CHEMIN DE SAINTETÉ

adveniat regnum tuum

LA MONTÉE DU CARMEL
 

LIVRE DEUXIÈME

CHAPITRES  5 - 6

CHAPITRE V
 
 

OÙ L'ON MONTRE COMMENT CE SONT LES TROIS VERTUS THÉOLOGALES QUI DOIVENT PERFECTIONNER LES TROIS PUISSANCES DE L'ÂME, ET COMMENT ELLES Y ÉTABLISSENT LE VIDE ET LES TÉNÈBRES. 
 

 Nous allons traiter maintenant du moyen d'introduire les trois puissances de l'âme, l'entendement, la mémoire et la volonté, dans la nuit obscure spirituelle qui mène à l'union divine. Mais il faut tout d'abord montrer, dans ce chapitre, comment les trois vertus théologales, la foi, l'espérance et la charité, qui ont rapport aux trois facultés susdites comme étant leur propre objet surnaturel et par lesquelles l'âme s'unit à Dieu dans ses puissances, font, chacune dans la puissance qui lui correspond, le même vide et la même obscurité: la foi dans l'entendement, l'espérance dans la mémoire, et la charité dans la volonté. Nous verrons ensuite comment l'entendement doit se perfectionner dans les ténèbres de la foi, la mémoire par le vide de l'espérance, et la volonté par la privation et le dénûment de toute affection pour s'unir à Dieu.

 Cela fait, on verra clairement combien il est nécessaire à l'âme, pour qu'elle marche avec sécurité dans ce chemin spirituel, de passer par cette nuit obscure en s'appuyant sur ces trois vertus qui la dégagent de toutes les choses créées et la mettent dans la nuit à leur sujet. Nous l'avons déjà dit, l'âme ne s'unit pas à Dieu sur cette terre par ce qu'elle peut entendre, goûter, imaginer ou sentir de quelque manière que ce soit, mais seulement par la foi qui correspond à l'entendement, par l'espérance qui correspond à la mémoire, et par la charité qui correspond à la volonté. Ces trois vertus font, nous l'avons dit, le vide dans nos puissances: la foi fait le vide dans l'entendement pour l'obscurcir et l'empêcher de comprendre; l'espérance opère dans la mémoire pour la priver de la possession de tout objet créé; et la charité fait le vide dans la volonté pour la dépouiller de toute affection et de tout attrait à ce qui n'est pas Dieu. La foi, nous le savons en effet, nous parle de choses que nous ne pouvons comprendre à l'aide de la raison et de la lumière naturelle. Aussi saint Paul a dit: Est autem fides sperandarum substantia rerum, argumentum non apparentium (Heb. XI, 1). La foi est la substance des choses que nous espérons, et bien que l'entendement y adhère avec fermeté et certitude, elles ne sont pas dans le champ de celles qu'il découvre, parce que, s'il les découvrait, ce ne serait plus la foi. Car bien que la foi donne la certitude à l'entendement, elle ne lui rend pas l'objet manifeste, elle le laisse au contraire dans l'obscurité. Quant à l'espérance, il n'y a pas de doute qu'elle ne mette aussi la mémoire dans le vide et les ténèbres par rapport aux choses de la terre et du ciel; car l'espérance se porte toujours vers les objets qu'elle ne possède pas et si elle les possédait, ce ne serait plus l'espérance. Aussi saint Paul dit-il: Spes autem quae videtur, non est spes; nam quod videt quis, quid sperat? « L'espérance d'un bien qui se voit n'est plus l'espérance, car ce que l'on voit, ce que l'on possède, comment l'espère-t-on? (Rom. VIII, 24) » Cette vertu fait donc aussi le vide dans la mémoire, car elle a pour objet ce que l'on ne possède pas et non ce que l'on possède. La charité à son tour fait dans la volonté le vide par rapport à toutes les choses créées, puisqu'elle nous oblige à aimer Dieu au-dessus de tout. Cela n'a lieu qu'en arrachant notre affection à toutes les créatures pour la reporter complètement sur Dieu. Voilà pourquoi Notre-Seigneur Jésus-Christ nous dit dans saint Luc: Qui non renuntiat omnibus quae possidet, non potest meus esse discipulus: « Celui qui ne renonce pas à toutes les choses qu'il possède par la volonté, ne peut être mon disciple (Luc, XIV, 33). » C'est ainsi que ces trois vertus théologales mettent l'âme dans l'obscurité et le vide par rapport à toutes les choses créées.

 Il est bon de rappeler ici cette parabole que notre Rédempteur nous donne dans saint Luc, d'un ami qui devait aller au milieu de la nuit demander trois pains à son ami (Luc, XI, 5). Ces trois pains signifient les trois vertus théologales; or il nous dit que l'ami demanda les trois pains au milieu de la nuit: cela signifie que c'est par l'obscurité et par la nuit où elle mettra ses puissances que l'âme doit acquérir ces trois vertus et s'y perfectionner.

 Au chapitre VIè d'Isaïe nous lisons que les deux séraphins que le prophète vit de chaque côté du trône de Dieu avaient chacun six ailes. Avec deux d'entre elles ils se couvraient les pieds, ce qui signifie l'aveuglement et l'abnégation où il faut mettre les affections de la volonté par rapport à tout le créé pour la porter vers Dieu; avec deux autres ailes, ils se couvraient le visage, pour signifier les ténèbres de l'entendement en présence de Dieu; et enfin avec les deux autres ils volaient, ce qui signifie le vol de l'espérance qui se dirige vers les biens qu'elle ne possède pas, et s'élève au-dessus de tout ce que l'on peut posséder ici-bas et là-haut en dehors de Dieu.

 Les trois puissances de l'âme doivent donc tendre à ces trois vertus, et chacune d'elles à sa vertu respective; il faut les mettre dans le dénûment et l'obscurité par rapport à tout ce qui serait étranger à ces vertus.

 Telle est la nuit spirituelle que nous avons appelée active parce que l'âme fait ce qui dépend d'elle pour y pénétrer. Aussi, de même que nous avons, en parlant de la nuit des sens, montré le moyen de dégager les puissances sensitives de leur attrait pour les objets sensibles, afin que l'âme sorte de ses limites naturelles et arrive à la vie de foi, de même, avec l'aide de Dieu, nous donnerons dans cette nuit spirituelle le moyen de dégager et de purifier les puissances spirituelles de tout ce qui n'est pas Dieu et de les établir dans la nuit de ces trois vertus, qui, je le répète, sont le moyen et la disposition nécessaire pour l'union de l'âme avec Dieu. Par là elle sera dans une sécurité complète contre les artifices du démon, contre la puissance de l'amour-propre et ses ramifications si subtiles qu'elles jettent d'ordinaire dans l'illusion les âmes adonnées à la spiritualité et les retardent dans leur marche. Elles ne savent pas, en effet, se dépouiller de tout créé et se diriger d'après ces trois vertus. Aussi n'arrivent-elles jamais à acquérir la substance même du bien spirituel et sa pureté; elles ne marchent pas par un chemin aussi direct et aussi court qu'elles le pourraient.

 Il faut observer que maintenant je m'adresse d'une manière spéciale à ceux qui ont commencé à entrer dans l'état de contemplation. Car pour ceux qui débutent, il faut traiter ce point un peu plus au long, comme nous le verrons lorsque nous nous occuperons de leurs dispositions. 
 
 

CHAPITRE VI
 
 

OÙ L'ON MONTRE COMMENT EST ÉTROITE LA VOIE QUI MÈNE À LA VIE, ET QUELS DOIVENT ÊTRE LE DÉNUEMENT ET LE DÉTACHEMENT DE CEUX QUI ONT À LA SUIVRE. ON COMMENCE À PARLER DE LA NUIT DE L'ENTENDEMENT. 
 
 

 Pour traiter maintenant du dénuement et de la pureté des trois puissances de l'âme, il faudrait plus de science et plus de lumière que je n'en ai. Il s'agit, en effet, de bien faire comprendre aux personnes adonnées à la spiritualité combien est étroit ce chemin qui, au dire de Notre-Seigneur, mène à la vie; une fois bien persuadées de cette vérité, elles ne s'étonneraient plus du vide et du dénûment où nous devons laisser les puissances de l'âme durant cette nuit de l'esprit dont nous nous occupons. Voilà pourquoi il faut bien considérer les paroles de Notre-Seigneur qui sont rapportées dans saint Matthieu sur ce chemin et que nous allons appliquer à cette nuit obscure et à ce chemin élevé de la perfection. Voici ces paroles: Quam angusta porta et arcta via est, quae ducit ad vitam, et pauci sunt qui inveniunt eam! : « Combien est étroite la porte et resserrée la voie qui mène à la vie! Et qu'il y en a peu qui la trouvent! (Mat. VII, 14) ». Il faut bien noter qu'à l'autorité de cette parole s'ajoute l'exclamation emphatique exprimée par la particule combien. C'est comme si Notre-Seigneur avait dit: En vérité elle est très étroite cette voie, et beaucoup plus même que vous ne pensez. Il faut remarquer en outre qu'il dit tout d'abord que la porte est étroite; il nous fait entendre par là que pour entrer par cette porte qui est le Christ, et le commencement du chemin, l'âme doit avant tout mortifier sa volonté et la dépouiller de toutes les choses sensuelles et temporelles, et aimer Dieu au-dessus de tout. Cette opération s'accomplit dans la nuit des sens dont nous avons parlé.

 Il ajoute aussitôt: il est resserré le chemin, c'est-à-dire celui de la perfection, pour nous faire comprendre que celui qui marche par ce chemin de la perfection, non seulement doit entrer par la porte étroite en se séparant de tout ce qui est sensible, mais il faut en outre se mortifier, se détacher, se purifier dans la partie spirituelle. Ce qu'il dit de la porte étroite, nous pouvons le rapporter à la partie sensitive de l'homme, et ce qu'il dit du chemin qui est resserré, nous pouvons l'entendre de la partie spirituelle ou raisonnable. Quand il ajoute qu'il y en a peu à trouver ce chemin, nous devons en remarquer la cause: c'est qu'il y en a bien peu qui sachent et veuillent entrer dans cet extrême dénûment et ce vide de l'esprit qui est nécessaire. Ce chemin de la haute Montagne de la perfection est escarpé, il est étroit; il ne veut que des voyageurs qui n'ont aucune charge dans la partie inférieure, et aucune gêne dans la partie supérieure. Puisque l'on n'a d'autre but que de rechercher Dieu et de le posséder, c'est vers Dieu seul que l'on doit tendre.

 On le voit clairement, non seulement l'âme doit être débarrassée de toute affection vers les créatures, mais elle doit être dégagée et détachée de tout obstacle qui lui viendrait de sa partie spirituelle. Aussi Notre-Seigneur, pour nous enseigner ce chemin, nous expose dans saint Marc une doctrine admirable qui est d'autant moins mise en pratique par les personnes spirituelles qu'elle leur est plus nécessaire. Elle est, en effet, si nécessaire et convient si bien à notre sujet que je la rapporterai ici et en donnerai le sens vrai et spirituel. Voici cette doctrine: Si quis vult me sequi, deneget semetipsum; et tollat crucem suam et sequatur me. Qui enim voluerit animam suam salvam facere, perdet eam; qui autem perdiderit animam suam propter me... salvam faciet eam: « Si quelqu'un veut suivre mon chemin, qu'il se renonce, qu'il prenne sa croix et qu'il me suive. Parce que celui qui veut sauver son âme la perdra, et celui qui la perdra par amour pour moi... la sauvera. (Marc VIII, 34-35) »

 Oh! Que ne puis-je en ce moment faire comprendre, pratiquer et goûter ce que renferme cette doctrine si profonde de Notre-Seigneur! Il nous dit de nous renoncer, pour que les personnes adonnées à la spiritualité voient combien la conduite qu'il leur convient d'avoir dans ce chemin est différente de celle que beaucoup s'imaginent. Les uns se figurent qu'il leur suffit de garder une certaine solitude et d'opérer quelques réformes dans leur vie; d'autres se contentent de quelques exercices de vertus; ils persévèrent dans l'oraison, s'adonnent à la mortification; mais ils n'arrivent pas au dénûment, à  cette pauvreté, à cette abnégation, à cette pureté spirituelle – ce qui est tout un – que nous demande ici Notre-Seigneur. Car ils cherchent encore à entretenir leur nature dans les consolations et les sentiments spirituels, au lieu de se renoncer et de se dépouiller en tout par amour pour Dieu. Ils pensent qu'il suffit de la retirer des biens du monde, sans la jeter dans l'annihilation et la tenir à l'abri de toute propriété spirituelle.

 Il résulte de là que si se présente l'occasion d'accomplir un acte de vertu solide et parfait, qui consiste dans le renoncement absolu à toute suavité au service de Dieu, dans la sécheresse, le dégoût, les travaux, en un mot tout ce qui constitue la croix purement spirituelle, le dénûment et la pauvreté d'esprit du Sauveur, ces personnes s'en détournent comme de la mort. Ce qu'elles cherchent uniquement, ce sont les douceurs au service de Dieu, ses communications suaves et pleines d'attraits; cela n'est pas le renoncement à soi-même, ni la nudité d'esprit, mais plutôt la gourmandise spirituelle.

 Par là, elles se rendent ennemies de la croix du Christ; car l'âme vraiment spirituelle cherche en Dieu ce qu'il y a d'insipide plutôt que ce qu'il y a de savoureux pour sa nature; elle se porte vers la souffrance plutôt que vers les consolations, plutôt vers la privation de tout bien par amour pour Dieu, qu'à la possession d'un bien quelconque; vers les aridités et les afflictions, plutôt que vers les suaves communications. Elle sait que de la sorte elle suit le Christ et renonce à elle-même, tandis que si on agit différemment on se recherche peut-être soi-même en Dieu, ce qui est très contraire à l'amour: car se rechercher soi-même  en Dieu, c'est rechercher les joies et les délices de Dieu; au contraire, rechercher Dieu pour lui-même, ce n'est pas seulement vouloir manquer de tout par amour pour Dieu, mais c'est, par amour pour le Christ, choisir tout ce qu'il y a de plus insipide soit de la part de Dieu, soit de la part du monde, et c'est en cela que consiste le véritable amour de Dieu.

 Oh! Qui pourrait faire comprendre jusqu'à quel degré Notre-Seigneur veut que ce renoncement parvienne! Il faut certainement qu'il soit comme une mort, un anéantissement volontaire par rapport à tout ce qui est du temps, de la nature et de l'esprit: et là est la source de tous les biens, comme Notre-Seigneur le déclare par ces paroles: Celui qui voudra sauver son âme, la perdra, c'est-à-dire celui qui voudra posséder ou rechercher quelque chose pour lui-même, le perdra. Mais celui qui perdra son âme par amour pour moi, la trouvera (Jean, XII, 25), c'est-à-dire celui qui par amour pour le Christ renonce à tout ce que sa volonté peut désirer ou goûter, et choisit de préférence ce qui se rapproche le plus de la Croix (ce que Notre-Seigneur appelle, dans saint Jean, haïr son âme), celui-là la trouvera.

 Tel est l'enseignement que le Sauveur donné à ces deux disciples qui lui demandaient d'être assis à sa droite et à sa gauche: il ne leur donne aucun espoir de parvenir à la gloire qu'ils convoitent; il leur offre le calice qu'il doit boire lui-même comme un bien plus précieux et plus sûr ici-bas que toutes les jouissances (Mat. XX, 22). Ce calice c'est la mort à la nature que l'on dépouille et mortifie afin de pouvoir marcher par ce chemin étroit, en tout ce qui concerne la partie sensitive, comme nous l'avons dit, et en tout ce qui concerne l'esprit, comme nous le dirons maintenant, c'est-à-dire ses pensées, ses goûts, ses sentiments spirituels.

 De la sorte, l'âme est dégagée sous les deux rapports, mais même sous le second rapport, le spirituel, elle ne trouve plus d'obstacle à suivre le chemin étroit car, ainsi que le dit le Sauveur, il n'y a plus que le renoncement avec la Croix qui est le bâton sur lequel elle s'appuie et avec lequel sa marche devient merveilleusement facile et aisée. Aussi Notre-Seigneur a dit dans saint Matthieu: « Mon joug est suave et mon fardeau léger (Mat. XI, 30) », c'est-à-dire ma Croix est douce à porter.

 Si l'homme, en effet, se détermine à prendre ce joug et à porter cette Croix, s'il se décide résolument à vouloir trouver et supporter par amour pour Dieu toutes sortes de travaux, il trouvera en tous une facilité et une suavité merveilleuse pour suivre ce chemin, dès lors qu'il est dénué de tout et ne désire rien. Mais s'il prétend avoir la moindre propriété dans une chose qui ait rapport à Dieu ou à la créature, il n'est pas dans le dénûment et le renoncement absolu; dès lors il ne peut entrer dans le sentier étroit ni le gravir. Voilà pourquoi je voudrai convaincre les personnes adonnées à la spiritualité que ce chemin qui mène à Dieu ne consiste pas dans la multiplicité des considérations, ni dans les méthodes, les exercices ou les goûts, bien que cela soit, d'une certaine manière, nécessaire aux commençants; mais dans une seule chose indispensable, celle de savoir se renoncer véritablement à l'intérieur et à l'extérieur, et de se dévouer à la souffrance par amour pour le Christ et à la mort complète de soi-même. En étant fidèle à cet exercice, on acquiert tous les autres biens. Si on le néglige, quand il est le fondement et la racine des vertus, et si l'on prend d'autres moyens, on ne s'attache qu'à ce qui est accessoire et l'on n'avance pas, alors même que l'on serait favorisé des plus hautes lumières et que l'on serait en communication avec les anges. On ne réalise de progrès qu'en imitant le Christ; il est la voie, la vérité, la vie; personne ne va au Père si ce n'est par lui, comme il le proclame lui-même. Il dit aussi ailleurs: « Je suis la porte; si quelqu'un entre par moi, il sera sauvé (Jean XIV, 6; X, 9) ». Voilà pourquoi je ne regarde pas comme bon l'esprit qui veut marcher par la voix douce et facile ou refuse d'imiter le Christ.

 J'ai dit que le Christ est la voie et que cette voie est la mort à notre nature tant spirituelle que sensible. Je veux l'expliquer maintenant à l'exemple du Christ, qui est notre modèle et notre lumière.

 Tout d'abord, il est certain qu'il mourut aux sens d'une manière morale pendant sa vie et d'une manière naturelle à la fin de sa vie. Comme il l'affirme, il n'a pas eu, dans le cours de sa vie, où reposer sa tête (Mat. VIII, 20). A sa mort ce fut de même; il est certain qu'alors il fut aussi abandonné et comme anéanti dans son âme. Son Père le laissa sans aucune consolation et sans nul secours; il l'abandonna à la sécheresse la plus profonde; voilà pourquoi il ne put s'empêcher de s'écrier à la Croix: Deus meus, Deus meus, ut quid dereliquisti me? « Mon Dieu, mon Dieu, pourquoi m'avez-vous abandonné? (Mat. XXVII, 46) » Ce fut l'abandon le plus grand et le plus sensible qu'il eût jamais éprouvé dans sa vie. Mais c'est alors aussi qu'il opérait la plus grande oeuvre de sa vie, celle qui surpassait tous les miracles et les prodiges qu'il avait jamais accomplis sur la terre et au ciel, je veux dire la réconciliation du genre humain et son union à Dieu par la grâce. Cette oeuvre s'accomplissait au temps et au moment où le Sauveur était le plus complètement anéanti. Il l'était, en effet, dans sa réputation vis-à-vis des hommes, qui, le voyant expirer sur le bois de la Croix, non seulement ne lui donnaient pas la moindre marque d'estime, mais l'accablaient de leurs moqueries; il l'était dans sa nature, puisque par elle il s'anéantissait dans la mort; il l'était vis-à-vis de son Père, qui, loin de lui accorder un secours, une consolation, le délaissa et l'obligea à payer intégralement la dette de l'homme pour le réconcilier à Dieu. Il resta ainsi comme détruit et réduit à néant. Voilà pourquoi David, parlant en son nom, a dit: Ad nihilum redactus sum et nescivi (Ps. LXXII, 22; « J'ai été réduit au néant, et je l'ignorais »).

 L'homme spirituel doit comprendre par là le mystère de la porte et du chemin, c'est-à-dire du Christ par qui il faut passer pour s'unir à Dieu; il doit savoir que plus il s'anéantira par amour pour Dieu, dans ses deux parties sensitive et spirituelle, plus aussi il s'unira à Dieu et plus son oeuvre sera grande. Quand il arrivera à ce degré où il sera réduit à rien, et dans la suprême humiliation, son âme alors achèvera son union spirituelle avec Dieu. C'est là l'état le plus glorieux et le plus élevé auquel on puisse parvenir en cette vie. L'union ne consiste donc point dans les jouissances, dans les consolations, dans les sentiments spirituels, mais dans la mort réelle de la Croix au point de vue sensitif et spirituel, intérieur et extérieur.

 Je ne veux par parler plus longuement de ce sujet, malgré mon désir de le continuer, car je vois que Jésus-Christ est très peu connu de ceux qui se croient ses amis. On les voit, en effet, rechercher en lui les douceurs et les consolations et s'aimer beaucoup eux-mêmes, au lieu de rechercher ses amertumes et ses anéantissements, ce qui serait la marque de l'amour qu'ils lui portent; je dis cela de ceux qui se croient ses amis. Quant à ceux qui vivent loin de lui et sont séparés de lui, à ces grands, à ces savants, à ces potentats, et aux autres qui vivent au milieu du monde, préoccupés de satisfaire leurs ambitions et leurs désirs de grandeurs, comment pourrions-nous dire qu'ils connaissent le Christ? Leur fin, si bonne qu'elle soit, sera remplie d'amertume. Il n'est pas question d'eux dans cet écrit; mais au jour du jugement il en sera parlé. Car c'est à eux tout d'abord qu'il convenait d'adresser cette parole de Dieu, puisque leur science et leur haute situation les mettaient en évidence.

 Nous nous adresserons maintenant à l'homme spirituel, et en particulier à celui que Dieu a daigné élever à l'état de contemplation. Je l'ai déjà dit, c'est avec lui que je m'entretiens. Nous verrons comment il doit se diriger vers Dieu par la foi, en purifiant son entendement de tout ce qui lui serait contraire, et en se mortifiant pour passer par la porte étroite de la contemplation obscure.

   

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