CHEMIN DE SAINTETÉ

adveniat regnum tuum

LA MONTÉE DU CARMEL
 

LIVRE TROISIÈME

CHAPITRES  44 et Fragments

CHAPITRE XLIV 
 

ON TRAITE DU SECOND GENRE DE BIENS PARTICULIERS DANS LESQUELS LA VOLONTÉ PEUT METTRE UNE CERTAINE COMPLAISANCE. 
 

 La seconde sorte de biens particuliers et agréables dans lesquels la volonté peut mettre une vaine complaisance, comprend les biens qui nous invitent et nous stimulent à servir Dieu: nous les appelons provocatifs. Ils s'agit des prédications; et nous pouvons les considérer sous un double aspect: celui qui concerne les prédicateurs, et celui qui regarde leurs auditeurs. Car, il ne manque pas de conseils à leur donner aux uns et aux autres sur la manière dont ils doivent élever vers Dieu les joies qu'ils éprouvent dans leur coeur.

 Parlons tout d'abord du prédicateur. S'il veut être utile aux fidèles et ne point se laisser follement aller à une vaine complaisance et à la présomption, il doit considérer que la prédication est un exercice où l'esprit a plus de part que la parole. S'il est vrai que la parole en est la moyen extérieur, sa force et son efficacité dépendent tout entières de l'esprit intérieur. Voilà pourquoi, quelque élevée que soit la doctrine prêchée, quelques belles qu'en soient les pensées, quelque sublime que soit le style dont elles sont revêtues, tout cela ne produira d'ordinaire qu'un résultat proportionné à l'esprit intérieur de celui qui prêche. Sans doute, la parole de Dieu est efficace par elle-même, comme le dit David: « Il donnera à sa voix une vertu et une force (Ps. LXVII, 34). » Or, le feu a, lui aussi, par lui-même une vertu, celle de brûler, et cependant il ne brûle pas, tant que le sujet n'y est pas disposé. De même, pour que la prédication produise son effet, deux dispositions sont nécessaires: l'une dans le prédicateur, l'autre dans l'auditeur; et d'ordinaire l'effet est en rapport avec la disposition de celui qui prêche. Voilà pourquoi on dit: Tel est le maître, tel est généralement le disciple. Aussi nous lisons dans les Actes des Apôtres que les sept fils de Scéva, prince des prêtres juifs, se mirent à conjurer les démons avec la même formule que saint Paul, mais le démon les brava et leur dit: « Je connais Jésus, et je connais Paul; mais vous, qui êtes-vous? (Act. XIX, 15) » Et se précipitant sur eux, il les mit à nu et les couvrit de plaies. Tout cela arriva parce que ces hommes n'avaient pas les qualités requises, et non parce que le Christ voulait les empêcher de chasser les démons en son nom. Nous lisons, en effet, qu'un jour les Apôtres rencontrèrent un homme qui, n'étant pas du nombre des disciples de Notre-Seigneur Jésus-Christ, chassait un démon en son nom; et, comme ils s'y opposaient, le Sauveur leur dit: « Ne l'en empêchez pas, parce que si quelqu'un opère des prodiges en mon nom, il ne pourra pas se mettre immédiatement après à parler mal de moi (Marc, IX, 39) ».

 Mais il a en horreur ceux qui enseignent la loi divine sans l'observer, et qui prêchent la vertu sans la pratiquer. Voilà pourquoi le Seigneur nous dit par saint Paul: « Tu instruis les autres, et tu ne t'instruis pas toi-même! Tu prêches qu'il ne faut pas voler, et tu voles! (Rom. II, 21) » L'Esprit-Saint nous dit par la bouche de David: « Dieu a dit au pécheur: Pourquoi proclamez-vous ma justice, et ne cessez-vous jamais de parler de ma loi, tandis que vous avez en horreur la conduite qu'elle commande et que vous méprisez mes paroles? (Ps. XLIX, 16-17) » Par là, il nous montre qu'il ne donnera pas à ces hommes les dons qui sont nécessaires pour produire le bien.

 Aussi nous voyons d'ordinaire que plus la vie du prédicateur est sainte, autant que nous pouvons en juger sur la terre, plus est abondant le fruit qu'il produit, alors même que son style serait vulgaire, sa doctrine pauvre et ses pensées communes. L'esprit de vie dont il est animé communique sa chaleur. Un autre au contraire ne produit que peu de fruits, malgré la perfection de son style et la profondeur de sa doctrine.

 Sans doute un bon style, de beaux gestes, une doctrine solide, une diction parfaite, touchent et font plus d'effet, s'ils sont accompagnés d'une sainte vie; mais, sans elle les sens auront beau être flattés et l'intelligence satisfaite, la volonté n'en retirera que très peu de piété ou de ferveur, ou même n'en retirera nullement; l'âme d'ordinaire se trouve aussi faible et aussi lâche dans la pratique de la vertu qu'elle l'était précédemment, malgré toutes les merveilles si merveilleusement dites de l'orateur, qui n'ont servi qu'à flatter l'oreille, comme un concert de musique, ou un son de cloches harmonieux; l'âme, je le répète, ne sort pas de son ornière; elle est au même point après qu'elle l'était avant, et pareille éloquence n'a pas la vertu de ressusciter les morts et de les faire sortir du tombeau. Peu importe donc qu'on entende une parole plus harmonieuse qu'une autre, si elle ne stimule pas plus que l'autre à la pratique de la vertu. On a dit des merveilles, soit; mais elles s'oublient promptement, dès lors qu'elles n'ont pas porté le feu sacré dans la volonté. Non seulement l'impression agréable que de telles paroles excitent dans les sens ne produit par elle-même que peu de fruit, mais elle empêche l'enseignement d'arriver à l'esprit; et tout se borne à faire l'éloge de la forme et les accessoires dont la prédication est revêtue. On loue telle ou telle qualité du prédicateur, et on le suit plutôt à cause des qualités de son éloquence qu'à cause de l'amendement qu'on en retire. Telle est la doctrine que saint Paul fait admirablement comprendre quand il dit aux Corinthiens: « Quant à moi, mes frères, lorsque, je suis venu vers vous, je ne suis point venu vous prêcher le Christ avec tout l'apparat de la science et de la sagesse; ma parole et ma prédication n'avaient point pour ressources l'éloquence et la sagesse des hommes, mais toute leur efficacité venait de l'Esprit-Saint et de la vertu de Dieu (I Cor. II, 1-4 ; N.B. : Les fragments que le P. Gérard a ajoutés à la Montée du Carmel, et dont il fait les ch. XLV et XLVI, ne peuvent être considérés comme la continuation de ce livre. Ils sont la reproduction d'une longue et admirable lettre adressée par le Saint à un religieux, son fils spirituel. P. Silverio t. II, p. 358). » Sans doute l'intention de l'Apôtre et la mienne ne sont pas de condamner ici le beau style, l'éloquence, le langage noble, toutes choses qui favorisent beaucoup la prédication comme d'ailleurs toutes les affaires, car un beau langage ou une parole habile relève et gagne même les causes qui étaient perdues et désespérées, tandis qu'une parole maladroite ruine et perd les meilleurs causes. 
 

FRAGMENT I
 

(CHAPITRE XLV, ÉDITION P. GÉRARD)
 

ON PARLE DE LA PREMIÈRE AFFECTION DE LA VOLONTÉ ET ON MONTRE COMMENT AUCUN OB-JET INFÉRIEUR À NOS TENDANCES NE PEUT ÊTRE UN MOYEN D'UNION DE L'ÂME AVEC DIEU
PAR LA VOLONTÉ. 
 

 La première des passions de l'âme et affections de la volonté, c'est la joie. La volonté la cause toujours dans l'âme, lorsque les objets se présentent à elle comme bons, convenables, pleins de suavité et d'attrait, ou parce qu'ils semblent beaux, agréables, délicieux ou splendides. C'est d'après cela que la volonté se porte vers eux, les désire et y met sa complaisance quand elle les possède, craint de les perdre et se désole quand elle les a perdus. Ainsi donc, selon la passion de la joie, l'âme s'inquiète et se trouble.

 Pour détacher cette passion de tout ce qui n'est pas Dieu, il faut savoir que tout ce dont peut se réjouir d'une manière particulière la volonté est pour elle suave et agréable; or cet objet suave et agréable, quel qu'il soit, dont elle fait sa joie et ses délices n'est pas Dieu. Dieu, en effet, qui ne peut être perçu par aucune des autres puissances, ne peut l'être non plus par les penchants et les goûts de la volonté, car sur cette terre l'âme ne pouvant goûter Dieu d'une manière essentielle, toutes les suavités et délices qu'elle peut savourer, si élevées qu'elles soient, ne peuvent être Dieu.

 De plus, la volonté ne peut goûter et désirer d'une manière particulière tel ou tel objet qu'autant qu'elle en a la connaissance. Or comme elle n'a jamais goûté Dieu tel qu'il est, et qu'elle ne l'a pas connu par quelque appréhension de ses puissances, elle ne peut pas savoir comment il est, ni ce que c'est que de le goûter. Ses puissances sont incapables de le goûter et de le désirer. Il est au-dessus de toute sa capacité. Il est donc clair qu'aucune de ces choses particulières où elle met sa joie n'est Dieu; voilà pourquoi, si elle veut s'unir à lui, elle doit faire le dénûment dans ses puissances et se détacher de toutes les joies particulières qui pourraient lui venir d'en haut ou d'en bas, car si la volonté peut d'une certaine manière comprendre Dieu et s'unir à lui, ce n'est pas par un moyen appréhensif de ses puissances, mais par l'amour. Or comme ni les délices ni la suavité ni les joies perçues par la volonté ne sont l'amour, il en résulte qu'aucun de ces sentiments agréables ne peut être un moyen proportionné pour l'union de l'âme à Dieu; il faut l'opération de la volonté elle-même, opération qui est toute différente de son sentiment. Par l'opération, elle s'unit à Dieu et son terme, c'est l'amour, mais ce n'est pas l'effet du sentiment ou de l'appréhension de sa tendance qui s'arrête à l'âme comme à son but et à son terme.

 Les sentiments peuvent servir seulement de motifs pour aimer, si la volonté veut aller de l'avant; mais, là s'arrête leur rôle. Voilà pourquoi les sentiments de joie par eux-mêmes ne dirigent pas l'âme vers Dieu; ils la fixent plutôt en eux-mêmes. Seule l'opération de la volonté, qui est d'aimer Dieu, place l'âme en lui; elle laisse loin derrière elle toutes les créatures, et aime Dieu au-dessus de tout. Par conséquent, si quelqu'un se met à aimer Dieu non à cause du plaisir qu'il y éprouve, c'est qu'il laisse de côté cette suavité et met son amour en Dieu, lequel n'est pas sensible. S'il mettait avec advertance son amour dans la suavité et le goût qu'il ressent, ce serait le mettre dans la créature ou ce qui la concerne, et prendre ce qui n'est qu'un moyen pour la fin et le terme; par conséquent, l'oeuvre de la volonté serait vicieuse. Dès lors que Dieu est incompréhensible et inaccessible, il ne faut pas que la volonté, pour mettre son opération d'amour en Dieu, la place dans ce que sa tendresse peut toucher ou saisir, mais dans ce que qu'elle ne peut comprendre ni atteindre. De la sorte l'âme aime d'une manière certaine et en réalité au goût de la foi; elle fait le vide et la nuit dans tout ce qu'elle est capable de percevoir par les sens, l'entendement fait de même par rapport à toutes ses connaissances et sa foi monte au-dessus de tout ce qu'on peut comprendre. 
 

FRAGMENT II 

(CHAPITRE XLVI, ÉDITON P. GÉRARD)
 

LA VOLONTÉ, POUR ARRIVER À L'UNION DIVINE, DOIT NÉCESSAIREMENT ÊTRE DÉTACHÉE DE SES TENDANCES NATURELLES. 
 

Il serait bien insensé, celui qui étant privé des suavités et délices spirituels s'imaginerait que pour ce motif Dieu va lui manquer, ou que les ayant, il jouit de Dieu et s'imagine le posséder; mais il le serait davantage encore s'il allait chercher ces suavités en Dieu et s'il s'y complaisait. Et en effet, il n'irait plus à la recherche de Dieu avec une volonté qui a pour fondement le dénuement de la foi, mais avec une volonté qui s'attache au goût spirituel, c'est-à-dire à quelque chose de créé, et par conséquent il suivrait ses inclinations; il n'aimerait pas Dieu purement et au-dessus de tout, c'est-à-dire en mettant en lui toute la force de la volonté. Car, lorsqu'il s'attache à la créature et par ses tendances, il ne s'élève pas au-dessus d'elle pour arriver à Dieu, dès lors que Dieu est inaccessible. Il est impossible, en effet, que la volonté puisse arriver aux suavités et délices de l'union divine, sans que la tendance soit détachés de tous les goûts particuliers. C'est ce que signifie cette parole du Psalmiste: Dilata os tuum, et implebo illud (Ps. LXXX, 11: Ouvre ta bouche et je la remplirai). Cette tendance, c'est comme la bouche de la volonté qui s'ouvre quand elle n'est pas occupée à savourer quelques délices, car lorsque la tendance se porte vers un objet, par le fait même la volonté se ferme. Mais en dehors de Dieu tout est étroit; la volonté doit donc tenir sa bouche toujours ouverte à Dieu, avoir sa tendance sevrée de tout mets, afin que Dieu puisse la combler elle-même de son amour et de ses délices; elle se tiendra dans la faim et la soif de Dieu seul, sans chercher de satisfaction personnelle; car ici-bas elle ne saurait goûter Dieu tel qu'il est. Ce qu'elle peut goûter, si elle a le désir de quelque chose, serait encore un obstacle à cet amour. Tel est l'enseignement d'Isaïe, quand il nous dit: « Vous tous qui avez soif, venez aux eaux. (Is. LV, 1-2). » Par ces paroles il invite ceux qui ont soif de Dieu seul, et sont détachés de leurs tendances, à s'abreuver aux eaux divines en s'unissant à Dieu. Or comme la joie se soutient par cette bouche de la volonté, c'est-à-dire par la tendance, nous parlerons des différentes sortes d'aliments qu'elle peut goûter, et nous la détacherons de chacun d'eux. Il faut sevrer cette bouche de toute nourriture sensible, pour qu'elle n'ait plus faim que de la volonté de Dieu, en tant qu'il est au-dessus de toute compréhension.

   

Pour toute suggestion, toute observation ou renseignement sur ce site,
adressez vos messages à :

 voiemystique@free.fr