Discours IX
DES DOULEURS DE MARIE
Marie fut la Reine des martyrs, parce que son martyre fut
plus long et plus douloureux que celui de tous les martyrs.
Quel sera le cœur assez dur pour ne pas s’attendrir au récit
d’une catastrophe trop déplorable, qui naguère arriva dans le monde ? Il y avait
une mère noble et sainte qui ne possédait qu’un fils ; mais ce fils était le
plus aimable qu’on pût imaginer, innocent, vertueux, beau et si affectueux
envers sa mère, au point de ne lui avoir jamais donné le moindre déplaisir, et
qu’au contraire il avait toujours eu avec elle tout le respect, toute
l’obéissance et toute l’affection possibles ; aussi cette mère avait-elle placé
tout son amour dans son fils sur la terre. Or, qu’arriva-t-il ? Il arriva que ce
fils fut faussement accusé par l’envie de ses ennemis, et que, pour ne pas leur
déplaire, son juge, bien qu’il connût et confessât son innocence, le condamna à
une mort infâme, telle qu’ils l’avaient demandée. Cette pauvre mère eut à
supporter la douleur de se voir arracher injustement son fils, à la fleur de son
âge, par un supplice barbare, puisqu’ils le firent mourir devant ses yeux et en
public, épuisé de tourments, sur un infâme gibet. Âmes pieuses, que dites-vous ?
Cet événement et cette mère infortunée sont-ils dignes de compassion ? Vous
comprenez de qui je parle. Ce fils si cruellement mis à mort fut notre aimable
Sauveur Jésus, et cette mère fut la Bienheureuse Vierge Marie, qui pour l’amour
de nous consentit à le voir immoler à la divine justice par la barbarie des
hommes. Les tourments affreux que souffrit Marie, tourments qui lui coûtèrent
plus que mille morts, méritent notre compassion et notre reconnaissance. Si nous
ne pouvons répondre à tant d’amour, considérons du moins pendant quelques
moments l’amertume de cette peine, qui fit de la divine Mère la Reine des
martyrs, puisque son martyre surpasse celui de tous les martyrs ; en effet, 1°
il dura plus longtemps, 2° il fut plus douloureux.
PREMIER POINT. De même que Jésus s’appelle le Roi des
douleurs et des martyrs, parce qu’il souffrit dans sa vie plus que tous les
autres martyrs ; de même Marie est appelées avec raison la Reine des martyrs,
titre qu’elle mérita en souffrant le plus douloureux martyre qu’on pût endurer
après celui de son Fils. C’est pourquoi Richard de Saint-Laurent l’appelle avec
raison martyre est martyrs. On peut lui appliquer les paroles d’Isaïe : " Il
vous couronnera d’une couronne de maux " (Is., ch. 22), c’est-à-dire que la
couronne qu’on plaça sur sa tête en la reconnaissant reine des martyrs, fut sa
douleur même qui surpassa celle de tous les autres martyrs réunis. On ne saurait
douter que Marie ne soit vraiment martre, comme l’ont établi Denys-le-Chartreux,
Pelbart, Catarino, etc. ; car il est incontestable que, pour le devenir, il
suffit d’endurer une douleur capable de causer la mort, sans que la mort
s’ensuive réellement. Saint Jean l’évangéliste est révéré comme martyr, bien
qu’il ne soit pas mort dans la chaudière d’huile bouillante. Pour voir la gloire
du martyre, dit saint Thomas, il suffit qu’on obéisse jusqu’à s’offrir à la
mort. " Marie fut martyre, dit saint Bernard, non par le fer du bourreau, mais
par la douleur dont elle eut le cœur percé. " Si son corps ne fut point frappé
par la main du bourreau, son cœur sacré n’en fut pas moins percé de douleur à la
Passion de son Fils, douleur qui suffisait pour causer, non pas une, mais mille
morts. On voit par là que non seulement Marie fut vraiment martyre, mais que son
martyre surpassa tous les autres, parce qu’il dura plus longtemps, et que toute
la vie de la Vierge fut, pour ainsi dire, une longue agonie.
Comme la Passion de Jésus commença à sa naissance, selon
saint Bernard, ainsi Marie, semblable en tout à son divin Fils, souffrit son
martyre durant toute sa vie. Entre autres significations, dit le Bienheureux
Albert le Grand, le nom de Marie signifie mer amère, ce qui s’accorde
avec un passage de Jérémie : " Votre douleur est grand comme la mer " (Thr. II,
1). Oui, parce que, comme l’eau de la mer fut toujours remplie d’amertume à la
vue de la passion du Rédempteur, qui fut toujours présente à son esprit. On ne
peut douter que Marie, plus éclairée par le Saint-Esprit que tous les prophètes,
ne comprît mieux qu’eux tous les prédictions relat8ives au Messie qu’ils avaient
consignées dans les saintes Écritures. Et c’est là précisément ce que l’Ange dit
à sainte Brigitte. Donc, comme le même ange l’assura, la vierge Marie, voyant
tout ce que devait souffrir le Verbe incarné pour le salut des hommes, commença,
même avant d’être sa mère, à compatir à ce Sauveur innocent, qui devait être
condamné à une mort si atroce, pour des fautes qu’il n’avait point commises, et
elle commença en même temps son grand martyre.
Cette grande douleur s’accrut ensuite sans mesure,
lorsqu’elle devint la mère du Sauveur. Ainsi à la vue de toutes les souffrances
que devait endurer ce fils, elle souffrit un long martyre qui dura toute sa vie.
" La prévision que vous aviez, ô Marie, dit l’abbé Rupert, de la passion que
devait endurer votre fils, faisait de votre vie entière un long martyre. " C’est
précisément ce que signifiait la vision qu’eut à Rome sainte Brigitte dans
l’église de Sainte-Marie-Majeure, où la Vierge lui apparut avec le vieillard
Siméon, et un ange qui portait une épée fort longue et toute ruisselante de
sang, voulant par là lui faire comprendre la douleur longue et amère qui avait
percé Marie durant toute sa vie. Aussi Rupert, que nous venons de citer, fait-il
parler Marie en ces termes : Ames rachetées, et mes bien-aimées filles, ne
compatissez point seulement à mes souffrances pour le moment où j’ai vu mourir,
sous mes propres yeux, mon cher fils Jésus ; car le glaive de douleur que Siméon
me prédit a percé mon âme durant toute ma vie : lorsque j’allaitais mon fils, et
lorsque je le réchauffais entre mes bras, je voyais la cruelle mort qui
l’attendait : considérez quel long et cruel martyre je devais endurer.
Marie pouvait donc bien dire, par la bouche de David (Ps.
XXX, 11), " Ma vie s’est écoulée dans les douleurs et dans les larmes " (Ps.
XXXVI, 18), parce que ma douleur, causée par la compassion que je portais à mon
fils bien-aimé, était toujours présente à mes yeux, et que je voyais
continuellement les souffrances et la mort qu’il devait endurer un jour. La mère
de Dieu révéla elle-même un jour à sainte Brigitte que, soit qu’elle mangeât,
soit qu’elle travaillât, le souvenir de la passion de son fils était toujours
fixe et présent à son pauvre cœur, même depuis sa mort et son ascension au ciel
(Rev., l. VI, ch. LXV). D’où il résulte, dit Taulère, que Marie passa toute sa
vie dans une douleur continuelle, puisque son cœur n’était jamais occupé que de
tristesses et de souffrances.
Ainsi le temps, qui adoucit ordinairement les peines des
affligés, ne servit de rien à Marie : au contraire, le temps faisait croître ses
inquiétudes; car, à mesure que Jésus croissait en âge, il se montrait à elle de
plus en plus beau et aimable ; d’un autre côté, le terme de sa vie approchant de
moment en moment, le cœur de Marie tait de plus en plus affligé d’avoir à le
perdre sur la terre. Comme la rose croît parmi les épines, dit l’ange à sainte
Brigitte, ainsi la mère de Dieu croissait en âge au milieu des souffrances : et
comme les épines croissent en même temps que la rose, ainsi plus Marie, cette
rose choisie du Seigneur, vieillissait, plus les épines de ses douleurs la
tourmentaient (ch. XVI). Maintenant, après avoir considéré combien fut longue la
douleur de Marie, considérons dans le second point combien elle fut amère.
DEUXIEME POINT – Ah! Marie fut la reine des martyrs,
non seulement parce que son martyre fut plus long que celui de tous les autres,
mais encore parce qu’il fut bien plus douloureux. Mais qui pourra jamais en
mesurer la grandeur ? Il semble que Jérémie ait eu en vue cette mère de
douleurs, et qu’il ait considéré la peine extrême qu’elle devait endurer à la
mort de son fils, lorsqu’il s’écriait : " A qui vous comparerai-je, ô fille de
Jérusalem ? à qui dirai-je que vous ressemblez ? où trouverai-je quoi que ce
soit d’égal à vos maux ? … Votre brisement est semblable à une mer. Qui vous
donnera quelque remède ? " (Thren., II, 13). C’est pourquoi le cardinal Hughes
commente ce passage en ces termes : O Vierge bénie, comme l’amertume des eaux de
la mer surpasse toutes les autres amertumes, ainsi votre douleur surpasse toutes
les autres douleurs. Aussi saint Anselme affirme-t-il que si Dieu, par un
miracle particulier, n’eût point conservé la vie à Marie, sa douleur aurait
suffi pour lui donner la mort à chaque moment de sa vie. Saint Bernardin de
Sienne ajoute que la douleur de Marie fut tellement grande que, si on la
divisait entre tous les hommes, elle suffirait pour les faire mourir subitement.
Mais considérons les raisons pour lesquelles le martyre de
Marie fut plus douloureux que celui de tous les martyrs. Il faut remarquer que
les martyrs ont souffert leur supplice dans leurs corps, par le fer ou par le
feu ; Marie a souffert son martyre dans l’âme, comme le lui avait prédit Siméon
(Luc, II, 35). C’est comme si le saint vieillard lui avait dit : O Vierge très
sainte, les autres martyrs seront déchirés dans leurs corps par le fer ; mais
vous, vous serez percée et martyrisée dans l’âme, par la passion de votre fils.
Or, autant l’âme l’emporte sur le corps, autant les douleurs de Marie
surpassèrent celles des autres martyrs, comme Jésus-Christ le dit à sainte
Catherine de Sienne. En sorte que, selon l’abbé Arnould de Chartres, celui qui
se serait trouvé sur le Calvaire pour y voir le grand sacrifice de l’Agneau sans
tache, lorsqu’il mourut sur la croix, y aurait vu deux grands autels, l’un dans
le corps de Jésus-Christ, l’autre dans le cœur de Marie : là, en même temps que
le fils sacrifiait son corps, Marie sacrifiait son âme par la compassion.
Saint Antonin dit en outre que les autres martyrs souffrirent
en sacrifiant leur propre vie, au lieu que la bienheureuse Vierge souffrit en
sacrifiant celle de son fils, qu’elle aimait bien plus que la sienne. Ainsi, non
seulement elle souffrit dans son âme tout ce que Jésus-Christ souffrit dans son
corps, mais encore elle souffrit plus en voyant les douleurs de son fils, que si
elle les eût endurées elle-même. On ne peut pas douter que Marie n’ait souffert
dans son cœur tous les supplices dont elle vit tourmenter son bien-aimé Jésus.
Chacun conçoit que les peines des enfants sont aussi les peines des mères,
lorsque celles-ci en sont témoins. Saint Augustin, considérant les tourments que
dut souffrir la mère des Macchabées, dit que témoin oculaire du martyre de ses
sept fils, elle souffrait par ses yeux tous les tourments qu’ils enduraient dans
leurs membres. C’est ce qui arriva à Marie : tous les tourments, les fouets, les
épines, les clous, la croix, qui déchirèrent la chair innocente de Jésus,
entrèrent en même temps dans le cœur de Marie pour achever son martyre : "
Tandis que Jésus souffrait dans sa chair, dit saint Amédée, Marie souffrait dans
son cœur. " En sorte, dit saint Laurent Justinien, que le cœur de Marie devint
comme le miroir des douleurs de son fils, dans lequel on voyait les crachats,
les coups, les plaies et tout ce que souffrit Jésus. Saint Bonaventure aussi
remarque que les plaies qui couvraient le corps de Jésus étaient toutes réunies
dans le cœur de Marie.
Ainsi, par la compassion qu’elle portait son fils, la sainte
Vierge fut, dans son cœur aimant, flagellée, couronnée d’épines, méprisée,
attachée à la croix. C’est pourquoi, le même saint, contemplant Marie sur le
calvaire, pendant qu’elle assistait à la mort de son fils, lui demande : O
Marie, où étiez-vous alors ? étiez-vous près de la croix ? non, vous étiez, pour
mieux dire, crucifiée avec votre fils. Richard, commentant les paroles que
Jésus-Christ prononça par la bouche d’Isaïe (Is. 36, 3), ajoute : " J’étais seul
au pressoir à fouler la liqueur, et nul bras n’est venu m’aider dans ce labeur.
" Seigneur, vous avez raison de dire que vous souffrez seul dans l’œuvre de la
rédemption, sans qu’aucun homme compatisse au moins à vos peines ; mais il y a
une femme avec vous qui est votre mère, et qui souffre dans le cœur tout ce que
vous souffrez dans le corps.
Mais tout ce que nous disons est trop peu pour ce qu’il y
aurait à dire des douleurs de Marie, puisqu’elle a plus souffert, comme je l’ai
dit, en voyant souffrir son bien-aimé Jésus, que si elle eût enduré elle-même
tous les mauvais traitements et la mort de son fils. Erasme dit, en parlant
généralement des pères, qu’ils sentent plus les souffrances de leurs enfants que
leurs souffrances personnelles. Cela peut n’être pas toujours vrai, mais c’est
bien ce qui se vérifia sans aucun doute dans Marie, puisqu’il est certain
qu’elle aimait infiniment mieux son fils et la vie de son fils, qu’elle-même et
que mille vies propres. Saint Amédée a donc raison de dire que cette mère
affligée, à la vue douloureuse des tourments de son bien-aimé Jésus, souffrir
beaucoup plus que si elle eût enduré elle-même toute sa passion. La raison en
est claire, puisque, comme le dit saint Bernard, l’âme est plus là où elle aime
que là où elle anime le corps auquel elle est unie. Et le Sauveur dit de même
avant lui : Là où est votre trésor, votre cœur y est aussi (Luc, 12, 34). Si
donc Marie vivait plus par l’amour en son fils qu’en elle-même, elle dut
beaucoup plus souffrir de la mort de son fils, que si on lui eût infligé à
elle-même la mort la plus cruelle du monde.
Et ici se présente une autre considération qui doit nous
faire juger que le martyre de Marie fut infiniment plus grand que le supplice de
tous els martyrs : c’est qu’à la mort de Jésus, outre qu’elle souffrait
beaucoup, elle souffrant sans soulagement. Les martyrs, dans les tourments que
leur infligeaient les tyrans, souffraient, mais l’amour de Jésus rendait douces
et aimables leurs douleurs. Un saint Vincent souffrait durant son martyre,
lorsqu’il était étendu sur le chevalet, déchiré par des ongles de fer, brûlé par
des lames ardentes ; mais quoi ? dit saint augustin, il parlait au tyran avec
une telle force et un tel mépris des tourments, qu’on aurait dit qu’il y avait
un Vincent qui souffrait et un autre Vincent qui parlait, tant Dieu le
fortifiait au milieu de ses tourments, par la douceur de son amour ! Un saint
Boniface souffrait ; son corps était déchiré par des instruments de fer ; on lui
avait enfoncé des roseaux pointus sous les ongles et dans la chair ; on versait
dans sa bouche du plomb fondu ; et pendant ces souffrances atroces, il ne se
rassasiait point de répéter ces paroles : " Je vous rends grâces, Seigneur
Jésus-Christ. " Un saint Marc, un saint Marcellin souffraient pendant qu’ils
avaient les pieds cloués et le milieu du corps attaché à un poteau, et que les
tyrans disaient : Malheureux, rentrez en vous-mêmes, et délivrez-vous de ces
tourments ! ces martyrs répondaient : De quels tourments nous parlez-vous ? nous
n’avons jamais assisté à des banquets avec autant de plaisir, que maintenant que
nous souffrons avec bonheur tous ces tourments pour l’amour de Jésus-Christ. Un
saint Laurent souffrait, mais pendant qu’on le brûlait sur le gril, la flamme
intérieure de l’amour divin était plus forte pour consoler son âme, dit saint
Léon, que le feu extérieur pour tourmenter son corps. En sorte que l’amour le
rendait assez fort pour insulter au tyran et pour lui dire : Assatum est jam,
versa et manduca ; Cruel tyran, si tu veux manger de ma chair, la voilà
cuite d’un côté : retourne-moi et mange. Mais comment le saint pouvait-il se
réjouir au milieu de ces affreux tourments et de cette mort prolongée ? Ah !
répond saint Augustin, c’est qu’énivré du vin de l’amour de Dieu, il ne sentait
ni les tourments ni la mort.
Ainsi, les saints martyrs sentaient d’autant moins les
tourments et la mort, qu’ils aimaient davantage Jésus ; la seule vue des
tourments d’un Dieu crucifié suffisait pour les consoler. Mais notre douloureuse
mère était-elle consolée aussi par son amour pour son divin fils et par la vue
de ses souffrances ? non : au contraire, ce fils souffrant était toute la cause
de ses peines, et l’amour qu’elle avait pour lui était son unique et cruel
bourreau. Car le martyre de Marie ne consistait que dans la vue de son fils
souffrant et dans la compassion qu’elle éprouvait pour ce fils bien-aimé et
innocent, livré à de si affreux supplices. Ainsi, plus elle l’aimait, plus sa
douleur fut cruelle et privée de soulagement. Répétons donc avec Jérémie :
Magna est velu mare contritio tua ; quis medebitur tui ? : Ah ! Reine du
ciel, l’amour a adouci la peine des autres martyrs, et il a guéri les plaies :
mais qui a adouci vos douleurs cuisantes ? qui a guéri les plaies douloureuses
de votre cœur ? Quis medebitur tui ?si ce fils, qui pouvait seul vous
soulager, était devenu par ses souffrances l’unique cause de vos souffrances, et
si l’amour que vous lui portiez faisait tout votre martyre ? Aussi, comme le
remarque Diez, tandis qu’on représente les autres martyrs chacun avec
l’instrument de son supplice, saint Paul avec son épée, saint André avec la
croix, saint Laurent avec le gril, on nous représente Marie tenant son fils mort
dans ses bras, parce que Jésus a été le seul instrument de son martyre, à cause
de l’amour qu’elle avait pour lui. Saint Bernard confirme dans le peu de mots
qui vont suivre, tout ce que je viens de dire : " Dans les autres martyrs, la
grandeur de leur amour pour Dieu adoucissait la douleur de leurs tourments ;
mais quant à la sainte Vierge, plus elle aimait, plus elle souffrait, et plus
son martyre devenait pénible. "
Il est certain que plus on aime un objet, plus on s’afflige
de le perdre : la mort d’un de nos frères nous afflige assurément plus que celle
d’un animal ; la mort d’un fils est plus sensible que celle d’un ami. Or, pour
comprendre, dit Corneille de la Pierre, combien fut grande la douleur de Marie à
la mort de son fils, il faudrait comprendre toute l’étendue de l’amour qu’elle
lui portait. Mais qui pourra jamais mesurer l’amour de Marie ? le bienheureux
Amédée dit que deux amours étaient réunis dans le cœur de Marie à l’égard de
Jésus : l’amour surnaturel, par lequel elle l’aimait comme son Dieu, et l’amour
naturel par lequel elle l’aimait comme son fils. Ainsi, de ces deux amours
résultait un seul amour, mais un amour si grand, que la bienheureuse Vierge
aimait Jésus, dit Guillaume de Paris, quantum capere potuit puri hominis
modus, autant qu’une simple créature est capable d’aimer. Et ainsi, comme le
dit Richard de Saint-Laurent, " de même qu’aucun amour n’égalait son amour pour
son divin fils, de même aucune douleur n’égale sa douleur. " Et si l’amour de
Marie pour son fils était immense, la douleur qu’elle eut de le perdre
lorsqu’elle le vit mourir, dut être semblablement immense. " Quand l’amour qu’on
a pour un objet est au plus haut degré, dit le bienheureux Albert le Grand, la
douleur de l’avoir perdu est de même au plus haut degré. "
Figurons-nous donc que la mère de Dieu, voyant son fils
mourant sur la croix, et s’appliquant justement les paroles de Jérémie, nous
dise : O vos omnes qui transitis per viam, attendite, et videte si est dolor
sicut dolor meus (Thren., I, 12) : O vous tous qui traversez la vie sur la
terre sans me porter la moindre compassion, arrêtez-vous un moment pour me
considérer, pendant que je vois mourir mon fils bien-aimé sous mes yeux, et
voyez ensuite s’il y a une douleur semblable à la mienne dans le cœur de tous
ceux qui sont affligés et tourmentés ! O mère de douleur, lui répond saint
Bonaventure, il est vrai qu’on ne peut trouver de douleur semblable à la vôtre.
Ah ! reprend à son tour saint Laurent Justinien, il n’y a jamais eu au monde un
fils plus aimable que Jésus, ni une mère plus éprise de son fils que Marie. Si
donc il n’y a jamais eu au monde un amour semblable à celui de Marie, comment
pourrait-il y avoir eu une douleur semblable à la sienne ?
C’est pourquoi saint Ildefonse ne craint pas d’assurer que
c’est peu de dire que les douleurs de Marie surpassèrent tous les tourments des
martyrs réunis ensemble. Et saint Anselme ajoute que les plus cruels outrages
que l’on a faits aux martyrs étaient légers, ou plutôt n’étaient rien, en
comparaison du martyre de Marie. Saint Basile dit de même que, comme le soleil
surpasse en éclat toutes les planètes, ainsi les souffrances de Marie
surpassèrent toutes celles des martyrs. Un savant auteur (le P. Pinamonti)
conclut par une belle pensée : il dit que la douleur que souffrit cette tendre
mère, en la passion de Jésus, fut d’autant plus grande, qu’elle seule pouvait
compatir dignement à la mort d’un Dieu fait homme.
Mais ici saint Bonaventure, s’adressant à cette Vierge bénie,
lui dit : Marie, pourquoi voulez-vous aussi aller vous sacrifier sur le Calvaire
? est-ce qu’un Dieu crucifié ne suffit pas à nous racheter, pour que vous
vouliez être encore crucifiée avec lui ? Ah ! sans doute, la mort de Jésus était
plus que suffisante pour sauver le monde, et même mille mondes ; mais cette
bonne mère, pour l’amour qu’elle nous porte, voulut aussi coopérer à notre salut
par les mérites de ses douleurs qu’elle offrit pour nous sur le Calvaire. C’est
pour cela, dit le bienheureux Albert le Grand, que, comme nous sommes obligés
envers Jésus à cause de la passion qu’il a soufferte pour notre amour, ainsi
nous sommes obligés envers Marie, à cause du martyre qu’elle a voulu souffrir
spontanément pour nous à la mort de son fils. Il faut ajouter " spontanément ",
car, comme l’ange le révéla à sainte Brigitte, cette pieuse et bonne mère aima
mieux accepter toute sorte de tribulations, que de voir les âmes privées d’être
rachetées et abandonnées à leur antique réprobation. On peut dire même, que
l’unique soulagement de Marie en la passion de son fils était de voir le monde,
jusque-là perdu, racheté par sa mort, et les hommes, auparavant les ennemis de
Dieu, réconciliés avec lui. " Elle se réjouissait au milieu même de sa douleur,
de voir s’accomplir le sacrifice qui allait, en apaisant la justice divine,
procurer le salut du genre humain. "
Un tel amour de la part de Marie mérite notre reconnaissance
; que cette reconnaissance nous excite au moins à méditer sur ses douleurs et à
y compatir. Mais elle s’est plainte précisément à sainte Brigitte de ce qu’il
n’y a que très peu de personnes qui compatissent à ses douleurs, et que la
plupart au contraire vivent dans un complet oubli à cet égard : c’est pour cela
qu’elle recommanda si fort à la sainte de s’en souvenir et de l’imiter, en
compatissant en revanche aux douleurs, et de la mère, et du fils. Pour
comprendre combien la sainte Vierge a pour agréable le souvenir que nous avons
de ses douleurs, il suffirait de savoir qu’en l’an 1239 elle apparut à sept de
ses dévots, qui furent dans la suite les fondateurs de l’ordre des Serviteurs de
Marie, et à qui elle présenta à cet effet un vêtement noir, en leur commandant
de méditer souvent sur ses douleurs, s’ils voulaient lui être agréables : c’est
pourquoi, elle voulut qu’en mémoire de ses souffrances ils portassent dorénavant
cet habit de deuil. Jésus-Christ lui-même révéla à la bienheureuse Véronique de
Binasco qu’il aimait mieux voir les âmes pieuses compatir à sa mère qu’à
lui-même : " car, lui dit-il, ma fille, les larmes que l’on répand sur ma
passion me sont chères ; mais comme j’aima ma mère d’un amour immense, la
méditation des douleurs qu’elle souffrit à ma mort m’est plus chère encore. "
C’est pourquoi, les grâces que Jésus promet aux âmes dévotes
qui méditent sur les douleurs de Marie, sont extrêmement abondantes. Pelbart
rapporte qu’il fut révélé à sainte Élisabeth que saint Jean l’Évangéliste,
depuis que la bienheureuse Vierge eut été transportée au ciel, désirant la
revoir, parvint à obtenir cette grâce : sa chère mère lui apparut et même
Jésus-Christ avec elle ; il entendit ensuite Marie demander à son fils quelque
grâce particulière pour ceux qui auraient de la dévotion à ses douleurs, et
Jésus-Christ lui promettre pour eux quatre grâces principales : 1° que ceux qui
invoqueraient la divine mère en considération de ses douleurs mériteraient de
faire avant leur mort une sincère pénitence de leurs péchés ; 2° qu’il garderait
ces pieux fidèles dans les tribulations où ils se trouveraient, surtout à
l’heure de la mort ; 3° qu’il imprimerait en eux la mémoire de sa passion, et
qu’il leur en donnerait la récompense dans le ciel ; 4° qu’il placerait ces
fidèles entre les mains de Marie, afin qu’elle en disposât selon son bon
plaisir, et qu’elle leur obtînt toutes les grâces qu’elle voudrait. Voyons, par
l’exemple suivant, combien la dévotion aux douleurs de Marie sert à
l’acquisition du salut éternel.
EXEMPLE
On lit dans les Révélations de sainte Brigitte (livre 7,
chap. XCVII), qu’il y avait un seigneur aussi vil et aussi scélérat par ses
mœurs, qu’il était noble par sa naissance. Il s’était rendu l’esclave du démon
par un pacte spécial, et il l’avait servi l’espace de soixante ans non
interrompus, menant la vie que chacun peut imaginer, sans jamais s’approcher des
sacrements. Or, ce prince se trouvant à l’article de la mort, Jésus-Christ, pour
lui faire miséricorde, ordonna à sainte Brigitte de dire à son confesseur
d’aller le visiter et l’exhorter à se confesser. Le confesseur y alla, et le
malade répondit qu’il n’avait point besoin de confession, parce qu’il s’était
confessé assez souvent. Le prêtre y alla une seconde fois, et ce pauvre esclave
de l’enfer persévéra dans l’obstination à refuser de se confesser. Jésus dit de
nouveau à la sainte que le confesseur eût à y retourner. Il y retourna, et cette
troisième fois il rapporta au malade la révélation qu’avait eue la sainte,
ajoutant qu’il y était retourné tant de fois, parce qu’ainsi l’avait ordonné le
Seigneur, qui voulait lui faire miséricorde. A ces mots, le pauvre malade
s’attendrit, et commença à pleurer. Mais comment, s’écria-t-il ensuite, puis-je
obtenir le pardon, moi qui depuis soixante ans, ai servi le démon, en qualité de
son esclave, et qui ai chargé mon âme d’une foule innombrable de péchés ? Mon
fils, lui répondit le père en lui l’encourageant, n’en doutez point, si vous
vous repentez, je vous promets le pardon de la part de Dieu. Alors, commençant à
prendre confiance, il dit au confesseur : Mon père, je me croyais damné et
j’avais désespéré de mon salut ; mais je sens maintenant une si vive douleur de
mes péchés, qu’elle ranime ma confiance. Puis donc que Dieu ne m’a pas encore
abandonné, je veux me confesser. En effet, il se confessa trois fois ce jour là
avec une grande douleur ; le jour suivant il reçut le saint viatique, et le
sixième jour après il mourut tout contrit et résigné. Après sa mort Jésus-Christ
parla encore à sainte Brigitte et lui dit que ce pécheur était sauvé, puisqu’il
se trouvait en purgatoire, et qu’il devait son salut à l’intercession de la
Vierge, sa mère ; vu que le défunt, quoi qu’il eût mené une si mauvaise vie,
avait toujours conservé la dévotion à ses douleurs, et qu’il y avait compati
chaque fois qu’il s’en était souvenu.
PRIERE
O ma Reine, Reine des martyrs et des douleurs, vous avez
versé tant de larmes sur votre fils, mort pour mon salut ! mais de quoi
serviront vos larmes si je me damne ? Par les mérites de vos douleurs,
obtenez-moi donc une vraie douleur de mes péchés, et un vrai changement de vie,
avec une tendre et perpétuelle compassion à l’égard des souffrances de Jésus et
de vos douleurs : et si Jésus et vous, qui êtes l’innocence même, avez tant
souffert pour moi, obtenez-moi, ô Marie, la grâce de souffrir pour votre amour,
moi qui suis digne de l’enfer. O ma bien-aimée maîtresse, vous dirai-je avec
saint Bonaventure, si je vous ai offensée, blessez mon cœur d’un trait d’amour
en guise de satisfaction pour mes offenses ; si je vous ai servie, blessez mon
cœur d’un semblable trait en récompense de ma fidélité : ce serait honteux pour
moi de voir mon Seigneur Jésus blessé, vous-même blessée avec lui, et moi rester
insensible. Enfin, ô ma mère, pour le chagrin que vous avez éprouvé, en voyant
votre fils, livré sous vos yeux à tant de souffrances, baisser la tête et
expirer sur la croix, je vous supplie de m’obtenir une bonne mort. O avocate des
pécheurs, ne manquez point alors d’assister mon âme combattue et affligée, en ce
grand passage de l’éternité qu’elle sera sur le point de franchir. Et comme il
est possible que je perde alors la parole et que je ne puisse point invoquer
votre nom ni celui de Jésus, qui sont l’un et l’autre mon espérance, j’appelle
dès à présent votre fils, ainsi que vous, à mon secours pour ce dernier moment,
et je dis : Jésus et Marie, je vous recommande mon âme.
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