LA VOIE MYSTIQUE

adveniat regnum tuum


 

Jeanne Chézard de Matel
fondatrice de l’Ordre du Verbe Incarné
(1596-1670)

 

Autobiographie
1596-1641

 

Chapitre 1

Des vœux que firent mes parents pour avoir un enfant qui eût vie ; de ma conception et conservation dans les flancs de ma mère où Dieu me montra sa protection extraordinaire.

 

Defecerunt miserationes ejus. [Lm 3, 22] ni ses compassions épuisées. J’espère de les chanter la durée de l’éternité. Misericordias Domini in aeternum cantabo. [Ps 88, 2] L'amour de Yahvé à jamais je le chante.

 

Pour commencer, aidez-moi, tout-puissant ; puisque les obéissants chantent les victoires, je veux avec vous, mon Dieu, outrepasser les mœurs de mes propres résistances. Votre sagesse permit, par les raisons que vous savez, que mon père et ma mère demeurèrent dix ans sans pouvoir nourrir enfants ou les élever. Ma mère en fit quatre pendant ces dix années dont il y en eût un mort-né ; un que la nourrice étouffa, le couchant avec elle contre la défense qu’on lui en avait faite ; les autres deux furent aussitôt enterrés que baptisés, parce que ma mère ne les portait pas jusqu’au terme de neuf mois ce qui causait à mes parents une affliction fort sensible. Cette affliction leur donna de l’esprit et un sujet de recourir à l’oraison, et de s’adresser à vous, mon Divin Amour, par l’intercession de vos saints et saintes. Ils firent des vœux que vous ne rejetâtes pas, d’offrir des présents à l’église de Saint Etienne de Roanne, à l’honneur de la glorieuse Sainte Anne, mère de votre très Sainte Mère, et de faire porter sur les fonts baptismaux le premier enfant que votre miséricorde leur donnerait par deux pauvres, et de la vêtir de blanc, à l’honneur de Saint Claude et de Saint François d’Assise, vous suppliant de donner une longue et heureuse vie à cet enfant qui naîtrait le premier. Peu de temps après ma mère me conçut. O merveille de bonté, quelles actions de grâces vous puis-je rendre de l’amoureuse providence que vous fîtes et du soin que vous eûtes de la mère et de l’enfant pendant qu’elle me portait en ses flancs ! Vous voulûtes être notre commun Gardien, par une assistance toute charitable pour soulager ma mère des grandes afflictions que vous permîtes lui arriver ; vous étant agréable par sa vie fort retirée du monde vous la voulûtes éprouver dans la fournaise des tribulations. Satan n’oublia rien pour me faire mourir dans les flancs de ma mère, elle se rompit une veine avec danger de sa vie et de la mienne. Six semaines devant le terme elle craignait d’enfanter un mort-né comme les autres fois, mais votre dextre fit une vertu ne permettant que je fusse privée de la vie de grâce et de nature. Quis conclusit ostiis mare, quando erumpebat quasi de vulva procedens : Cum ponerem nubem vestimentum ejus, et caligine illud quasi pannis infantiæ obvolverem. Circumdedi illud terminis meis et posui vectem et ostia. Et dixi : Usque huc venies, et non procedes amplius, et hic confringes tumentes fluctus tuos. (Jb 38,8) Qui enferma la mer à deux battants, quand elle sortit du sein, bondissante; quand je mis sur elle une nuée pour vêtement et fis des nuages sombres ses langes ; quand je découpai pour elle sa limite et plaçai portes et verrou ? “Tu n'iras pas plus loin, lui dis-je, ici se brisera l'orgueil de tes flots !”

Et c’est vous, mon Seigneur et mon Dieu, qui fîtes toutes ces merveilles pour moi à la confusion des démons pour votre gloire et pour mon salut.

 

Chapitre 2

De ma naissance, de mon baptême et ma nourriture du lait, et comme je parlais distinctement et avec raisonnement à neuf mois.

Vous me fîtes naître heureusement et promptement, le sixième de novembre 1596 et au même jour je fus portée au baptême par deux pauvres selon les vœux faits par mes parents lesquels deux pauvres votre providence envoya à notre porte : savoir, un garçon et une fille qui demandaient l’aumône. Le garçon avait huit ans et la fille six. Je fus mise entre les mains de l’innocente pauvreté pour recevoir le sacrement de régénération dans l’église paroissiale de Saint Etienne, et fut nommée Jeanne comme mon parrain et ma marraine se nommaient. Mon père et ma mère se nommaient Jean et Jeanne afin que je dise véritablement après l’Apôtre que je dois tout mon bonheur à votre grâce. Gratia Dei sum id quod sum. (1 Co 15, 10)  C'est par la grâce de Dieu que je suis ce que je suis. Je vous supplie qu’elle ne soit jamais vaine en moi et qu’elle demeure toujours dans mon âme. Ma naissance fut une consolation à toute la ville de Roanne parce qu’elle réjouissait mes parents après tant d’années d’afflictions.

Ma mère pensant faire meilleure garde de moi que les nourrices n’en avaient fait des autres se voulut essayer de me nourrir elle-même ce que vous ne voulûtes pas la privant entièrement du lait aussitôt trois jours après son accouchement pendant lesquels trois jours elle en avait si peu qu’elle me mit par faute de nourriture jusqu’aux portes de la mort, sur quoi on la pria de permettre qu’on me donna une nourrice, que la langueur où j’étais ne permettait pas vingt-quatre heures de vie. La nécessité l’obligea de vaincre ses inclinations.

La nourrice, que vous aviez choisie, ô mon Divin Amour, se présenta tout aussitôt et, contre tous les conseils que les voisines lui donnaient de ne point prendre un enfant moribond, elle se résolut de m’emporter chez elle parce [que] m’a-t-elle dit qu’elle entendit intérieurement ces paroles : «Prends cette fille, elle ne mourra pas.» Et crut que c’était vous qui l’assuriez de ma vie. Elle ne se trompait pas. Ces excès de bonté envers moi me font dire après le Prophète Royal : Quoniam tu es, qui extraxisti me de ventre spes mea ab uberibus matris meæ. In te projectos sum ex utero, de ventre matris meæ Deus meus es tu, ne discesseris a me. In te confirmatus sum ex utero, de ventre matris meæ tu es protector meus. In te cantatio mea semper,  tamquam prodigium factus sum multis, et tu adjutor fortis. (Ps 22, 10-11) C'est toi qui m'as tiré du ventre, ma confiance près des mamelles de ma mère;  sur toi je fus jeté au sortir des entrailles ; dès le ventre de ma mère, mon Dieu c'est toi. (Ps 70, 6-7)  en toi ma louange sans relâche. Pour beaucoup je tenais du prodige, mais toi, tu es mon sûr abri.

Ma nourrice qui est encore à présent pleine de vie assure, que pendant une année qu’elle m’allaita, elle ne m’entendit point crier. Quand elle sortait pour les affaires de son ménage elle me laissait dans mon berceau sans appréhension et quand elle retournait elle me trouvait éveillée lui riant de si bonne grâce qu’elle avait un plaisir indicible de me considérer ; d’autres fois m’ayant laissé pacifique comme j’ai dit, les dames de la ville me levaient et m’emportaient chez elles sans que mes cris leur fissent résistance ni qu’après je témoignasse d’avoir nécessité de téter par aucun des signes ou des cris communs aux enfants. On me gardait sans ennuis, une partie du jour. Dès le quatrième mois elle m’accoutuma à manger si que l’on me pouvait retenir sans souci. Au neuvième mois je parlais distinctement lui disant : « Maman, prends garde que je parle bien » ; ce qui lui fit admirer mon jugement autant que mes paroles distinctes.

 

Chapitre 3

Des marques de piété et dévotion qui apparurent en mon enfance par lesquels Dieu montrait des desseins particuliers qu’il avait. Que je pansais ua choses célestes et divines m’inspirant de m’en enformer.

Mes parents ne se pouvant plus longtemps priver de moi me firent sevrer au bout de l’année pour avoir le contentement de me voir auprès d’eux.

A peine avais-je atteint la troisième année que m’informais de tout ce qui me pouvait être appris en cette âge, demandant ma marraine qui n’en n’avait que six plus que moi comment je pouvais faire pour aller en paradis, et si le chemin était bien difficile. Elle me répondit qu’il fallait passer une planche qui n’était pas plus grosse qu’un cheveu de tête. « Comment dis-je la pourrais-je donc passer ? Je pèse plus qu’un cheveu de tête ne peut porter. » Me voyant en appréhension elle me disait : « Ne vous mettez point en peine. Les bons la passent facilement, mais les mauvais tombent au-dessous dans un abîme qui est l’enfer ». Cette pauvre fille sans enseignement me disait ces choses et d’autres qui n’étaient pas mal à propos par la connaissance desquelles j’appréhendais de pécher de crainte de tomber dans l’enfer.

Une autre fois, je m’informais qu’est-ce qu’on faisait en paradis ? On me fit réponse que les bienheureux étaient toujours assis. Ce mot de toujours m’étonnait, comment pourrai-je demeurer toujours assise, ne pouvant comprendre votre éternité. J’adore votre providence, laquelle entretenait mon petit esprit en ses pensées lorsque j’étais dans le lit, afin que je ne m’ennuyasse pas de ce qu’on me faisait coucher de bonne heure, car je n’étais pas facile à m’endormir promptement ; mon esprit ne pouvait demeurer oisif. Il s’occupait aux pensées de l’éternité avec trop de contention appréhendant de m’ennuyer dans l’éternel repos du paradis, lequel je me figurais être comme un château dans lequel étaient les bienheureux avec vous, mon Dieu, en un parfait contentement, assis dans des trônes de gloire, qui me semblaient pour moi une demeure ennuyeuse si je n’étais libre de me promener ès champs qui ‘environnaient, selon mes petites pensées que je ne communiquais à personne. En ce même temps, j’ouïs dire que votre bonté avait promis ce paradis au larron pour y loger avec vous. J’entrais en un grand souci qu’étant bon comme vous êtes craignais que ce larron ne vous trompât, dérobant votre paradis et ainsi pour bien faire, vous vous priveriez de votre félicité.

Je désirais apprendre à vous savoir prier dévotement ; mon père ne permettant pas qu’on me fît sitôt apprendre à lire, je tâchais d’en apprendre des oraisons par cœur, et quand il me voulait auprès de lui, je lui disais : « Je demeurerais avec vous, mais à condition que vous m’apprendrez l’oraison qui dit que Notre-Dame est le palais de Jésus-Christ, et celle de mon bon Ange », lequel j’aimais par inclination, sachant qu’il était ma chère garde, et il me souvient que, sans savoir que ce fût un Ange, j’en aimais un qui était attaché à un buffet, ne le pouvant ôter de là, je me collais à lui et le caressais avec grande affection. J’avais tant de confiance en Notre-Dame, votre digne et Sainte Mère, en toutes mes petites afflictions, que je m’adressais à elle, avec une entière confiance, lui faisant des promesses de la servir si elle me délivrait de mes peines, et ma simplicité en vint à tel point que je la priais de m’apprendre à danser, lui promit tant que je dirais le rosaire à son honneur, parce que je ne désirais pas d’apprendre des hommes.

 

Chapitre 4

De l’esprit de la mémoire que Dieu me donna pour apprendre à lire et à écrire en peu de temps et le dessein de demeurer vierge pour suivre l’Agneau par tout et des jeûnes que jé entreprends de mon bas âge.

Mon père m’ayant promis qu’aussitôt que j’aurais accompli ma sixième année, il me permettrait d’apprendre à lire, je tressaillis de joie, quand je sus qu’elle était accomplie. Vous savez, cher Amour, de quelle ferveur d’esprit je priais Ste Catherine, vierge et martyre, de m’obtenir la grâce d’apprendre bientôt à lire, pour votre gloire et pour mon salut. Ma prière fut exaucée, pour ce qui est d’apprendre en peu de temps. Je surpassais toutes celles de mon âge et l’attente de mes parents, ce qui leur redoublait l’amoureuse affection qu’ils avaient déjà trop grande, parce qu’étant souvent tourmentée des vers, l’appréhension qu’ils ne me fissent mourir mettait mon père dans des extrêmes et ennuyeuses tristesses, mais, ô Divine Bonté, vous me guérissiez quant ils craignaient de me voir mourir.

A l’âge de sept ans, je désirais jeûner les veilles des fêtes solennelles, ce que j’obtins assez facilement. Ayant atteint la neuvième ou la dixième année je voulus jeûner le Carême, ce que je fis avec un grand courage, quoique mon intention ne fût pas épurée car j’avais une petite complaisance et une satisfaction dans moi-même ; en cette même année, on me mena une fois au sermon où j’ouïs dire que les vierges suivaient l’Agneau quelque part qu’il allât.

Je m’informai : « Qu’est-ce qu’il fallait faire pour être vierge ? » On me fit réponse qu’il ne se fallait marier, réponse qui me réjouit bien fort, me résolvant de demeurer vierge, pour suivre l’Agneau par toutes les campagnes, avec une innocente récréation. Mon esprit, qui cherchait toujours à s’occuper, ne pouvant laisser mon corps prendre repos en une place, on me voyait toujours chercher des nouvelles occupations. Votre sagesse, ô mon Amour, qui disposait toutes choses suavement et fortement pour mon bien, voulut ou permit que je rencontrasse une douzaine de feuillets déchirés de la vie de Ste Catherine de Sienne dans lesquels était suivait les conseils évangéliques. J’estimais qu’elle entendait l’Evangile en latin, et parce qu’en cet âge, je ne pensais pas que l’Evangile pût être écrit en autre langue, je vous dis : « Seigneur, si j’entendais le latin de l’Evangile comme cette sainte, je vous aimerais autant qu’elle. » Cela dit, je n’y pensais plus mais, ô Dieu de mon cœur, vous ne l’oubliâtes pas, patientant jusqu’au jour que vous m’en feriez ressouvenir, pour votre gloire et à mon grand bénéfice, ce que je dirai ci-après, quand je parlerai de la grâce que vous me fîtes d’entendre le latin.

Ce désir de demeurer vierge et de vous suivre partout croissait toujours en moi, si que voyant des filles qui allaient marier je me retirais en quelque lieu secret pour pleurer leur malheur : telle était ma pensée pour celles qui se mariaient.

 

Chapitre 5

Du livre qui me poussa à dire mon rosaire tous les jours ; du je^ne de dix jours pour recevoir le Saint Esprit ; le premier vol d’esprit où Dieu m’éleva et pendant lequel je fus exhortée à garder perpetuelle virginité ; de mon désir d’être religieuse.

Ayant atteint l’onzième année, la fièvre quarte me travailla extrêmement l’espace de dix mois, et l’extrémité du froid et la faim qu’elle me causait, elle arrêta la vivacité de mon esprit, me rendant d’une humeur morne, ennuyeuse, ne me pouvant retirer d’auprès du feu ; tout me fâchait, on ne me put empêcher de jeûner la moitié du Carême ni me persuader de manger de la viande. Ce n’était pas vertu, mais suivre mes sentiments. Il est vrai, mon Amour, que je n’avais pas la pensée vous déplaire en gardant l’abstinence commandée et jeûnant la moitié du Carême. Je n’avais point de directeur qui me conduise en la vie spirituelle.

J’eu un grand désir de communier pendant cette onzième année, mais on ne me le permit pas, ce qui m’affligea beaucoup. Un jour, m’allant promener, j’entrai dans une maison où il y avait une fille dévote, filleule de mon père, qui est à présent religieuse converse dans le couvent des religieuses de Beaulieu de l’Ordre de Fontevraux, laquelle fille avait un livre des miracles de Notre-Dame, votre Sainte Mère, dans lequel je lus. Soudain je me sentis touchée de la servir avec fidélité et de dire à son honneur le Rosaire tous les jours quand je le pourrais dire. La nourrice qui nourrissait un des frères de cette fille laquelle pratiquait aussi la dévotion nous voulut un soir conduire aux capucins ; le portier qui était fort dévot, son discours et son entretien étant faits doux s’insinuant dans mon âme facilement, étant conformes à mon inclination, parce qu’il nous exhortait à vous choisir pour notre époux, et à vous consacrer notre virginité nous assurant que vous prendriez vos délices avec nous, et que nous serions vos chères épouses. Le soir même, étant avec cette fille et une autre qui nous fréquentait, nous nous entretenions de ce que ce bon religieux nous avait dit. J’éprouvai à mon avantage la véritable promesse que vous avez faite d’être au milieu de ceux qui sont assemblés en votre nom. Vous élevâtes mon entendement par un vol d’esprit, si puissant et si doux, qu’il n’eût jamais voulu revenir en la terre. Je n’eus point de vision pour lors, et si mon esprit fut ravi en un lieu délicieusement agréable, lequel attirait doucement mes inclinations. Je ne doute pas que vous étiez adroitement voilé, aussi êtes-vous nommé par l’Apôtre Imago Dei invisibilis. (Col 1, 15) Il est l'image du Dieu invisible.

Vous étiez à présent d’une présence amoureuse, quoique vous fussiez Dieu caché, me parlant par vos Anges qui me disaient si je voulais garder virginité perpétuelle, que votre Majesté me prendrait pour son épouse, et qu’elle m’aimerait beaucoup, et que je lui plairais si je demeurais constante dans le dessein de garder virginité. De dire si ce fut un vol qui sortit mon esprit de mon corps ou si cela se passa en la partie supérieure de mon âme, vous le savez.

Je dis comme l’Apôtre : J’entendis des merveilles de l’amour que vous avez pour moi, qui ne me furent pas permises de déclarer aux hommes, parce qu’elles m’étaient indicibles. J’étais un enfant de la terre qui ne savait pas parler le langage du ciel, ne l’ayant en ce temps ouï que pour l’admirer dans moi-même plusieurs années après.

 

Chapitre 6

De la joie que j’eus à ma première communion ; du plaisir que je PRENAIS à lire la vie des saintses vierges et martyres et comme, pour m’éloigner de ma mère, je me refroidis pendante cinq mois de ma dévotion à laquelle je me remis mais avec imprudence.

Ma douzième année accomplie, on me permit de communier, ce qui me fut une très grande consolation. Je me communiais cette année-là tous les mois, et la treizième je le faisais plus souvent, la quatorzième et quasi tous les huit jours. Je lisais la vie des saints et saintes, avec un grand désir de les imiter, nommément les vierges. J’admirais le courage que vous leur donniez de mourir pour votre nom. J’eus bien voulu d’avoir ce bienheureux sort, mais j’en étais indigne.

Une sœur de ma mère m’envoya quérir pour demeurer avec elle cinq mois, pendant lesquels je me relâchais fort de ma première dévotion, suivant les inclinations des filles que je fréquentais et pour m’accommoder à leurs humeurs, je me détournais des devoirs que j’avais envers vous. A peine communiais-je trois fois en cinq mois. Il ne se faut pas étonner si je devins tiède à votre service auquel je m’adonnais que rarement et par coutume. Je disais encore mon rosaire mais sans attention. Cher Amour, j’éprouvais le dire du Roi-Prophète : étant avec les bons, je tâchais d’être bonne, et avec les pervers, je me pervertissais. Je me laissais emporter aux récréations des filles qui vivent selon les maximes du monde, lesquelles auraient changé toutes les bonnes inclinations que vous m’avez données, si vous ne m’eussiez retiré promptement de ces compagnies contraires à la dévotion à laquelle vous m’avez appelée. Votre dextre m’en retira sagement et doucement, vous permîtes que je m’ennuyasse en ce lieu pour revenir auprès de ma mère à Roanne, méprisant ces compagnes, pour converser avec d’autres qui étaient des plus honorables maisons. Vous me trompiez saintement, ou permettiez que je le sois moi-même. Votre dessein était de m’attirer à vous de nouveau par la conversation de cette bonne fille, quelle répugnance que j’eus de quitter celles qui étaient de bon lieu pour fréquenter celle-ci qu’était fille d’un boucher. Votre grâce fut plus forte que la nature ; je me retirai peu à peu de la fréquentation de celles qui me portaient à la vanité di siècle, et me remis dans mes exercices de dévotion, employant une grande partie du jour à des oraisons vocales oyant plusieurs messes. Ces excès fâchaient ma mère et un mien oncle qui résolurent à me bien mortifier pour me faire appréhender que je me doive trouver à l’heure du dîner. Les mortifications qu’ils me firent m’étaient fort sensibles. Je m’en plaignais à vous en vous disant : « Je souffre tout cela pour vous, les filles dévotes qui ne sont pas de condition sont plus heureuses que moi, on n’épie pas leurs actions ni le temps qu’elles demeurent à l’église ». Après avoir pleuré devant vous, j’apaisais mon esprit, ou mieux, vous-même l’apaisiez. Je retranchais des heures de la messe et m’occupais manuellement auprès de ma mère. Ma dévotion était plus fervente en été qu’en hiver, s’accommodant aux saisons, et non aux devoirs que j’avais de vous aimer en tout temps, puisque vous m’aviez aimée d’une charité éternelle m’attirant avec grande misération, de quoi je vous remercie, ô mon Divin Amour. Je priais mes parents de me vouloir rendre religieuse mais mon père ne voulait pas consentir à mes souhaits, ce qui m’affligeait indiciblement. J’attendais avec patience que votre dextre changeât ses résolutions, continuant mes exercices. Je jeûnais toutes les vigiles commandées et plusieurs veilles des saints auxquels j’avais dévotion. Je n’avais point manqué au jeûne de tous les Carêmes, depuis la onzième année de mon âge, quelle tiédeur qui j’eusse eu à votre service. Je jeûnais encore toutes les années l’Avent tout entier. Je ne pratiquais pas encore l’oraison mentale, si ce n’est méditer les mystères du chapelet.

 

Chapitre 7

De mes communions ; d’un second refroidissement causé par trop de complaisance pour moi et pour autrui et comme, en pensant de dissimuler ma dévotion, j’ai fut en danger de la perdre.

A l’âge de 17 ou 18 ans je me communiais toutes les fêtes de commandement, avec tous les dimanches. Pendant cette dernière année, une mienne tante sœur de ma mère fut mariée, aux noces de laquelle je ne voulus pas me trouver, pour m’exempter des distractions que j’eus pu avoir, mais je ne fus pas pour cela exempté des visites. Ayant l’esprit complaisant et condescendant, je tâchais d’entretenir par un compliment de civilité un des alliés de celui qui avait épousé ma tante, lequel dit après qu’il avait été ravi de mon entretien, qu’il ne se pouvait imaginer qu’une fille qui n’avait jamais traité que des choses de dévotion et qui s’était toujours tenue retirée dans son oratoire, parlât si parfaitement des choses desquelles elle ignorait la pratique : « Si elle avait longtemps étudié aux sciences et l’art de bien dire, je ne m’étonnerais pas de l’ouïr parler de la sorte qu’elle m’a entretenu, sans s’écarter d’un point de la sagesse et de la modestie d’une fille vertueuse et de bon lieu. »

Cher Amour, pourquoi permîtes-vous que quelque temps après on me vînt dire l’admiration de ce jeune homme et les grandes louanges qu’il donnait à des mérites imaginaires ? Vous saviez bien que mon esprit était susceptible de complaisance en soi et de condescendance pour autrui. C’est pourquoi je me laissai gagner aux prières que mon oncle me fit d’aller à la fête de Sainte Anne qui était la patronne du bourg où il demeurait. Ma mère, qui ne lui voulut pas refuser cette juste requête, agréa que je prisse ce divertissement pour contenter sa sœur, qui me désirait auprès d’elle. J’allai à mon confesseur, le R. P. Antoine Perrot, jésuite, pour avoir son conseil. Il fut de l’avis de ma mère et de mon oncle, me disant : « Allez-y, ma fille, et ne laissez pas de vous communier ces deux jours de fêtes consécutives : Saint Jacques et Sainte Anne. »

Voyant que je ne pouvais civilement m’en refuser, je fis sortir des habits que je ne portais que rarement, parce que n’étaient pas conformes à ma dévotion, mais puisqu’il fallait paraître en compagnie, je me résolus de les porter avec indifférence et de ne point paraître dans la dévotion, mais de me conformer aux filles qui se trouvaient à cette fête, et de danser pour leur cacher la piété que mon cœur aimait. Soudain que je fus arrivée, on m’invita pour danser. Je suivais ma proposition, sous la pensée que j’avais de cacher ma dévotion, mais ô Divin Amour, je ne vous avais pas consulté comme mes parents. Vous permîtes que le sang me prit par le nez, par deux diverses fois, avec tant d’abondance qu’il me fallut quitter le bal et me retirer. Cela ne me fit pas plus prudente pensant que je saignais parce qu’il faisait extrêmement chaud. Le lendemain, je ne voulus pas communier pour ne point scandaliser ceux qui me verraient jouer et danser après, et pour ne point être remarquée dévote. Je riais et passais ou perdais le temps comme les autres filles, écoutant les louanges frivoles qu’on me donnait et notamment celle que l’on me disait que ce jeune homme avait proclamé après m’avoir vue chez mon père. Je m’étonnais de moi-même, disant à part moi : Tu crois de ne pas savoir les entretiens de civilité et de compliment, et tu as ravi ainsi le monde. Ces pensées étaient reçues avec agrément, et je me laissais glisser à condescendre à ces vanités, et à me rendre complaisante en toutes compagnies où je me trouvais, gardant toujours la modestie que l’on loue aux filles qui veulent vivre honnêtement selon le monde. L’affection qu’on avait pour moi, dans tous les lieux où je demeurais, me forçait de plaire à tous, en me déplaisant à moi-même, parce que je craignais de ne vous pas plaire, je ne savais pas les paroles de l’Apôtre : Si adhuc hominibus placerem, Christi servus non essem. (Ga 1, 10) Si je plaisais encore aux hommes, je ne serais pas serviteur de Christ.

Huit jours se passèrent avec des apparences de contentement pour ne point mécontenter mes parents et toutes les demoiselles qui me visitaient et qui agréaient mes entretiens qui étaient tous dans la civilité et dans la complaisance. Vous permîtes une tempête et un orage qui arracha une grande multitude d’arbres, ce qui me faisait penser que vous l’aviez envoyé pour me donner avertissement que je ne vous plaisais pas. Je vous flattais doucement, vous disant : « Je m’en retournerais bientôt. Je serai à la fête de Notre-Dame des Anges à Roanne », ce que je fis mais non pas dans la mortification et dévotion que j’avais quand j’ai sorti de chez ma mère. Je pensais seulement cacher ma dévotion pour tromper le monde, mais il m’eût trompée, si votre bonté ne m’eût, après quelques mois, ouvert les yeux pour voir les précipices où il m’eût conduit, et si votre zèle ne m’eût fortement et doucement retirée, devant m’y précipiter.

 

Chapitre 8

De la condescendance que j’eu d’aller au bal ; des vaines récréations que je prenais avec les filles qui suivaient les maximes du monde ; du soin que Dieu eut pour me retirer et de mes petits combats.

Étant de retour chez mon père, la veille de Notre-Dame des Anges pour gagner l’indulgence plénière, je me communiais comme les autres fois, mais non pas avec la dévotion précédente. Des respects humains me faisaient maintenir dans les exercices que je pratiquais depuis plusieurs années. Tout Roanne avait toujours admiré ma dévotion, j’étais si semble, obligée à maintenir la créance que l’on avait de moi, la persévérante constance que j’avais montrée à mon père et à ma mère depuis mon enfance de vouloir être religieuse ne me permettait de leur faire voir mon refroidissement, quoiqu’il était bien facile de l’apercevoir, car je ne fis pas grand refus d’aller au bal, ayant toujours cédé à ma tante et à ma cadette les avantages d’ainée de la maison. Je dis avantages selon le monde, et perte selon vous, mon Dieu et mon tout. Ma mère permettait que l’on me vînt prier au bal, et que j’y allasse. J’eusse bien pu lui persuader de me refuser, mais je ne voulais pas résister à une petite inclination que je sentais d’y aller, vous disant : « Seigneur je me souviendrais bien de vous dans le bal ». Y étant, je m’oubliais de ma proposition, mais non pas vous de votre bonté, parce que vous vous teniez à mon côté par une présence spirituelle, que je ne voyais pas des yeux du corps, mais très clairement de ceux de l’esprit, lequel vous entendait dire charitablement : « Il te fait beau voir au bal ». A ces paroles je rougissais de confusion, et quoique je ne parlasse à personne et que mes pensées fussent assez innocentes j’étais confuse à part moi, mais je n’avais pas la force de refuser le lendemain quand on me venait prier d’y retourner. Votre providence veillait toujours sur moi, donnant des pensées de respect envers moi à tous ceux qui étaient au bal, croyant que je m’offenserais si on me venait entretenir des discours communs en ces lieux-là. Je ne cessai de jeûner l’Avent tout entier, mais c’était pour ne pas quitter la coutume que j’avais de le jeûner toutes les années. Ne vous contentant pas, ô mon Divin Sauveur, je vivais mal contente, et cela était raisonnable. Mon cœur, qui était fait pour vous était inquiet quand il cherchait ailleurs son repos. Mon naturel doux et traitable devenait fâcheux à tous ceux du logis de mon père. A peine pouvais-je recevoir une parole d’enseignement de ma bonne mère, pensant qu’elle ne m’aimait plus ; et pour divertir les inquiétudes de mon esprit je lui demandais d’aller voir ma tante qui était malade corporellement, au lieu où j’avais pris cette maladie spirituelle, qui n’était pas à la mort, mais pour faire voir votre gloire, quand l’extrémité de ma faiblesse serait à son terme. Ma tante fut grandement joyeuse de me voir, pensant que la charité m’ avait pressée de l’aller consoler en sa maladie, mais dans quelques jours elle vit bien que je n’étais pas si charitable qu’ elle s’ était figurée, et que mon humeur s’ était à bien changé, que je ne paraissais plus être celle qu’ elle avait vu si fervente et portée à la piété étant chez mon père, où elle avait été élevée près de ma mère. Sa belle-mère et son mari, qui était mon oncle, étant dans sa chambre lui dirent : « Mademoiselle, votre sœur, pense que sa fille veut être religieuse ; son humeur semble bien éloignée de cette profession. Elle ne se tient point presque auprès de vous qui êtes malade ». J’ignorais tous ces entretiens, me disant que j’étais trop agréable pour m’ enfermer dans un cloître, que tous ceux qui étaient les compagnies où je m’ étais trouvée pendant les huit jours que j’ avais demeuré chez mon oncle étaient extrêmement satisfaits de mes agréables discours, que j’étais fort obligeante, et que j’étais l’ aînée de la maison, ou autres discours semblables desquels j’étais quasi persuadée sans lui faire paraître qu’elle avançait rien sur mon esprit, lui répondant gravement : « Non, non, je veux être religieuse ! » Cette réponse contre ma coutume qui était de parler doucement, la mettait hors d’espoir de me pouvoir détourner d’être religieuse. Etant toute seule, je me plaignais à vous, mon Dieu, vous disant : « Qu’est ceci ? Où est ma première ferveur ? J’appréhende d’être ce que j’ai tant passionné depuis mon enfance. Pourquoi m’avez vous appelée à la vie dévote et à la vocation religieuse depuis tant d’années, et à présent vous me laissez dans ces transes ? Je ne consens pas à aimer les maximes du monde, ni à prétendre d’être autre que votre épouse, mais hélas, je me sens grandement faible pour entreprendre une vie religieuse dans la clôture et mortifications que je désirais ci-devant comme mes plus chères délices que je pouvais espérer en cette vie. Si je change de vocation, je serais contraire à vos desseins. Je serais criminelle devant vous, et devant les Anges et les hommes qui ont vu et su ma persévérance jusqu’à présent. Si vous ne m’aviez pas appelée, je ne serais pas si coupable. Ah ! si je n’étais pas née en un lieu où j’eus vu régner la dévotion, je ne fus point mise à la pratique d’icelle ; si je n’eus point vu cette petite fille qui me mit ce livre des miracles de votre Sainte Mère je ne serais pas à présent dans les ennuis et tristesses où je me trouve engagée par ma facilité à suivre ces dévotions qui me semblent maintenant que je suis troublée des bigoteries ; si je ne suis la voie que j’appréhende très difficile, je serai peut-être damnée. Hélas, Seigneur, si vous faisiez, pour me délivrer de mes peines, que mon père et ma mère disent résolument qu’ils ne veulent pas que j’entre dans un couvent, je serais déchargée des appréhensions que j’ai de vous être infidèle et de la honte que j’aurais devant ceux qui ont été les témoins la persévérante résolution que j’ai eue jusqu’à présent. Que dira mon confesseur, que diront les PP. capucins, et ma compagne qui était une autre fille dévote que j’aimais beaucoup ? Mais hélas, que dis-je ? Pardonnez, Seigneur, à une fille tentée et troublée qui demande ce qui est contraire à son bien. Mon Dieu, je ne consens point à vous quitter, ni à toutes mes tentations, mais je n’ai pas assez de force pour les surmonter. Je m’abandonne à votre miséricorde qui aura pitié de moi, quoique j’en sois très indigne ». Ces tentations n’étaient que de ne me pouvoir pas me résoudre aux austérités que je pensais être en religion. Je n’avais point de tentation, ni de pensée du mariage. Vous m’aviez exemptée de tout sentiment sensuel, je n’avais point de pensée de toutes ces choses, mais de ne me pouvoir enfermer pour toute ma vie, désirant pouvoir vivre dans le monde à ma liberté sans être contrainte, je vous faisais mes plaintes, et non à d’autres. Après vous avoir dit mes peines, une mienne cousine m’emmenait pour me récréer avec ses compagnes ; et soudain, que je me mettais à jouer, j’étais reprise par vous, ô mon Divin Précepteur, par les mêmes paroles que vous me disiez au bal : « Il te fait beau voir jouer ». Je vous disais : « N’ai-je pas la licence de me jouer innocemment avec ces filles ? Faut-il qu’elles cueillent toutes les roses en ces jeux de récréation, et que moi seule y sois piquée des épines des scrupules ou de vos répréhensions ? » De tous ces discours intérieurs, la compagnie n’en connaissait rien ; j’avais assez d’attention pour l’extérieur et pour l’intérieur.

 

Chapitre 9

D’un déplaisir que j’eus en manquant à la charité et comme la Divine Providence s’en servit pour me faire remettre à mes devoirs.

Étant sortie d’avec ces filles je m’en retournais accompagnée de ma cousine, laquelle me dit : « J’ai allé voir ma tante où ma grand-mère et mon oncle étaient lesquels disaient que vous ne faîtes pas ce que Mademoiselle, votre mère, prétend, de vous tenir auprès de la malade, et qu’elle ne doit pas penser que vous ayez dessein de vous rendre religieuse. Ne le soyez pas ; que feriez-vous dans un cloître, ma chère cousine ; demeurez comme nous dans le monde ». C’est ce que je ne vous promets pas, disais-je, Dieu m’appelle à lui, je ne veux pas être infidèle. Me croyant constante, elle pensait perdre temps de me parler de demeurer au siècle, d’une chose me pria-t-elle, que je ne fis pas connaître qu’elle m’avait avertie de l’entretien de sa grand-mère, de mon oncle qui était le sien et de ma tante, ce que je lui promis et lui tins ma promesse. O Divin Amour, que vos inventions sont admirablement adorables. La complaisance que j’avais de plaire à tous m’avait fait entreprendre de dissimuler ma dévotion, et je m’étais mis en danger de la perdre tout à fait dans ce lieu où je m’étais entrée sans armes parmi la mêlée de mes ennemis, lesquels pensaient vaincre ce qu’ils eussent fait si vous n’eussiez combattu pour moi, et avec moi, pour me rendre victorieuse, au temps que je me voyais quasi vaincue. A ce moment, fortuné pour moi, je reconnus ma faute et vous dis : « Il est raisonnable, Seigneur, que les créatures s’ennuient de celle qui n’aime pas comme il faut son Créateur et le sien, et qui l’a voulu quitter pour leur adhérer par vaine complaisance. « Jusqu’ici, j’ai toujours été la satisfaction et les agréments de mes parents. Pour leur plaire, je me déplaisais souvent ; j’aimais l’amour qu’ils me portaient et le plaisir qu’ils avaient en mes entretiens qui étaient plus édificatifs qu’à présent. Vous êtes juste, mon Dieu, et vos jugements sont équitables. Je ne veux plus demeurer ici. Je m’en veux retourner auprès de ma mère. Je ne puis être avec ceux qui n’estiment pas ma conversation avantageuse pour eux, car pour moi elle m’est toujours désavantageuse, puisqu’en conversant avec les créatures je m’éloigne du Créateur. Pardon, mon pitoyable Sauveur. Je vous remercie de ces permissions que votre providence a permises pour mon plus grand bien. Je suis en espoir contre espoir, mais c’est en votre miséricorde. Je ne vous promets pas combattre généreusement. Sans vous je ne peux rien ; vous ferez tout ». Ayant dit ces paroles ou de semblables, je priais mon oncle et ma tante de me faire ramener à ma mère. Cette prompte résolution les étonna extrêmement, me représentant l’extrême froid qui faisait, car c’était au mois de février ou à la fin de janvier. Toutes leurs raisons ne purent changer mon dessein. Je m’en voulus retourner mais, comme ceux qui ont la jaunisse voient toutes choses jaunes, me contredisant moi-même. Il me semblait que tous ceux que je voyais me contredisaient. Soudain que j’entrai chez mon père, je pensai que ma mère ne m’aimait plus, que mon oncle et tous ceux du logis m’étaient contraires. Ces pensées durèrent jusqu’au jour de Brandons, qu’il vous plût, ô mon Flambeau, de m’éclairer et de me convertir toute à vous. Vous me fîtes part des victoires que vous aviez emportées glorieusement au désert ce même jour, ne me disiez vous pas : « Confie-toi en moi, j’ai vaincu tes ennemis » ? Il peut être, mais je ne connaissais pas encore mon bonheur.

 

Chapitre 10

De mon entière conversion ; de l’amère contrition de mes fautes qui me faisait être rigureuse à moi-même ; du don des larmes ; de l’intelligence de l’Ecriture Sainte.

Le lendemain je m’en allais au sermon qui était du jugement. Il me semblait que ces paroles : « Allez maudits, au feu éternel » se devaient adresser à moi. Je me vis si indigne de paraître devant vous, que je ne savais où me cacher. Mais vos pensées n’étaient que des pensées de paix et de bénédiction pour moi, et qu’était de vous voir si doux à celle qui vous avait tant offensé, que je me sentais extrêmement animée contre moi-même.

Ce jour béni pour moi, vous me communiquâtes l’intelligence du latin de l’Écriture ; j’entendis l’Epître et l’Evangile. J’admirais cette faveur, pouvant dire avec David : « Seigneur, je n’ai pas étudié les lettres, mais c’est votre bonté qui m’enseigne elle-même et me veut faire entrer dans ses puissances ». Quoniam non cognovi litteraturam, introibo in potentias Domini : Domine memorabor justitiæ tuæ solius. Deus docuisti me a juventute mea et usque nunc pronunciabo mirabilia tua. (Pa 70, 15-17) Car j'ignore quelles en sont les bornes. Je dirai tes œuvres puissantes, Seigneur Yahvé ! Je rappellerai ta justice, la tienne seule. O Dieu ! Tu m'as instruit dès ma jeunesse, et jusqu'à présent j'annonce tes merveilles.

Vous me fîtes ressouvenir des paroles que je vous avais dites il y avait neuf ans passés que si vous me faisiez entendre l’Evangile en latin comme je pensais que Sainte Catherine de Sienne l’entendait, que je vous aimerais autant qu’elle vous ait aimé. Vous me sommiez de ma parole, comme si mon amour avait accru votre félicité. Mais pour me punir rigoureusement de mes fautes, je vous disais : « Non, non, Seigneur, il ne faut pas qu’une ingrate ait tant de douceur que d’être traitée par l’amour. Laissez-la dans la crainte ; épargnez, si je vous peux ainsi parler, cette bénignité, et châtiez mes infidélités par cette privation de toutes les consolations qui ne sont pas absolument nécessaires à mon salut. Quoi, vous caressez celle qui vous disait, il y a un mois : Pourquoi m’avez-vous appelée à la dévotion ? Et qui semblait se fâcher de ce que votre bonté avait pensé en elle dès l’éternité ? » Ces pensées de paix que vous avez pour moi, ô mon Dieu, me faisaient fondre en larmes ; votre Esprit soufflait et mes yeux fluaient des eaux de contrition que vous témoignèrent d’après parce que vous êtes souverain et divinement miséricordieux. En me communiquant l’intelligence de la langue latine, vous me communiquâtes l’intelligence du sens mystique de plusieurs passages de l’Ecriture, grâce que vous me continuez toujours. Vous me dîtes un jour : « Ma fille, je te veux parler par l’Ecriture, et par elle tu connaîtras mes volontés. Je veux qu’elle soit le chiffre qui t’enseignera ce que je veux que tu entendes pour ma gloire, celle de mes saints et saintes, pour ton salut et celui du prochain. Je ne parlais guère au peuple que par parabole et sans parabole je leur parlais que rarement. A toi, ma bien-aimée, je te veux instruire de mes desseins par l’Ecriture, et par elle, te révéler mes intentions, et t’expliquer les mystères les plus adorables et les plus cachés au sens humain ». Vous me donnâtes le don d’oraison avec le don des larmes ; mes deux yeux étaient deux fontaines et deux piscines, et ce don de larmes m’a continué plusieurs années même ès sujet de joie. L’onction de l’Esprit était si abondante en mon âme que je me trouvais toute consacrée à votre amour. Je passais les deux heures et plus en l’oraison mentale, sans avoir une seule distraction. Vous me fîtes dès ce jour, haïr les choses que vous haïssiez, et aimer celles que vous aimiez. Le monde et toutes les vanités me furent mis sous les pieds ; la solitude et la retraite me fut un paradis. Je me vis dès ce jour transformée avec mes inclinations précédentes en vos volontés. O, que votre joug est doux et que votre charge légère ! Je me cachais continuellement de ceux du logis ; craignant qu’on ne me vînt trouver dans les chambres, je me retirais dans une étable où vous faisiez mille saintes pensés dans mon âme. Vous m’entretîntes plusieurs années sous les mystères de votre douloureuse Passion, et toujours recueillie.

 

Chapitre 11

De l’horreur et de la haine que j’avais des péchés qui avaient causé des cruelles souffrances et la mort ignominieuse du Sauveur des hommes, l’ayant fait voir semblable à un lépreux.

La première année, je considérais vos douleurs comme les châtiments de mes péchés, et je les détestais avec une haine extrême en vous demandant pardon, et la faveur de souffrir pour mes fautes ce qu’avec votre grâce je pourrais être capable de souffrir, pour satisfaction d’iceux. Je vous considérais flagellé, couronné d’épines, et attaché au bois de la Croix pour mes crimes et de tous les pécheurs, selon la prophétie d’Isaïe : Ipse autem vulneratus est propter iniquitates nostras, attritus est propter scelera nostra disciplina pacis nostræ super eum, et livore eius sanati sumus. Omnes nos quasi oves erravimus, unusquisque in viam suam declinavit : et posuit Dominus in eo iniqitatem omnium nostrum. Oblatus est quia ipse voluit. (Is 53, 6) Nous étions tous errants comme des brebis, chacun suivait sa propre voie; Et Yahvé a fait retomber sur lui l'iniquité de nous tous.

 

Chapitre 12

De l’amoureuse condoléance et douloureuse compassion que j’avais de la Passion de mon Divin Sauveur, ce qui me mettait dans des mortelles souffrances.

La seconde année, je compatissais par une amoureuse complaisance et très aimable condoléance à vos peines et à vos douleurs, et cette amoureuse compassion était une grâce si grande, que je ne la pouvais assez admirer. Je me trouvais unie à vos souffrances comme si j’eusse été une autre vous même. J’étais liée et collée par des sentiments amoureux et douloureux à la colonne à la Croix. Je me sentais transfigurée et transformée en vos douleurs. Au jardin je suais, mais ce n’était que d’eau. Vous contemplant lié à la colonne, je ressentais par une application des sens, laquelle l’amour faisait, les coups de fouet qu’on vous donnait. Vous voyant portant votre Croix il me semblait la porter avec vous, sans y être contrainte comme Simon le Cyrénéen. Je vous voulais aider en me chargeant après vous du faix que votre amour avait bien voulu accepter pour mes péchés pour ceux de tous les hommes. J’étais crucifiée avec vous au Calvaire ; et il est vraie, ô mon fidèle Epoux, qu’un Vendredi Saint, je fus quasi au terme d’expirer avec vous, car je me trouvais attachée à la Croix pouvant dire : Christo confixus sum cruci (Ga 2, 19)  Je suis crucifié avec le Christ ; mon esprit était sur mes lèvres, lequel semblait expirer quand il prédicateur dit que vous aviez incliné votre chef, donnant émission à votre esprit, lequel le mien voulait suivre, mais vos ordres étaient que le mien se contentât de vos ordonnances disant avec l’Apôtre : Vivo autem, jam non ego. (Ga 2, 19) Nunc magnificabitur Christus in corpore meo, sive per vitam, sive per mortem. Mihi enim vivere Christus est, et mori lucrum. Quod si vivere in carne, hic mihi fructus operis est, et quid eligam ignoro. Coarctor autem e duobus : desiderium habens dissolvi, et essem cum Christo, multo magis melius : permanere autem in carne. (Ph 1,20-24) Christ sera glorifié dans mon corps avec une pleine assurance, soit par ma vie, soit par ma mort ; car Christ est ma vie, et la mort m'est un gain. Mais s'il est utile pour mon œuvre que je vive dans la chair, je ne saurais dire ce que je dois préférer. Je suis pressé des deux côtés : j'ai le désir de m'en aller et d'être avec Christ, ce qui de beaucoup est le meilleur ; mais à cause de vous il est plus nécessaire que je demeure dans la chair.

Vous me fîtes entendre que vous me vouliez encore au monde pour votre gloire et pour le salut de plusieurs. Le lendemain étant encore au sermon où le R.P. Irénée, capucin, représenta les douleurs de votre Sainte Mère, je fus une image de ses souffrances, mais si naïve, que le susdit père dit : mori lucrum  (Ph 1, 21)  et la mort m'est un gain, et ce ne fut pas une moindre merveille de me voir vivre derechef après cette mort amoureuse. Je connus par cette mystique expérience que l’amour était aussi fort que la mort, et que deux contraires peuvent subsister par votre toute puissance en un même sujet. Vos cinq plaies desquelles je me représentais le sang précieux jaillir sur moi m’étant des sagettes amoureuses, vous disant : Sagittæ tuæ infixæ sunt mihi ; et confirmasti super me manum tuam. (Ps 37, 3-5) Car tes flèches m'ont atteint, et ta main s'est appesantie sur moi. Je pouvais dire avec Job : Reversusque mirabiliter me crucias. (Jb 10, 16) Tu me frappes encore par des prodiges.

 

Chapitre 13

Comme mon Sauveur me fit voir les trophées de ces victoires emportées sur ces ennemis par sa croix par laquelle in enseugna des mystères très hauts.

La troisième année, si je me souviens bien, vous me fîtes voir vos souffrances comme des trophées de vos victoires emportées sur le péché, sur le diable, sur la chair et sur le monde, vous adorant avec votre Père et le Saint Esprit, un Dieu avec vous, me souvenant du dire de l’Apôtre que vous étiez ressuscité pour la gloire de votre Père. Vous êtes notre résurrection ; vous êtes glorieusement ressuscité après avoir souffert la mort pour détruire le corps du péché, duquel vous nous vouliez affranchir ; le même Apôtre dit : Delens quod adversus nos erat chirographum decreti, quod erat contrarium nobis, et ipsum tulit de medio, affigens illud cruci ; et expolians principatus, et potestates traduxit confidenter, palam triumphans illos in semetipso. (Col 2, 14) il a effacé l'acte dont les ordonnances nous condamnaient et qui subsistait contre nous, et il l'a détruit en le clouant à la croix; il a dépouillé les dominations et les autorités, et les a livrées publiquement en spectacle, en triomphant d'elles par la croix.

J’admirais comme vous triomphiez de vos ennemis adorant la Croix qui était le char de votre triomphe glorieux : Absorta est mors in victoria. Ubi est mors victoria tua ? Ubi est mors stimulus tuus ? Stimulus autem mortis peccatum est. Deo autem gratias, qui dedit nobis victoriam per Dominum nostrum Jesum Christum. (1Co 15, 54-57)  La mort a été engloutie dans la victoire. O mort, où est ta victoire ? O mort, où est ton aiguillon ? L'aiguillon de la mort, c'est le péché; et la puissance du péché, c'est la loi. Mais grâces soient rendues à Dieu, qui nous donne la victoire par notre Seigneur Jésus-Christ ! La gloire de la Croix me paraissait si auguste que je ne me glorifiais qu’en elle disant : Ca ne m’avienne de me glorifier si ce n’est en la Croix de mon Seigneur Jésus-Christ par laquelle le monde m’est crucifié, et moi au monde Je trouvais ma joie avec ma gloire, et puisais avec grande jubilation des eaux de grâce des fontaines de vos plaies. Je vous disais : «Seigneur, je vous loue de ce que vous haïssez le péché par essence comme vous vous aimiez essentiellement, péché qui vous a donné sujet de vous fâcher justement contre les pécheurs qui l’ont commis et contre moi en particulier. Mais vous l’avez effacé par votre mort me donnant votre vie : Confitebor tibi Domine, quoniam iratus es mihi ; conversus est furor tuus, et consolatus es me. Ecce Deus salvator meus, fiducialiter agam, et non timebo : quia fortitudo mea, et laus mea Dominus, et factus es mihi in salutem, (Is 12, 1-2) Je te loue, ô Yahvé ! Car tu as été irrité contre moi, ta colère s'est apaisée, et tu m'as consolé. Voici, Dieu est ma délivrance, je serai plein de confiance, et je ne craindrai rien; car Yahvé, Yahvé est ma force et le sujet de mes louanges; c'est lui qui m'a sauvé, disant à toutes les puissances de mon âme : Haurietis aquas in gaudio de fontibus salvatoris,  (Is 12, 3) Vous puiserez de l'eau avec joie aux sources du salut,  invoquez son nom très saint. Annoncez à toutes les nations les inventions de ce divin Sauveur ; dites-leur que ses douleurs sont nos délices, sa mort est notre vie, que son mépris est notre gloire, que ses richesses temporelles ont enfanté notre joie éternelle. Faites-leur connaître qu’il a trouvé le secret que les hommes ignoraient : étant en la forme de Dieu, il s’est anéanti soi-même prenant la forme de serviteur, en se faisant homme, sans quitter l’égalité qu’il a avec le Divin Père et le Saint Esprit. Il s’est rendu obéissant jusqu’à la mort, mais à la mort de la Croix. Propter quod et Deus exaltavit illum, et donavit illi nomen, quod est super omne nomen ; ut in nomine Jesu omne genu flectatur cælestium, terrestrium, et infernorum, et omnis lingua confiteantur(Ph 2, 9-11) C'est pourquoi aussi Dieu l'a souverainement élevé, et lui a donné le nom qui est au-dessus de tout nom, afin qu'au nom de Jésus tout genou fléchisse dans les cieux, sur la terre et sous la terre, et que toute langue confesse; que ce Seigneur universel Jésus-Christ, notre roi et notre libérateur, est assis glorieusement à la dextre de son Père éternel, comme parle Saint Pierre. Qui est in dextera Dei, deglutiens mortem ut vitæ æternæ heredes efficeremur : profectus in cælum subjectis sibi angelis et potestatibus, et virtutibus. (1P 3, 22) qui est à la droite de Dieu, depuis qu'il est allé au ciel, et que les anges, les autorités et les puissances, lui ont été soumis. Eum autem, qui modico quam angeli minoratus est, videmus Jesum propter passionem mortis, gloria et honore coronatum : ut gratia Dei, pro omnibus gustaret mortem. Decebat enim eum, propter quem omnia, qui multos filios in gloriam adduxerat, auctorem salutis eorum per passionem consummare. Qui enim sanctificat, et qui sanctificatur, ex uno omnes. (He 2, 9-10) Mais celui qui a été abaissé pour un peu de temps au-dessous des anges, Jésus, nous le voyons couronné de gloire et d'honneur à cause de la mort qu'il a soufferte, afin que, par la grâce de Dieu, il souffrît la mort pour tous. Il convenait, en effet, que celui pour qui et par qui sont toutes choses, et qui voulait conduire à la gloire beaucoup de fils, élevât à la perfection par les souffrances le Prince de leur salut.  Il nous a fait participants de sa chair et de son sang précieux : Ut per mortem destrueret eum, qui habebat mortis imperium, id est, diabolum : et liberaret eos, qui timore mortis per totam vitam obnoxii erant servituti. (He 2, 14-15)  Afin que, par la mort, il anéantît celui qui a la puissance de la mort, c'est-à-dire le diable,  et qu'il délivrât tous ceux qui, par crainte de la mort, étaient toute leur vie retenus dans la servitude. Toutes ces lumières ne sont-elles pas capables de remplir de joie un esprit auquel vous les daignez communiquer avec tant d’amour et de dilection, que tout ce que je puis dire n’exprimera jamais tout ce qui en est. O mon divin Epoux, votre Croix a été notre couche de cèdre et je ne saurai jamais dire les secrets et les mystères que vous m’y avez déclarés : ils me sont ineffables. Vous m’y avez enseigné l’éminente science de laquelle Saint Paul se glorifie saintement, et pour laquelle tout lui était à mépris. Vous me montiez de classe en classe et, dans cette Académie sacrée, j’ai appris de votre amour, l’espace de neuf années, des mystères adorables me faisant autant qu’une petite fille le peut par votre grâce, comprendre avec tous vos saints la largeur, la longueur, la sublimité, et la profondeur de la charité éminente que vous aviez pour le salut des hommes, et afin que je fusse remplie de toute plénitude de Dieu, vous avez versé tout votre précieux sang, lequel vous avez offert à votre Père mourant pour tous les hommes. Par votre mort, nous avons la vie. Mourant sur la Croix vous avez été vaincu et vainqueur pour notre glorification, laquelle dérive de la vôtre, dont je vous remercie, mon Divin Amour.

 

Chapitre 14

Que le sang de mon Sauveur fût l’abîme où il plongea mes péchés ; comme il bannit ma crainte pour me voir occupée entièrement aux pensées de son amour qui est toute miséricorde pour moi.

Le sang d’Abel criait de la terre et demandait au ciel vengeance de la mort de cet innocent, parce que sa mort ne pouvait pas effacer le péché de celui qui l’avait malicieusement occis. Mais votre sang demandait miséricorde pour ceux qui l’avaient répandu, parce qu’il devait effacer les crimes et laver les péchés des criminels. He 12, 24 : Testamenti novi mediatorem Jesum, et sanguinis aspersionem melius loquentem quam Abel. Médiateur de la nouvelle alliance, et du sang de l'aspersion qui parle mieux que celui d'Abel. C’était le sang d’un Homme-Dieu qui est exaucé pour sa révérence. Divin Médiateur, vous demandâtes pardon pour vos ennemis, excusant d’ignorance le déicide qu’ils avaient commis en vous faisant mourir selon le pouvoir qui leur en était donné d’en haut, et le choix que vous aviez fait de la Croix sur laquelle vous fîtes entendre votre humble et juste requête  (He 5, 7) : Cum clamore valido, et lacrymis offerens, exauditus est pro sua reverentia, C'est lui qui, dans les jours de sa chair, ayant présenté avec de grands cris et avec larmes des prières et des supplications à celui qui pouvait le sauver de la mort, et ayant été exaucé à cause de sa piété,  Isaïe, prophétisant votre mort volontaire, dit : Si posuerit pro peccato animam suam, videbit semen longævum, et voluntas Domini in manu eius dirigetur. Pro eo quod laboravit anima eius, videbit et saturabitur : in scientia sua justificabit ipse justus servus meus multos, et iniquitates eorum ipse portabit. Ideo dispertiam ei plurimos : et fortium dividet spolia, pro eo quod tradidit in mortem animam suam. (Is 53, 10-14)  Après avoir livré sa vie en sacrifice pour le péché, Il verra une postérité et prolongera ses jours; Et l'œuvre de Yahvé prospérera entre ses mains. A cause du travail de son âme, il rassasiera ses regards ; Par sa connaissance mon serviteur juste justifiera beaucoup d'hommes, et il se chargera de leurs iniquités. C'est pourquoi je lui donnerai sa part avec les grands; Il partagera le butin avec les puissants, parce qu'il s'est livré lui-même à la mort.

Vous me fîtes entendre avec une grande charité que mes péchés m’étaient pardonnés, que vous les aviez lavés en votre sang, que ce zèle que j’avais d’être traitée rigoureusement pour des fautes que vous aviez effacées était bon pour m’humilier, mais que votre amour était meilleur pour me sanctifier ; que la répugnance de recevoir ces faveurs, procédait d’une rigoureuse justice, d’un jeune cœur offensé par soi-même d’avoir offensé celui qui en a un plus vaste que la mer dont la nature est bonté qui se plaît toujours plus à pardonner qu’à punir.

« J’aime plus la miséricorde que le sacrifice. Je suis bon de moi, et juste de mes créatures. Ma miséricorde est une œuvre qui m’est propre. La justice contre les pécheurs m’est une œuvre étrangère qui me blesserait le premier si je n’étais invulnérable en moi-même. Et ayant, par ma bonté, fait choix de ton âme et pour prendre mes délices avec toi, tu me ferais souffrir si je n’étais impassible, si ton cœur refusait mes caresses. Ma divine bonté est de soi-même communicative. Mon plaisir est de te communiquer des grands dons. Mon amour veut mettre hors ta crainte Ne te considère pas dans tes infirmités, mais dans ses puissances. Tes pensées sont autant éloignées des miennes, que le ciel est éloigné de la terre. Mes pensées sont pour toi des pensées de paix et de joie, et les tiennes de guerre et d’affliction pour des péchés, lesquels j’ai plongés dans la mer de ma charité infinie, laquelle les a non seulement couverts et abîmés, mais en la façon qu’ils se pourraient détruire, je les ai détruits. Reçois donc mes grâces avec humble reconnaissance, et souffre que je t’aime et que je déborde mes torrents de bonté sur toi ». Voyant que mes larmes étaient essuyées par l’ardeur de votre amour, qui me les faisait produire, je consentais à vos plaisirs, vous disant : Abyssus abyssum invocat, in voce cataractarum tuarum. Omnia excelsa tua, et fluctus tui super me transierunt. (Ps 41, 8) Un flot appelle un autre flot au bruit de tes ondées;  Toutes tes vagues et tous tes flots passent sur moi.

 Puisqu’il vous plaît que l’abîme de mes péchés attire l’abîme de vos miséricordes et qu’ils soient engloutis dans l’océan de votre amoureuse bonté, qui a ouvert et débordé sur moi les cataractes de ses grâces, dont les fleuves se haussent et redoublent surpassent mes pensées, j’adore vos excès et me perds dans iceux disant avec le Prophète : Omnia excelsa tua, et fluctus tui super me transierunt. (Ps 41,8) Toutes tes vagues et tous tes flots passent sur moi. Le sang de vos martyrs est une semence de foi. C’est la semence des chrétiens ; mais la vôtre, o mon Divin Epoux, est la semence de charité dans nos cœurs, laquelle se diffuse par l’habitation de votre Saint Esprit, lequel remplit l’âme.

 

Chapitre 15

La vue du précieux sang de mon Sauveur répandu pour moi me fesait ardemment désirer de répandre le mien pour son amour.

L’orne comme un ciel relevé où toute la Trinité habite, Trinité qui est Dieu. Dieu est charité. Qui a la charité a Dieu. Par cette semence incorruptible de votre sang, ô mon Amour, nous sommes faits enfants de votre Père céleste, et vos frères adoptifs. Saint Paul vous approprie ces paroles, parlant à votre Divin Père : Nunciabo nomen tuum fratribus meis : in medio ecclesiæ laudabo te. Ecce ego, et pueri mei, quos dedit mihi Deus. Quia ergo pueri communicaverunt carni, et sanguini, et ipse similiter participavit eisdem. (He 2, 12-14) J'annoncerai ton nom à mes frères, Je te célébrerai au milieu de l'assemblée. Me voici, moi et les enfants que Dieu m'a donnés. Ainsi donc, puisque les enfants participent au sang et à la chair, il y a également participé lui-même.

On dit qu’il faut montrer du sang à l’éléphant pour l’exciter à la colère ou au combat. Cher Amour, voyant l’effusion très abondante de votre sang précieux, lequel vous avez répandu pour moi, vous étant fait mon Epoux de sang, j’ai désiré répandre le mien par le martyre. Mais comme cela ne pouvait être en ces contrées où l’exercice de la foi est en liberté, je tâchais à vous offrir le mien par des longues disciplines où j’entrelaçais des fers et des épingles de façon qu’elles et tout cela était fait comme clous à crochet qui s’attachaient à mes épaules en les arrachant. Je vous donnais du sang. Ma joie était entière quand je le voyais sur les ais de mon cabinet où était mon oratoire, mais cela ne dura pas autant d’années que vos douceurs persévérantes sur moi et dans moi. Mes confesseurs s’informant de mes pénitences et voyant combien j’étais faible et malade, me firent défense de prendre la discipline de la sorte me défendant d’y mettre ni archets ni grappins. Ils m’en ôtèrent encore une qui était faite en chaîne d’acier avec laquelle je le faisais presque tous les jours. Cher Amour, je ne méritais pas de jouir longuement de ce contentement d’esprit ; on eut trop de soin du corps. Ce fut un soulas mais une mortification bien humiliante à mon esprit, qui se plaisait à cette charitable cruauté parce qu’il restait honteux de recevoir tant de grâces desquelles le corps avait part, par des douceurs que mon gosier savourait, et par la faveur que vous lui fîtes d’être exempt des sentiments de concupiscence, m’ayant dit : « Ma fille, non accedet ad te malum : et flagellum non appropinquavit tabernaculo tuo.(Ps 90, 10)  Aucun malheur ne t'arrivera, aucun fléau n'approchera de ta tente.

Les fouets que je permets à plusieurs pour les humilier par des pensées et par des sentiments d’impureté ne s’approcheront point de toi, parce que tu es mon tabernacle. Les démons ne pourront troubler ton imagination, ni te procurer des pensées impures, ni exciter des humeurs en ton corps. Je te garde, et donne commission de te garder à mes Anges. Les autres faiblesses t’humilieront devant moi, tu connaîtras continuellement que tu n’as point de vertus, et que tu dois tout à mon amoureuse miséricorde sur toi ».

 

Chapitre 16

De l’inclination que Dieu me donna à faire l’aumône, imitant en cela ma mère qui aimait les pauvres.

Adorant votre bonté qui semblait n’avoir que moi en terre pour être inclinée à me favoriser, m’étant si miséricordieuse, j’eusse bien voulu reconnaître cette grande miséricorde envers les pauvres, et je donnais ce que ma mère me permettait, car elle était naturellement portée à donner l’aumône, voire des fois jusqu’à donner ses cottes de dessous aux pauvres honteuses qu’elle savait n’oser pas demander.

Comme je ne voulais pas qu’on sût que je jeûnais les vendredis, les samedis et des fois les mercredis, je m’étais à table avec ma mère, mon père étant ordinairement à Paris, ma bonne mère ne soupçonnait pas que je coulais doucement la viande qu’elle mettait sur mon assiette, quand elle n’était pas liquide, et la mettais dans ma serviette. D’autres fois, je disais que j’avais froid, elle permettait de m’aller chauffer et de sortir de table. Mes sœurs, qui s’apercevaient de ma subtilité, ne me voulant pas déplaire n’en disaient rien, ou elles ne le disaient à ma mère, qui m’aimait passionnément depuis que vous m’eûtes mise en l’obéissance première, je dis dès le Jour des Brandons ci-devant marqué, ne me voulait point contredire, me disant : « Ma fille, aie soin de ta santé » ; je lui disais que j’en avais trop, et que je me conservais bien pour lui plaire.

J’avais donné le mot à une pauvre fille qui était près de notre logis de ne se pas étonner si elle trouvait de la viande dans le potage qu’on lui portait de chez nous. Mes sœurs, voyant que j’étais affectionnée à faire l’aumône et que j’épargnais ce que je donnais, en faisaient de même, dont j’en étais joyeuse. Je ne sais si je vous en remerciai alors, je le fais à présent, mon miséricordieux Sauveur.

 

Chapitre 17

Du contentement et des élévations d’esprit que j’avais quand je m’occupais des œuvres basses et de mes oraisons vocales.

Ma mère les occupait toujours au ménage et leur faisait souvent balayer, et même à dessein se privait de servantes ou les envoyait aux granges travailler pour les occuper au ménage jusqu’à laver les écuelles, apprêter le manger, ce que je voulais faire plus souvent qu’elles, bien que ma mère m’en voulût dispenser. Je me faisais apporter par mes sœurs la chaudière avec l’eau chaude au lieu où l’on cuisait le pain et lavais en cachette la vaisselle qu’elles m’apportaient ; cette fille dévote qui était pauvre me venait trouver et m’aidait. O, divin Sauveur, que j’avais de contentement en faisant ces actions basses, et que de fois vous y avez élevé mon esprit dans des sublimes lumières pendant que mon corps s’occupait à ces fonctions d’humilité ; puisant de l’eau je vous contemplais auprès du puits où vous convertîtes la Samaritaine, vous demandant la continuation de l’eau vive que vous me donniez avec abondance.

Je disais force oraisons vocales tous les jours, savoir, le rosaire, le Petit Office de Notre-Dame, l’Office du Saint Esprit, les psaumes graduels, les litanies et d’autres prières ; et quelquefois les lundis j’y ajoutais tout l’Office des Morts. J’avais grande compassion des âmes du Purgatoire, vous priant de les délivrer de maladie spirituelle et de me faire souffrir pour elles. Je pouvais dire avec l’Apôtre au sens que je me veux expliquer : Instantia mea quotidiana solicitudo omnium Ecclesiarum. Je disais à ceux de la Triomphante qu’ils louassent Dieu pour moi, et que j’offrais mes prières et mes petites œuvres pour accroître leur gloire accidentelle ; à ceux de la Souffrante, que je les offrais par manière de suffrage, pour diminuer ou abréger leurs peines. Je priais pour tous ceux qui étaient dans la Militante, afin que ceux qui avaient la grâce l’augmentassent, et qu’il plût à votre divine miséricorde de la donner à ceux qui ne l’avaient pas, les convertissant enfin. Je pouvais dire avec l’Apôtre : Quis infirmatur, et ego non infirmor ? Quis scandalizatur, et ego non uror ? (2Co 11, 29) Qui est faible, que je ne sois faible ? Qui vient à tomber, que je ne brûle ?  Je n’avais pour tout cela point de sujet de me glorifier que de mes propres infirmités.  Si gloriari opportet, quæ infirmitates meæ sunt gloriabor : Deus et Pater Domini nostri Jesu Christi, qui est benedictus in sæcula, scit quod non mentior. (2Co, 11, 30-31) S'il faut se glorifier, c'est de ma faiblesse que je me glorifierai ! Dieu, qui est le Père du Seigneur Jésus, et qui est béni éternellement, sait que je ne mens point ! Oui, mon doux Jésus, vous savez bien que j’ai toujours un sentiment de mes infirmités et de mes faiblesses et qu’étant infirme en moi, je suis forte en vous.

 

Chapitre 18

Que mon Sauveur voulut être mon Maître en m’ensegnant la méditation en laquelle son Esprit m’occupait le jour et la nuit.

Divin et charitable Ami, vous me voulûtes conduire vous-même sur le mont de la myrrhe, et sur les collines de l’encens. M’apprenant à prier mentalement, vous me menâtes dans la solitude intérieure, vous me fîtes entendre : Ecce ego lactabo eam, et ducam in solitudinem : et loquar ad cor ejus. (Os 2, 14) C'est pourquoi voici, je veux l'attirer et la conduire au désert, et je parlerai à son cœur.

 Parlant à mon cœur, vous me fîtes voir que la beauté des champs était avec vous. M’ayant rendue une abeille mystique, vous me plongiez dans vos mystères tous florissants, et vous me proposiez vos divines Ecritures, comme des fleurs desquelles votre Saint Esprit me faisait cueillir le miel de mille saintes pensées, avec de délectations inénarrables. Parfois je vous priais vocalement par des cris comme les petits de l’hirondelle. Après, je méditais comme la colombe, imitant ce roi que vous avez guéri d’une languissante maladie, ajoutant quinze années à sa vie pour récompenser des amoureuses larmes qu’il vous présenta avec confiance : De mane usque ad vesperam finies me : sicut pullus hirundinis sic clamabo, meditabor ut columba. (Is 38, 14) Du jour à la nuit tu m'auras achevé ! Je poussais des cris comme une hirondelle en voltigeant, je gémissais comme la colombe; Mes oraisons commençaient le matin et duraient jusqu’au soir. Je ne me divertissais point de la prière, quelle occupation extérieure que j’eus. Votre amour vérifiait en moi le dire de l’Apôtre : Priez toujours, non seulement virtuellement mais actuellement. Je méditais jour et nuit en votre loi amoureuse ; en ma méditation, le feu s’allumait, vous étiez avec moi pour accomplir le dessein pour lequel vous étiez venu en terre, qui est de mettre le feu dans les cœurs, désirant de les voir brûler de votre amour. Je vous disais : Meditatio cordis mei in conspectu tuo semper (Ps 18, 15) Et le murmure de mon cœur, sans trêve devant toi, Yahvé ; parce que vous étiez mon amoureux Rédempteur qui me faisiez éprouver la copieuse rédemption que vous aviez fait pour me posséder, me délivrant de la domination de mes sens, car il semblait que vous les aviez tous assujettis à la raison. Mes passions étaient si amorties qu’elles semblaient être mortes, si ce n’est ès sujet de votre gloire, pour laquelle elles s’employaient toutes.

Je n’avais de la haine comme j’ai dit ci-devant, que pour haïr ce que vous haïssiez et de l’amour que pour vous aimer ; n’aimant rien que vous en toutes choses, et toutes choses pour vous. Mon seul désir était de vous plaire, et ma seule crainte de vous déplaire. J’avais aversion de ce qui s’opposait aux bonnes mœurs et à la vertu. Mon âme était toujours joyeuse avec vous, je ne me pouvais attrister que des offenses commises contre votre bonté. J’espérais tout de vous, et désespérais tout de moi. Ne pouvant dire à mes directeurs, je ferai cette acte de vertu ou je ferai cette bonne œuvre, cette défiance de moi-même, me mettait continuellement en une confiance totale en vous, en qui je pouvais tout. Etant infirme en moi, je me trouvais forte en vous, selon le dire de Saint Paul, je craignais de vous offenser. Hors cela, je ne craignais rien de créé, j’étais hardie à tout ce qui pouvait avancer votre gloire, à reprendre ceux ou celles que je voyais vous offenser de propos délibéré ou par des mauvaises habitudes. Je ne connaissais plus si j’étais colère qu’en désirant avec David d’exterminer les pécheurs de la terre, non en les faisant mourir mais en désirant de les voir morts comme dit Saint Paul, de ceux qui étaient morts à eux-mêmes et à toutes leurs mauvaises inclinations, leur vie était cachée en vous. Je regrettais le temps que j’avais perdu, et celui que les hommes et les femmes perdent. Je ne pouvais divertir ma pensée de votre amour. J’allais fort rarement en compagnie, et quand j’y étais, c’était par charité ou par bienséance.

Je voyais combien les hommes qui ne pensaient qu’ès choses de la terre, méritaient d’être désolés, parce que leurs cœurs ne pensaient pas à votre amour pour lequel vous leur aviez donné ce cœur et non pour aimer la vanité. Voyant leurs affections attachées à la terre et leurs esprits emportés par les vents de vanité, je disais après David : Filii hominum usquequo gravi corde, ut quid diligitis vanitatem, et quæritis mendacium. (Ps 4, 3) Fils d'homme, jusqu'où s'alourdiront vos cœurs, pourquoi ce goût du rien, cette course à l'illusion ?  Vous me montriez vos vérités avec tant de [sic] que je n’en pouvais pas douter vous disant : Testimonia tua credibilia facta sunt nimis. (Ps 92, 5) Ton témoignage est véridique entièrement;

 

Chapitre 19

Du don de contemplation que Dieu m’octroya et du rayon lumineux qu’il me donna par lequel il m’éclaira pour connaître les mystères sacrées.

Vous ne me laissâtes guère à la méditation ; dans peu de jours, vous m’élevâtes à la contemplation me donnant la part de Marie, laquelle vous ne m’avez point ôtée. Assise à vos pieds, le rayon de votre divine face s’insinuait sur mon chef, vous m’en fîtes un don qui a été sans repentir, puisque je le possède encore à présent ; vous me fîtes entendre que c’est cette lumière et cette vérité que David demandait et que c’est le même raison que ce Prophète-Roi admire disant : Signatum est super nos lumen vultus tui Domine : dedisti lætitiam in corde meo (4, 7). Fais lever sur nous la lumière de ta face Yahvé, tu as mis en mon cœur plus de joie.  Mon cœur était plein de joie, adorant votre beauté que vous montriez à mon entendement, comme étant un miroir volontaire de votre face et de vos yeux amoureux procédaient des clartés qui élevaient mon esprit en des admirables contemplations, ayant par la méditation précédente médité en vos aimables perfections. Je les admirais par une simple vue, vous disant : Ecce tu pulcher es dilecte mi, et decorus. Dilectus meus mihi, et ego illi. (Ct 1,15) Que tu es beau, mon bien-aimé, combien délicieux ! Notre lit n'est que verdure. Comme Madeleine ne se mettait en peine de rien, mon esprit demeurait à vos dévots pieds pour entendre vos divines paroles et si vous le vouliez promener dans vos merveilles : Lucerna pedibus meis verbum tuum, et lumen semitis meis, (Ps 118, 105) Une lampe sur mes pas, ta parole, une lumière sur ma route. Vous disait-il, vous êtes la lumière de mes pieds, ô Verbe Divin, puisque vous vous êtes fait mes sentiers éclairés, étant ma voie, ma vérité et ma vie. Et quoique je ne sois pas encore en la terre de vivants, vous vous faites par avance mon héritage et ma portion très bonne en la terre de mourants. Vous êtes mon Viatique en ce mortel pélerinage. Saint Paul dit que Saint Luc était le compagnon du sien, ce saint était peintre, écrivain et médecin. Vous exerciez envers moi tous les offices, exprimant en mon entendement vos divines perfections ; sans vous servir des couleurs qui sont dans la terre, vous m’expliquiez vos secrets, écrivant dans mon cœur votre loi très aimable. Vous guérissiez mes infirmités, avec tant de bonté, que je semble être heureuse quand je me vois malade, étant visitée et assistée d’un Divin Médecin : Qui pronus est ad misericordiam, benedicetur : de panibus enim suis dedit pauperi. (Pr 22, 9) L'homme bienveillant sera béni, car il donne de son pain au pauvre.

Qui fut jamais si prompt à exercer les œuvres de miséricorde que vous ? Ma propre expérience m’en fait savante, vous vous êtes fait mon Pain Vivant, mon Pain de Vie et d’entendement. J’expérimente le dire de l’Ecclésiastique : Cibabit illum pane vitæ et intellectus, et aqua sapientiæ salutaris potabit illum : et non flectetur et continebit illum, et non confundetur. (Si 15, 3) Elle le nourrit du pain de la prudence, elle lui donne à boire l'eau de la sagesse; Vous avez continué à nourrir mon esprit du Pain de Vie et de l’entendement et me faisant boire à longues traites des eaux salutaires de votre divine sapience, sans discontinuer, neuf années entières. A la première ou à la seconde je me trouvais le seul Samedi Saint dans une sécheresse, de quoi m’étonnant comme d’une chose que je n’avais point vue en moi, depuis que vous m’aviez donné part à vos lumières. Votre amour, si je l’ose dire, ne se put plus longuement cacher. Vous me dîtes : « Ma fille, me voici Intellectum tibi dabo, et instruam te in via hac, qua gradieris : firmabo super te oculos meos. (Ps 31, 8) Je t'instruirai, je t'apprendrai la route à suivre, les yeux sur toi, je serai ton conseil. Je te donnerai une intelligence de l’Ecriture des mystères sacrés. Je serai moi-même ton maître. J’élèverai ton entendement d’une divine manière. Je l’unirai à mes clartés, et sans milieu je l’éclairerai, fixant mes yeux divins et amoureux sur toi, pour être tes guides en toutes les voies qu’il me plaira de te faire passer. Tu ne seras point comme ces stupides et grossiers qui sont comme des chevaux et des mulets attachés à leurs propres sens ne s’en voulant départir ; ils sont privés du mien Exquisivi Dominum, et exaudivit me : et ex omnibus tribulationibus meis eripuit me. (Ps 33, 5) Je cherche Yahvé, il me répond et de toutes mes frayeurs me délivre. »

« Eprouve, ma fille, le dire de David : Accedite ad eum, et illuminamini : et facies vestræ non confundentur ». (Ps 33, 6) Qui regarde vers lui resplendira et sur son visage point de honte. Votre Père et vous me donnâtes le Saint Esprit qui s’offrait d’être ma nourrice et d’avoir plus soin de moi, que toutes les nourrices n’en ont de leur nourrisson. Votre amour me voulait nourrir et magnifiquement et avec abondance des mamelles royales et divines disant à toutes les puissances de mon âme : Gustate et videte quoniam suavis est Dominus : beatus vir qui sperat in eo. (Ps 33, 9) Goûtez et voyez comme Yahvé est bon; heureux qui s'abrite en lui ! « Ayant confiance en moi tu ne seras point confuse. Approche-toi de moi avec foi et humilité, goûte le miel de ma conversation qui est sans ennuis, et vois combien mes entretiens sont doux et pleins de suavité. Espère en moi, et tu commenceras dès cette vie à percevoir le bonheur de mes fidèles qui sont en gloire ». Je disais : « Seigneur, me voici pour ouïr ce qu’il vous plaît me dire. Vous mettez toutes mes puissances qui sont votre peuple en paix. Je trouve en cette divine contemplation l’un nécessaire ».

 

Chapitre 20

De l’oraison de quiètude ou de recueillement que l’amour divin me communiqua avec une paix intérieure ; comme sa Majesté voulut faire en moi sa demeure pacifique et amoureuse.

Puisqu’en vous je trouvais tout mon bien, et que tout ce qui n’était pas vous ne m’était rien, mon âme vivait dans une paix qui surpassait tous les contentements des sens corporels, desquels elle n’avait besoin de se servir pour vous chercher par les choses visibles puisque vous étiez intimement en elle, recueillant toutes mes puissances, étant mon Divin Amant et mon trésor. Dans vous était mon cœur et vous-même étiez le Dieu de mon cœur. Je vous disais les paroles de l’homme que vous aviez trouvé selon votre cœur et qui faisait toutes vos volontés. Quid enim mihi est in cælo ? Et a te quid volui super terram ? Defecit caro mea, et cor meum : Deus cordis mei, et pars mea Deus in æternum. Quia ecce, qui elongant se a te, peribunt : perdidisti omnes, qui fornicantur abs te. (Ps 72 25-27) Qui donc aurais-je dans le ciel ? Avec toi, je suis sans désir sur la terre. Ma chair et mon cœur sont consumés: roc de mon cœur, ma part, Dieu à jamais ! Voici: qui s'éloigne de toi périra, tu extirpes ceux qui te sont adultères. Que chercherais-je dans le ciel sans vous, ni que pourrais-je vouloir dans la terre, si ce n’est vous trouver seul, outrepassant toutes les créatures pour arriver à vous ? Mais puisque votre bonté me favorise de tant que de demeurer dans mon âme, je suis en repos, que mon corps soit affaibli, et que mon cœur se perde heureusement en soi pour se trouver en vous qui êtes mon Dieu et ma part éternelle ; si mes puissances s’éloignaient de vous, elles se perdraient misérablement, et vous auriez juste sujet de les punir de la privation de leur plus grand bonheur, et de les laisser égarées et vagabondes, sans les rappeler dans ce doux repos, où votre amour les recueille glorieusement. Mihi autem adhærere Deo bonum est : ponere in Domino Deo spem meam. (Ps 72, 28) Pour moi, approcher Dieu est mon bien, j'ai placé dans le Seigneur mon refuge, afin de raconter toutes tes œuvres. Mon espérance est déjà dans mon sein, comme disait le saint homme Job : Reposita est hæc spes mea in sinu meo. (Jb 19, 27) Et mes reins en moi se consument.  Vous possédant amoureusement dans mon cœur, toutes les puissances de mon âme couraient à l’odeur de vos parfums. Si elles étaient éparses, le vin odoriférant et emmiellé, qui procédait de votre gosier sacré d’une façon inexplicable, les attirait et les renfermait dans la niche de votre sacré côté ouvert où elles trouvaient le miel très doux de votre divinité qui les occupait et les nourrissait délicieusement. Votre cœur royalement doux était le roi de ces abeilles mystiques, duquel elles adoraient et suivaient les mouvements qui ne les privaient pas de leur repos amoureux ni de cette agréable quiétude.

J’avais une grande suavité d’adhérer à votre bonté, laquelle prenait plaisir à me recueillir, estimant sa gloire de me dire ces paroles amoureuses : « Tu es ma fidèle Israélite, en toi je me glorifierai ». A ce mot de vous glorifier, mon âme se sentait de surplus recueillie, éprouvant les paroles du même prophète, surtout quand je vous avais reçu au divin Sacrement de l’Eucharistie, me disant que je vous logeasse comme un pèlerin qui sortirait ou cesserait d’être corporellement sous mon toit, quand les Espèces seraient consommées, m’invitant de vous revêtir de moi-même, comme un amant qui s’était mis à nu pour moi, couvert seulement d’un fragment de pain, privé de sa substance propre, puisque les Espèces du pain ne sont que des accidents qui subsistent miraculeusement par votre toute puissance : Egenos, vagosque induc in domum tuam : cum vederis nudum, operi eum, et carnem tuam ne despexeris. Tunc erumpet quasi mane lumen tuum, et sanitas tua citius orietur et anteibit faciem tuam justitia tua, et gloria Domini colliget te, orietur in tenebris lux tua, et tenebræ tuæ erunt sicut meridies. (Is.58, 7-10). N'est-ce pas partager ton pain avec l'affamé, héberger chez toi les pauvres sans abri, si tu vois un homme nu, le vêtir, ne pas te dérober devant celui qui est ta propre chair ? Alors ta lumière éclatera comme l'aurore, ta blessure se guérira rapidement, ta justice marchera devant toi et la gloire de Yahvé te suivra. Alors tu crieras et Yahvé répondra, tu appelleras, il dira : Me voici ! Si tu bannis de chez toi le joug, le geste menaçant et les paroles méchantes, si tu te prives pour l'affamé et si tu rassasies l'opprimé, ta lumière se lèvera dans les ténèbres, et l'obscurité sera pour toi comme le milieu du jour. Et, dans ce midi, vous me donniez un repos qui était quasi continuel. Mon âme était remplie de splendeur, mon corps était soulagé, car vous me faisiez votre jardin de récréation où vous produisiez des fleurs délicieuses, lesquelles étaient abondamment arrosées, parce que vous en étiez la source, vous y débordiez un fleuve de paix. Vous me disiez que vous édifiez votre demeure dans mon âme qui vous était un désert agréable puisqu’il ne logeait amoureusement que vous seul, et que vous faisiez un fondement si profond que les générations à venir y pourraient subsister avec toute assurance. Je n’entendais pas encore l’Ordre que vous vouliez établir, que je serais appelée votre repos délicat et votre sanctuaire glorieux, et vocaveris sabbatum delicatum, et sanctum Domini gloriosum, et glorificaveris eum dum non facis vias tuas, et non invenitur voluntas tua, ut loquaris sermonem. (Is, 58, 13) si tu appelles le sabbat "délices" et "vénérable" le jour saint de Yahvé, si tu l'honores en t'abstenant de voyager, de traiter tes affaires et de tenir des discours, et que vous vous glorifierez en moi, me disant : « Quand tu ne suivras pas tes voies ou tes inclinations, quittant ta volonté pour faire la mienne, je serai glorifié en toi ». Seigneur, soyez donc glorifié de ce que je ne suis point mes inclinations, et que je ne fais pas ma volonté écrivant ce livre de ma vie. Vous savez que je me suis fait et me fais des grandes violences pour obéir, c’est pour cela que vous me produisez des paroles pour faire un inventaire de vos grâces et de vos dons, et une reddition des comptes de ce que j’ai reçu de votre divine libéralité. Je me réjouis en vous qui élevez mon âme au-dessus de toutes les grandeurs de la terre, me nourrissant de la viande du grand Jacob, votre père par nature et le mien par adoption, qui se plaît en vous qui faites toutes ses volontés, lesquelles vous avouez être votre viande disant : Meus cibus est ut faciam voluntatem ejus, qui misit me, ut perficiam opus ejus. (Jn 4, 34) Jésus leur dit : Ma nourriture est de faire la volonté de celui qui m'a envoyé, et d'accomplir son œuvre.

Mon âme est divinement nourrie de vous-même et de vos divines paroles, que votre propre bouche a déclarées m’appropriant ces paroles : Tunc delectaberis super Domino, et sustollam te super altitudines terræ ; et cibabo te hereditate Jacob patris tui. Os enim Domini locutum est. Is 58, 14)  alors tu trouveras tes délices en Yahvé, je te conduirai en triomphe sur les hauteurs du pays; je te nourrirai de l'héritage de ton père Jacob, car la bouche de Yahvé a parlé.

 

Chapitre 21

Des écoulements amoureux que j’avais soudain que mon Bien-aimé me parlait ; et comme par bonté il s’écoulait en moi.

Je ne m’étonne pas si l’amante sacrée du Cantique d’Amour confesse que son âme s’est fondue quand vous avez parlé. Anima mea liquefacta est, ut locutus est. (Ct 5, 6) J'étais hors de moi, quand il me parlait. Vous êtes un soleil, vos paroles sont autant ardentes que luisantes. Nonne cor nostrum ardens erat in nobis dum loqueretur in via, et aperiret nobis scripturas ? ; (Lc 24,32) Notre coeur ne brûlait-il pas au dedans de nous, lorsqu'il nous parlait en chemin et nous expliquait les Écritures ? dirent les deux disciples d’Emmaüs, prenant plaisir à me parler par votre propre bouche, et par vos Saintes Ecritures, lesquelles vous m’expliquiez amoureusement et divinement. Mon âme s’est fondue et s’est écoulée en vous tant de fois, que je n’en peux pas dire le nombre ; l’ayant rendue comme la cire, disposée à toutes vos volontés, elle se fond soudain que vous lui parlez ; vous lui avez donné la forme, et la figure qui vous plût, en l’infusant dans mon corps, assurant qu’elle est créée à votre image et semblance. Vous connaissez ce que vous avez formé, vous avez inspiré sur ma face le souffle de vie ; pour me communiquer ce souffle, vous m’avez baisée, baiser qui est si doux que je dis que vos lèvres sont comme un bornal qui me distille le miel des divines délectations. Me délectant en vous, vous m’avez inspiré et donné la pétition de mon cœur de se fondre et liquéfier pour entrer en vous, par toutes mes affections puisque mon âme se plaît plus en vous qu’elle aime, qu’en ce corps qu’elle anime. David, votre bien-aimé, dit : Factum est cor meum tamquam cera liquescens in medio ventris mei. (Ps 21, 15) Comme l'eau je m'écoule et tous mes os se disloquent; mon cœur est pareil à la cire, il fond au milieu de mes viscères.

Je vous dis les mêmes paroles pour vous exprimer les plaisirs que j’ai en ces sacrés écoulements que vous n’ignorez pas puisque votre amour en est la cause, depuis qu’il a plu à votre Père, que vous m’ayez visitée. O Divin Orient venant d’en haut, ému des entrailles de votre miséricorde divine pour m’éclairer de vos lumières rayonnantes, m’ayant mise dans la voie de paix et de quiétude, dont j’ai parlé au-devant, vous avez donné le sacré mouvement à mon cœur lequel s’incline à vos volontés, en se dilatant : Viam mandatorum tuorum cucurri, cum dilatasti cor meum. (Ps 118, 32) Je cours sur la voie de tes commandements, car tu as mis mon cœur au large. Et comme vous êtes immense, il s’élargit dans vous en se liquéfiant. Sitôt qu’il sent vos flammes, il se trouve fondu au milieu de ma poitrine qui est un vase que vous conservez précieusement, parce que vous y versez vos divines infusions d’une façon divine, pour laquelle exprimer je n’ai point de termes propres.

Remplissant mon âme de vos divines splendeurs, vous conservez ma vie corporelle, comme l’avait connu le Prophète Evangélique Isaïe parlant à l’âme que vous favorisez de ces grâces sublimes : et implebit splendoribus animam tuam, et ossa tua liberabit. (Is 58, 11) il te rassasiera dans les lieux arides, il donnera la vigueur à tes os,

Je cite souvent ce même prophète parce qu’il montre clairement le plaisir que votre bonté a prise en communiquant ces divines faveurs aux âmes que vous élevez à la mamelle de l’oraison, desquelles la mienne, quoique indigne, au bonheur d’en être par votre charité à laquelle ce prophète vous disant comme aux autres, représentant votre Majesté amoureuse comme une mère qui se plaît de nourrir elle-même les enfants qu’elle a enfantés dans la gloire et dans la grâce, je veux dire dans la Jérusalem du ciel l’Eglise Triomphante et dans la Jérusalem de la terre qui est l’Eglise Militante, lesquelles n’ont qu’un même chef et un même esprit, lequel béatifie l’une dans le terme et gratifie l’autre dans la voie, les unissant d’une union admirable, donnant parfois participation à la Militante des joies de la Triomphante, qui sont des avant-goûts de la gloire, disant aux âmes qui sont dans celle de la terre. Puisque vous aimez votre sœur glorieuse dans l’empire, Lætamini cum Jerusalem, et exultate in ea omnes qui diligitis eam : gaudete cum ea gaudio universi, qui lugetis super eam. (Is 66, 10) Réjouissez-vous avec Jérusalem,  exultez en elle, vous tous qui l'aimez, soyez avec elle dans l'allégresse, vous tous qui avez pris le deuil sur elle. Vous qui pleurez parce que vous êtes pèlerines, et que votre pélerinage est prolongé, ne pouvant encore entrer dans cette cité glorieuse de laquelle tous les saints ont tant dit de merveilles relevez vos espérances : Ut sugatis et repleamini ab ubere consolationis ejus ut mulgeatis et deliciis affluatis ab omnimoda gloria ejus. Quis hæc dicit Dominus. Ecce ego declinabo super eam quasi fluvium pacis et quasi torrentem innundantem gloriam. Gentium, quam sugetis : ad ubera portabimini, et super genua blandientur vobis. Quomodo si cui mater blandiatur ita ego consolabor vos, et in Jerusalem consolabimini. Videbitis et gaudebit cor vestrum, et ossa vestra quasi herba germinabunt et cognoscetur manus Domini servi ejus. (Is 66, 11-14)  afin que vous soyez allaités et rassasiés    par son sein consolateur, afin que vous suciez avec délices sa mamelle plantureuse. Car ainsi parle Yahvé: Voici que je fais couler vers elle la paix comme un fleuve, et comme un torrent débordant, la gloire des nations. Vous serez allaités, on vous portera sur la hanche, on vous caressera en vous tenant les genoux. Comme celui que sa mère console, moi aussi, je vous consolerai, à Jérusalem vous serez consolés. A cette vue votre cœur sera dans la joie,  et vos membres reprendront vigueur comme l'herbe; la main de Yahvé se fera connaître à ses serviteurs.

Quelle âme, visitée et caressée de la sorte ne se fondrait et ne s’écoulerait saintement dans ces délices sacrés ? Si Esther revêtue des ornements de sa gloire passagère : Cumque regio fulgeret habitu, et invocasset omnium rectorem et salvatorem Deum, assumpsit duas famulas, et super unam quidem innitebatur, quasi præ deliciis et nimia teneritudine corpus suum ferre non sustinens : altera autem famularum sequebatur dominam, defluentis in humum indumenta sustentans. Ipsa autem roseo colore vultum perfusa, et gratis ac oculis tristem celabat animum et nimio timore contractum, ne se peut soutenir par l’affluence des délices qu’elle avait, quoiqu’en son âme elle cachait la tristesse que lui causait les appréhensions de la mort de son peuple et de la sienne propre. Les pensées de ces morts qu’elle ne pouvait éviter que par la grâce d’Assuérus lui causaient de grandes contradictions, contradictions ou contrainte, les termes des mots latins expriment tout cela avec emphase, les termes français n’ont pas la grâce pour l’ordinaire qu’a le latin en l’Ecriture Sainte, c’est pourquoi ce mot de contractum m’est difficile à expliquer par des termes français, desquels j’en sais fort peu, n’ayant jamais eu dessein d’y étudier ni à aucune science qu’à vous aimer, mon Divin Amour, qui avez voulu être mon maître. Ceci est dit par digression, et je retourne au narré des écoulements que votre bonté a fait si souvent dans mon âme. Comme elle est de soi-même communicative, elle s’écoule doucement par ces propres inclinations que si vous n’étiez l’être immuable, inefficient, subsistant par votre divinité.

Je ne parle pas seulement de trois subsistances distinctes de votre adorable Trinité, mais de la subsistance de toute la nature divine, de tout l’être qui est commun et indivisible aux Trois Personnes, celle que je nomme secte, si j’entends ce que je dis, ou si j’explique ce que j’entendis une fois dans des lumières très sublimes, n’ayant auparavant connu que trois subsistances distinctes, vous me dîtes qu’en votre unique déité, il y a une subsistance de tout l’être ce que je ne me souviens pas d’avoir écrit en aucun cahier, ni je ne pensais pas de l’écrire ici, mais ces écoulements font couler ma plume avec eux. Aussi l’avez vous nommée la plume des vents, me disant un jour par excès d’amour : « Ma fille, ta plume est la plume des vents. Elle est poussée par mes inspirations à écrire ce que je te dicte et non toi. La preuve en est trop claire : comment pourrais-tu à présent décrire ces divins écoulements sans que mon amour s’écoulât et se diffusât dans ton esprit ? Tu as invoqué mon nom lequel est une huile répandue dans ton âme, et toutes tes puissances en sont ointes. Cette onction t’enseigne, t’éclaire, te sacre et te consacre toute à moi, fondue par mon amour. Je te reçois dans mon cœur, et moi, divinement ému du tien, reçois-moi comme une divine liqueur, qui, sans se disperser d’elle-même, et sans désister d’être en moi, se veut écouler dans toi. Reçois, ma bien-aimée, cette rosée que le sein paternel t’envoie. Reçois la pluie que cette nuée divine te distille par l’ardeur de notre amour qui est soleil et feu, et qui t’est en tout favorable. Si tu es pâmée par la douceur de mes délices, sache, ma bien-aimée, que je descends du trône de ma grandeur pour m’incliner à toi, et pour te dire que tu es ma sœur et mon épouse, que les lois rigoureuses ne sont point faites pour toi, qui est destinée par ma bénignité aux plus délicieuses mignardises. Tel est mon bon plaisir qui ne doit être contredit des hommes, ni des Anges. Nul ne se doit fâcher de ce que mon œil est bon. Je suis libre pour départir mes dons à qui me plaît, comme il me plaît et quant il me plaît prévenant tout mérite. Je fais miséricorde à qui je veux faire miséricorde. Tu m’as dit au commencement que c’est par ma miséricorde que tu n’es pas consommée. C’est à elle à qui tu te dois adresser quand tu désireras des faveurs et des grâces de moi. C’est elle qui te fait trouver grâce en mes yeux desquels je te regarde amoureusement, comme un blanc où visent mes sagettes amoureuses ».

 

Chapitre 22

Que mon Bien-aimé me dit que je L’AVAIS blessé et comme il me fit blanc où il décochait en diverses façons ses amoureuses sagettes.

Tetendit arcum suum, et posuit me quasi signum ad sagittam. (Lm 3, 12) Il a bandé son arc et m'a visé comme une cible pour ses flèches. L’arc que vous aviez tendu n’était pas pour me déclarer la guerre, mais pour me blesser heureusement de vos traits réitérés. Cette arc était la continuelle attention que vous me montriez avoir sur moi, par une divine inclination qui ne se peut exprimer mais admirer. Vos yeux, par leur traits, me blessaient si souvent, que mon esprit qui avait pitié de mon cœur vous pouvait dire : Détournez vos yeux de moi, ils font tant de brèches en ce pauvre cœur que peu s’en faut que je ne sorte par ses ouvertures amoureuses.

Une fois entre plusieurs autres étant dans mon cabinet, vous me dîtes amoureusement : Tu as blessé mon cœur. A ces paroles, j’eus crainte que ce ne fût une illusion de l’ennemi qui se transfigure en Ange de lumière, et qui tâche comme un singe de contrefaire vos actions pour tromper les âmes. Vous mes dites : Ma fille c’est moi, il n’a pas permission de s’approcher de toi. Le soir, je m’en allais à l’église du Collège pour me confesser pour me préparer à la Communion du lendemain. Soudain que je fus à genoux, vous adorant dans votre Divin Sacrement, vous décochâtes un trait qui me blessa de sorte que j’en perdis la parole pour quelque temps, me disant : « Tu m’as blessé chez toi, maintenant je t’ai blessée chez moi ». Quoi, Amour, voulez-vous retourner contre moi avec dessein les flèches que je vous ai tirées sans advertance ? Je ne fus jamais dressée pour tirer de l’arc ; si par une heureuse rencontre pour moi, que votre providence a bien prévue, j’ai tiré au blanc de mon objet, faut-il que ces flèches se relancent dans mon cœur. Le vôtre est maintenant impassible mais j’entends votre secret : vous me voulûtes faire éprouver le dire du Roi-prophète : Sagittæ parvulorum factæ sunt plagæ eorum. (Ps 63, 8) Dieu a tiré une flèche, soudaines ont été leurs blessures ; Quelle comparaison y a-t-il de vous à moi ? Du fini à l’infini il n’y a point de proportion. « L’amour égale les amants. Il veut qu’ils usent de réciproque. Je me suis rendu semblable à toi en prenant ta nature passible durant que j’ai été voyageur. J’ai reçu tous les traits qu’un amant passionné peut recevoir pour ses amantes, mais, traits qui m’ont souvent mis dans des langueurs que les hommes et les Anges ne peuvent point exprimer ». Ces paroles sont pour me disposer à souffrir toutes les flèches de votre carquois ; déchargez-vous, Amour, de toute votre trousse, mon cœur est prêt de tout recevoir. Vous me prîtes au mot, m’en décochant plusieurs en divers temps.

Il me souvient qu’un jour dans l’Octave de Saint Jean Baptiste ou dans l’Octave de la Visitation de Notre-Dame, votre Sainte Mère, vous me dites : « Ma fille, pendant que ma Sainte Mère s’entretient avec Sainte Elisabeth, viens dans ce cloître virginal. Je veux parler et traiter d’amour avec toi, viens avec mon précurseur qui me voit et parle avec moi, quoiqu’il soit dans les entrailles de sa mère. Il a tressailli de joie de voir l’Epoux près de son épouse. Il est mon ami et ton patron. Je l’ai choisi comme une sagette élue ». A ce mot de sagette vous me décochâtes plusieurs, ou une réitérée, lesquelles me faisaient faire des cris qu’on eût pu entendre, si quelqu’un du logis fut été dans la chambre où était mon cabinet. Je connus par ma propre expérience de quelle adresse vous saviez blesser un cœur que vous aimez et qui vous aime. Vous m’avez souvent dit que vous êtes depuis l’Incarnation du divin Centaure ayant deux natures, et que vous vous plaisez aux combats d’amour qui se font par des flèches aiguës et enflammées. Les douleurs qu’elles causent sont agréables, c’est pourquoi tous ceux qui les sentent y consentent, et pour moi, quoique je fisse des cris pressée par la douleur aimable que ces dards me causaient, je n’eus pas voulu être délivrée de ces amoureuses blessures. Elles m’étaient plus agréables que toute guérison. J’ai dit, parlant de la compassion et condoléance que vous m’aviez donnée pour compatir aux souffrances de votre Passion, que vous me crucifiez admirablement ; maintenant je dis que vous me transperciez glorieusement. Continuez, Amour, si je meurs de ces blessures, ma mort sera précieuse devant vous, mon Seigneur et mon Dieu. Je dirai avec David : Dirupisti vincula mea ; tibi sacrificabo hostiam laudis, et nomen Domini invocabo. (Ps 115, 7-8)  tu as défait mes liens. Je t'offrirai le sacrifice d'action de grâces,    j'appellerai le nom de Yahvé.

Qui eût pensé que vous eussiez eu dessein de percer mon cœur à jouir en m’invitant à un entretien si charmant dans les entrailles virginales, qui peut savoir les inventions de votre amoureuse sapience : Radix sapientiæ cui revelata est, et astutias illius quis agnovit ? (Si 1, 6) La racine de la sagesse, à qui fut-elle révélée ? Ses ressources, qui les connaît ? Vous êtes le Roi des amants comme le Roi des cœurs. Vous avez droit et puissance de les posséder de quelle façon que vous les attiriez à vous. Ils sont trop heureux ; vous blessez pour guérir. Vous décochez des traits à votre amante, afin qu’étant une biche blessée, elle courre à vous qui êtes son dictame. Ces blessures fortunées la rendent heureusement altérée des eaux de la fontaine forte et vivante qui n’est autre que vous-même. Elle vous dit avec David : Quemadmodum desiderat cervus ad fontes aquarum ; ita desiderat anima mea ad te Deus. Sitivit anima mea ad Deum vivum, quando veniam et apparebo ante faciem Dei ? (Ps 41, 2-3) 2 Comme languit une biche après les eaux vives, ainsi languit mon âme vers toi, mon Dieu. Mon âme a soif de Dieu, du Dieu vivant; quand irai-je et verrai-je la face de Dieu ? J’ai dit que vos flèches sont délicieuses quoique douloureuses. Je ne m’en dédis pas, mais vous me permettrez en cette règle générale quelque exception ou distinction. Les flèches que vous décochez en cachette sont, s’y semble, très douloureuses à l’âme qui ne vous voit pas, elle fait les plaintes du même prophète que j’ai déjà cité : Fuerunt mihi lacrymæ panes die ac nocte : dum dicitur mihi quotidie : Ubi est Deus tuus ? (Ps 41, 4)  4 Mes larmes, c'est là mon pain, le jour, la nuit, moi qui tout le jour entends dire: Où est-il, ton Dieu ? On dit que la blessure est une division, et que la division marque une désolation. L’âme qui ne sait où est son Bien-Aimé souffre une absence qu’elle trouve autant douloureuse que si elle était divisée d’elle-même puisque elle pense être séparée de son tout, et ce qui l’afflige le plus la crainte qu’elle a que son Bien-Aimé ne l’ait quittée par des sujets qu’il a eu de se plaindre de ses imperfections, desquelles elle ne tâche pas avec toutes les forces qu’il lui a données de s’en amender généreusement. Ces blessures sont sans remède tandis que le bien-aimé est absent, ni les hommes ni les Anges ne sont pas capables de soulager cette amante heureusement désolée. Il lui en arrive autant qu’à Sainte Madeleine, elle ne s’arrête ni aux Apôtres, ni aux Anges, il faut que la présence de Celui qu’elle pleure absent la vienne guérir lui-même ; les hommes et les Anges lui peuvent appliquer ces paroles du prophète dolent : Cui comparabo te ? Vel cui assimilabo te, filia Jerusalem ? Cui exæquabo te, et consolabor te, virgo filia Sion ? Magna est enim velut mare contritio tua : quis meditabitur tui ? (Lm 2, 13) A quoi te comparer ? A quoi te dire semblable, fille de Jérusalem ? Qui pourra te sauver et te consoler, vierge, fille de Sion ? Car il est grand comme la mer, ton brisement; qui donc va te guérir ?

Madeleine, vous ne pouvez plus dire, voyant le sépulcre ouvert : Lapsa est in lacum vita mea, posuerunt lapidem super me. (Lm 5, 35) Dans une fosse, ils ont précipité ma vie, ils m'ont jeté des pierres. La pierre s’est roulée, Celui qui est plus que vous-même colloqué avec les morts du siècle, on l’a ôté, et je ne sais où on l’a mis : Tulerunt Dominum meum : et nescio ubi posuerunt eum. (Jn 20, 13) "Parce qu'on a enlevé mon Seigneur, et je ne sais pas où on l'a mis." C’est ce qui me fait pleurer : Inundaverunt aquæ super caput meum ; dixi : Perii. (Lm 3, 54) Les eaux ont submergé ma tête; je disais: "Je suis perdu !"  Madeleine, il n’est pas si loin que vous vous figurez, « Maria ». Hé, mon Maître. « Ne me touchez pas, Noli me tangere ». Quoi, Seigneur, voulez-vous continuer mes blessures ? Je pensais souder ou guérir ma plaie, embrassant vos pieds sacrés. « Ma main te peut guérir ». Quoi en me repoussant avec ces défenses qui me feraient mourir si vous ne conserviez ma vie pour admirer la vôtre glorieuse. Invocabi nomen tuum Domine de locu novissimo vocem meam audisti ; ne avertas aurem tuam a singultu meo, et a clamoribus. Appropinquasti in die, quando invocavi dixisti : Ne timeas. Judicasti Domine causam animæ meæ, redemptor vitæ meæ. (Lm 3, 55-58) J'ai invoqué ton Nom, Yahvé, de la fosse profonde. Tu entendis mon cri, ne sois pas sourd à ma prière, à mon appel. Tu te fis proche, au jour où je t'ai appelé. Tu as dit : "Ne crains pas !" Tu as défendu, Seigneur, la cause de mon âme, tu as racheté ma vie. Ce qui se passa en Madeleine au temps de votre Passion exprime ce qui se passe ès âmes que vous passez par les voies de la contemplation, auxquelles vous donnez des connaissances surnaturelles. Elles sont comme j’ai dit le blanc de vos sagettes enflammées, vous combattez pour sauver disant : Ego qui loquor justitiam, et propugnabor sum ad salvandum ; (Is, 63, 1) "C'est moi qui parle avec justice, qui suis puissant pour sauver". Pourquoi sont vos vêtements rougis du sang comme ceux qui sortent de fouler ou presser la vendange ? « J’ai pressé tout seul le pressoir de l’ire de mon Père. J’ai reçu des plaies ès maisons de ceux qui m’aimaient, à leur dire ; et j’en veux faire à ceux et à celles que j’aime. C’est pourquoi je décoche mes sagettes pour les rendre semblables à moi, et ce pour les faire mourir à elles-mêmes ». En cet état languissant, vous les faites paraître des images de la mort, et je leur peux approprier ces paroles sans mettre au nombre de ceux pour lesquels David les a dit : Arcum suum tetendit, et paravit illum. Et in eo paravit vasa mortis, sagittas suas ardentibus effecit. (Ps 7, 13-14) qu'il bande son arc et l'apprête, c'est pour lui qu'il apprête les engins de mort et fait de ses flèches des brandons;

 

Chapitre 23

Des assiégements, assauts et embrasszements que le Divin Amourm’a fait souffrir, et les désirs que l’âme a de voir Dieu et de jouir de lui.

Si elles n’étaient destinées qu’à ces sagettes enflammées elles s’en pourraient être quelque fois dispensées, parce que vous ne les décochez pas pour l’ordinaire quand elles sont en des compagnies qui se scandaliseraient de les voir blessées si souvent. C’est dans le plus secret cabinet que vous les enfermez et les assiégez après que vous leur avez envoyé du ciel la foudre allumée comme un charbon de désolation, ajoutant à ces sagettes et que ce charbon qui leur fait désirer être délivré de ce mortel pèlerinage : Sagittæ potentis acutæ, cum carbonibus desolatoriis ; (Ps 120, 4) Les flèches du batailleur, qu'on aiguise à la braise des genêts ; ce qui leur fait dire : Heu mihi, quia incolatus meus prolongatus est : habitavit cum habitantibus Cedar, multum incola fuit anima mea ; (Ps 120, 5-6) Malheur à moi de vivre en Méshek, d'habiter les tentes de Qédar ! Mon âme a trop vécu parmi des gens qui haïssent la paix. Pour ces sagettes elles passent avec leurs flammes mais ce carreau de feu fait la roue et semble mettre le corps et l’esprit à la torture : Etenim sagittæ tuæ transeunt ; vox tonitrui tui in rota. (Ps 76, 18) tes flèches aussi filaient. Voix de ton tonnerre en son roulement.

Quelle est la voix du tonnerre ? C’est la foudre qui éclate en tombant après que le tonnerre a longtemps grondé ou roulé. Cher Amour, ceci se passe ès assauts que vos amantes éprouvent, si furieux qu’elles se voient assaillies et assiégées, si qu’il leur semble qu’elles soient en danger de mourir de ces assauts violents, la nature souffre beaucoup sans savoir que c’est qu’elle souffre.

Une chose console l’âme qui est qu’elle n’a pas procuré, si lui semble, ces assauts et qu’en ce temps-là vous ne le montrez pas qu’elle soit criminelle, parce qu’elle sent en soi une résolution de mourir fidèle à toutes vos volontés ; et elle ne peut ni ne veut absolument soulager le corps qu’elle voit, si elle peut ouvrir ses yeux, quasi à l’agonie. Elle sent son pouls pressé, de sorte qu’elle est en danger d’expirer ; à force d’aspirer elle ne peut plus quasi respirer. Tout le corps tremble mais avec plus de violence depuis la ceinture en haut. Si elle peut dire quelques paroles, elles sont si précipitées, qu’il paraît qu’elle est extrêmement pressée de Celui qui lui a livré cet assaut, duquel elle est passionnément amoureuse. Elle dit : Que m’importe que mon corps soit privé de vie s’il la perd pour vous aimer. Et dans ces assauts amoureux que vous donnez ou faites donner, aussi bien suis-je assiégée. Je ne dois attendre qu’un embrasement élargisse ou agrandisse la brèche que vous avez faite. Puisque vous êtes un feu en figure de roue, brûlez de toute part, j’aperçois déjà la lumière. Illuxerunt corruscationes tuæ orbis terræ : commota est et contremuit terra. (Ps 76, 19) Tes éclairs illuminaient le monde, la terre s'agitait et tremblait. Après ces tremblements de terre, l’amour donne la vie et le repos, car il est pitoyable. Terra tremuit et quievit. Cum exurgeret in iudicium Deus, ut salvos faceret omnes mansuetos terræ. (Ps 75, 9-10) la terre a peur et se tait quand Dieu se lève pour le jugement, pour sauver tous les humbles de la terre.

J’ai dit autre part que de votre visage et de vos yeux amoureux procède le jugement favorable de vos amantes, lesquelles sont la même mansuétude, apprenant de vous la leçon que vous leur avez donnée pendant que vous étiez en terre, d’imiter votre douceur, et votre humilité de cœur. Après ces assauts, vous entriez glorieux, non pour butiner, mais pour faire le butin. Votre épouse est trop pauvre, et comme j’ai dit, vous combattez pour sauver, vous demandez pour donner,  vous demandez un rien, pour donner un tout, comme vous demandez un peu d’eau de la terre à la Samaritaine pour lui donner la source des eaux vives qui jaillissent au ciel jusqu’ à la vie éternelle. Ayant fait un incendie dans le cœur de votre amante, vous y produisiez une mer de délices, et vous y êtes vous-même avec plénitude. In mare via tua, et semitæ tuæ in aquis multis ; et vestigia tua non cognoscentur, (Ps 76, 20) Sur la mer fut ton chemin, ton sentier sur les eaux innombrables. Et tes traces, nul ne les connut, car l’âme ne peut comprendre les merveilles de vos voies en elle. Elle sait bien que vos opérations sont admirables ; elle avoue que vos sentiers sont insondables et que vos voies sont incompréhensibles et que vous demeurez en une lumière inaccessible aux créatures qu’elles se perdraient en ces abîmes et sur cette mer si vous ne la conduisiez vous-même. Deduxisti sicut oves populum tuum, in mano Moysi et Aaron. (Ps 76, 21) Tu guidas comme un troupeau ton peuple par la main de Moïse et d'Aaron. Moïse qui avait été tiré des eaux : Moyses attractus sub de aquis, Moïse a été sauve des eaux, délivra par la force de votre dextre toute- puissante votre peuple des dangers de la mer Rouge aussi bien que de la tyrannie de Pharaon. C’est vous, Verbe Divin, qui êtes nommé : Fons sapientiæ, verbum Dei in excelsis (Si 1, 5) La parole de Dieu dans les cieux est la source de la sagesse. La source de la sagesse dans le sein de votre Père qui est la source d’origine, vous conduisez cette âme sur les eaux de réfection où vous la nourrissez pour la convertir à vous. Super aquam refectionis educavit me, animam meam convertit, (Ps 22, 2)  Vers les eaux du repos il me mène, Il restaure mon âme, dit David. Vous me fîtes les mêmes promesses me disant : Ma fille, le Seigneur qui est moi te gouverne ; rien ne te manquera. Je te mènerai et te colloquerai en un parc lumineux et fécond, te nourrissant de moi-même. Je t’élèverai sur les eaux des divines réfections et amoureuses satiétés et ton âme se convertira à moi, m’expliquant tout le reste de ce psaume ; et pour mon bonheur il me promet que sa miséricorde me suivrait tous les jours de ma vie mortelle, pour me faire habiter l’éternité de sa vie immortelle dans sa maison de gloire, si je lui suis fidèle jusqu’à la fin. Faites-moi la grâce de vous plaire en tout et toujours, mon Divin Sauveur. Je me serais égarée au narré que je fais des degrés des voies d’oraison par lesquelles vous m’avez conduite. Je retourne où j’étais et dis qu’après ces assauts, vous mettez l’âme dans un sacré repos auquel le corps a bonne part. Comme il a souffert le travail que j’ai dit, vous lui faites éprouver, autant qu’il en est capable, les délices de votre amour, c’est le reste de la fête. Il est en repos. L’âme lui aide à vous remercier du festin que vous leur donnez à tous deux après les avoir fait échapper du feu et de l’eau, les nourrissant divinement : Et reliquiæ cogitationis diem festum agent tibi. (Ps 75, 11) Plusieurs jours de suite vous festinez la partie inférieure avec des goûts qui ne sont pas communs avec ceux de la terre. Je dis plus, vous faites ou faites faire des feux de joie qui sont des admirables corruscations, vous communiquez à l’esprit des splendeurs de votre gloire. Il connaît alors que le Royaume d’Amour souffre violence, et que les violents le ravissent.

   

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