CHAPITRE XV
OÙ L'ON
COMMENCE
À TRAITER
DE LA NUIT DE LA VOLONTÉ.
ON APPORTE
UN TEXTE
DU DEU-TÉRONOME
ET UN AUTRE
DE DAVID;
ON DONNE LA DIVISION
DES AFFECTIONS
DE LA
VOLONTÉ.
Il ne
suffit pas de purifier l'entendement pour l'établir dans la vertu
de la foi, ni la mémoire pour l'établir dans la vertu de
l'espérance. On n'aura rien fait si l'on ne purifie aussi la volonté
pour l'établir dans la troisième vertu théologale,
qui est la charité. C'est elle qui donne la vie aux œuvres accomplies
avec foi et leur donne la plus haute valeur; car sans cette vertu les œuvres
n'ont aucun prix, et comme le dit saint Jacques: « Sans les œuvres
de la charité, la foi est morte. (Jac. II, 20) »
Or, comme
je veux traiter maintenant de la nuit obscure de la volonté et du
dépouillement actif de cette puissance pour la disposer et la former
à cette vertu de l'amour de Dieu, je ne trouve pas de parole plus
opportune que celle du Deutéronome où Moïse dit: «
Tu aimera le Seigneur, ton Dieu, de tout ton cœur, de toute ton âme
et de toutes tes forces (Deut. VI, 5). » Ce passage renferme tout
ce que l'homme spirituel doit faire, et tout ce que j'ai à lui enseigner
en ce moment pour qu'il arrive vraiment à unir sa volonté
à Dieu par le moyen de la charité. Il prescrit, en effet,
à l'homme de diriger vers Dieu toutes les puissances, toutes les
tendances, toutes les œuvres et toutes les affections de son âme,
afin que toutes ses aptitudes et toutes ses forces ne servent qu'à
cette fin. C'est là ce que dit David: Fortitudinem meam ad te custodiam
((Ps. LVIII, 10) Je vous garderai ma force.) La force de l'âme se
trouve dans ses puissances, dans ses passions et dans ses tendances, qui
toutes sont gouvernées par la volonté. Or quand la volonté
les détourne de ce qui n'est pas Dieu et les dirige vers Dieu, elle
garde alors la force de son âme pour Dieu; c'est ainsi qu'elle parvient
à aimer Dieu de toutes ses forces. Pour que l'âme atteigne
ce but, nous nous occuperons ici de purifier la volonté de toutes
ses affections désordonnées, qui sont la source d'où
procèdent ses tendances, ses attaches et ses œuvres désordonnées,
et d'où vient également qu'elle ne garde pas toute sa force
pour Dieu.
Ces affections
ou passions sont au nombre de quatre, à savoir: la joie, l'espérance,
la douleur et la crainte. Quand on les applique à Dieu par un exercice
raisonnable, de telle sorte que l'âme ne se réjouisse que
de ce qui intéresse purement l'honneur et la gloire de Dieu Notre-Seigneur,
ne mette qu'en lui son espérance, ne s'afflige que de ce qui le
blesse, ne craigne que lui, il est clair que l'on dispose et que l'on garde
toutes les forces de l'âme et toute son habileté pour Dieu.
Au contraire, plus l'âme se réjouirait en quelque autre chose,
et moins de force elle conserverait pour mettre sa joie en Dieu; plus elle
mettrait sa confiance dans quelque chose de créé, moins elle
en mettrait en Dieu; et ainsi des autres passions.
Pour
expliquer davantage cette doctrine, nous suivrons notre coutume et traiterons
en particulier de chacune de ces quatre passions ou tendances de la volonté.
En définitive, pour arriver à l'union avec Dieu, il faut
purifier la volonté de ses affections et tendances, afin que, d'humaine
et grossière qu'elle est, elle devienne une volonté toute
divine et ne fasse plus qu'une même chose avec la volonté
de Dieu.
Ces quatre
passions règnent d'autant plus dans l'âme et lui font d'autant
plus la guerre, que la volonté est moins forte au service de Dieu
et plus dépendante des créatures. Alors, en effet, elle se
réjouit très facilement de choses qui ne méritent
point la joie; elle espère ce qui ne lui procure aucun avantage;
elle se désole de ce qui peut-être devrait la réjouir,
et elle craint quand il n'y a rien à redouter.
Ces passions
donnent naissance à tous les vices et à tous les obstacles,
je veux dire, aux imperfections, quand elles ne sont pas tenues sous le
frein; mais elles engendrent aussi toutes les vertus quand elles sont bien
dirigées et gouvernées. Il faut savoir, en outre, que si
l'une d'elles est bien dirigée et soumise au joug de la raison,
toutes les autres la suivront dans la même mesure. Elles sont vraiment
sœurs et si unies entre elles que là où l'une va actuellement,
les autres y tendent virtuellement; ou si l'une d'elles se retire actuellement,
les autres se retirent virtuellement dans la même mesure. Si, en
effet, la volonté se réjouit d'une chose, c'est dans la même
proportion qu'elle va l'espérer, ou qu'elle va éprouver de
la douleur ou de la crainte par rapport à cet objet. Dans la mesure,
au contraire, où sa joie diminue, elle perd aussi la douleur, la
crainte ou l'espérance. La volonté avec ses quatre passions
est en quelque sorte symbolisée par cette représentation
des quatre animaux qu'Ézéchiel vit dans un seul corps qui
avait quatre faces; et les ailes de l'un étaient rattachées
aux ailes de l'autre, et chacun d'eux allait dans la direction de sa face,
et quand ils marchaient, ils ne retournaient point en arrière (Ex.
I, 8-9).
Ainsi
donc les ailes de chacune de ces passions sont rattachées de telle
sorte aux ailes des autres, que là où l'une d'elles tourne
actuellement sa face, ou son activité, il est nécessaire
que les autres la suivent virtuellement: si l'une s'abaisse, toutes s'abaissent;
si l'une s'élève, toutes s'élèvent; là
où tend l'espérance, tendent aussi la joie, la crainte ou
la douleur; mais si elle se détourne d'un objet, toutes s'en détournent;
ainsi en est-il des autres passions.
Aussi
je vous en préviens, ô homme adonné à la spiritualité,
là où se dirigera l'une de vos passions, se dirigera toute
votre âme; la volonté et les autres puissances vivront comme
des esclaves sous sa dépendance; les trois autres puissances ou
passions y trouveront leur vie; elle affligeront l'âme de leurs chaînes,
l'empêcheront de prendre librement son vol; elles la priveront du
repos de la douce contemplation et de l'union. Voilà pourquoi Boèce
a dit: Si vous voulez connaître la vérité dans toute
sa clarté, faites abstraction de la joie, de l'espérance,
de la crainte et de la douleur; car tant que ces passions régneront
en vous, elles ne laisseront pas à votre âme la tranquillité
et la paix requises pour recevoir naturellement et surnaturellement la
sagesse.
CHAPITRE XVI
OÙ L'ON
COMMENCE
À PARLER
DE LA PREMIÈRE
AFFECTION
DE LA VOLONTÉ. ON DIT
CE QUE C'EST
QUE LA JOIE, ET ON
FAIT LA DISTINCTION
DES OBJETS
DONT LA VOLONTÉ
PEUT
SE RÉJOUIR.
La première
des passions de l'âme et des affections de la volonté est
la joie. Nous la définissons, pour le but que nous nous proposons,
un contentement de la volonté, et une estime d'un certain objet
que l'on regarde comme convenable. Car il n'y a jamais de joie dans la
volonté, si ce n'est quand on estime l'objet et qu'on en est satisfait.
Je parle ici de la joie active qui a lieu quand l'âme comprend d'une
manière claire et distincte l'objet qui la lui donne et qu'elle
est libre de l'accepter ou repousser. Car il existe aussi une joie passive,
que la volonté peut éprouver sans en comprendre d'une manière
claire et distincte la cause, ou, quand elle la comprend parfois, il n'est
pas en son pouvoir alors de l'éprouver ou non. Nous traiterons plus
tard de cette dernière. Pour le moment, nous parlerons de la joie
en tant qu'elle est active et volontaire, et a pour objets des choses distinctes
et claires.
La joie
peut naître de six genres d'objets ou de biens: ils sont temporels,
naturels, sensuels, moraux, surnaturels et spirituels. Nous parlerons de
chacun d'eux à part, en dirigeant la volonté d'après
la raison, pour qu'elle n'y trouve pas un obstacle qui l'empêche
de placer en Dieu toute la force de sa joie.
Mais
avant tout il faut rappeler un principe qui sera comme le fondement sur
lequel nous devons toujours nous appuyer. Or ce principe, il convient de
ne point le perdre de vue; car il est la lumière qui doit toujours
nous guider pour nous faire comprendre la doctrine que nous enseignons
et nous diriger au milieu de tous ces biens dont il est question, pour
placer notre joie en Dieu seul.
Ce principe
est le suivant: La volonté ne doit se réjouir que de ce qui
regarde l'honneur et la gloire de Dieu; or le plus grand honneur que nous
puissions lui rendre, c'est de le servir d'après les règles
de la perfection évangélique; et tout ce qui est en dehors
de là est de nulle valeur ou utilité pour l'homme.
CHAPITRE XVII
QUI TRAITE
DE LA JOIE
PROVENANT
DES BIENS TEMPORELS.
ON MONTRE
COMMENT IL FAUT
LA DIRIGER
VERS DIEU.
La première
sorte de biens dont nous avons parlé renferme les biens temporels.
Par là nous entendons les richesses, les possessions, les emplois
et autres avantages extérieurs; nous y comprenons aussi les enfants,
les parents, les alliances..., toutes choses dont la volonté peut
se réjouir. Mais combien est vaine la joie que l'on tire des richesses,
des titres, des possessions, des emplois et autres biens de ce genre qui
d'ordinaire excitent l'ambition! Cela est la clarté même.
Si, en effet, l'homme, parce qu'il est plus riche, était plus grand
serviteur de Dieu, il aurait raison de se réjouir de ses richesses;
mais elles sont, au contraire, une cause qu'il offense Dieu, comme nous
le rappelle le Sage par ces paroles: « Mon fils, si tu es riche,
tu ne seras pas à l'abri du péché (Eccl. XI, 10).
»
Sans
doute, les biens temporels par eux-mêmes ne portent pas nécessairement
au péché, mais le cœur de l'homme s'y attache d'ordinaire
par faiblesse d'affection, et il manque à ses devoirs envers Dieu,
ce qui est un péché, parce que c'est un péché
véritable que de manquer ainsi à ses devoirs; voilà
pourquoi le Sage a dit: « tu ne seras pas à l'abri du péché
». C'est aussi la raison pour laquelle Notre-Seigneur Jésus-Christ
a, dans l'Évangile, appelé les richesses des épines
(Mat. XIII, 22; Luc, VIII, 14), pour nous faire comprendre que celui qui
y est attaché par la volonté sera blessé de quelque
péché. Voici encore cette exclamation, rapportée dans
saint Matthieu, qui est bien capable de nous faire trembler: Oh! Combien
il est difficile aux riches, c'est-à-dire à ceux qui placent
leurs joies dans les richesses, d'entrer dans le royaume des cieux! (Mat.
XIX, 23) Il veut nous faire comprendre que nous ne devons pas mettre notre
joie dans les richesses, dès lors qu'elles nos exposent à
un si grand danger.
C'est
pour nous éloigner d'un si grand danger que David a dit: «
Si les richesses abondent, n'y attache pas ton cœur (Ps. LXI, 11). »
Inutile d'apporter d'autres témoignages dans une question aussi
claire. Je n'en finirais plus de citer la Sainte Écriture et d'énumérer
les maux que nous en décrit Salomon dans l'Ecclésiaste. Ce
roi, qui avait possédé tant de richesses et la plus haute
sagesse, les connaissait bien quand il disait que tout ce qu'il y avait
sous le soleil était vanité des vanités, affliction
d'esprit et frivole sollicitude de l'âme. – Et encore: « Celui
qui aime les richesses n'en recueillera point le fruit. » – Et de
plus: « Les richesses se gardent pour le malheur de leur maître
(Eccl. I, 14; II, 26; V, 9; V, 12). »
Voici
encore ce qu'on lit dans l'Évangile, de celui qui se réjouissait
d'avoir recueilli des biens abondants qui devaient lui suffire durant plusieurs
années. Il lui fut dit du ciel même: Stulte, hac nocte animam
tuam repetunt a te: quae autem parasti, cujus erunt? « Insensé,
cette nuit même on appellera ton âme à rendre ses comptes;
et ce que tu as amassé, pour qui sera-t-il? (Luc, XII, 20) »
Enfin David nous enseigne la même vérité quand il nous
dit: « Ne portons point envie à notre prochain lorsqu'il s'enrichit,
car cela ne lui servira de rien pour l'autre vie (Ps. XLVIII, 17-18) »;
il nous fait entendre que nous devrions plutôt le plaindre d'avoir
des richesses.
Il suit
de là que l'homme ne doit pas se réjouir des richesses qu'il
possède, ou que son frère possède, à moins
qu'on ne s'en serve pour Dieu. Si on peut à la rigueur se réjouir
d'en posséder, c'est quand on les emploie ou qu'on les dépense
au service de Dieu, car sans cela on n'en retirerait aucun profit.
Il faut
dire de même des autres biens, titres, possessions, emplois... C'est
une vanité de s'en réjouir, si l'on ne constate pas que l'on
sert mieux Dieu et que l'on suit un chemin plus sûr pour la vie éternelle.
Or comme on ne peut savoir clairement qu'il en est ainsi et que l'on sert
Dieu plus fidèlement, ce serait une chose vaine que de se réjouir
de ces biens d'une façon déterminée, parce qu'une
telle joie ne peut pas être raisonnable. Notre-Seigneur dit en effet:
« Que sert à l'homme de gagner l'univers, s'il vient à
perdre son âme? (Mat. XVI, 26) » Il n'y a donc pas lieu de
se réjouir, si ce n'est de ce qui favorise la gloire de notre Dieu.
Il n'y
a pas lieu, non plus, de se réjouir d'avoir des enfants, parce qu'ils
sont nombreux, ou riches, comblés des dons et grâces de la
nature ou des biens de la fortune; il faut s'en réjouir seulement
s'ils servent Dieu. Voyez Absalon, fils de David; sa beauté, ses
richesses, son origine illustre, ne lui ont servi de rien, car il ne servit
pas Dieu (II Rois, XIV, 25). Voilà pourquoi vaine fut la joie qu'il
eut de ses biens.
De là
il suit encore qu'il est vain de désirer d'avoir des enfants, comme
le font quelques-uns qui remuent et bouleversent le monde pour en avoir.
Ils ne savent pas, en effet, si ces enfants seront bons et serviront Dieu,
et si le contentement qu'ils en attendent ne se changera pas plutôt
en douleur, si le repos et la consolation qu'ils s'en promettent ne se
transformeront pas en travaux et en désolations, si l'honneur qu'ils
en espèrent ne sera pas plutôt le déshonneur et pour
eux-mêmes l'occasion d'offenser Dieu davantage, comme cela arrive
souvent. C'est de ceux-là que Notre-Seigneur Jésus-Christ
a dit qu'ils parcourent la mer et les terres pour enrichir leurs enfants,
et en faire des fils de perdition deux fois plus mauvais qu'eux-mêmes
(Mat. XXIII, 15).
Voilà
pourquoi, alors même que tout sourirait à l'homme et lui serait
propice, ou, comme on dit, lui arriverait à souhait, il devrait
se tenir dans la crainte plutôt que dans la joie, car dans cet état,
comme nous l'avons dit, se multiplient les occasions et les dangers d'oublier
Dieu et de l'offenser. C'est pour cette raison que Salomon, qui s'en défiait,
a dit dans l'Ecclésiaste: « Le rire, je l'ai regardé
comme une erreur; et j'ai dit à la joie: Pourquoi te trompes-tu
en vain? (Eccl. II, 2) » Comme s'il disait: Lorsque tout me souriait,
j'ai regardé comme une erreur et une illusion la pensée de
m'en réjouir. Grande, en effet, est l'erreur et la folie de l'homme
qui se réjouit de ce qui se présente à lui favorable
et prospère, quand il n'a pas la certitude qu'il lui en reviendra
quelque bien éternel. « Le cœur de l'insensé, a dit
le Sage, est là où se trouve la joie; et le cœur du sage
est là ou se trouve la tristesse. (Eccl. VII, 5) ». La raison,
c'est que la joie vaine aveugle le cœur et ne le laisse pas examiner et
peser la valeur des choses; la tristesse au contraire, fait ouvrir les
yeux et examiner si les choses occasionneront une perte ou un gain. De
là vient que, comme le dit encore le Sage: « La colère
est préférable au rire. Aussi vaut-il mieux aller à
une maison de deuil qu'à une maison de festin, car on y voit la
fin de tous les hommes (Ibid. VII, 4). »
C'est
encore une vanité pour des époux de se réjouir quand
ils ne savent pas clairement si l'état de mariage les aidera à
servir Dieu plus parfaitement. Ils devraient, au contraire, être
tout confus de ce que, comme dit saint Paul, le mariage est cause que leur
cœur, partagé par l'amour mutuel qu'ils ont l'un pour l'autre,
ne soit pas tout entier à Dieu. Voilà pourquoi l'Apôtre
a dit: « Si vous êtes affranchis des liens du mariage, n'en
contractez pas (I Cor. VII, 27). » Mais si vous avez une épouse,
il convient que vous la gardiez avec une telle liberté de cœur
que ce soit comme si vous n'en aviez pas.
Tout
cela, ainsi que ce que nous avons dit des biens temporels, l'Apôtre
nous l'enseigne encore par ces paroles: « Une chose certaine, mes
frères, c'est que le temps est court; par conséquent, que
ceux qui sont mariés soient comme ceux qui ne le sont pas; que ceux
qui pleurent soient comme ceux qui ne pleurent pas; ceux qui se réjouissent,
comme ceux qui ne se réjouissent pas; ceux qui achètent,
comme ceux qui ne possèdent pas; ceux qui usent de ce monde, comme
ceux qui n'en usent pas (I Cor. VII, 21-31). » Tout cela, il le dit
pour nous donner à entendre que si l'on met sa joie dans ce qui
ne se rapporte pas à la gloire de Dieu, tout est vanité et
sans profit, car la joie qui n'est pas selon Dieu ne saurait être
utile à l'âme.
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