CHEMIN DE SAINTETÉ

adveniat regnum tuum

Alphonse de Liguori
(1696-1787)
Évêque, Fondateur, Saint, Docteur de l'Église


LES VERUS DE MARIE

DISCOURS IX

Discours IX
DES DOULEURS DE MARIE

Marie fut la Reine des martyrs, parce que son martyre fut plus long et plus douloureux que celui de tous les martyrs.

Quel sera le cœur assez dur pour ne pas s’attendrir au récit d’une catastrophe trop déplorable, qui naguère arriva dans le monde ? Il y avait une mère noble et sainte qui ne possédait qu’un fils ; mais ce fils était le plus aimable qu’on pût imaginer, innocent, vertueux, beau et si affectueux envers sa mère, au point de ne lui avoir jamais donné le moindre déplaisir, et qu’au contraire il avait toujours eu avec elle tout le respect, toute l’obéissance et toute l’affection possibles ; aussi cette mère avait-elle placé tout son amour dans son fils sur la terre. Or, qu’arriva-t-il ? Il arriva que ce fils fut faussement accusé par l’envie de ses ennemis, et que, pour ne pas leur déplaire, son juge, bien qu’il connût et confessât son innocence, le condamna à une mort infâme, telle qu’ils l’avaient demandée. Cette pauvre mère eut à supporter la douleur de se voir arracher injustement son fils, à la fleur de son âge, par un supplice barbare, puisqu’ils le firent mourir devant ses yeux et en public, épuisé de tourments, sur un infâme gibet. Âmes pieuses, que dites-vous ? Cet événement et cette mère infortunée sont-ils dignes de compassion ? Vous comprenez de qui je parle. Ce fils si cruellement mis à mort fut notre aimable Sauveur Jésus, et cette mère fut la Bienheureuse Vierge Marie, qui pour l’amour de nous consentit à le voir immoler à la divine justice par la barbarie des hommes. Les tourments affreux que souffrit Marie, tourments qui lui coûtèrent plus que mille morts, méritent notre compassion et notre reconnaissance. Si nous ne pouvons répondre à tant d’amour, considérons du moins pendant quelques moments l’amertume de cette peine, qui fit de la divine Mère la Reine des martyrs, puisque son martyre surpasse celui de tous les martyrs ; en effet, 1° il dura plus longtemps, 2° il fut plus douloureux.

PREMIER POINT. De même que Jésus s’appelle le Roi des douleurs et des martyrs, parce qu’il souffrit dans sa vie plus que tous les autres martyrs ; de même Marie est appelées avec raison la Reine des martyrs, titre qu’elle mérita en souffrant le plus douloureux martyre qu’on pût endurer après celui de son Fils. C’est pourquoi Richard de Saint-Laurent l’appelle avec raison martyre est martyrs. On peut lui appliquer les paroles d’Isaïe : " Il vous couronnera d’une couronne de maux " (Is., ch. 22), c’est-à-dire que la couronne qu’on plaça sur sa tête en la reconnaissant reine des martyrs, fut sa douleur même qui surpassa celle de tous les autres martyrs réunis. On ne saurait douter que Marie ne soit vraiment martre, comme l’ont établi Denys-le-Chartreux, Pelbart, Catarino, etc. ; car il est incontestable que, pour le devenir, il suffit d’endurer une douleur capable de causer la mort, sans que la mort s’ensuive réellement. Saint Jean l’évangéliste est révéré comme martyr, bien qu’il ne soit pas mort dans la chaudière d’huile bouillante. Pour voir la gloire du martyre, dit saint Thomas, il suffit qu’on obéisse jusqu’à s’offrir à la mort. " Marie fut martyre, dit saint Bernard, non par le fer du bourreau, mais par la douleur dont elle eut le cœur percé. " Si son corps ne fut point frappé par la main du bourreau, son cœur sacré n’en fut pas moins percé de douleur à la Passion de son Fils, douleur qui suffisait pour causer, non pas une, mais mille morts. On voit par là que non seulement Marie fut vraiment martyre, mais que son martyre surpassa tous les autres, parce qu’il dura plus longtemps, et que toute la vie de la Vierge fut, pour ainsi dire, une longue agonie.

Comme la Passion de Jésus commença à sa naissance, selon saint Bernard, ainsi Marie, semblable en tout à son divin Fils, souffrit son martyre durant toute sa vie. Entre autres significations, dit le Bienheureux Albert le Grand, le nom de Marie signifie mer amère, ce qui s’accorde avec un passage de Jérémie : " Votre douleur est grand comme la mer " (Thr. II, 1). Oui, parce que, comme l’eau de la mer fut toujours remplie d’amertume à la vue de la passion du Rédempteur, qui fut toujours présente à son esprit. On ne peut douter que Marie, plus éclairée par le Saint-Esprit que tous les prophètes, ne comprît mieux qu’eux tous les prédictions relat8ives au Messie qu’ils avaient consignées dans les saintes Écritures. Et c’est là précisément ce que l’Ange dit à sainte Brigitte. Donc, comme le même ange l’assura, la vierge Marie, voyant tout ce que devait souffrir le Verbe incarné pour le salut des hommes, commença, même avant d’être sa mère, à compatir à ce Sauveur innocent, qui devait être condamné à une mort si atroce, pour des fautes qu’il n’avait point commises, et elle commença en même temps son grand martyre.

Cette grande douleur s’accrut ensuite sans mesure, lorsqu’elle devint la mère du Sauveur. Ainsi à la vue de toutes les souffrances que devait endurer ce fils, elle souffrit un long martyre qui dura toute sa vie. " La prévision que vous aviez, ô Marie, dit l’abbé Rupert, de la passion que devait endurer votre fils, faisait de votre vie entière un long martyre. " C’est précisément ce que signifiait la vision qu’eut à Rome sainte Brigitte dans l’église de Sainte-Marie-Majeure, où la Vierge lui apparut avec le vieillard Siméon, et un ange qui portait une épée fort longue et toute ruisselante de sang, voulant par là lui faire comprendre la douleur longue et amère qui avait percé Marie durant toute sa vie. Aussi Rupert, que nous venons de citer, fait-il parler Marie en ces termes : Ames rachetées, et mes bien-aimées filles, ne compatissez point seulement à mes souffrances pour le moment où j’ai vu mourir, sous mes propres yeux, mon cher fils Jésus ; car le glaive de douleur que Siméon me prédit a percé mon âme durant toute ma vie : lorsque j’allaitais mon fils, et lorsque je le réchauffais entre mes bras, je voyais la cruelle mort qui l’attendait : considérez quel long et cruel martyre je devais endurer.

Marie pouvait donc bien dire, par la bouche de David (Ps. XXX, 11), " Ma vie s’est écoulée dans les douleurs et dans les larmes " (Ps. XXXVI, 18), parce que ma douleur, causée par la compassion que je portais à mon fils bien-aimé, était toujours présente à mes yeux, et que je voyais continuellement les souffrances et la mort qu’il devait endurer un jour. La mère de Dieu révéla elle-même un jour à sainte Brigitte que, soit qu’elle mangeât, soit qu’elle travaillât, le souvenir de la passion de son fils était toujours fixe et présent à son pauvre cœur, même depuis sa mort et son ascension au ciel (Rev., l. VI, ch. LXV). D’où il résulte, dit Taulère, que Marie passa toute sa vie dans une douleur continuelle, puisque son cœur n’était jamais occupé que de tristesses et de souffrances.

Ainsi le temps, qui adoucit ordinairement les peines des affligés, ne servit de rien à Marie : au contraire, le temps faisait croître ses inquiétudes; car, à mesure que Jésus croissait en âge, il se montrait à elle de plus en plus beau et aimable ; d’un autre côté, le terme de sa vie approchant de moment en moment, le cœur de Marie tait de plus en plus affligé d’avoir à le perdre sur la terre. Comme la rose croît parmi les épines, dit l’ange à sainte Brigitte, ainsi la mère de Dieu croissait en âge au milieu des souffrances : et comme les épines croissent en même temps que la rose, ainsi plus Marie, cette rose choisie du Seigneur, vieillissait, plus les épines de ses douleurs la tourmentaient (ch. XVI). Maintenant, après avoir considéré combien fut longue la douleur de Marie, considérons dans le second point combien elle fut amère.

DEUXIEME POINT – Ah! Marie fut la reine des martyrs, non seulement parce que son martyre fut plus long que celui de tous les autres, mais encore parce qu’il fut bien plus douloureux. Mais qui pourra jamais en mesurer la grandeur ? Il semble que Jérémie ait eu en vue cette mère de douleurs, et qu’il ait considéré la peine extrême qu’elle devait endurer à la mort de son fils, lorsqu’il s’écriait : " A qui vous comparerai-je, ô fille de Jérusalem ? à qui dirai-je que vous ressemblez ? où trouverai-je quoi que ce soit d’égal à vos maux ? … Votre brisement est semblable à une mer. Qui vous donnera quelque remède ? " (Thren., II, 13). C’est pourquoi le cardinal Hughes commente ce passage en ces termes : O Vierge bénie, comme l’amertume des eaux de la mer surpasse toutes les autres amertumes, ainsi votre douleur surpasse toutes les autres douleurs. Aussi saint Anselme affirme-t-il que si Dieu, par un miracle particulier, n’eût point conservé la vie à Marie, sa douleur aurait suffi pour lui donner la mort à chaque moment de sa vie. Saint Bernardin de Sienne ajoute que la douleur de Marie fut tellement grande que, si on la divisait entre tous les hommes, elle suffirait pour les faire mourir subitement.

Mais considérons les raisons pour lesquelles le martyre de Marie fut plus douloureux que celui de tous les martyrs. Il faut remarquer que les martyrs ont souffert leur supplice dans leurs corps, par le fer ou par le feu ; Marie a souffert son martyre dans l’âme, comme le lui avait prédit Siméon (Luc, II, 35). C’est comme si le saint vieillard lui avait dit : O Vierge très sainte, les autres martyrs seront déchirés dans leurs corps par le fer ; mais vous, vous serez percée et martyrisée dans l’âme, par la passion de votre fils. Or, autant l’âme l’emporte sur le corps, autant les douleurs de Marie surpassèrent celles des autres martyrs, comme Jésus-Christ le dit à sainte Catherine de Sienne. En sorte que, selon l’abbé Arnould de Chartres, celui qui se serait trouvé sur le Calvaire pour y voir le grand sacrifice de l’Agneau sans tache, lorsqu’il mourut sur la croix, y aurait vu deux grands autels, l’un dans le corps de Jésus-Christ, l’autre dans le cœur de Marie : là, en même temps que le fils sacrifiait son corps, Marie sacrifiait son âme par la compassion.

Saint Antonin dit en outre que les autres martyrs souffrirent en sacrifiant leur propre vie, au lieu que la bienheureuse Vierge souffrit en sacrifiant celle de son fils, qu’elle aimait bien plus que la sienne. Ainsi, non seulement elle souffrit dans son âme tout ce que Jésus-Christ souffrit dans son corps, mais encore elle souffrit plus en voyant les douleurs de son fils, que si elle les eût endurées elle-même. On ne peut pas douter que Marie n’ait souffert dans son cœur tous les supplices dont elle vit tourmenter son bien-aimé Jésus. Chacun conçoit que les peines des enfants sont aussi les peines des mères, lorsque celles-ci en sont témoins. Saint Augustin, considérant les tourments que dut souffrir la mère des Macchabées, dit que témoin oculaire du martyre de ses sept fils, elle souffrait par ses yeux tous les tourments qu’ils enduraient dans leurs membres. C’est ce qui arriva à Marie : tous les tourments, les fouets, les épines, les clous, la croix, qui déchirèrent la chair innocente de Jésus, entrèrent en même temps dans le cœur de Marie pour achever son martyre : " Tandis que Jésus souffrait dans sa chair, dit saint Amédée, Marie souffrait dans son cœur. " En sorte, dit saint Laurent Justinien, que le cœur de Marie devint comme le miroir des douleurs de son fils, dans lequel on voyait les crachats, les coups, les plaies et tout ce que souffrit Jésus. Saint Bonaventure aussi remarque que les plaies qui couvraient le corps de Jésus étaient toutes réunies dans le cœur de Marie.

Ainsi, par la compassion qu’elle portait son fils, la sainte Vierge fut, dans son cœur aimant, flagellée, couronnée d’épines, méprisée, attachée à la croix. C’est pourquoi, le même saint, contemplant Marie sur le calvaire, pendant qu’elle assistait à la mort de son fils, lui demande : O Marie, où étiez-vous alors ? étiez-vous près de la croix ? non, vous étiez, pour mieux dire, crucifiée avec votre fils. Richard, commentant les paroles que Jésus-Christ prononça par la bouche d’Isaïe (Is. 36, 3), ajoute : " J’étais seul au pressoir à fouler la liqueur, et nul bras n’est venu m’aider dans ce labeur. " Seigneur, vous avez raison de dire que vous souffrez seul dans l’œuvre de la rédemption, sans qu’aucun homme compatisse au moins à vos peines ; mais il y a une femme avec vous qui est votre mère, et qui souffre dans le cœur tout ce que vous souffrez dans le corps.

Mais tout ce que nous disons est trop peu pour ce qu’il y aurait à dire des douleurs de Marie, puisqu’elle a plus souffert, comme je l’ai dit, en voyant souffrir son bien-aimé Jésus, que si elle eût enduré elle-même tous les mauvais traitements et la mort de son fils. Erasme dit, en parlant généralement des pères, qu’ils sentent plus les souffrances de leurs enfants que leurs souffrances personnelles. Cela peut n’être pas toujours vrai, mais c’est bien ce qui se vérifia sans aucun doute dans Marie, puisqu’il est certain qu’elle aimait infiniment mieux son fils et la vie de son fils, qu’elle-même et que mille vies propres. Saint Amédée a donc raison de dire que cette mère affligée, à la vue douloureuse des tourments de son bien-aimé Jésus, souffrir beaucoup plus que si elle eût enduré elle-même toute sa passion. La raison en est claire, puisque, comme le dit saint Bernard, l’âme est plus là où elle aime que là où elle anime le corps auquel elle est unie. Et le Sauveur dit de même avant lui : Là où est votre trésor, votre cœur y est aussi (Luc, 12, 34). Si donc Marie vivait plus par l’amour en son fils qu’en elle-même, elle dut beaucoup plus souffrir de la mort de son fils, que si on lui eût infligé à elle-même la mort la plus cruelle du monde.

Et ici se présente une autre considération qui doit nous faire juger que le martyre de Marie fut infiniment plus grand que le supplice de tous els martyrs : c’est qu’à la mort de Jésus, outre qu’elle souffrait beaucoup, elle souffrant sans soulagement. Les martyrs, dans les tourments que leur infligeaient les tyrans, souffraient, mais l’amour de Jésus rendait douces et aimables leurs douleurs. Un saint Vincent souffrait durant son martyre, lorsqu’il était étendu sur le chevalet, déchiré par des ongles de fer, brûlé par des lames ardentes ; mais quoi ? dit saint augustin, il parlait au tyran avec une telle force et un tel mépris des tourments, qu’on aurait dit qu’il y avait un Vincent qui souffrait et un autre Vincent qui parlait, tant Dieu le fortifiait au milieu de ses tourments, par la douceur de son amour ! Un saint Boniface souffrait ; son corps était déchiré par des instruments de fer ; on lui avait enfoncé des roseaux pointus sous les ongles et dans la chair ; on versait dans sa bouche du plomb fondu ; et pendant ces souffrances atroces, il ne se rassasiait point de répéter ces paroles : " Je vous rends grâces, Seigneur Jésus-Christ. " Un saint Marc, un saint Marcellin souffraient pendant qu’ils avaient les pieds cloués et le milieu du corps attaché à un poteau, et que les tyrans disaient : Malheureux, rentrez en vous-mêmes, et délivrez-vous de ces tourments ! ces martyrs répondaient : De quels tourments nous parlez-vous ? nous n’avons jamais assisté à des banquets avec autant de plaisir, que maintenant que nous souffrons avec bonheur tous ces tourments pour l’amour de Jésus-Christ. Un saint Laurent souffrait, mais pendant qu’on le brûlait sur le gril, la flamme intérieure de l’amour divin était plus forte pour consoler son âme, dit saint Léon, que le feu extérieur pour tourmenter son corps. En sorte que l’amour le rendait assez fort pour insulter au tyran et pour lui dire : Assatum est jam, versa et manduca ; Cruel tyran, si tu veux manger de ma chair, la voilà cuite d’un côté : retourne-moi et mange. Mais comment le saint pouvait-il se réjouir au milieu de ces affreux tourments et de cette mort prolongée ? Ah ! répond saint Augustin, c’est qu’énivré du vin de l’amour de Dieu, il ne sentait ni les tourments ni la mort.

Ainsi, les saints martyrs sentaient d’autant moins les tourments et la mort, qu’ils aimaient davantage Jésus ; la seule vue des tourments d’un Dieu crucifié suffisait pour les consoler. Mais notre douloureuse mère était-elle consolée aussi par son amour pour son divin fils et par la vue de ses souffrances ? non : au contraire, ce fils souffrant était toute la cause de ses peines, et l’amour qu’elle avait pour lui était son unique et cruel bourreau. Car le martyre de Marie ne consistait que dans la vue de son fils souffrant et dans la compassion qu’elle éprouvait pour ce fils bien-aimé et innocent, livré à de si affreux supplices. Ainsi, plus elle l’aimait, plus sa douleur fut cruelle et privée de soulagement. Répétons donc avec Jérémie : Magna est velu mare contritio tua ; quis medebitur tui ? : Ah ! Reine du ciel, l’amour a adouci la peine des autres martyrs, et il a guéri les plaies : mais qui a adouci vos douleurs cuisantes ? qui a guéri les plaies douloureuses de votre cœur ? Quis medebitur tui ?si ce fils, qui pouvait seul vous soulager, était devenu par ses souffrances l’unique cause de vos souffrances, et si l’amour que vous lui portiez faisait tout votre martyre ? Aussi, comme le remarque Diez, tandis qu’on représente les autres martyrs chacun avec l’instrument de son supplice, saint Paul avec son épée, saint André avec la croix, saint Laurent avec le gril, on nous représente Marie tenant son fils mort dans ses bras, parce que Jésus a été le seul instrument de son martyre, à cause de l’amour qu’elle avait pour lui. Saint Bernard confirme dans le peu de mots qui vont suivre, tout ce que je viens de dire : " Dans les autres martyrs, la grandeur de leur amour pour Dieu adoucissait la douleur de leurs tourments ; mais quant à la sainte Vierge, plus elle aimait, plus elle souffrait, et plus son martyre devenait pénible. "

Il est certain que plus on aime un objet, plus on s’afflige de le perdre : la mort d’un de nos frères nous afflige assurément plus que celle d’un animal ; la mort d’un fils est plus sensible que celle d’un ami. Or, pour comprendre, dit Corneille de la Pierre, combien fut grande la douleur de Marie à la mort de son fils, il faudrait comprendre toute l’étendue de l’amour qu’elle lui portait. Mais qui pourra jamais mesurer l’amour de Marie ? le bienheureux Amédée dit que deux amours étaient réunis dans le cœur de Marie à l’égard de Jésus : l’amour surnaturel, par lequel elle l’aimait comme son Dieu, et l’amour naturel par lequel elle l’aimait comme son fils. Ainsi, de ces deux amours résultait un seul amour, mais un amour si grand, que la bienheureuse Vierge aimait Jésus, dit Guillaume de Paris, quantum capere potuit puri hominis modus, autant qu’une simple créature est capable d’aimer. Et ainsi, comme le dit Richard de Saint-Laurent, " de même qu’aucun amour n’égalait son amour pour son divin fils, de même aucune douleur n’égale sa douleur. " Et si l’amour de Marie pour son fils était immense, la douleur qu’elle eut de le perdre lorsqu’elle le vit mourir, dut être semblablement immense. " Quand l’amour qu’on a pour un objet est au plus haut degré, dit le bienheureux Albert le Grand, la douleur de l’avoir perdu est de même au plus haut degré. "

Figurons-nous donc que la mère de Dieu, voyant son fils mourant sur la croix, et s’appliquant justement les paroles de Jérémie, nous dise : O vos omnes qui transitis per viam, attendite, et videte si est dolor sicut dolor meus (Thren., I, 12) : O vous tous qui traversez la vie sur la terre sans me porter la moindre compassion, arrêtez-vous un moment pour me considérer, pendant que je vois mourir mon fils bien-aimé sous mes yeux, et voyez ensuite s’il y a une douleur semblable à la mienne dans le cœur de tous ceux qui sont affligés et tourmentés ! O mère de douleur, lui répond saint Bonaventure, il est vrai qu’on ne peut trouver de douleur semblable à la vôtre. Ah ! reprend à son tour saint Laurent Justinien, il n’y a jamais eu au monde un fils plus aimable que Jésus, ni une mère plus éprise de son fils que Marie. Si donc il n’y a jamais eu au monde un amour semblable à celui de Marie, comment pourrait-il y avoir eu une douleur semblable à la sienne ?

C’est pourquoi saint Ildefonse ne craint pas d’assurer que c’est peu de dire que les douleurs de Marie surpassèrent tous les tourments des martyrs réunis ensemble. Et saint Anselme ajoute que les plus cruels outrages que l’on a faits aux martyrs étaient légers, ou plutôt n’étaient rien, en comparaison du martyre de Marie. Saint Basile dit de même que, comme le soleil surpasse en éclat toutes les planètes, ainsi les souffrances de Marie surpassèrent toutes celles des martyrs. Un savant auteur (le P. Pinamonti) conclut par une belle pensée : il dit que la douleur que souffrit cette tendre mère, en la passion de Jésus, fut d’autant plus grande, qu’elle seule pouvait compatir dignement à la mort d’un Dieu fait homme.

Mais ici saint Bonaventure, s’adressant à cette Vierge bénie, lui dit : Marie, pourquoi voulez-vous aussi aller vous sacrifier sur le Calvaire ? est-ce qu’un Dieu crucifié ne suffit pas à nous racheter, pour que vous vouliez être encore crucifiée avec lui ? Ah ! sans doute, la mort de Jésus était plus que suffisante pour sauver le monde, et même mille mondes ; mais cette bonne mère, pour l’amour qu’elle nous porte, voulut aussi coopérer à notre salut par les mérites de ses douleurs qu’elle offrit pour nous sur le Calvaire. C’est pour cela, dit le bienheureux Albert le Grand, que, comme nous sommes obligés envers Jésus à cause de la passion qu’il a soufferte pour notre amour, ainsi nous sommes obligés envers Marie, à cause du martyre qu’elle a voulu souffrir spontanément pour nous à la mort de son fils. Il faut ajouter " spontanément ", car, comme l’ange le révéla à sainte Brigitte, cette pieuse et bonne mère aima mieux accepter toute sorte de tribulations, que de voir les âmes privées d’être rachetées et abandonnées à leur antique réprobation. On peut dire même, que l’unique soulagement de Marie en la passion de son fils était de voir le monde, jusque-là perdu, racheté par sa mort, et les hommes, auparavant les ennemis de Dieu, réconciliés avec lui. " Elle se réjouissait au milieu même de sa douleur, de voir s’accomplir le sacrifice qui allait, en apaisant la justice divine, procurer le salut du genre humain. "

Un tel amour de la part de Marie mérite notre reconnaissance ; que cette reconnaissance nous excite au moins à méditer sur ses douleurs et à y compatir. Mais elle s’est plainte précisément à sainte Brigitte de ce qu’il n’y a que très peu de personnes qui compatissent à ses douleurs, et que la plupart au contraire vivent dans un complet oubli à cet égard : c’est pour cela qu’elle recommanda si fort à la sainte de s’en souvenir et de l’imiter, en compatissant en revanche aux douleurs, et de la mère, et du fils. Pour comprendre combien la sainte Vierge a pour agréable le souvenir que nous avons de ses douleurs, il suffirait de savoir qu’en l’an 1239 elle apparut à sept de ses dévots, qui furent dans la suite les fondateurs de l’ordre des Serviteurs de Marie, et à qui elle présenta à cet effet un vêtement noir, en leur commandant de méditer souvent sur ses douleurs, s’ils voulaient lui être agréables : c’est pourquoi, elle voulut qu’en mémoire de ses souffrances ils portassent dorénavant cet habit de deuil. Jésus-Christ lui-même révéla à la bienheureuse Véronique de Binasco qu’il aimait mieux voir les âmes pieuses compatir à sa mère qu’à lui-même : " car, lui dit-il, ma fille, les larmes que l’on répand sur ma passion me sont chères ; mais comme j’aima ma mère d’un amour immense, la méditation des douleurs qu’elle souffrit à ma mort m’est plus chère encore. "

C’est pourquoi, les grâces que Jésus promet aux âmes dévotes qui méditent sur les douleurs de Marie, sont extrêmement abondantes. Pelbart rapporte qu’il fut révélé à sainte Élisabeth que saint Jean l’Évangéliste, depuis que la bienheureuse Vierge eut été transportée au ciel, désirant la revoir, parvint à obtenir cette grâce : sa chère mère lui apparut et même Jésus-Christ avec elle ; il entendit ensuite Marie demander à son fils quelque grâce particulière pour ceux qui auraient de la dévotion à ses douleurs, et Jésus-Christ lui promettre pour eux quatre grâces principales : 1° que ceux qui invoqueraient la divine mère en considération de ses douleurs mériteraient de faire avant leur mort une sincère pénitence de leurs péchés ; 2° qu’il garderait ces pieux fidèles dans les tribulations où ils se trouveraient, surtout à l’heure de la mort ; 3° qu’il imprimerait en eux la mémoire de sa passion, et qu’il leur en donnerait la récompense dans le ciel ; 4° qu’il placerait ces fidèles entre les mains de Marie, afin qu’elle en disposât selon son bon plaisir, et qu’elle leur obtînt toutes les grâces qu’elle voudrait. Voyons, par l’exemple suivant, combien la dévotion aux douleurs de Marie sert à l’acquisition du salut éternel.

EXEMPLE

On lit dans les Révélations de sainte Brigitte (livre 7, chap. XCVII), qu’il y avait un seigneur aussi vil et aussi scélérat par ses mœurs, qu’il était noble par sa naissance. Il s’était rendu l’esclave du démon par un pacte spécial, et il l’avait servi l’espace de soixante ans non interrompus, menant la vie que chacun peut imaginer, sans jamais s’approcher des sacrements. Or, ce prince se trouvant à l’article de la mort, Jésus-Christ, pour lui faire miséricorde, ordonna à sainte Brigitte de dire à son confesseur d’aller le visiter et l’exhorter à se confesser. Le confesseur y alla, et le malade répondit qu’il n’avait point besoin de confession, parce qu’il s’était confessé assez souvent. Le prêtre y alla une seconde fois, et ce pauvre esclave de l’enfer persévéra dans l’obstination à refuser de se confesser. Jésus dit de nouveau à la sainte que le confesseur eût à y retourner. Il y retourna, et cette troisième fois il rapporta au malade la révélation qu’avait eue la sainte, ajoutant qu’il y était retourné tant de fois, parce qu’ainsi l’avait ordonné le Seigneur, qui voulait lui faire miséricorde. A ces mots, le pauvre malade s’attendrit, et commença à pleurer. Mais comment, s’écria-t-il ensuite, puis-je obtenir le pardon, moi qui depuis soixante ans, ai servi le démon, en qualité de son esclave, et qui ai chargé mon âme d’une foule innombrable de péchés ? Mon fils, lui répondit le père en lui l’encourageant, n’en doutez point, si vous vous repentez, je vous promets le pardon de la part de Dieu. Alors, commençant à prendre confiance, il dit au confesseur : Mon père, je me croyais damné et j’avais désespéré de mon salut ; mais je sens maintenant une si vive douleur de mes péchés, qu’elle ranime ma confiance. Puis donc que Dieu ne m’a pas encore abandonné, je veux me confesser. En effet, il se confessa trois fois ce jour là avec une grande douleur ; le jour suivant il reçut le saint viatique, et le sixième jour après il mourut tout contrit et résigné. Après sa mort Jésus-Christ parla encore à sainte Brigitte et lui dit que ce pécheur était sauvé, puisqu’il se trouvait en purgatoire, et qu’il devait son salut à l’intercession de la Vierge, sa mère ; vu que le défunt, quoi qu’il eût mené une si mauvaise vie, avait toujours conservé la dévotion à ses douleurs, et qu’il y avait compati chaque fois qu’il s’en était souvenu.

PRIERE

O ma Reine, Reine des martyrs et des douleurs, vous avez versé tant de larmes sur votre fils, mort pour mon salut ! mais de quoi serviront vos larmes si je me damne ? Par les mérites de vos douleurs, obtenez-moi donc une vraie douleur de mes péchés, et un vrai changement de vie, avec une tendre et perpétuelle compassion à l’égard des souffrances de Jésus et de vos douleurs : et si Jésus et vous, qui êtes l’innocence même, avez tant souffert pour moi, obtenez-moi, ô Marie, la grâce de souffrir pour votre amour, moi qui suis digne de l’enfer. O ma bien-aimée maîtresse, vous dirai-je avec saint Bonaventure, si je vous ai offensée, blessez mon cœur d’un trait d’amour en guise de satisfaction pour mes offenses ; si je vous ai servie, blessez mon cœur d’un semblable trait en récompense de ma fidélité : ce serait honteux pour moi de voir mon Seigneur Jésus blessé, vous-même blessée avec lui, et moi rester insensible. Enfin, ô ma mère, pour le chagrin que vous avez éprouvé, en voyant votre fils, livré sous vos yeux à tant de souffrances, baisser la tête et expirer sur la croix, je vous supplie de m’obtenir une bonne mort. O avocate des pécheurs, ne manquez point alors d’assister mon âme combattue et affligée, en ce grand passage de l’éternité qu’elle sera sur le point de franchir. Et comme il est possible que je perde alors la parole et que je ne puisse point invoquer votre nom ni celui de Jésus, qui sont l’un et l’autre mon espérance, j’appelle dès à présent votre fils, ainsi que vous, à mon secours pour ce dernier moment, et je dis : Jésus et Marie, je vous recommande mon âme.

   

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