CHAPITRE V
DES AVANTAGES
QUE
L'ÂME
TROUVE DANS L'OUBLI
ET L'ABNÉGATION
DE TOUTES LES
PENSÉES
ET CONNAISSANCES QU'ELLE
PEUT NATURELLEMENT
TIRER
DE LA MÉMOIRE.
D'après
ce que nous avons dit des dommages causés à l'âme par
les connaissances de la mémoire, nous pouvons présumer les
avantages qui leur sont opposés et qui proviennent de ce qu'on les
oublie et qu'on en fait l'abnégation. Car, au dire des philosophes,
la science d'un contraire sert à la connaissance d'un autre contraire.
Et tout
d'abord on jouit de la tranquillité et de la paix de l'esprit; on
n'est plus exposé au trouble et à l'agitation qui naissent
des pensées et des connaissances de la mémoire; et par conséquent
on possède la pureté de conscience et de l'âme, ce
qui est un bien supérieur. L'âme est alors très bien
disposée pour acquérir la sagesse humaine et la sagesse divine,
comme aussi pour pratiquer les vertus.
En second
lieu, on se délivre d'un grand nombre de suggestions, de tentations
et d'impulsions qui ont le démon pour auteur et qu'il suggère
par le moyen des pensées et des connaissances de la mémoire
pour faire tomber l'âme dans une foule d'impuretés et de péchés,
comme nous l'avons dit, et comme l'enseigne David: « Ils ont pensé,
et ils ont trouvé l'iniquité (Ps. LXXVII, 8). » Voilà
pourquoi, si l'on fait abnégation de toutes ces pensées,
le démon n'a plus le moyen naturel de tourmenter l'esprit.
En troisième
lieu, l'âme, par suite de cet oubli et de cette abnégation
de toute connaissances, possède en elle la disposition nécessaire
pour être dirigée et instruite par l'Esprit-Saint, car le
Sage a dit: Auferet se a cogitationibus quae sunt sine intellectu: «
Il s'éloigne des pensées qui ne sont pas raisonnables (Sag.
I, 5). » Et ne retirerait-il d'autre avantage par cet oubli et cette
abnégation que de se délivrer des peines et des troubles
qui lui viennent de la mémoire, que ce serait déjà
un grand avantage et un bien immense pour lui. Car les peines et les troubles
qui proviennent des événements fâcheux et des adversités
ne servent de rien pour les améliorer; ils les aggravent au contraire
et portent tort à l'âme elle-même. Aussi David a-t-il
dit: « En vérité, c'est en vain que tout homme se laisse
aller au trouble (Ps. XXXVIII, 7). » Il est clair, en effet, qu'il
est toujours inutile de se troubler, car jamais le trouble n'a été
d'un profit quelconque. Voilà pourquoi, alors même que tout
disparaît ou que tout s'écroule, que tous les événements
arrivent au rebours de nos desseins ou nous sont défavorables, il
est inutile de se troubler; car, bien loin de remédier au mal, on
ne ferait que l'augmenter. Il faut tout supporter avec égalité
d'humeur, tranquillité et paix; cette disposition non seulement
procure à l'âme beaucoup de biens, mais elle aide même
à mieux comprendre les adversités, à en juger et à
y apporter le remède convenable.
Salomon,
qui connaissait fort bien ces inconvénients et ces avantages, a
dit: Cognovi quoid non esset melius, nisi laetari, et facere bene in vita
sua: « J'ai reconnu qu'il n'y avait rien de mieux pour l'homme que
de se réjouir et de faire le bien dans le cours de sa vie (Eccl.
III, 12). » Par là, il nous montre que, dans toutes les adversités,
si fâcheuses qu'elles soient, nous devons plutôt nous réjouir
que nous troubler, afin de ne point perdre un bien supérieur à
toutes les prospérités, c'est-à-dire la tranquillité
de l'esprit et la paix de l'âme que l'on garde également dans
toutes les circonstances , heureuses ou malheureuses. Cette sérénité,
l'homme ne la perdrait jamais, si non seulement il mettait dans l'oubli
les connaissances qui lui viennent de la mémoire et rejetait ses
propres pensées, mais encore s'il évitait, dans la mesure
du possible, d'entendre, de voir et de converser avec le prochain. Mais
notre nature est très fragile et très facile à entraîner;
aussi, malgré ses bonnes habitudes, c'est à grand'peine qu'elle
évitera de ne point tomber dans les troubles et les agitations d'esprit
qui viennent des connaissances fournies par la mémoire, tandis qu'en
les tenant dans l'oubli elle jouissait de la tranquillité et de
la paix. Voilà pourquoi Jérémie a dit: « Je
me suis rappelé mes souvenirs, et mon âme va défaillir
de douleur (Lament. III, 20). »
CHAPITRE VI
OÙ L'ON
PARLE
DE LA SECONDE
SORTE DE
CONNAISSANCES
DE LA MÉMOIRE,
C'EST-À-DIRE
DES CONNAISSANCES
IMAGINAIRES
ET SURNATURELLES.
En traitant
de la première sorte de circonstances naturelles, nous avons donné
une doctrine qui s'applique également aux connaissances imaginaires
qui sont aussi naturelles. Mais il convenait de faire cette division pour
les autres connaissances que la mémoire conserve en elle-même
et qui sont surnaturelles, comme les visions, révélations,
locutions, sentiments qui nous viennent par voie surnaturelle. Or ces faits,
quand ils se sont produits dans l'âme, laissent ordinairement dans
la mémoire et l'imagination une image, une forme, une représentation
qui est parfois très vive et très profonde. A ce propos,
il est nécessaire de prévenir que la mémoire ne doit
pas s'embarrasser de ces connaissances; car elles lui seraient un obstacle
qui l'empêcherait de s'unir à Dieu dans la pureté et
la perfection de l'espérance.
Je dis
donc que, pour obtenir cette fin et ce bien, l'âme ne doit jamais
faire de réflexion sur ces connaissances claires et distinctes qui
lui ont été communiquées par la voie surnaturelle
pour en conserver la forme, la figure ou l'image. Il ne faut d'ailleurs
jamais perdre de vue ce principe, que plus l'on s'attache à quelque
connaissance naturelle ou surnaturelle qui soit distincte et claire, moins
on a d'aptitude et de disposition pour entrer dans l'abîme de la
foi où toutes les autres connaissances sont absorbées. Car,
ainsi que nous l'avons démontré, aucune forme, aucune connaissance
surnaturelle communiquée à la mémoire n'est Dieu ou
n'a de proportion avec Dieu et, par suite ne peut servir de moyen prochain
pour nous unir à lui. L'âme doit donc se dégager de
tout ce qui n'est pas Dieu pour s'unir à Dieu; voilà pourquoi
la mémoire, elle aussi, doit se débarrasser de toutes les
connaissances ou images afin de s'unir à Dieu par le moyen d'une
espérance pure et mystérieuse. Toute possession, en effet,
est opposée à l'espérance; et cette vertu, dit saint
Paul, a pour objet « ce que l'on ne possède pas (Heb. XI,
1) ». Aussi, plus la mémoire se dépouille, et plus
elle acquiert d'espérance; par suite, plus elle a d'espérance,
et plus elle est unie à Dieu. Car plus une âme espère
en Dieu, plus elle obtient de lui. Or je le répète, son espérance
grandit en proportion de son renoncement; c'est quand elle est parfaitement
dépouillée de tout qu'elle jouit parfaitement de la possession
de Dieu et est unie à Dieu. Mais ils sont nombreux ceux qui ne veulent
pas se priver des jouissances et des douceurs que la mémoire leur
fournit par ses connaissances; voilà pourquoi ils n'arrivent point
à posséder complètement le souverain Bien ni à
goûter ses délices. Car celui qui ne renonce pas à
tout ce qu'il possède ne peut être le disciple du Christ (Luc,
XIV, 33).
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