CHEMIN DE SAINTETÉ

adveniat regnum tuum

LA MONTÉE DU CARMEL
 

LIVRE TROISIÈME

CHAPITRES  5 - 6

CHAPITRE V 
 
 

DES AVANTAGES QUE L'ÂME TROUVE DANS L'OUBLI ET L'ABNÉGATION DE TOUTES LES PENSÉES ET CONNAISSANCES QU'ELLE PEUT NATURELLEMENT TIRER DE LA MÉMOIRE. 
 
 

 D'après ce que nous avons dit des dommages causés à l'âme par les connaissances de la mémoire, nous pouvons présumer les avantages qui leur sont opposés et qui proviennent de ce qu'on les oublie et qu'on en fait l'abnégation. Car, au dire des philosophes, la science d'un contraire sert à la connaissance d'un autre contraire.

 Et tout d'abord on jouit de la tranquillité et de la paix de l'esprit; on n'est plus exposé au trouble et à l'agitation qui naissent des pensées et des connaissances de la mémoire; et par conséquent on possède la pureté de conscience et de l'âme, ce qui est un bien supérieur. L'âme est alors très bien disposée pour acquérir la sagesse humaine et la sagesse divine, comme aussi pour pratiquer les vertus.

 En second lieu, on se délivre d'un grand nombre de suggestions, de tentations et d'impulsions qui ont le démon pour auteur et qu'il suggère par le moyen des pensées et des connaissances de la mémoire pour faire tomber l'âme dans une foule d'impuretés et de péchés, comme nous l'avons dit, et comme l'enseigne David: « Ils ont pensé, et ils ont trouvé l'iniquité (Ps. LXXVII, 8). » Voilà pourquoi, si l'on fait abnégation de toutes ces pensées, le démon n'a plus le moyen naturel de tourmenter l'esprit.

 En troisième lieu, l'âme, par suite de cet oubli et de cette abnégation de toute connaissances, possède en elle la disposition nécessaire pour être dirigée et instruite par l'Esprit-Saint, car le Sage a dit: Auferet se a cogitationibus quae sunt sine intellectu: « Il s'éloigne des pensées qui ne sont pas raisonnables (Sag. I, 5). » Et ne retirerait-il d'autre avantage par cet oubli et cette abnégation que de se délivrer des peines et des troubles qui lui viennent de la mémoire, que ce serait déjà un grand avantage et un bien immense pour lui. Car les peines et les troubles qui proviennent des événements fâcheux et des adversités ne servent de rien pour les améliorer; ils les aggravent au contraire et portent tort à l'âme elle-même. Aussi David a-t-il dit: « En vérité, c'est en vain que tout homme se laisse aller au trouble (Ps. XXXVIII, 7). » Il est clair, en effet, qu'il est toujours inutile de se troubler, car jamais le trouble n'a été d'un profit quelconque. Voilà pourquoi, alors même que tout disparaît ou que tout s'écroule, que tous les événements arrivent au rebours de nos desseins ou nous sont défavorables, il est inutile de se troubler; car, bien loin de remédier au mal, on ne ferait que l'augmenter. Il faut tout supporter avec égalité d'humeur, tranquillité et paix; cette disposition non seulement procure à l'âme beaucoup de biens, mais elle aide même à mieux comprendre les adversités, à en juger et à y apporter le remède convenable.

 Salomon, qui connaissait fort bien ces inconvénients et ces avantages, a dit: Cognovi quoid non esset melius, nisi laetari, et facere bene in vita sua: « J'ai reconnu qu'il n'y avait rien de mieux pour l'homme que de se réjouir et de faire le bien dans le cours de sa vie (Eccl. III, 12). » Par là, il nous montre que, dans toutes les adversités, si fâcheuses qu'elles soient, nous devons plutôt nous réjouir que nous troubler, afin de ne point perdre un bien supérieur à toutes les prospérités, c'est-à-dire la tranquillité de l'esprit et la paix de l'âme que l'on garde également dans toutes les circonstances , heureuses ou malheureuses. Cette sérénité, l'homme ne la perdrait jamais, si non seulement il mettait dans l'oubli les connaissances qui lui viennent de la mémoire et rejetait ses propres pensées, mais encore s'il évitait, dans la mesure du possible, d'entendre, de voir et de converser avec le prochain. Mais notre nature est très fragile et très facile à entraîner; aussi, malgré ses bonnes habitudes, c'est à grand'peine qu'elle évitera de ne point tomber dans les troubles et les agitations d'esprit qui viennent des connaissances fournies par la mémoire, tandis qu'en les tenant dans l'oubli elle jouissait de la tranquillité et de la paix. Voilà pourquoi Jérémie a dit: « Je me suis rappelé mes souvenirs, et mon âme va défaillir de douleur (Lament. III, 20). »  
 
 

CHAPITRE VI 
 
 

OÙ L'ON PARLE DE LA SECONDE SORTE DE CONNAISSANCES DE LA MÉMOIRE, C'EST-À-DIRE DES CONNAISSANCES IMAGINAIRES ET SURNATURELLES. 
 
 

 En traitant de la première sorte de circonstances naturelles, nous avons donné une doctrine qui s'applique également aux connaissances imaginaires qui sont aussi naturelles. Mais il convenait de faire cette division pour les autres connaissances que la mémoire conserve en elle-même et qui sont surnaturelles, comme les visions, révélations, locutions, sentiments qui nous viennent par voie surnaturelle. Or ces faits, quand ils se sont produits dans l'âme, laissent ordinairement dans la mémoire et l'imagination une image, une forme, une représentation qui est parfois très vive et très profonde. A ce propos, il est nécessaire de prévenir que la mémoire ne doit pas s'embarrasser de ces connaissances; car elles lui seraient un obstacle qui l'empêcherait de s'unir à Dieu dans la pureté et la perfection de l'espérance.

 Je dis donc que, pour obtenir cette fin et ce bien, l'âme ne doit jamais faire de réflexion sur ces connaissances claires et distinctes qui lui ont été communiquées par la voie surnaturelle pour en conserver la forme, la figure ou l'image. Il ne faut d'ailleurs jamais perdre de vue ce principe, que plus l'on s'attache à quelque connaissance naturelle ou surnaturelle qui soit distincte et claire, moins on a d'aptitude et de disposition pour entrer dans l'abîme de la foi où toutes les autres connaissances sont absorbées. Car, ainsi que nous l'avons démontré, aucune forme, aucune connaissance surnaturelle communiquée à la mémoire n'est Dieu ou n'a de proportion avec Dieu et, par suite ne peut servir de moyen prochain pour nous unir à lui. L'âme doit donc se dégager de tout ce qui n'est pas Dieu pour s'unir à Dieu; voilà pourquoi la mémoire, elle aussi, doit se débarrasser de toutes les connaissances ou images afin de s'unir à Dieu par le moyen d'une espérance pure et mystérieuse. Toute possession, en effet, est opposée à l'espérance; et cette vertu, dit saint Paul, a pour objet « ce que l'on ne possède pas (Heb. XI, 1) ». Aussi, plus la mémoire se dépouille, et plus elle acquiert d'espérance; par suite, plus elle a d'espérance, et plus elle est unie à Dieu. Car plus une âme espère en Dieu, plus elle obtient de lui. Or je le répète, son espérance grandit en proportion de son renoncement; c'est quand elle est parfaitement dépouillée de tout qu'elle jouit parfaitement de la possession de Dieu et est unie à Dieu. Mais ils sont nombreux ceux qui ne veulent pas se priver des jouissances et des douceurs que la mémoire leur fournit par ses connaissances; voilà pourquoi ils n'arrivent point à posséder complètement le souverain Bien ni à goûter ses délices. Car celui qui ne renonce pas à tout ce qu'il possède ne peut être le disciple du Christ (Luc, XIV, 33).

   

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