DOULEUR I
De la prophétie de S. Siméon
Dans cette vallée de larmes, l’homme naît pour pleurer, et
chacun doit souffrir les maux qui lui arrivent journellement. Mais combien la
vie serait-elle plus malheureuse, si chacun connaissait aussi les maux qui
l’affligeront dans l’avenir. Infortuné, dit Sénèque, celui auquel pareil sort
serait réservé ! Le Seigneur a la bonté de nous cacher les croix qui nous
attendent, afin, puisque nous pouvons les porter, que nous ne les portions du
moins qu’une fois. Mais il n’eut point cette compassion pour Marie, qui, étant
destinée à être la Reine de douleurs et toute semblable à son Fils, eut
continuellement devant les yeux et souffrit sans cesse toutes les peines qui
l’attendaient, c’est-à-dire, celles de la Passion et de la mort de son cher
Jésus. Dans le temple, saint Siméon, après avoir reçu le divin enfant dans ses
bras, lui prédit que son Fils serait l’objet des contradictions et des
persécutions des hommes, et qu’un glaive de douleur percerait son cœur maternel.
(Luc I)
La Vierge dit à sainte Mechtilde qu’à cette prophétie de
saint Siméon, toute sa joie se changea en tristesse. En effet, il fut révélé à
sainte Thérèse que cette sainte Mère, bien qu’elle connût auparavant le
sacrifice que son Fils devait faire de sa vie pour le salut du monde, connut
alors, en particulier et d’une façon plus distincte, les perines et la mort
cruelle réservées à Jésus. Elle connut qu’il devait être contredit, et contredit
en tout. Contredit dans sa doctrine, puisqu’au lieu d’être cru, il devait être
regardé comme un blasphémateur pour s’être déclaré Fils de Dieu, comme l’impie
Caïphe le lui dit (Jean 9, 22). Contredit en fait d’estime, puisque, noble
d’origine et de race royale, on le méprisa comme s’il eût été de vile extraction
(Matth. 13, 45 – Marc 6, 3) ; il était la sagesse même et on le traita
d’ignorant (Jean 7, 15), de faux prophète (Luc 22, 64), d’insensé (Jean 10, 20),
de buveur, de gourmand, d’ami de gens de mauvaise vie (Luc 7, 34), de magicien
(Matth. 9, 34), d’hérétique et de démoniaque (Jean 8, 48). En un mot, Jésus fut
regardé comme un scélérat si notoire qu’il n’y avait pas besoin de procès pour
le condamner, comme les Juifs le dirent à Pilate (Jean 18, 30). Contredit dans
l’âme, puisque son Père même, pour satisfaire à la divine justice, le contredit
en ne l’exauçant point, quand il le pria (Matth. 26, 39), et le livra à la
crainte, à l’ennui, à la tristesse, au point que le Sauveur affligé le déclara :
" Mon âme est triste jusqu’à la mort " (Matth. 26, 38), et que ses peines
intérieures lui excitèrent une sueur de sang. Contredit enfin et persécuté dans
son corps et dans sa vie, puisqu’il suffit de dire qu’il fut meurtri dans tous
ses membres, les mains, les pieds, le visage, la tête et tout le corps, jusqu’à
mourir de douleur, et honteusement attaché à un infâme gibet.
David, au milieu de toutes ses délices et de ses grandeurs
royales, ne pouvait se consoler lorsque le prophète Nathan lui apprit la mort de
son fils (2, Reg. 12) ; il pleurait, jeûnait, couchait sur la terre. Marie reçut
avec la paix la prophétie du supplice de Jésus, et elle continua de souffrir
avec paix ; cependant, quelle douleur ne devait-elle pas éprouver
continuellement, en voyant toujours sous ses yeux cet aimable Fils, en lui
entendant prononcer les paroles de vie éternelle, en admirant sa conduite si
sainte ? Abraham fut violemment tourmenté durant les trois jours qu’il eut à
passer avec son bien-aimé Isaac, sachant qu’il devait le perdre. Mon Dieu, ce
n’est pas pendant trois jours, mais pendant trente-trois ans, que Marie fut en
proie à un tourment semblable. Que dis-je semblable ? Il était d’autant plus
vif, que le Fils était plus aimable que celui d’Abraham. La Bienheureuse Vierge
révéla à sainte Brigitte (Rével. L. 6, ch. 9) que, tant qu’elle vécut sur la
terre, il n’y eut pas un instant où cette douleur ne lui perçât l’âme.
L’abbé Rupert contemple Marie qui, en allaitant son Fils, lui
disait (Cant. I, 12) : Ah ! mon Fils, je vous presse dans mes bras, parce que
vous m’êtes cher ; mais, plus vous m’êtes cher, plus vous devenez pour moi un
bouquet de myrrhe et de douleurs, quand je songe à toutes vos peines. Marie
considérait, dit saint Bernardin, que la Force des saints serait réduite à
l’agonie ; la Beauté du paradis défigurée ; le Maître du monde, garrotté comme
un criminel ; le Créateur de toutes choses, meurtri de coups : la Gloire des
cieux méprisée ; le Roi des rois, couronné d’épines et traité en roi de théâtre.
Le Père Engelgrave dit qu’il fut révélé à sainte Brigitte que
cette Mère affligée, sachant ce que son Fils devait souffrir, ne le revêtait
jamais de sa tunique, sans songer qu’il serait un jour lié sur la croix ; et
lorsqu’elle regardait ses mains et ses pieds sacrés, elle pensait aux clous qui
les perceraient alors.
On lit dans l’Évangile qu’à mesure que Jésus croissait, il
croissait aussi en grâce auprès de Dieu et des hommes (Luc 2, 53). Par où il
faut entendre qu’il croissait en sagesse et en grâce auprès des hommes, quant à
leur opinion, et auprès de Dieu, en ce sens que ses actions auraient pu servir à
augmenter toujours plus son mérite, si la plénitude consommée de la grâce ne lui
avait été conférée dès le principe, à raison de l’union hypostatique. Or, si
Jésus croissait en estime et en amour auprès des autres, à plus forte raison
auprès de Marie. Mais, hélas ! plus elle aimait Jésus, plus elle ressentait de
douleur, en songeant qu’elle devait le perdre par une mort si cruelle : et plus
s’approchait le temps de la Passion de son Fils, plus le glaive de douleur
prédit par saint Siméon déchirait vivement le cœur de cette Mère comme l’ange le
révéla à sainte Brigitte.
Puisque Jésus notre Roi et sa très sainte Mère ne refusèrent
point, pour l’amour de nous, de souffrir pendant toute leur vie une peine aussi
cruelle, il n’est pas juste que nous nous plaignions quand nous souffrons
quelque chose. Jésus crucifié apparut un jour à la sœur Magdelaine Orsini,
dominicaine, éprouvée depuis longtemps par la tribulation, et l’anima à rester
en croix avec lui, en endurant la peine qui l’affligeait. Magdelaine lui
répondit, en gémissant : Seigneur, vous n’êtes resté sur la croix que pendant
trois heures, mais voilà plusieurs années que je souffre. – Imprudente, que
dites-vous ? répliqua le Rédempteur. Dès le premier instant de ma conception,
j’ai souffert dans mon cœur ce que j’ai ensuite éprouvé à ma mort sur la croix.
Lors donc que nous souffrons aussi quelque peine, et que nous gémissons,
figurons-nous que Jésus et Marie, sa Mère, nous tiennent le même langage.
EXEMPLE
Le Père Roviglione de la compagnie de Jésus raconte qu’un
jeune homme avait la dévotion de visiter chaque jour une image de la Mère de
douleurs, percée de sept glaives. Une nuit, il eut le malheur de commettre un
péché mortel ; étant allé le lendemain matin visiter l’image, il aperçut huit
glaives au lieu de sept dans le cœur de la bienheureuse Vierge ; pendant qu’il
considérait ce prodige, une voix lui suggéra que c’était son péché qui avait
ajouté ce huitième glaive ; attendri et repentant, il alla aussitôt se
confesser, et recouvra la grâce divine par l’intercession de son avocate.
PRIERE
Ah ! ma sainte Mère, ce n’est pas un seul glaive, mais autant
de glaives que de péchés commis que j’ai ajoutés à votre cœur. Ah ! ma Reine, ce
n’est pas sur vous l’innocence même, mais sur moi, coupable de tant de crimes,
que la peine doit retomber. Mais, puisque vous voulez tant souffrir pour moi,
obtenez-moi par vos mérites une grande douleur de mes fautes, et la patience
dans les maux de cette vie, qui seront toujours plus légers que mes démérites,
puisque ceux-ci m’ont si souvent mérité l’enfer. Ainsi soit-il.
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