CHEMIN DE SAINTETÉ

adveniat regnum tuum

Dom Vital LEHODEY
Ancien Abbé de Notre-Dame de Grâce
1857-1948


 

CHAPITRE VI
DE L'ABANDON DANS LES BIENS SPIRITUELS ESSENTIELS

Nous envisageons ici la vie spirituelle en ce qu'elle a d'essentiel: 1° Sa fin essentielle, qui est la vie de la gloire; 2° Son essence ici-bas, qui est la vie de la grâce; 3° Son exercice essentiel en ce monde, c'est-à-dire la pratique des vertus et la fuite du péché; 4° Ses moyens essentiels, qui sont l'observation des préceptes, de nos vœux et de nos règles, etc. Toutes ces choses sont nécessaires aux adultes, religieux ou séculiers, quelles que soient la condition où Dieu les mette, la voie par où il les mène. Elles sont l'objet propre de la volonté de Dieu signifiée. Elles sont donc le domaine de l'obéissance, et non celui de l'abandon. L'abandon trouvera cependant quelques occasions de s'exercer, même en ces choses.

ARTICLE PREMIER.  La vie de la gloire.

« Dieu nous a signifié en, tant de sortes et par tant de moyens qu'il voulait que nous fussions tous sauvés, que nul ne le peut ignorer. Et bien que tous ne se sauvent pas, cette volonté ne laisse pas d'être Une vraie volonté de Dieu, qui agit en nous selon la condition de sa nature et de la nôtre » : il nous communique libéralement sa grâce, il nous laisse la liberté nécessaire au mérite. « Nous devons vouloir notre salut comme Dieu le veut, et, par suite, vouloir et embrasser, d'une résolution absolue, les grâces qu'il nous départ : car il faut que notre volonté corresponde à la sienne » . Ainsi parle saint François de Sales, et nous aimons à le citer, pour venger sa doctrine de l'abus qu'en firent les Quiétistes; Bossuet part de cet endroit, pour établir, avec mille preuves à l'appui, que, le salut étant compris, au premier chef, dans la volonté de Dieu signifiée, le pieux Evêque de Genève ne le fait pas tomber sous l'abandon, et que, « s'il étend la sainte indifférence à toutes choses », ce n'est qu'aux événements du bon plaisir divin.  D'ailleurs ce serait une impiété contre Dieu, une cruauté envers nous-mêmes, que de nous faire indifférents pour le salut ou la damnation.

Cette monstrueuse indifférence était pourtant chère aux Quiétistes : ils condamnaient le désir du ciel et faisaient fi de l'espérance; les uns parce que ce désir est un acte, les autres parce que la perfection exige qu'on agisse uniquement par pur amour, et que le pur amour exclut la crainte, l'espérance et tout intérêt propre. Autant d'erreurs que de mots. Pour laisser Dieu faire et se rendre docile à la grâce, il faut supprimer ce qu'il y aurait de défectueux dans notre activité, mais non pas l'activité même; elle est nécessaire pour correspondre à la grâce : aide-toi, le Ciel t'aidera. Le motif de l'amour est le plus parfait, mais tous les autres motifs surnaturels sont bons, et Dieu lui-même se plaît à les susciter dans les âmes. La charité anime les vertus, elle les gouverne et les ennoblit, mais ne les supprime pas; c'est une reine qui ne va pas sans tout son cortège; elle occupe le premier rang, l'espérance le second; toutes les deux sont nécessaires, et, loin de s'exclure. elles vivent en parfaite harmonie. D'ailleurs n' est- il pas dans la nature de l'amour de tendre à l'union ? Et plus l'amour s'allume, plus est fort ce désir d'union; on pense à son Bien-Aimé; on veut sa présence, son amitié, son intimité; on ne saurait plus s'en passer; et quand une âme fervente consent volontiers à n'aller au ciel qu'un peu plus tard, c'est précisément par le désir et de plaire à Dieu en embrassant sa sainte volonté, et de le mieux voir, de le posséder plus parfaitement durant toute l'éternité. Après tout, le salut n'est-il pas le pur amour toujours actuel, invariable et parfait, tandis que la damnation en est l'extinction totale et définitive  ?

Moïse, il est vrai, demande à être effacé du livre de Vie, si Dieu ne pardonne à son peuple ; saint Paul désire être anathème pour ses frères . Saint François de Sales assure qu'une âme héroïquement indifférente « aimerait mieux l'enfer avec la volonté de Dieu que le Paradis sans la volonté de Dieu; et si, par imagination de chose impossible, elle savait que sa damnation serait plus agréable à Dieu que son salut, elle quitterait son salut et courrait à sa damnation » . Dans ces suppositions par, impossible, les Saints montrent la grandeur, la véhémence, les transports de leur charité. Mais ils sont infiniment loin d'une barbare indifférence pour posséder Dieu où le perdre, pour l'aimer ou le haïr éternellement. Ils veulent seulement dire qu'ils subiraient de bon cœur, s'il le fallait pour faire la volonté de Dieu, toutes les peines de la terre, et même les tourments de l'enfer, sans le péché néanmoins : tant ils aiment Dieu, tant ils sont désireux de lui plaire en faisant tout ce qu'il veut, et de le glorifier en lui convertissant les âmes ! Sœur Thérèse de l'Enfant-Jésus était le fidèle écho de leurs sentiments, quand, « ne sachant comment dire à Jésus qu'elle l'aimait, qu' elle le voulait partout servi et glorifié, elle s'écria que de bon cœur elle consentirait à se voir plongée dans les abîmes de l'enfer, pour qu'il y fût aimé éternellement. Cela ne pourrait le glorifier, puisqu'il ne désire que notre bonheur. Mais quand on aime, on éprouve le besoin de dire mille folies » .  De telles protestations sont très sérieuses chez les Paul, les Moïse, et les autres grands Saints; dans les âmes moins parfaites, elles risqueraient de n'être qu'une présomptueuse illusion, une vaine pâture de l'amour-propre.

En résumé, il faut vouloir positivement ce que Dieu commande; et, puisqu'il n'a rien à cœur autant que notre bonheur éternel, il faut vouloir notre salut absolument et par-dessus tout. Il ne peut y avoir lieu à l'abandon que pour le plus tôt ou le plus tard, comme nous l'avons dit en parlant de la vie et de la mort, et pour le degré de la grâce et de la gloire, au sens où nous allons maintenant l'expliquer.

ARTICLE II - La vie de la grâce.

La vie de la grâce est le germe, dont la vie de la gloire est l'épanouissement. L'une se passe à lutter dans l'épreuve, l'autre triomphe dans la félicité. Mais, quant au fond, c'est une seule et même vie, surnaturelle et divine, qui commence ici-bas et se consomme au ciel. D'ailleurs, la vie de la grâce est ta condition indispensable de la vie de la gloire, et elle en déterminera la mesure. En conséquence, on doit désirer l'une comme on désire l'autre. Dieu veut, avant tout, que nous les poursuivions comme le but suprême de l'existence. Il est uniquement occupé de nous les faire atteindre, et le démon de nous les faire perdre. Les âmes qui ont pleinement compris le sens de leur destinée n'ont pas d'autre objectif, au milieu des travaux et des vicissitudes de la terre, que de conserver cette vie de la grâce, si précieuse et si disputée, et de la conduire à son parfait développement. Pour le fond même de cette vie, il n'y a donc pas lieu au saint abandon; car c'est la volonté de Dieu clairement signifiée, que les âmes « aient la vie et qu'elles l'aient plus abondamment » .

Mais l'abandon trouvera sa place en ce qui concerne le degré de la grâce, et par suite le degré des vertus et le degré de la gloire éternelle . En effet, d'après le Concile de Trente, « nous recevons la justice en nous, dans la mesure où il plaît au Saint-Esprit de nous l'accorder, et selon que chacun s'y dispose et coopère » . La grâce, les vertus et la gloire dépendent donc à la fois et de Dieu qui donne comme il veut, et de l'homme en tant qu'il se prépare et correspond.

Puisque tout cela dépend de la générosité individuelle, il faut prier, prier davantage, prier mieux, correspondre à l'action divine avec courage et persévérance, n'omettre aucun effort pour ne pas rester au-dessous du degré de vertus et de gloire que la Providence nous a destiné. D'où vient que nous ne sommes pas plus saints ? A qui la faute, si nous végétons au lieu d'avoir une surabondance de vie spirituelle ? La grâce afflue dans les âmes généreuses; elle nous est prodiguée dans le cloître. Elle le serait bien davantage, et porterait beaucoup plus de fruits, si nous savions mieux l'obtenir par la prière, et ne pas la contrarier par nos infidélités. Non, ce n'est pas la grâce qui nous manque, c'est nous qui manquons à la grâce. N'accusons jamais Dieu, pour pallier notre négligence. Elle n'est que trop méritée, cette réflexion de saint François de Sales : « Il vient à nous, Jésus, le bien-aimé de nos âmes, et il trouve nos cœurs pleins de désirs, d'affections et de petites volontés. Ce n'est pas ce qu'il cherche: il voudrait les trouver vides, pour s'en rendre le maître et le gouverneur. Nous avons bien rejeté le péché mortel et toute affection mauvaise. Mais les coins et recoins de notre cœur sont pleins de mille choses qui lui lient les mains, et l'empêchent de nous départir les grâces qu'il voulait nous accorder. Faisons donc ce qui est en notre pouvoir, puis abandonnons-nous à la divine Providence» .

Malgré tout, Dieu demeure maître de ses dons. Il ne refuse à personne les grâces nécessaires pour atteindre la fin qu'il a daigné nous assigner. Mais il accorde plus aux uns, moins aux autres; et très souvent sa main s'ouvre avec surabondance et profusion, quand il veut et comme il lui plaît. C'est ainsi que Notre-Seigneur, « d'un cœur vraiment filial, prévenant sa Mère ès bénédictions de sa douceur, l'a préservée de tout péché », et tellement sanctifiée qu'elle est « son unique colombe, sa toute parfaite, hors de comparaison ». Il est certain de saint Jean-Baptiste, et très probable de Jérémie et de saint Joseph, que la divine Providence alla les saisir dans le sein de leur mère, et les établit dès lors en la perpétuité de son amour. Les Apôtres, choisis pour être les colonnes de l'Eglise, furent confirmés en grâce, au jour de la Pentecôte. Dans la multitude des Saints, Il n'yen a peut-être pas deux qui soient égaux; car la Liturgie nous fait dire en la fête, de chaque Confesseur Pontife : « Il ne s'en est pas trouvé de semblable à lui ». La même diversité règne dans les rangs des fidèles; « Et qui ne voit qu'entre les chrétiens, les moyens de salut sont plus grands et plus puissants qu'entre les barbares, et que, parmi les chrétiens, il y a des peuples et des villes où les pasteurs sont plus capables », et le milieu plus avantageux ? La grâce arrose le cloître mieux que le monde, et souvent tel monastère beaucoup plus que tel autre .

« Mais il faut bien se garder de jamais rechercher pourquoi la Suprême Sagesse a départi une grâce à l'un plutôt qu'à l'autre, ni pourquoi elle fait abonder ses faveurs en un endroit plutôt qu'en l'autre. Non, Théotime, n'entrez jamais en cette curiosité; car ayant tous suffisamment, et même abondamment ce qui est requis pour le salut, quelle raison peut avoir homme du monde de se plaindre, s'il plaît à Dieu de départir ses grâces plus largement aux uns qu'aux autres?... C'est donc une impertinence de vouloir rechercher pourquoi saint Paul nia pas eu la grâce de saint Pierre, ni saint Pierre celle de saint Paul; pourquoi saint Antoine n'a pas été saint Athanase, ni saint Athanase saint Jérôme. L’Eglise est un jardin diapré de fleurs infinies; il y en faut donc de diverses grandeurs, de diverses couleurs, de diverses odeurs, et en somme de diverses perfections. Chacune a son prix, sa grâce et son émail; et toutes, en l'assemblage de leur variété, font une très agréable perfection de beauté. D'ailleurs, nous ne devons jamais penser trouver une meilleure raison de la volonté de Dieu, que sa volonté même, laquelle est souverainement raisonnable, et même la raison de toutes les raisons, la règle de toute bonté, la loi de toute équité » .

En conséquence, une âme qui pratique bien le saint abandon laisse à Dieu la détermination du degré de sainteté qu'elle atteindra sur la terre, des grâces extraordinaires dont cette sainteté pourra être accompagnée ici-bas, et de la gloire dont elle sera couronnée au ciel. Que Notre-Seigneur élève en peu de temps certains de ses amis à la plus haute perfection, qu'il leur prodigue des faveurs signalées, des lumières étonnantes, de très grands sentiments de dévotion; elle n'en est point jalouse; au contraire, elle s'en réjouit pour Dieu et pour les âmes. Loin de laisser la mauvaise tristesse ou les désirs inconsidérés gagner son cœur, elle se tient ferme au saint abandon; et le degré de gloire où elle aspire est précisément celui que Dieu lui a destiné. Mais elle fait tout ce qui dépend d'elle, avec courage et persévérance, pour ne pas rester au-dessous de ce degré de sainteté, qui est l'objet de tous ses vœux .

ARTICLE III.  La pratique des vertus.

Dieu ne déifie la substance de notre âme par la grâce sanctifiante, nos facultés par les vertus infuses et les dons du Saint-Esprit, que pour nous faire produire dés actes surnaturels. de vertu, comme on plante un arbre fruitier pour en avoir les fruits. Si Notre-Seigneur nous a donné le précepte et l'exemple, s'il nous intime ses menaces et ses promesses, s'il nous prodigue ses grâces extérieures et intérieures, c'est uniquement pour nous faire pratiquer la vertu, fuir le péché, obtenir ainsi la vie éternelle. Car la pratique des vertus est la seule voie du salut et de la perfection pour les adultes. C'est la fin prochaine de la vie spirituelle; c'en est l'exercice essentiel, tantôt obligatoire et tantôt facultatif. C'est la tâche quotidienne qu'il assigne à notre activité; ce sera même le travail de toute la vie; car les vertus sont nombreuses, complexes, indéfiniment perfectibles.

La pratique des vertus appartenant, dit Bossuet, Il à la volonté signifiée, c'est-à-dire à l'exprès commandement de Dieu, il n'y a point là d'abandon ni d'indifférence à pratiquer; ce serait une impiété de s'abandonner à n'avoir point de vertus, ou de demeurer indifférent à les avoir » . Et saint François de Sales ne parle pas autrement : « Dieu nous a ordonné, dit-il, de faire tout ce que nous pourrons pour acquérir les vertus; n'oublions donc rien pour bien réussir dans cette sainte entreprise »  . Et il ajoute ailleurs que nous pouvons les désirer et les demander, nous le devons même, il faut le faire absolument, et non sous condition .

Dès lors que la pratique des vertus appartient à la volonté de Dieu signifiée, nous n'avons qu'à nous y porter, suivant les principes de l'ascèse chrétienne, avec la grâce assurément, mais par notre propre détermination, sans attendre que Dieu, par les dispositions de sa Providence, nous mette en demeure de le faire et nous déclare à nouveau sa volonté. Elle nous est clairement connue, cela suffit. A nous de faire naître les occasions, et d'utiliser celles que nous fournissent nos saintes Règles et les événements. On peut, d'ailleurs, multiplier les actes des vertus sans occasions extérieures. Il n'y a donc pas lieu à l'abandon pour le fond même de cette pratique. Mais il trouvera sa place en plusieurs choses, comme le degré, la manière et certains moyens.

1° Le degré de la vertu. « Il dépend, dit le P. Le Gaudier, de l'homme et de la grâce à la fois. Nous pouvons donc, nous devons même faire tous nos efforts pour qu'il augmente sans cesse, et cependant nous contenter de cette mesure qu'il plaît à la divine Bonté de nous départir. C'est pourquoi, si nous voyons nos progrès se ralentir ou prendre fin, si nous venons à omettre des œuvres de vertu, même à tomber positivement dans quelque défaut, nous devons nous aff1iger de ce que nous manquons à la grâce et ne répondons pas aux désirs de Dieu. Mais puisqu'il a trouvé bon de permettre cette chute ou de mettre cette limite à nos progrès, pour procurer le bien de sa gloire et de notre humiliation, et pour punir ainsi justement notre négligence, il est tout à fait nécessaire de conformer notre volonté à la sienne » . Avouons cependant, avec ce pieux auteur, que, « si nous ne montons pas plus haut, la plupart du temps c'est notre faute » : la grâce abonde en toute âme fidèle; mais nous n'avons pas un idéal assez élevé, le courage et la persévérance nous manquent.

2° Les manières défectueuses de pratiquer la vertu. Un orgueil secret, le besoin de jouir, la peur de souffrir, peuvent en effet s’ y glisser. C'est à la mortification chrétienne qu'il appartient de remettre l'ordre, mais la Providence nous en fournira volontiers les moyens. Citons quelques exemples. Il y a d'abord la manière égoïste, c'est-à-dire la recherche de nous-mêmes dans les consolations divines, dans nos exercices de dévotion et jusque dans le progrès de nos vertus. Dieu nous gouvernera de manière à nous ôter peu à peu ces attaches, afin qu'avec plus de pureté et de simplicité, nous n'affectionnions que le bon plaisir de sa divine Majesté, et que nous cultivions désormais les vertus, « non plus parce qu'elles nous sont agréables, utiles, honorables, et propres à contenter l'amour que nous avons pour nous-mêmes, mais parce qu'elles sont agréables à Dieu, utiles à son honneur, et destinées à sa gloire » . Voilà pourquoi les meilleures âmes sont désolées par l'aridité, travaillées par mille répugnances et difficultés, brisées, anéanties par le sentiment de leur impuissance et de leurs misères. Dieu veut les dépouiller de l'orgueil et du sensualisme, afin qu'elles apprennent à ne le servir que pour lui seul et par pur esprit de foi. Il y a aussi la manière inquiète et empressée. Plusieurs, ayant le désir de se perfectionner par l'acquisition des vertus, voudraient les avoir tout d'un coup, comme s'il suffisait d'aspirer à la perfection pour la posséder, sans autre peine. Dieu entend que nous fassions ce qui dépend de nous, par la fidélité à garder chaque vertu selon notre condition et vocation. Il veut ainsi nous accoutumer à tendre à la perfection par degrés, en tranquillité de cœur. Pour ce qui est d'y parvenir un peu plus tôt, un peu plus tard, il demande que nous laissions cela à sa Providence; et volontiers il nous conduira de manière à modérer l'impatience de nos désirs et à nous maintenir dans l'humilité .

3° Certains moyens de pratiquer la vertu. Dieu se réserve d'intervenir à son heure et comme il lui plaît, pour aplanir les obstacles, susciter les occasions, faciliter le travail. Il le fait par chaque événement de son bon plaisir, employant tous les hommes aux intérêts de sa gloire, « mais les uns dans l'action plutôt que dans la souffrance, les autres par le martyre, les persécutions, la mortification volontaire, la maladie, etc. Notre rôle à nous est de nous faire indifférents à toutes ces choses et d'attendre le bon plaisir de Dieu; puis, d'embrasser sa volonté sainte et de l'étreindre avec ardeur, aussitôt qu'elle apparaît clairement » . N'est-elle pas souverainement sage, paternelle et salutaire ? D'ailleurs, personne n'a le droit de demander à Dieu pourquoi il nous pose ici, pourquoi il ne nous conduit pas de telle autre manière. A plus forte raison, nous ne pouvons exiger de lui quelqu'une de ces interventions spéciales, où son action particulièrement puissante illumine, embrase, transforme les âmes, ou du moins leur fait faire un progrès sensible, en peu de temps et comme sans effort de leur part. Sainte Thérèse, en maints endroits de sa Vie , signale des cas de ce genre. Elle raconte en particulier comment, le premier ravissement dont Dieu la favorisa, la détacha subitement de certaines amitiés, très innocentes, mais auxquelles elle tenait beaucoup; et comment, depuis lors, il n'était même plus en son pouvoir d'en former d'autres, dont Dieu ne fût le seul lien . Mais ces ascensions rapides, ces illuminations subites, ces transformations étonnantes, ne peuvent être que des exceptions très rares. Dieu, nous ayant donné l'intelligence et la volonté libre, et mettant sa grâce à notre disposition, « nous a laissés dans la main de notre conseil » . C'est donc à notre activité spirituelle, aidée de la grâce, qu'il faut demander la pratique des vertus. Celui-là serait bien téméraire, et même insensé, qui, comptant sur des interventions extraordinaires de Dieu; négligerait l'initiative personnelle et s'endormirait dans la paresse.

ARTICLE IV.  La fuite du péché.

« La vie de l'homme sur la terre est une guerre » . Jour et nuit, les ennemis du dehors et du dedans nous guettent, pour nous ravir le trésor de nos vertus, et même la vie de la grâce et de la gloire. Il nous faut veiller, prier, lutter sans cesse, toujours repousser les assauts de l'enfer, déjouer ses ruses, tenir en respect nos inclinations mauvaises, et nos passions déréglées qui sont d'intelligence avec lui; et, s'il a réussi à pénétrer dans nos lignes par le péché, l'en chasser par la pénitence, réparer les suites de notre défaite, prévenir les retours offensifs de l'ennemi, préparer la victoire finale par une vigilance et un courage toujours en éveil; et, comme nous sommes la faiblesse même, appeler à notre aide la toute-puissance de Dieu. La lutte est d'une absolue nécessité et ne doit- finir qu'avec la vie. Le jour où nous cesserions de combattre, le péché nous envahirait, comme un implacable ennemi se précipite sur un pays qui a cessé de lui opposer une résistance victorieuse. D'ailleurs, combien de temps ne faut-il pas pour se détacher de tout, et s'établir à fond dans la pureté du cœur et la paix de l'âme ? Et cet avantage une fois acquis, il faut le maintenir.

« Notre-Seigneur ne cesse d'exhorter, promettre, menacer, défendre, commander et inspirer parmi nous, pour détourner notre volonté du péché, en tant qu'il se peut faire sans lui ôter sa liberté. » . La volonté divine nous a été signifiée mille fois, et sous toutes les formes. Devant une volonté de Dieu si clairement connue, en chose de si capitale importance, l'indifférence serait criminelle. Il faut donc nous résoudre à lutter sans trêve ni merci, et nous y mettre sans attendre autre chose que la grâce promise à la prière et à la fidélité.

Assurément, Dieu pourrait nous venir en aide par une de ces interventions particulièrement puissantes, qui terrassent une âme, et la changent avec une étonnante promptitude. C'est ainsi que Madeleine, la pécheresse scandaleuse, se transforme très vite et devient merveilleusement pure; Pierre, après son triple reniement, rencontre le regard de Jésus et commence à verser des larmes qui ne vont plus tarir; le bon larron, jusque-là malfaiteur et blasphémateur, fait au dernier moment une entière conversion, et reçoit, de la bouche de son Sauveur, la plus consolante assurance; les Apôtres, auparavant timides et imparfaits, sont confirmés en grâce et remplis d'un courage intrépide, au jour de la Pentecôte; Saul, sur le chemin de Damas, tombe ardent persécuteur, et sera bientôt Apôtre non moins ardent. Dieu pourrait sans peine, en un instant, nous faire passer du péché ou de la tiédeur aux plus saintes dispositions. Ces transformations merveilleuses sont en son pouvoir; mais, comme le fait remarquer saint François de Sales, « elles sont extraordinaires en la grâce, comme la résurrection des corps en la nature, en sorte que nous ne devons pas y prétendre » .  Pareillement, les âmes que Dieu voit dans le trouble ou d'autres dispositions fâcheuses, il pourrait les calmer d'un mot, les établir subitement dans l'état où il les veut. Il le fait quelquefois, mais ce n'est pas sa méthode habituelle. Il préfère que « la purgation et guérison ordinaire, soit des corps, soit des esprits, ne se fasse que petit à petit, par progrès, d'avancement en avancement, avec peine et loisir» .

Dieu a jugé plus glorieux pour nous et pour lui qu'il ne nous sauve pas sans nous, ou que notre perte vienne de nous. S'il nous préservait, s'il nous convertissait, s'il nous transformait, presque sans travail de notre part, où serait pour nous le mérite ? Au contraire, en nous laissant davantage à notre propre détermination, il exige de nous plus d'efforts; mais il nous offre, avec l'honneur et le mérite, une source d'incessants progrès par la vigilance, la prière, le combat, la pénitence, l'humilité, la mortification chrétienne. Nous ayant créés libres, il nous gouverne en conséquence. Il a jugé meilleur de faire sortir le bien du mal, que d'empêcher le mal au prix de notre liberté. Il veut donc que nous ayons à lutter contre nos mauvaises inclinations, nos passions déréglées et les ennemis du dehors. Il nous a tracé le devoir, il nous offrira sa grâce, il nous rendra selon nos œuvres; mais il laisse faire. Il faut nous armer de courage et nous résigner à la lutte, adorant la Providence en cette sainte permission, « où reluisent sa sagesse à régir les créatures libres, sa libéralité à récompenser les bons, sa patience à supporter les méchants, sa puissance à les convertir, ou du moins à les ramener dans l'ordre par la justice, enfin le bien de sa gloire qu'il trouve en toutes choses et qu'il y cherche uniquement » . Mais en même temps, obéissons à sa volonté signifiée, qui nous ordonne de haïr le péché, de l'éviter par la vigilance, la prière et le combat, ou de le réparer par la pénitence.

ARTICLE V.  L'Observation des préceptes, vœux, règles, etc.

Ayant déjà exposé ce qui concerne la gloire éternelle, la vie de la grâce, la pratique des vertus et la fuite du péché, nous groupons ici, dans ce dernier article, toutes les autres choses qui appartiennent à la volonté de Dieu signifiée, comme sont les préceptes de Dieu et de l'Eglise, les conseils évangéliques, les devoirs d'état, et, par conséquent, pour nous religieux, nos vœux, nos Règles et les ordres de nos Supérieurs ; enfin, les inspirations de la grâce, les exemples de Notre-Seigneur et des Saints. Par là même qu'elles appartiennent à la volonté de Dieu signifiée, toutes ces choses constituent le domaine propre de l'obéissance; et non pas celui de l'abandon. D'ailleurs, elles sont les moyens que Dieu nous assigne pour fuir le péché, cultiver les vertus, vivre de la grâce et tendre à la gloire; et, comme il veut la fin, il en veut aussi les moyens, et les a grandement à cœur. Les uns, il les impose par manière de précepte; ou, s'ils étaient libres, ils nous sont devenus obligatoires par suite de notre profession. Les autres demeurent facultatifs; mais c'est Dieu même qui nous les propose; c'est lui qui nous incite par ses promesses et qui nous attire par sa grâce à ne pas les négliger. C'est ainsi, par exemple, qu'il nous engage, outre la mesure obligée de prières et de sacrifices taxée par nos Règles, et, moyennant les conditions voulues, à faire quelque chose de plus par bonne volonté; il nous attire à multiplier les actes intérieurs des vertus, à suivre de plus près les saints, et surtout le modèle des saints eux-mêmes, notre doux et bien-aimé Sauveur Jésus.

En conséquence, pour faire toutes ces choses, au moins dans la mesure obligatoire, il n'est pas besoin d'attendre que les événements nous déclarent la volonté divine, ou qu'une motion spéciale du Saint-Esprit nous pousse à l'accomplir; elle nous est parfaitement connue, la grâce est à notre disposition. Nous n'avons qu'à marcher par notre propre détermination, les yeux constamment fixés sur les préceptes, sur nos lois monastiques et les autres signes de la volonté divine, afin de régler là-dessus chacun de nos pas.

Nous ne devons cependant nous attacher à toutes ces choses que pour autant qu'elles continuent d'être la volonté de Dieu sur nous. Cesse-t-il de les vouloir, il faut nous en détacher, pour nous porter de bon cœur à ce qu'il veut présentement, et ne vouloir plus que cela. Or, certains préceptes de Dieu ne sont pas tellement immuables qu'ils ne puissent être modifiés par les circonstances; il en est de même pour les Commandements de l'Église; citons comme exemples l'assistance à la messe, le jeûne et l'abstinence en cas de maladie. A plus forte raison, Dieu pourra modifier certaines de nos obligations monastiques, en changeant notre état de santé ou d'autres circonstances. -Il peut aussi nous laisser ou nous reprendre à son gré la facilité d'user de telle ou telle pratique facultative. Il est impossible à un seul homme de suivre tous les conseils évangéliques, ou d'imiter toutes les œuvres extérieures, de Notre-Seigneur et des Saints. Un choix est à faire. Dieu le laisse à notre initiative, pour l'ordinaire; souvent cependant, il le fait lui-même, en disposant de nous par sa volonté de bon plaisir. Il y aura donc, en ces sortes de choses, une assez large place au saint abandon.

C'est particulièrement par la vocation qu'il nous donne, par la condition où il nous met, que Dieu assigne à chacun son poste de combat, ses armes et son service. On n'aura pas dans le siècle les observances du cloître; la vie strictement contemplative ne comporte pas l'apostolat au dehors, ni la vie active les constantes occupations de Marie. L'indigence dans le monde ou la pauvreté religieuse empêcheront de faire l'aumône, etc. Et, dans notre vocation même, une large carrière demeure ouverte au bon plaisir divin. C'est ainsi que Dieu confie les charges à l'un et laisse les autres dans le rang; il donne la santé comme il veut et avec la santé la facilité de garder toutes les observances; mais, quand bon lui semble, il ôte la force et réduit à une impuissance totale ou partielle.

En résumé, ne pouvant suivre, à nous seuls, tous les exemples de Notre-Seigneur et des Saints, tous les conseils évangéliques, nous devons cependant les estimer à leur juste valeur, ne mépriser rien de ce qui a mené les grandes âmes à la perfection, mais suivre seulement les conseils et les pratiques qui s'harmonisent avec notre condition et notre vocation. Nous garderons, avec un zèle particulier, les obligations communes à tous les chrétiens, et les devoirs propres à notre saint état. Nous nous attacherons de tout notre cœur à ces moyens de sanctification, comme étant voulus de Dieu. Au besoin, nous redoublerons de courage et d'esprit de foi, pour ne pas fléchir dans l'observance. Mais si les événements du bon plaisir divin nous montrent que Dieu ne veut plus de nous actuellement tel ou tel de ces moyens, et si c'est bien le sentiment de ceux qui ont charge de nous conduire, il faut nous en détacher, pour ne vouloir plus que ce que Dieu veut de nous présentement, et compenser ainsi la perte de cette pratique par un abandon filial au bon plaisir divin.

   

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