-14)
J'annoncerai ton nom à mes frères, Je te célébrerai au milieu de
l'assemblée. Me voici, moi et les enfants que Dieu m'a donnés. Ainsi
donc, puisque les enfants participent au sang et à la chair, il y a
également participé lui-même.
On dit qu’il faut
montrer du sang à l’éléphant pour l’exciter à la colère ou au
combat. Cher Amour, voyant l’effusion très abondante de votre sang
précieux, lequel vous avez répandu pour moi, vous étant fait mon
Epoux de sang, j’ai désiré répandre le mien par le martyre. Mais
comme cela ne pouvait être en ces contrées où l’exercice de la foi
est en liberté, je tâchais à vous offrir le mien par des longues
disciplines où j’entrelaçais des fers et des épingles de façon
qu’elles et tout cela était fait comme clous à crochet qui
s’attachaient à mes épaules en les arrachant. Je vous donnais du
sang. Ma joie était entière quand je le voyais sur les ais de mon
cabinet où était mon oratoire, mais cela ne dura pas autant d’années
que vos douceurs persévérantes sur moi et dans moi. Mes confesseurs
s’informant de mes pénitences et voyant combien j’étais faible et
malade, me firent défense de prendre la discipline de la sorte me
défendant d’y mettre ni archets ni grappins. Ils m’en ôtèrent encore
une qui était faite en chaîne d’acier avec laquelle je le faisais
presque tous les jours. Cher Amour, je ne méritais pas de jouir
longuement de ce contentement d’esprit ; on eut trop de soin du
corps. Ce fut un soulas mais une mortification bien humiliante à mon
esprit, qui se plaisait à cette charitable cruauté parce qu’il
restait honteux de recevoir tant de grâces desquelles le corps avait
part, par des douceurs que mon gosier savourait, et par la faveur
que vous lui fîtes d’être exempt des sentiments de concupiscence,
m’ayant dit : « Ma fille, non accedet ad te malum : et
flagellum non appropinquavit tabernaculo tuo.(Ps 90, 10) Aucun
malheur ne t'arrivera, aucun fléau n'approchera de ta tente.
Les fouets que je
permets à plusieurs pour les humilier par des pensées et par des
sentiments d’impureté ne s’approcheront point de toi, parce que tu
es mon tabernacle. Les démons ne pourront troubler ton imagination,
ni te procurer des pensées impures, ni exciter des humeurs en ton
corps. Je te garde, et donne commission de te garder à mes Anges.
Les autres faiblesses t’humilieront devant moi, tu connaîtras
continuellement que tu n’as point de vertus, et que tu dois tout à
mon amoureuse miséricorde sur toi ».
Chapitre 16
De
l’inclination que Dieu me donna à faire l’aumône, imitant en cela ma
mère qui aimait les pauvres.
Adorant votre bonté qui
semblait n’avoir que moi en terre pour être inclinée à me favoriser,
m’étant si miséricordieuse, j’eusse bien voulu reconnaître cette
grande miséricorde envers les pauvres, et je donnais ce que ma mère
me permettait, car elle était naturellement portée à donner
l’aumône, voire des fois jusqu’à donner ses cottes de dessous aux
pauvres honteuses qu’elle savait n’oser pas demander.
Comme je ne voulais pas
qu’on sût que je jeûnais les vendredis, les samedis et des fois les
mercredis, je m’étais à table avec ma mère, mon père étant
ordinairement à Paris, ma bonne mère ne soupçonnait pas que je
coulais doucement la viande qu’elle mettait sur mon assiette, quand
elle n’était pas liquide, et la mettais dans ma serviette. D’autres
fois, je disais que j’avais froid, elle permettait de m’aller
chauffer et de sortir de table. Mes sœurs, qui s’apercevaient de ma
subtilité, ne me voulant pas déplaire n’en disaient rien, ou elles
ne le disaient à ma mère, qui m’aimait passionnément depuis que vous
m’eûtes mise en l’obéissance première, je dis dès le Jour des
Brandons ci-devant marqué, ne me voulait point contredire, me
disant : « Ma fille, aie soin de ta santé » ; je lui disais que j’en
avais trop, et que je me conservais bien pour lui plaire.
J’avais donné le mot à
une pauvre fille qui était près de notre logis de ne se pas étonner
si elle trouvait de la viande dans le potage qu’on lui portait de
chez nous. Mes sœurs, voyant que j’étais affectionnée à faire
l’aumône et que j’épargnais ce que je donnais, en faisaient de même,
dont j’en étais joyeuse. Je ne sais si je vous en remerciai alors,
je le fais à présent, mon miséricordieux Sauveur.
Chapitre 17
Du
contentement et des élévations d’esprit que j’avais quand je
m’occupais des œuvres basses et de mes oraisons vocales.
Ma mère les occupait
toujours au ménage et leur faisait souvent balayer, et même à
dessein se privait de servantes ou les envoyait aux granges
travailler pour les occuper au ménage jusqu’à laver les écuelles,
apprêter le manger, ce que je voulais faire plus souvent qu’elles,
bien que ma mère m’en voulût dispenser. Je me faisais apporter par
mes sœurs la chaudière avec l’eau chaude au lieu où l’on cuisait le
pain et lavais en cachette la vaisselle qu’elles m’apportaient ;
cette fille dévote qui était pauvre me venait trouver et m’aidait.
O, divin Sauveur, que j’avais de contentement en faisant ces actions
basses, et que de fois vous y avez élevé mon esprit dans des
sublimes lumières pendant que mon corps s’occupait à ces fonctions
d’humilité ; puisant de l’eau je vous contemplais auprès du puits où
vous convertîtes la Samaritaine, vous demandant la continuation de
l’eau vive que vous me donniez avec abondance.
Je disais force
oraisons vocales tous les jours, savoir, le rosaire, le Petit Office
de Notre-Dame, l’Office du Saint Esprit, les psaumes graduels, les
litanies et d’autres prières ; et quelquefois les lundis j’y
ajoutais tout l’Office des Morts. J’avais grande compassion des âmes
du Purgatoire, vous priant de les délivrer de maladie spirituelle et
de me faire souffrir pour elles. Je pouvais dire avec l’Apôtre au
sens que je me veux expliquer : Instantia mea quotidiana
solicitudo omnium Ecclesiarum. Je disais à ceux de la
Triomphante qu’ils louassent Dieu pour moi, et que j’offrais mes
prières et mes petites œuvres pour accroître leur gloire
accidentelle ; à ceux de la Souffrante, que je les offrais par
manière de suffrage, pour diminuer ou abréger leurs peines. Je
priais pour tous ceux qui étaient dans la Militante, afin que ceux
qui avaient la grâce l’augmentassent, et qu’il plût à votre divine
miséricorde de la donner à ceux qui ne l’avaient pas, les
convertissant enfin. Je pouvais dire avec l’Apôtre : Quis
infirmatur, et ego non infirmor ? Quis scandalizatur, et ego non
uror ? (2Co 11, 29) Qui est faible, que je ne sois faible ? Qui
vient à tomber, que je ne brûle ? Je n’avais pour tout cela point
de sujet de me glorifier que de mes propres infirmités. Si
gloriari opportet, quæ infirmitates meæ sunt gloriabor : Deus et
Pater Domini nostri Jesu Christi, qui est benedictus in sæcula, scit
quod non mentior. (2Co, 11, 30-31) S'il faut se glorifier, c'est
de ma faiblesse que je me glorifierai ! Dieu, qui est le Père du
Seigneur Jésus, et qui est béni éternellement, sait que je ne mens
point ! Oui, mon doux Jésus, vous savez bien que j’ai toujours un
sentiment de mes infirmités et de mes faiblesses et qu’étant infirme
en moi, je suis forte en vous.
Chapitre 18
Que mon
Sauveur voulut être mon Maître en m’ensegnant la méditation en
laquelle son Esprit m’occupait le jour et la nuit.
Divin et charitable
Ami, vous me voulûtes conduire vous-même sur le mont de la myrrhe,
et sur les collines de l’encens. M’apprenant à prier mentalement,
vous me menâtes dans la solitude intérieure, vous me fîtes
entendre : Ecce ego lactabo eam, et ducam in solitudinem : et
loquar ad cor ejus. (Os 2, 14) C'est pourquoi voici, je veux
l'attirer et la conduire au désert, et je parlerai à son cœur.
Parlant à mon cœur,
vous me fîtes voir que la beauté des champs était avec vous. M’ayant
rendue une abeille mystique, vous me plongiez dans vos mystères tous
florissants, et vous me proposiez vos divines Ecritures, comme des
fleurs desquelles votre Saint Esprit me faisait cueillir le miel de
mille saintes pensées, avec de délectations inénarrables. Parfois je
vous priais vocalement par des cris comme les petits de
l’hirondelle. Après, je méditais comme la colombe, imitant ce roi
que vous avez guéri d’une languissante maladie, ajoutant quinze
années à sa vie pour récompenser des amoureuses larmes qu’il vous
présenta avec confiance : De mane usque ad vesperam finies me :
sicut pullus hirundinis sic clamabo, meditabor ut columba. (Is
38, 14) Du jour à la nuit tu m'auras achevé ! Je poussais des cris
comme une hirondelle en voltigeant, je gémissais comme la colombe;
Mes oraisons commençaient le matin et duraient jusqu’au soir. Je ne
me divertissais point de la prière, quelle occupation extérieure que
j’eus. Votre amour vérifiait en moi le dire de l’Apôtre : Priez
toujours, non seulement virtuellement mais actuellement. Je méditais
jour et nuit en votre loi amoureuse ; en ma méditation, le feu
s’allumait, vous étiez avec moi pour accomplir le dessein pour
lequel vous étiez venu en terre, qui est de mettre le feu dans les
cœurs, désirant de les voir brûler de votre amour. Je vous disais :
Meditatio cordis mei in conspectu tuo semper (Ps 18, 15) Et
le murmure de mon cœur, sans trêve devant toi, Yahvé ; parce que
vous étiez mon amoureux Rédempteur qui me faisiez éprouver la
copieuse rédemption que vous aviez fait pour me posséder, me
délivrant de la domination de mes sens, car il semblait que vous les
aviez tous assujettis à la raison. Mes passions étaient si amorties
qu’elles semblaient être mortes, si ce n’est ès sujet de votre
gloire, pour laquelle elles s’employaient toutes.
Je n’avais de la haine
comme j’ai dit ci-devant, que pour haïr ce que vous haïssiez et de
l’amour que pour vous aimer ; n’aimant rien que vous en toutes
choses, et toutes choses pour vous. Mon seul désir était de vous
plaire, et ma seule crainte de vous déplaire. J’avais aversion de ce
qui s’opposait aux bonnes mœurs et à la vertu. Mon âme était
toujours joyeuse avec vous, je ne me pouvais attrister que des
offenses commises contre votre bonté. J’espérais tout de vous, et
désespérais tout de moi. Ne pouvant dire à mes directeurs, je ferai
cette acte de vertu ou je ferai cette bonne œuvre, cette défiance de
moi-même, me mettait continuellement en une confiance totale en
vous, en qui je pouvais tout. Etant infirme en moi, je me trouvais
forte en vous, selon le dire de Saint Paul, je craignais de vous
offenser. Hors cela, je ne craignais rien de créé, j’étais hardie à
tout ce qui pouvait avancer votre gloire, à reprendre ceux ou celles
que je voyais vous offenser de propos délibéré ou par des mauvaises
habitudes. Je ne connaissais plus si j’étais colère qu’en désirant
avec David d’exterminer les pécheurs de la terre, non en les faisant
mourir mais en désirant de les voir morts comme dit Saint Paul, de
ceux qui étaient morts à eux-mêmes et à toutes leurs mauvaises
inclinations, leur vie était cachée en vous. Je regrettais le temps
que j’avais perdu, et celui que les hommes et les femmes perdent. Je
ne pouvais divertir ma pensée de votre amour. J’allais fort rarement
en compagnie, et quand j’y étais, c’était par charité ou par
bienséance.
Je voyais combien les
hommes qui ne pensaient qu’ès choses de la terre, méritaient d’être
désolés, parce que leurs cœurs ne pensaient pas à votre amour pour
lequel vous leur aviez donné ce cœur et non pour aimer la vanité.
Voyant leurs affections attachées à la terre et leurs esprits
emportés par les vents de vanité, je disais après David : Filii
hominum usquequo gravi corde, ut quid diligitis vanitatem, et
quæritis mendacium. (Ps 4, 3) Fils d'homme, jusqu'où
s'alourdiront vos cœurs, pourquoi ce goût du rien, cette course à
l'illusion ? Vous me montriez vos vérités avec tant de [sic] que je
n’en pouvais pas douter vous disant : Testimonia tua credibilia
facta sunt nimis. (Ps 92, 5) Ton témoignage est véridique
entièrement;
Chapitre 19
Du don de
contemplation que Dieu m’octroya et du rayon lumineux qu’il me donna
par lequel il m’éclaira pour connaître les mystères sacrées.
Vous ne me laissâtes
guère à la méditation ; dans peu de jours, vous m’élevâtes à la
contemplation me donnant la part de Marie, laquelle vous ne m’avez
point ôtée. Assise à vos pieds, le rayon de votre divine face
s’insinuait sur mon chef, vous m’en fîtes un don qui a été sans
repentir, puisque je le possède encore à présent ; vous me fîtes
entendre que c’est cette lumière et cette vérité que David demandait
et que c’est le même raison que ce Prophète-Roi admire disant :
Signatum est super nos lumen vultus tui Domine : dedisti lætitiam in
corde meo (4, 7). Fais lever sur nous la lumière de ta face
Yahvé, tu as mis en mon cœur plus de joie. Mon cœur était plein de
joie, adorant votre beauté que vous montriez à mon entendement,
comme étant un miroir volontaire de votre face et de vos yeux
amoureux procédaient des clartés qui élevaient mon esprit en des
admirables contemplations, ayant par la méditation précédente médité
en vos aimables perfections. Je les admirais par une simple vue,
vous disant : Ecce tu pulcher es dilecte mi, et decorus. Dilectus
meus mihi, et ego illi. (Ct 1,15) Que tu es beau, mon bien-aimé,
combien délicieux ! Notre lit n'est que verdure. Comme Madeleine ne
se mettait en peine de rien, mon esprit demeurait à vos dévots pieds
pour entendre vos divines paroles et si vous le vouliez promener
dans vos merveilles : Lucerna pedibus meis verbum tuum, et lumen
semitis meis, (Ps 118, 105) Une lampe sur mes pas, ta parole,
une lumière sur ma route. Vous disait-il, vous êtes la lumière de
mes pieds, ô Verbe Divin, puisque vous vous êtes fait mes sentiers
éclairés, étant ma voie, ma vérité et ma vie. Et quoique je ne sois
pas encore en la terre de vivants, vous vous faites par avance mon
héritage et ma portion très bonne en la terre de mourants. Vous êtes
mon Viatique en ce mortel pélerinage. Saint Paul dit que Saint Luc
était le compagnon du sien, ce saint était peintre, écrivain et
médecin. Vous exerciez envers moi tous les offices, exprimant en mon
entendement vos divines perfections ; sans vous servir des couleurs
qui sont dans la terre, vous m’expliquiez vos secrets, écrivant dans
mon cœur votre loi très aimable. Vous guérissiez mes infirmités,
avec tant de bonté, que je semble être heureuse quand je me vois
malade, étant visitée et assistée d’un Divin Médecin : Qui pronus
est ad misericordiam, benedicetur : de panibus enim suis dedit
pauperi. (Pr 22, 9) L'homme bienveillant sera béni, car il donne
de son pain au pauvre.
Qui fut jamais si
prompt à exercer les œuvres de miséricorde que vous ? Ma propre
expérience m’en fait savante, vous vous êtes fait mon Pain Vivant,
mon Pain de Vie et d’entendement. J’expérimente le dire de
l’Ecclésiastique : Cibabit illum pane vitæ et intellectus, et
aqua sapientiæ salutaris potabit illum : et non flectetur et
continebit illum, et non confundetur. (Si 15, 3) Elle le nourrit
du pain de la prudence, elle lui donne à boire l'eau de la sagesse;
Vous avez continué à nourrir mon esprit du Pain de Vie et de
l’entendement et me faisant boire à longues traites des eaux
salutaires de votre divine sapience, sans discontinuer, neuf années
entières. A la première ou à la seconde je me trouvais le seul
Samedi Saint dans une sécheresse, de quoi m’étonnant comme d’une
chose que je n’avais point vue en moi, depuis que vous m’aviez donné
part à vos lumières. Votre amour, si je l’ose dire, ne se put plus
longuement cacher. Vous me dîtes : « Ma fille, me voici
Intellectum tibi dabo, et instruam te in via hac, qua gradieris :
firmabo super te oculos meos. (Ps 31, 8) Je t'instruirai, je
t'apprendrai la route à suivre, les yeux sur toi, je serai ton
conseil. Je te donnerai une intelligence de l’Ecriture des mystères
sacrés. Je serai moi-même ton maître. J’élèverai ton entendement
d’une divine manière. Je l’unirai à mes clartés, et sans milieu je
l’éclairerai, fixant mes yeux divins et amoureux sur toi, pour être
tes guides en toutes les voies qu’il me plaira de te faire passer.
Tu ne seras point comme ces stupides et grossiers qui sont comme des
chevaux et des mulets attachés à leurs propres sens ne s’en voulant
départir ; ils sont privés du mien Exquisivi Dominum, et
exaudivit me : et ex omnibus tribulationibus meis eripuit me.
(Ps 33, 5) Je cherche Yahvé, il me répond et de toutes mes frayeurs
me délivre. »
« Eprouve, ma fille, le
dire de David : Accedite ad eum, et illuminamini : et facies
vestræ non confundentur ». (Ps 33, 6) Qui regarde vers lui
resplendira et sur son visage point de honte. Votre Père et vous me
donnâtes le Saint Esprit qui s’offrait d’être ma nourrice et d’avoir
plus soin de moi, que toutes les nourrices n’en ont de leur
nourrisson. Votre amour me voulait nourrir et magnifiquement et avec
abondance des mamelles royales et divines disant à toutes les
puissances de mon âme : Gustate et videte quoniam suavis est
Dominus : beatus vir qui sperat in eo. (Ps 33, 9) Goûtez et
voyez comme Yahvé est bon; heureux qui s'abrite en lui ! « Ayant
confiance en moi tu ne seras point confuse. Approche-toi de moi avec
foi et humilité, goûte le miel de ma conversation qui est sans
ennuis, et vois combien mes entretiens sont doux et pleins de
suavité. Espère en moi, et tu commenceras dès cette vie à percevoir
le bonheur de mes fidèles qui sont en gloire ». Je disais :
« Seigneur, me voici pour ouïr ce qu’il vous plaît me dire. Vous
mettez toutes mes puissances qui sont votre peuple en paix. Je
trouve en cette divine contemplation l’un nécessaire ».
Chapitre 20
De
l’oraison de quiètude ou de recueillement que l’amour divin me
communiqua avec une paix intérieure ; comme sa Majesté voulut faire
en moi sa demeure pacifique et amoureuse.
Puisqu’en vous je
trouvais tout mon bien, et que tout ce qui n’était pas vous ne
m’était rien, mon âme vivait dans une paix qui surpassait tous les
contentements des sens corporels, desquels elle n’avait besoin de se
servir pour vous chercher par les choses visibles puisque vous étiez
intimement en elle, recueillant toutes mes puissances, étant mon
Divin Amant et mon trésor. Dans vous était mon cœur et vous-même
étiez le Dieu de mon cœur. Je vous disais les paroles de l’homme que
vous aviez trouvé selon votre cœur et qui faisait toutes vos
volontés. Quid enim mihi est in cælo ? Et a te quid volui super
terram ? Defecit caro mea, et cor meum : Deus
cordis mei, et pars mea Deus in æternum. Quia ecce, qui
elongant se a te, peribunt : perdidisti omnes, qui fornicantur abs
te. (Ps 72 25-27) Qui donc aurais-je dans le ciel ? Avec toi, je
suis sans désir sur la terre. Ma chair et mon cœur sont consumés:
roc de mon cœur, ma part, Dieu à jamais ! Voici: qui s'éloigne de
toi périra, tu extirpes ceux qui te sont adultères. Que
chercherais-je dans le ciel sans vous, ni que pourrais-je vouloir
dans la terre, si ce n’est vous trouver seul, outrepassant toutes
les créatures pour arriver à vous ? Mais puisque votre bonté me
favorise de tant que de demeurer dans mon âme, je suis en repos, que
mon corps soit affaibli, et que mon cœur se perde heureusement en
soi pour se trouver en vous qui êtes mon Dieu et ma part éternelle ;
si mes puissances s’éloignaient de vous, elles se perdraient
misérablement, et vous auriez juste sujet de les punir de la
privation de leur plus grand bonheur, et de les laisser égarées et
vagabondes, sans les rappeler dans ce doux repos, où votre amour les
recueille glorieusement. Mihi autem adhærere Deo bonum est :
ponere in Domino Deo spem meam. (Ps 72, 28) Pour moi, approcher
Dieu est mon bien, j'ai placé dans le Seigneur mon refuge, afin de
raconter toutes tes œuvres. Mon espérance est déjà dans mon sein,
comme disait le saint homme Job : Reposita est hæc spes mea in
sinu meo. (Jb 19, 27) Et mes reins en moi se consument. Vous
possédant amoureusement dans mon cœur, toutes les puissances de mon
âme couraient à l’odeur de vos parfums. Si elles étaient éparses, le
vin odoriférant et emmiellé, qui procédait de votre gosier sacré
d’une façon inexplicable, les attirait et les renfermait dans la
niche de votre sacré côté ouvert où elles trouvaient le miel très
doux de votre divinité qui les occupait et les nourrissait
délicieusement. Votre cœur royalement doux était le roi de ces
abeilles mystiques, duquel elles adoraient et suivaient les
mouvements qui ne les privaient pas de leur repos amoureux ni de
cette agréable quiétude.
J’avais une grande
suavité d’adhérer à votre bonté, laquelle prenait plaisir à me
recueillir, estimant sa gloire de me dire ces paroles amoureuses :
« Tu es ma fidèle Israélite, en toi je me glorifierai ». A ce mot de
vous glorifier, mon âme se sentait de surplus recueillie, éprouvant
les paroles du même prophète, surtout quand je vous avais reçu au
divin Sacrement de l’Eucharistie, me disant que je vous logeasse
comme un pèlerin qui sortirait ou cesserait d’être corporellement
sous mon toit, quand les Espèces seraient consommées, m’invitant de
vous revêtir de moi-même, comme un amant qui s’était mis à nu pour
moi, couvert seulement d’un fragment de pain, privé de sa substance
propre, puisque les Espèces du pain ne sont que des accidents qui
subsistent miraculeusement par votre toute puissance : Egenos,
vagosque induc in domum tuam : cum vederis nudum, operi eum, et
carnem tuam ne despexeris. Tunc erumpet quasi mane lumen tuum, et
sanitas tua citius orietur et anteibit faciem tuam justitia tua, et
gloria Domini colliget te, orietur in tenebris lux tua, et tenebræ
tuæ erunt sicut meridies. (Is.58, 7-10). N'est-ce pas partager
ton pain avec l'affamé, héberger chez toi les pauvres sans abri, si
tu vois un homme nu, le vêtir, ne pas te dérober devant celui qui
est ta propre chair ? Alors ta lumière éclatera comme l'aurore, ta
blessure se guérira rapidement, ta justice marchera devant toi et la
gloire de Yahvé te suivra. Alors tu crieras et Yahvé répondra, tu
appelleras, il dira : Me voici ! Si tu bannis de chez toi le joug,
le geste menaçant et les paroles méchantes, si tu te prives pour
l'affamé et si tu rassasies l'opprimé, ta lumière se lèvera dans les
ténèbres, et l'obscurité sera pour toi comme le milieu du jour. Et,
dans ce midi, vous me donniez un repos qui était quasi continuel.
Mon âme était remplie de splendeur, mon corps était soulagé, car
vous me faisiez votre jardin de récréation où vous produisiez des
fleurs délicieuses, lesquelles étaient abondamment arrosées, parce
que vous en étiez la source, vous y débordiez un fleuve de paix.
Vous me disiez que vous édifiez votre demeure dans mon âme qui vous
était un désert agréable puisqu’il ne logeait amoureusement que vous
seul, et que vous faisiez un fondement si profond que les
générations à venir y pourraient subsister avec toute assurance. Je
n’entendais pas encore l’Ordre que vous vouliez établir, que je
serais appelée votre repos délicat et votre sanctuaire glorieux,
et vocaveris sabbatum delicatum, et sanctum Domini gloriosum, et
glorificaveris eum dum non facis vias tuas, et non invenitur
voluntas tua, ut loquaris sermonem. (Is, 58, 13) si tu appelles
le sabbat "délices" et "vénérable" le jour saint de Yahvé, si tu
l'honores en t'abstenant de voyager, de traiter tes affaires et de
tenir des discours, et que vous vous glorifierez en moi, me disant :
« Quand tu ne suivras pas tes voies ou tes inclinations, quittant ta
volonté pour faire la mienne, je serai glorifié en toi ». Seigneur,
soyez donc glorifié de ce que je ne suis point mes inclinations, et
que je ne fais pas ma volonté écrivant ce livre de ma vie. Vous
savez que je me suis fait et me fais des grandes violences pour
obéir, c’est pour cela que vous me produisez des paroles pour faire
un inventaire de vos grâces et de vos dons, et une reddition des
comptes de ce que j’ai reçu de votre divine libéralité. Je me
réjouis en vous qui élevez mon âme au-dessus de toutes les grandeurs
de la terre, me nourrissant de la viande du grand Jacob, votre père
par nature et le mien par adoption, qui se plaît en vous qui faites
toutes ses volontés, lesquelles vous avouez être votre viande
disant : Meus cibus est ut faciam voluntatem ejus, qui misit me,
ut perficiam opus ejus. (Jn 4, 34) Jésus leur dit : Ma
nourriture est de faire la volonté de celui qui m'a envoyé, et
d'accomplir son œuvre.
Mon âme est divinement
nourrie de vous-même et de vos divines paroles, que votre propre
bouche a déclarées m’appropriant ces paroles : Tunc delectaberis
super Domino, et sustollam te super altitudines terræ ; et cibabo te
hereditate Jacob patris tui. Os enim Domini locutum est. Is 58,
14) alors tu trouveras tes délices en Yahvé, je te conduirai en
triomphe sur les hauteurs du pays; je te nourrirai de l'héritage de
ton père Jacob, car la bouche de Yahvé a parlé.
Chapitre 21
Des
écoulements amoureux que j’avais soudain que mon Bien-aimé me
parlait ; et comme par bonté il s’écoulait en moi.
Je ne m’étonne pas si
l’amante sacrée du Cantique d’Amour confesse que son âme s’est
fondue quand vous avez parlé. Anima mea liquefacta est, ut
locutus est. (Ct 5, 6) J'étais hors de moi, quand il me parlait.
Vous êtes un soleil, vos paroles sont autant ardentes que luisantes.
Nonne cor nostrum ardens erat in nobis dum loqueretur in via, et
aperiret nobis scripturas ? ; (Lc 24,32) Notre coeur ne
brûlait-il pas au dedans de nous, lorsqu'il nous parlait en chemin
et nous expliquait les Écritures ? dirent les deux disciples
d’Emmaüs, prenant plaisir à me parler par votre propre bouche, et
par vos Saintes Ecritures, lesquelles vous m’expliquiez
amoureusement et divinement. Mon âme s’est fondue et s’est écoulée
en vous tant de fois, que je n’en peux pas dire le nombre ; l’ayant
rendue comme la cire, disposée à toutes vos volontés, elle se fond
soudain que vous lui parlez ; vous lui avez donné la forme, et la
figure qui vous plût, en l’infusant dans mon corps, assurant qu’elle
est créée à votre image et semblance. Vous connaissez ce que vous
avez formé, vous avez inspiré sur ma face le souffle de vie ; pour
me communiquer ce souffle, vous m’avez baisée, baiser qui est si
doux que je dis que vos lèvres sont comme un bornal qui me distille
le miel des divines délectations. Me délectant en vous, vous m’avez
inspiré et donné la pétition de mon cœur de se fondre et liquéfier
pour entrer en vous, par toutes mes affections puisque mon âme se
plaît plus en vous qu’elle aime, qu’en ce corps qu’elle anime.
David, votre bien-aimé, dit : Factum est cor meum tamquam cera
liquescens in medio ventris mei. (Ps 21, 15) Comme l'eau je
m'écoule et tous mes os se disloquent; mon cœur est pareil à la
cire, il fond au milieu de mes viscères.
Je vous dis les mêmes
paroles pour vous exprimer les plaisirs que j’ai en ces sacrés
écoulements que vous n’ignorez pas puisque votre amour en est la
cause, depuis qu’il a plu à votre Père, que vous m’ayez visitée. O
Divin Orient venant d’en haut, ému des entrailles de votre
miséricorde divine pour m’éclairer de vos lumières rayonnantes,
m’ayant mise dans la voie de paix et de quiétude, dont j’ai parlé
au-devant, vous avez donné le sacré mouvement à mon cœur lequel
s’incline à vos volontés, en se dilatant : Viam mandatorum tuorum
cucurri, cum dilatasti cor meum. (Ps 118, 32) Je cours sur la
voie de tes commandements, car tu as mis mon cœur au large. Et comme
vous êtes immense, il s’élargit dans vous en se liquéfiant. Sitôt
qu’il sent vos flammes, il se trouve fondu au milieu de ma poitrine
qui est un vase que vous conservez précieusement, parce que vous y
versez vos divines infusions d’une façon divine, pour laquelle
exprimer je n’ai point de termes propres.
Remplissant mon âme de
vos divines splendeurs, vous conservez ma vie corporelle, comme
l’avait connu le Prophète Evangélique Isaïe parlant à l’âme que vous
favorisez de ces grâces sublimes : et implebit splendoribus
animam tuam, et ossa tua liberabit. (Is 58, 11) il te rassasiera
dans les lieux arides, il donnera la vigueur à tes os,
Je cite souvent ce même
prophète parce qu’il montre clairement le plaisir que votre bonté a
prise en communiquant ces divines faveurs aux âmes que vous élevez à
la mamelle de l’oraison, desquelles la mienne, quoique indigne, au
bonheur d’en être par votre charité à laquelle ce prophète vous
disant comme aux autres, représentant votre Majesté amoureuse comme
une mère qui se plaît de nourrir elle-même les enfants qu’elle a
enfantés dans la gloire et dans la grâce, je veux dire dans la
Jérusalem du ciel l’Eglise Triomphante et dans la Jérusalem de la
terre qui est l’Eglise Militante, lesquelles n’ont qu’un même chef
et un même esprit, lequel béatifie l’une dans le terme et gratifie
l’autre dans la voie, les unissant d’une union admirable, donnant
parfois participation à la Militante des joies de la Triomphante,
qui sont des avant-goûts de la gloire, disant aux âmes qui sont dans
celle de la terre. Puisque vous aimez votre sœur glorieuse dans
l’empire, Lætamini cum Jerusalem, et exultate in ea omnes qui
diligitis eam : gaudete cum ea gaudio universi, qui lugetis super
eam. (Is 66, 10) Réjouissez-vous avec Jérusalem, exultez en
elle, vous tous qui l'aimez, soyez avec elle dans l'allégresse, vous
tous qui avez pris le deuil sur elle. Vous qui pleurez parce que
vous êtes pèlerines, et que votre pélerinage est prolongé, ne
pouvant encore entrer dans cette cité glorieuse de laquelle tous les
saints ont tant dit de merveilles relevez vos espérances : Ut
sugatis et repleamini ab ubere consolationis ejus ut mulgeatis et
deliciis affluatis ab omnimoda gloria ejus. Quis
hæc dicit Dominus. Ecce ego declinabo super eam quasi fluvium pacis
et quasi torrentem innundantem gloriam. Gentium, quam sugetis : ad
ubera portabimini, et super genua blandientur vobis. Quomodo si cui
mater blandiatur ita ego consolabor vos, et in Jerusalem
consolabimini. Videbitis et gaudebit cor vestrum, et ossa
vestra quasi herba germinabunt et cognoscetur manus Domini servi
ejus. (Is 66, 11-14) afin que vous soyez allaités et
rassasiés par son sein consolateur, afin que vous suciez avec
délices sa mamelle plantureuse. Car ainsi parle Yahvé: Voici que je
fais couler vers elle la paix comme un fleuve, et comme un torrent
débordant, la gloire des nations. Vous serez allaités, on vous
portera sur la hanche, on vous caressera en vous tenant les genoux.
Comme celui que sa mère console, moi aussi, je vous consolerai, à
Jérusalem vous serez consolés. A cette vue votre cœur sera dans la
joie, et vos membres reprendront vigueur comme l'herbe; la main de
Yahvé se fera connaître à ses serviteurs.
Quelle âme, visitée et
caressée de la sorte ne se fondrait et ne s’écoulerait saintement
dans ces délices sacrés ? Si Esther revêtue des ornements de sa
gloire passagère : Cumque regio fulgeret habitu, et invocasset
omnium rectorem et salvatorem Deum, assumpsit duas famulas, et super
unam quidem innitebatur, quasi præ deliciis et nimia teneritudine
corpus suum ferre non sustinens : altera autem famularum
sequebatur dominam, defluentis in humum indumenta sustentans. Ipsa
autem roseo colore vultum perfusa, et gratis ac oculis tristem
celabat animum et nimio timore contractum, ne se peut soutenir
par l’affluence des délices qu’elle avait, quoiqu’en son âme elle
cachait la tristesse que lui causait les appréhensions de la mort de
son peuple et de la sienne propre. Les pensées de ces morts qu’elle
ne pouvait éviter que par la grâce d’Assuérus lui causaient de
grandes contradictions, contradictions ou contrainte, les termes des
mots latins expriment tout cela avec emphase, les termes français
n’ont pas la grâce pour l’ordinaire qu’a le latin en l’Ecriture
Sainte, c’est pourquoi ce mot de contractum m’est difficile à
expliquer par des termes français, desquels j’en sais fort peu,
n’ayant jamais eu dessein d’y étudier ni à aucune science qu’à vous
aimer, mon Divin Amour, qui avez voulu être mon maître. Ceci est dit
par digression, et je retourne au narré des écoulements que votre
bonté a fait si souvent dans mon âme. Comme elle est de soi-même
communicative, elle s’écoule doucement par ces propres inclinations
que si vous n’étiez l’être immuable, inefficient, subsistant par
votre divinité.
Je ne parle pas
seulement de trois subsistances distinctes de votre adorable
Trinité, mais de la subsistance de toute la nature divine, de tout
l’être qui est commun et indivisible aux Trois Personnes, celle que
je nomme secte, si j’entends ce que je dis, ou si j’explique ce que
j’entendis une fois dans des lumières très sublimes, n’ayant
auparavant connu que trois subsistances distinctes, vous me dîtes
qu’en votre unique déité, il y a une subsistance de tout l’être ce
que je ne me souviens pas d’avoir écrit en aucun cahier, ni je ne
pensais pas de l’écrire ici, mais ces écoulements font couler ma
plume avec eux. Aussi l’avez vous nommée la plume des vents, me
disant un jour par excès d’amour : « Ma fille, ta plume est la plume
des vents. Elle est poussée par mes inspirations à écrire ce que je
te dicte et non toi. La preuve en est trop claire : comment
pourrais-tu à présent décrire ces divins écoulements sans que mon
amour s’écoulât et se diffusât dans ton esprit ? Tu as invoqué mon
nom lequel est une huile répandue dans ton âme, et toutes tes
puissances en sont ointes. Cette onction t’enseigne, t’éclaire, te
sacre et te consacre toute à moi, fondue par mon amour. Je te reçois
dans mon cœur, et moi, divinement ému du tien, reçois-moi comme une
divine liqueur, qui, sans se disperser d’elle-même, et sans désister
d’être en moi, se veut écouler dans toi. Reçois, ma bien-aimée,
cette rosée que le sein paternel t’envoie. Reçois la pluie que cette
nuée divine te distille par l’ardeur de notre amour qui est soleil
et feu, et qui t’est en tout favorable. Si tu es pâmée par la
douceur de mes délices, sache, ma bien-aimée, que je descends du
trône de ma grandeur pour m’incliner à toi, et pour te dire que tu
es ma sœur et mon épouse, que les lois rigoureuses ne sont point
faites pour toi, qui est destinée par ma bénignité aux plus
délicieuses mignardises. Tel est mon bon plaisir qui ne doit être
contredit des hommes, ni des Anges. Nul ne se doit fâcher de ce que
mon œil est bon. Je suis libre pour départir mes dons à qui me
plaît, comme il me plaît et quant il me plaît prévenant tout mérite.
Je fais miséricorde à qui je veux faire miséricorde. Tu m’as dit au
commencement que c’est par ma miséricorde que tu n’es pas consommée.
C’est à elle à qui tu te dois adresser quand tu désireras des
faveurs et des grâces de moi. C’est elle qui te fait trouver grâce
en mes yeux desquels je te regarde amoureusement, comme un blanc où
visent mes sagettes amoureuses ».
Chapitre 22
Que mon
Bien-aimé me dit que je L’AVAIS blessé et comme il me fit blanc où
il décochait en diverses façons ses amoureuses sagettes.
Tetendit arcum suum,
et posuit me quasi signum ad sagittam. (Lm 3, 12) Il a bandé son
arc et m'a visé comme une cible pour ses flèches. L’arc que vous
aviez tendu n’était pas pour me déclarer la guerre, mais pour me
blesser heureusement de vos traits réitérés. Cette arc était la
continuelle attention que vous me montriez avoir sur moi, par une
divine inclination qui ne se peut exprimer mais admirer. Vos yeux,
par leur traits, me blessaient si souvent, que mon esprit qui avait
pitié de mon cœur vous pouvait dire : Détournez vos yeux de moi, ils
font tant de brèches en ce pauvre cœur que peu s’en faut que je ne
sorte par ses ouvertures amoureuses.
Une fois entre
plusieurs autres étant dans mon cabinet, vous me dîtes
amoureusement : Tu as blessé mon cœur. A ces paroles, j’eus crainte
que ce ne fût une illusion de l’ennemi qui se transfigure en Ange de
lumière, et qui tâche comme un singe de contrefaire vos actions pour
tromper les âmes. Vous mes dites : Ma fille c’est moi, il n’a pas
permission de s’approcher de toi. Le soir, je m’en allais à l’église
du Collège pour me confesser pour me préparer à la Communion du
lendemain. Soudain que je fus à genoux, vous adorant dans votre
Divin Sacrement, vous décochâtes un trait qui me blessa de sorte que
j’en perdis la parole pour quelque temps, me disant : « Tu m’as
blessé chez toi, maintenant je t’ai blessée chez moi ». Quoi, Amour,
voulez-vous retourner contre moi avec dessein les flèches que je
vous ai tirées sans advertance ? Je ne fus jamais dressée pour tirer
de l’arc ; si par une heureuse rencontre pour moi, que votre
providence a bien prévue, j’ai tiré au blanc de mon objet, faut-il
que ces flèches se relancent dans mon cœur. Le vôtre est maintenant
impassible mais j’entends votre secret : vous me voulûtes faire
éprouver le dire du Roi-prophète : Sagittæ parvulorum factæ sunt
plagæ eorum. (Ps 63, 8) Dieu a tiré une flèche, soudaines ont
été leurs blessures ; Quelle comparaison y a-t-il de vous à moi ? Du
fini à l’infini il n’y a point de proportion. « L’amour égale les
amants. Il veut qu’ils usent de réciproque. Je me suis rendu
semblable à toi en prenant ta nature passible durant que j’ai été
voyageur. J’ai reçu tous les traits qu’un amant passionné peut
recevoir pour ses amantes, mais, traits qui m’ont souvent mis dans
des langueurs que les hommes et les Anges ne peuvent point
exprimer ». Ces paroles sont pour me disposer à souffrir toutes les
flèches de votre carquois ; déchargez-vous, Amour, de toute votre
trousse, mon cœur est prêt de tout recevoir. Vous me prîtes au mot,
m’en décochant plusieurs en divers temps.
Il me souvient qu’un
jour dans l’Octave de Saint Jean Baptiste ou dans l’Octave de la
Visitation de Notre-Dame, votre Sainte Mère, vous me dites : « Ma
fille, pendant que ma Sainte Mère s’entretient avec Sainte
Elisabeth, viens dans ce cloître virginal. Je veux parler et traiter
d’amour avec toi, viens avec mon précurseur qui me voit et parle
avec moi, quoiqu’il soit dans les entrailles de sa mère. Il a
tressailli de joie de voir l’Epoux près de son épouse. Il est mon
ami et ton patron. Je l’ai choisi comme une sagette élue ». A ce mot
de sagette vous me décochâtes plusieurs, ou une réitérée, lesquelles
me faisaient faire des cris qu’on eût pu entendre, si quelqu’un du
logis fut été dans la chambre où était mon cabinet. Je connus par ma
propre expérience de quelle adresse vous saviez blesser un cœur que
vous aimez et qui vous aime. Vous m’avez souvent dit que vous êtes
depuis l’Incarnation du divin Centaure ayant deux natures, et que
vous vous plaisez aux combats d’amour qui se font par des flèches
aiguës et enflammées. Les douleurs qu’elles causent sont agréables,
c’est pourquoi tous ceux qui les sentent y consentent, et pour moi,
quoique je fisse des cris pressée par la douleur aimable que ces
dards me causaient, je n’eus pas voulu être délivrée de ces
amoureuses blessures. Elles m’étaient plus agréables que toute
guérison. J’ai dit, parlant de la compassion et condoléance que vous
m’aviez donnée pour compatir aux souffrances de votre Passion, que
vous me crucifiez admirablement ; maintenant je dis que vous me
transperciez glorieusement. Continuez, Amour, si je meurs de ces
blessures, ma mort sera précieuse devant vous, mon Seigneur et mon
Dieu. Je dirai avec David : Dirupisti vincula mea ; tibi
sacrificabo hostiam laudis, et nomen Domini invocabo. (Ps 115,
7-8) tu as défait mes liens. Je t'offrirai le sacrifice d'action de
grâces, j'appellerai le nom de Yahvé.
Qui eût pensé que vous
eussiez eu dessein de percer mon cœur à jouir en m’invitant à un
entretien si charmant dans les entrailles virginales, qui peut
savoir les inventions de votre amoureuse sapience : Radix
sapientiæ cui revelata est, et astutias illius quis agnovit ?
(Si 1, 6) La racine de la sagesse, à qui fut-elle révélée ? Ses
ressources, qui les connaît ? Vous êtes le Roi des amants comme le
Roi des cœurs. Vous avez droit et puissance de les posséder de
quelle façon que vous les attiriez à vous. Ils sont trop heureux ;
vous blessez pour guérir. Vous décochez des traits à votre amante,
afin qu’étant une biche blessée, elle courre à vous qui êtes son
dictame. Ces blessures fortunées la rendent heureusement altérée des
eaux de la fontaine forte et vivante qui n’est autre que vous-même.
Elle vous dit avec David : Quemadmodum desiderat cervus ad fontes
aquarum ; ita desiderat anima mea ad te Deus. Sitivit anima mea ad
Deum vivum, quando veniam et apparebo ante faciem Dei ? (Ps 41,
2-3) 2 Comme
languit une biche après les eaux vives, ainsi languit mon âme vers
toi, mon Dieu. Mon âme a soif de Dieu, du Dieu vivant; quand irai-je
et verrai-je la face de Dieu ? J’ai dit que vos flèches sont
délicieuses quoique douloureuses. Je ne m’en dédis pas, mais vous me
permettrez en cette règle générale quelque exception ou distinction.
Les flèches que vous décochez en cachette sont, s’y semble, très
douloureuses à l’âme qui ne vous voit pas, elle fait les plaintes du
même prophète que j’ai déjà cité : Fuerunt mihi lacrymæ panes die
ac nocte : dum dicitur mihi quotidie : Ubi est Deus tuus ? (Ps
41, 4) 4 Mes
larmes, c'est là mon pain, le jour, la nuit, moi qui tout le jour
entends dire: Où est-il, ton Dieu ? On dit que la blessure est une
division, et que la division marque une désolation. L’âme qui ne
sait où est son Bien-Aimé souffre une absence qu’elle trouve autant
douloureuse que si elle était divisée d’elle-même puisque elle pense
être séparée de son tout, et ce qui l’afflige le plus la crainte
qu’elle a que son Bien-Aimé ne l’ait quittée par des sujets qu’il a
eu de se plaindre de ses imperfections, desquelles elle ne tâche pas
avec toutes les forces qu’il lui a données de s’en amender
généreusement. Ces blessures sont sans remède tandis que le
bien-aimé est absent, ni les hommes ni les Anges ne sont pas
capables de soulager cette amante heureusement désolée. Il lui en
arrive autant qu’à Sainte Madeleine, elle ne s’arrête ni aux
Apôtres, ni aux Anges, il faut que la présence de Celui qu’elle
pleure absent la vienne guérir lui-même ; les hommes et les Anges
lui peuvent appliquer ces paroles du prophète dolent : Cui
comparabo te ? Vel cui assimilabo te, filia
Jerusalem ? Cui exæquabo te, et consolabor te, virgo filia Sion ?
Magna est enim velut mare contritio tua : quis meditabitur
tui ? (Lm 2, 13) A quoi te comparer ? A quoi te dire semblable,
fille de Jérusalem ? Qui pourra te sauver et te consoler, vierge,
fille de Sion ? Car il est grand comme la mer, ton brisement; qui
donc va te guérir ?
Madeleine, vous ne
pouvez plus dire, voyant le sépulcre ouvert : Lapsa est in lacum
vita mea, posuerunt lapidem super me. (Lm 5, 35) Dans une fosse,
ils ont précipité ma vie, ils m'ont jeté des pierres. La pierre
s’est roulée, Celui qui est plus que vous-même colloqué avec les
morts du siècle, on l’a ôté, et je ne sais où on l’a mis :
Tulerunt Dominum meum : et nescio ubi posuerunt eum. (Jn 20, 13)
"Parce qu'on a enlevé mon Seigneur, et je ne sais pas où on l'a
mis." C’est ce qui me fait pleurer : Inundaverunt aquæ super
caput meum ; dixi : Perii. (Lm 3, 54) Les eaux ont submergé ma
tête; je disais: "Je suis perdu !" Madeleine, il n’est pas si loin
que vous vous figurez, « Maria ». Hé, mon Maître. « Ne me touchez
pas, Noli me tangere ». Quoi, Seigneur, voulez-vous continuer
mes blessures ? Je pensais souder ou guérir ma plaie, embrassant vos
pieds sacrés. « Ma main te peut guérir ». Quoi en me repoussant avec
ces défenses qui me feraient mourir si vous ne conserviez ma vie
pour admirer la vôtre glorieuse. Invocabi
nomen tuum Domine de locu novissimo vocem meam audisti ; ne avertas
aurem tuam a singultu meo, et a clamoribus. Appropinquasti in die,
quando invocavi dixisti : Ne timeas. Judicasti Domine causam animæ
meæ, redemptor vitæ meæ. (Lm 3,
55-58) J'ai invoqué ton Nom, Yahvé, de la fosse profonde. Tu
entendis mon cri, ne sois pas sourd à ma prière, à mon appel. Tu te
fis proche, au jour où je t'ai appelé. Tu as dit : "Ne crains pas !"
Tu as défendu, Seigneur, la cause de mon âme, tu as racheté ma vie.
Ce qui se passa en Madeleine au temps de votre Passion exprime ce
qui se passe ès âmes que vous passez par les voies de la
contemplation, auxquelles vous donnez des connaissances
surnaturelles. Elles sont comme j’ai dit le blanc de vos sagettes
enflammées, vous combattez pour sauver disant : Ego qui loquor
justitiam, et propugnabor sum ad salvandum ; (Is, 63, 1) "C'est
moi qui parle avec justice, qui suis puissant pour sauver". Pourquoi
sont vos vêtements rougis du sang comme ceux qui sortent de fouler
ou presser la vendange ? « J’ai pressé tout seul le pressoir de
l’ire de mon Père. J’ai reçu des plaies ès maisons de ceux qui
m’aimaient, à leur dire ; et j’en veux faire à ceux et à celles que
j’aime. C’est pourquoi je décoche mes sagettes pour les rendre
semblables à moi, et ce pour les faire mourir à elles-mêmes ». En
cet état languissant, vous les faites paraître des images de la
mort, et je leur peux approprier ces paroles sans mettre au nombre
de ceux pour lesquels David les a dit : Arcum suum tetendit, et
paravit illum. Et in eo paravit vasa mortis, sagittas suas
ardentibus effecit. (Ps 7, 13-14) qu'il bande son arc et
l'apprête, c'est pour lui qu'il apprête les engins de mort et fait
de ses flèches des brandons;
Chapitre 23
Des
assiégements, assauts et embrasszements que le Divin Amourm’a fait
souffrir, et les désirs que l’âme a de voir Dieu et de jouir de lui.
Si elles n’étaient
destinées qu’à ces sagettes enflammées elles s’en pourraient être
quelque fois dispensées, parce que vous ne les décochez pas pour
l’ordinaire quand elles sont en des compagnies qui se
scandaliseraient de les voir blessées si souvent. C’est dans le plus
secret cabinet que vous les enfermez et les assiégez après que vous
leur avez envoyé du ciel la foudre allumée comme un charbon de
désolation, ajoutant à ces sagettes et que ce charbon qui leur fait
désirer être délivré de ce mortel pèlerinage : Sagittæ potentis
acutæ, cum carbonibus desolatoriis ; (Ps 120, 4) Les flèches du
batailleur, qu'on aiguise à la braise des genêts ; ce qui leur fait
dire : Heu mihi, quia incolatus meus prolongatus est : habitavit
cum habitantibus Cedar, multum incola fuit anima mea ; (Ps 120,
5-6) Malheur à moi de vivre en Méshek, d'habiter les tentes de Qédar !
Mon âme a trop vécu parmi des gens qui haïssent la paix. Pour ces
sagettes elles passent avec leurs flammes mais ce carreau de feu
fait la roue et semble mettre le corps et l’esprit à la torture :
Etenim sagittæ tuæ transeunt ; vox tonitrui tui in rota. (Ps 76,
18) tes flèches aussi filaient. Voix de ton tonnerre en son
roulement.
Quelle est la voix du
tonnerre ? C’est la foudre qui éclate en tombant après que le
tonnerre a longtemps grondé ou roulé. Cher Amour, ceci se passe ès
assauts que vos amantes éprouvent, si furieux qu’elles se voient
assaillies et assiégées, si qu’il leur semble qu’elles soient en
danger de mourir de ces assauts violents, la nature souffre beaucoup
sans savoir que c’est qu’elle souffre.
Une chose console l’âme
qui est qu’elle n’a pas procuré, si lui semble, ces assauts et qu’en
ce temps-là vous ne le montrez pas qu’elle soit criminelle, parce
qu’elle sent en soi une résolution de mourir fidèle à toutes vos
volontés ; et elle ne peut ni ne veut absolument soulager le corps
qu’elle voit, si elle peut ouvrir ses yeux, quasi à l’agonie. Elle
sent son pouls pressé, de sorte qu’elle est en danger d’expirer ; à
force d’aspirer elle ne peut plus quasi respirer. Tout le corps
tremble mais avec plus de violence depuis la ceinture en haut. Si
elle peut dire quelques paroles, elles sont si précipitées, qu’il
paraît qu’elle est extrêmement pressée de Celui qui lui a livré cet
assaut, duquel elle est passionnément amoureuse. Elle dit : Que
m’importe que mon corps soit privé de vie s’il la perd pour vous
aimer. Et dans ces assauts amoureux que vous donnez ou faites
donner, aussi bien suis-je assiégée. Je ne dois attendre qu’un
embrasement élargisse ou agrandisse la brèche que vous avez faite.
Puisque vous êtes un feu en figure de roue, brûlez de toute part,
j’aperçois déjà la lumière. Illuxerunt corruscationes tuæ orbis
terræ : commota est et contremuit terra. (Ps 76, 19) Tes éclairs
illuminaient le monde, la terre s'agitait et tremblait. Après ces
tremblements de terre, l’amour donne la vie et le repos, car il est
pitoyable. Terra tremuit et quievit. Cum exurgeret in iudicium
Deus, ut salvos faceret omnes mansuetos terræ. (Ps 75, 9-10) la
terre a peur et se tait quand Dieu se lève pour le jugement, pour
sauver tous les humbles de la terre.
J’ai dit autre part que
de votre visage et de vos yeux amoureux procède le jugement
favorable de vos amantes, lesquelles sont la même mansuétude,
apprenant de vous la leçon que vous leur avez donnée pendant que
vous étiez en terre, d’imiter votre douceur, et votre humilité de
cœur. Après ces assauts, vous entriez glorieux, non pour butiner,
mais pour faire le butin. Votre épouse est trop pauvre, et comme
j’ai dit, vous combattez pour sauver, vous demandez pour donner,
vous demandez un rien, pour donner un tout, comme vous demandez un
peu d’eau de la terre à la Samaritaine pour lui donner la source des
eaux vives qui jaillissent au ciel jusqu’ à la vie éternelle. Ayant
fait un incendie dans le cœur de votre amante, vous y produisiez une
mer de délices, et vous y êtes vous-même avec plénitude. In mare
via tua, et semitæ tuæ in aquis multis ; et vestigia tua non
cognoscentur, (Ps 76, 20) Sur la mer fut ton chemin, ton sentier
sur les eaux innombrables. Et tes traces, nul ne les connut, car
l’âme ne peut comprendre les merveilles de vos voies en elle. Elle
sait bien que vos opérations sont admirables ; elle avoue que vos
sentiers sont insondables et que vos voies sont incompréhensibles et
que vous demeurez en une lumière inaccessible aux créatures qu’elles
se perdraient en ces abîmes et sur cette mer si vous ne la
conduisiez vous-même. Deduxisti sicut oves populum tuum, in mano
Moysi et Aaron. (Ps 76, 21) Tu guidas comme un troupeau ton
peuple par la main de Moïse et d'Aaron. Moïse qui avait été tiré des
eaux : Moyses attractus sub de aquis, Moïse a été sauve des
eaux, délivra par la force de votre dextre toute- puissante votre
peuple des dangers de la mer Rouge aussi bien que de la tyrannie de
Pharaon. C’est vous, Verbe Divin, qui êtes nommé : Fons sapientiæ,
verbum Dei in excelsis (Si 1, 5) La parole de Dieu dans les
cieux est la source de la sagesse. La source de la sagesse dans le
sein de votre Père qui est la source d’origine, vous conduisez cette
âme sur les eaux de réfection où vous la nourrissez pour la
convertir à vous. Super aquam refectionis educavit me, animam
meam convertit, (Ps 22, 2) Vers les eaux du repos il me mène,
Il restaure mon âme, dit David. Vous me fîtes les mêmes promesses me
disant : Ma fille, le Seigneur qui est moi te gouverne ; rien ne te
manquera. Je te mènerai et te colloquerai en un parc lumineux et
fécond, te nourrissant de moi-même. Je t’élèverai sur les eaux des
divines réfections et amoureuses satiétés et ton âme se convertira à
moi, m’expliquant tout le reste de ce psaume ; et pour mon bonheur
il me promet que sa miséricorde me suivrait tous les jours de ma vie
mortelle, pour me faire habiter l’éternité de sa vie immortelle dans
sa maison de gloire, si je lui suis fidèle jusqu’à la fin.
Faites-moi la grâce de vous plaire en tout et toujours, mon Divin
Sauveur. Je me serais égarée au narré que je fais des degrés des
voies d’oraison par lesquelles vous m’avez conduite. Je retourne où
j’étais et dis qu’après ces assauts, vous mettez l’âme dans un sacré
repos auquel le corps a bonne part. Comme il a souffert le travail
que j’ai dit, vous lui faites éprouver, autant qu’il en est capable,
les délices de votre amour, c’est le reste de la fête. Il est en
repos. L’âme lui aide à vous remercier du festin que vous leur
donnez à tous deux après les avoir fait échapper du feu et de l’eau,
les nourrissant divinement : Et reliquiæ cogitationis diem festum
agent tibi. (Ps 75, 11) Plusieurs jours de suite vous festinez
la partie inférieure avec des goûts qui ne sont pas communs avec
ceux de la terre. Je dis plus, vous faites ou faites faire des feux
de joie qui sont des admirables corruscations, vous communiquez à
l’esprit des splendeurs de votre gloire. Il connaît alors que le
Royaume d’Amour souffre violence, et que les violents le ravissent.



|