CHAPITRE XXXIX
ON CONTINUE
À
DIRIGER L'ESPRIT
VERS LE
RECUEILLEMENT
INTÉRIEUR PAR
L'USAGE DES
BIENS DONT
IL EST QUESTION.
La cause
pour laquelle certaines personnes adonnées à la spiritualité
n'arrivent jamais à entrer dans la véritable joie de l'esprit,
c'est qu'elles n'achèvent pas elles-mêmes de se sevrer de
la joie que procurent les choses extérieures et visibles. Elles
doivent savoir que si le lieu convenable et consacré à la
prière est le temple ou l'oratoire visible, et si l'image est le
motif de la prière, il ne s'ensuit pas qu'on doive réserver
son goût et la saveur pour le temple visible ou l'image, tandis que
l'on oublierait de prier dans le temple vivant, c'est-à-dire de
se recueillir intérieurement. C'est ce que saint Paul nous fait
remarquer en ces termes: « Considérez que vos corps sont les
temples du Saint-Esprit, qui habite en vous (I Cor. III, 16) ». Le
Christ nous dit aussi par saint Luc: « Le royaume de Dieu est au-dedans
de vous (Luc, XVII, 21). » C'est à cette considération
que nous renvoie la parole du Christ que nous avons rapportée, c'est-à-dire:
« Il faut que ceux qui prient adorent le Père en esprit et
en vérité (Jean, IV, 24). » Car Dieu fait très
peu de cas de vos oratoires et des autres lieux consacrés à
la prière, si, parce que vous y mettez votre plaisir et votre satisfaction,
vous avez un peu moins de détachement intérieur ou de cette
pauvreté spirituelle qui consiste dans le renoncement à toutes
les choses que vous pouvez posséder.
Vous
devez donc, pour purifier la volonté de la vaine satisfaction et
de la complaisance qu'elle met dans ces choses, ne viser qu'à un
but: celui d'avoir la conscience pure, le cœur complètement attaché
à Dieu et l'esprit tout occupé de lui. Puis, comme je l'ai
dit, on choisit l'endroit le plus écarté et le plus solitaire
qu'on peut pour mettre toute notre joie et notre bonheur à prier
Dieu et à le glorifier. Quant à ces petits sentiments de
dévotion et à ces douceurs sensibles, n'en faites aucun cas;
appliquez-vous plutôt à les repousser. Si, en effet, l'âme
s'habitue à la dévotion sensible, elle n'arrivera jamais
à posséder par le recueillement intérieur ces fortes
suavités spirituelles qui se trouvent dans la nudité de l'esprit.
CHAPITRE XL
DE QUELQUES
INCONVÉNIENTS
OÙ TOMBENT
CEUX QUI,
COMME NOUS L'AVONS DIT,
SE LAISSENT
ALLER À LEUR GOÛT POUR
LES CHOSES
SENSIBLES ET LES
LIEUX DE DÉVOTION.
Il y
a de nombreux inconvénients intérieurs et extérieurs
à rechercher les goûts sensibles dans les objets dont nous
avons parlé. D'abord du côté de l'intérieur:
l'homme n'arrivera jamais au recueillement de l'esprit qui consiste à
se détacher de tous ces objets, à oublier tous les goûts
sensibles qu'ils occasionnent, à se retirer dans le plus intime
de lui-même et à acquérir les vertus solides. Quant
à l'extérieur, il en résulte l'inconvénient
que l'on ne peut pas prier partout, mais seulement dans les endroits qui
sont de notre goût: et ainsi on omettra bien souvent de prier, parce
que, comme dit le proverbe, on ne sait lire que dans le livre de son village.
De plus, cet attrait pour les goûts sensibles engendre des changements
continuels; celui qui en est l'esclave ne peut jamais demeurer longtemps
dans le même endroit, ni même parfois persévérer
dans sa vocation. Aujourd'hui vous le verrez dans un endroit, et demain
dans un autre; aujourd'hui il se retire dans un ermitage, et demain dans
un autre; aujourd'hui il décore un oratoire, et demain il en décorera
un autre. Ce sont aussi les personnes de ce genre qui passent toute leur
vie à changer d'état et de manière de vivre. Elles
ne connaissent de la vie spirituelle que cette ferveur et ces goûts
sensibles dont nous avons parlé; aussi elles n'ont jamais fait le
moindre effort pour arriver au recueillement intérieur par l'abnégation
à leur propre volonté et la résignation à supporter
la gêne. Toutes les fois qu'elles rencontrent un lieu qui semble
favorable à leur dévotion, ou quelque genre de vie ou situation
qui correspond à leur goût et à leur attrait, elles
y courent aussitôt et abandonnent ce qu'elles avaient précédemment.
Mais, comme elles n'ont eu d'autre mobile que cet attrait sensible, elles
ne tardent pas à chercher autre chose, parce que cet attrait sensible
n'est pas constant et fait promptement défaut.
CHAPITRE XLI
ON MONTRE QU'IL
Y A TROIS
SORTES DE LIEUX
DE DÉVOTION
ET COMMENT LA VOLONTÉ
DOIT SE CONDUIRE
À LEUR
ÉGARD.
Je trouve
qu'il y a trois sortes de lieux par le moyen desquels Dieu a coutume de
porter la volonté à la dévotion. La première
consiste dans certaines dispositions du terrain ou du site qui par l'aspect
agréable de leurs variétés, leurs vallons, leurs bosquets,
leur paisible solitude, excitent la dévotion. Il est utile de profiter
de ces lieux, mais à la condition de les oublier pour élever
tout de suite son cœur vers Dieu, car celui qui veut la fin ne doit pas
s'arrêter plus qu'il ne convient au moyen qui y conduit. Si on recherche
un attrait naturel ou le plaisir des sens, on ne trouvera que sécheresse
et distraction pour l'esprit, car la satisfaction et la joie de l'esprit
ne se trouvent que dans le recueillement intérieur. Voilà
pourquoi, lorsqu'on est dans un lieu de cette sorte, il faut chercher à
se trouver intérieurement avec Dieu, comme si l'on n'était
pas dans ce lieu. Car si l'on court vers la jouissance et le plaisir de
ce lieu ou de cet autre, comme nous l'avons dit, on recherche une récréation
pour les sens et l'on favorise l'instabilité de l'esprit plutôt
que le calme de l'âme. Que faisaient les anachorètes et tous
les anciens ermites dans leurs solitudes si vastes et si belles? Ils ne
prenaient que le moins de terrain possible pour y bâtir une très
étroite cellule, ou se creusaient quelque grotte pour s'y renfermer.
C'est ainsi que saint Benoît passa trois années dans le désert;
de même un autre appelé saint Simon s'attacha avec une corde
pour ne pas dépasser la limite que lui fixait ce lien volontaire.
C'est ainsi que firent beaucoup d'autres qu'il serait trop long d'énumérer.
Ils comprenaient très bien, ces saints, que, s'ils ne mortifiaient
pas les tendances de la nature et le désir même des joies
et satisfactions spirituelles, ils ne pourraient pas arriver aux joies
de l'esprit ni être spirituels.
La seconde
sorte de lieux qui favorisent la dévotion est plus particulière.
Je veux parler de certains endroits, déserts ou autres, peu importe,
où Dieu a coutume d'accorder quelques faveurs spirituelles très
élevées à quelques âmes choisies. Aussi, arrive-t-il
d'ordinaire que celui qui a reçu une faveur à cet endroit
sent que son cœur y est porté; il éprouve parfois le désir
le plus vif et le plus véhément d'y retourner. Sans doute,
quand il y retourne, il ne se trouve pas impressionné comme avant,
car il ne dépend pas de lui de recevoir de pareilles faveurs. Dieu
les accorde quand il veut, à qui il veut et où il veut; il
n'est pas lié au lieu, ni au temps, ni à la libre volonté
de celui à qui il les accorde. Néanmoins, si l'âme
est détachée de tout sentiment égoïste, il est
bon qu'elle retourne quelquefois à ce lieu pour prier, et cela pour
trois raisons. La première, c'est que si Dieu, comme nous l'avons
dit, n'est pas lié à tel endroit, il semble bien que c'est
là qu'il a voulu être loué par cette âme, lorsqu'il
a daigné lui accorder cette faveur. La seconde, c'est que l'âme
se rappelle mieux là quelle reconnaissance elle doit à Dieu
pour le bienfait qu'elle y a reçu. La troisième, c'est que
par ce souvenir l'âme se sent portée davantage à la
dévotion. Telles sont les trois raisons pour lesquelles il est bon
qu'elle y retourne. Mais elle ne s'imaginera pas que Dieu soit obligé
d'accorder en ce lieu des faveurs qu'il ne pourrait accorder ailleurs.
Car le lieu le plus convenable pour Dieu c'est l'âme, et ce lieu
est plus apte à son action divine que tout lieu corporel. Ainsi
nous lisons dans la sainte Écriture qu'Abraham dressa un autel à
l'endroit même où Dieu lui était apparu et que c'est
là qu'il invoqua son saint Nom; et plus tard, à son retour
d'Égypte, il passa par ce même chemin où Dieu lui était
apparu; il y invoqua de nouveau le Seigneur sur ce même autel qu'il
avait érigé (Gen. XXII, 8; XIII, 4). Jacob, de son côté,
consacra le lieu où le Seigneur lui était apparu au sommet
de l'échelle mystérieuse. Il y érigea une pierre sur
laquelle il répandit l'onction sainte (Ibid. XXVIII, 13-18). Agar
donna son nom à l'endroit où l'Ange lui était apparu,
pour montrer quelle estime elle avait pour ce lieu, et elle dit ces paroles:
« Assurément, j'ai vu ici l'ombre de celui qui me voit (Ibid.
XVI, 13) ».
Troisièmement,
les lieux qui donnent de la dévotion sont ceux que Dieu choisit
particulièrement pour y être invoqué et glorifié,
comme le mont Sinaï où il a donné sa loi à Moïse
(Ex. XXIV, 12), comme ce lieu qu'il a fixé à Abraham pour
qu'il y immolât son propre fils (Gen. XXII, 12); comme le Mont Horeb
où « Dieu commandé à Élie d'aller pour se montrer
à lui (III Rois, XIX, 8) »; comme le mont Gargano dédié
à saint Michel, qui apparut à l'évêque de Siponto
et lui déclara qu'il était le gardien de ce lieu et voulait
y voir érigée une église en l'honneur des saints Anges.
La glorieuse Vierge Marie n'a-t-elle pas désigné à
Rome par le prodige de la neige l'endroit où elle demandait un temple
en son nom à Patrice? Le motif pour lequel Dieu choisit tel endroit
plutôt qu'un autre pour y être loué, c'est son secret.
Ce qui nous convient à nous autre de savoir, c'est que tous ces
lieux sont pour notre avantage et que Dieu y écoute nos prières,
comme partout d'ailleurs où nous le prions avec une foi vive. Cependant
les endroits qui sont consacrés à sa gloire sont une occasion
beaucoup plus favorable de voir exaucées nos prières, parce
que l'Église nous les a signalés et dédiés
dans ce but.
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