CHAPITRE XIII
OÙ L'ON
TRAITE
DE LA CONDUITE
QUE
DOIT TENIR
L'ÂME POUR ENTRER
DANS CETTE
NUIT DES SENS.
Il reste
maintenant à donner quelques avis pour que l'âme puisse et
sache entrer dans cette Nuit des sens. Pour cela il faut savoir que l'âme
y entre ordinairement de deux manières: l'une est active, et l'autre
passive. L'active comprend ce que l'âme (Les éditions précédentes
ajoutaient ici ce membre de phrase: « ayudada de la gracia, aidée
de la grâce » ) peut faire et fait en réalité
par elle-même pour y entrer.
Nous
allons nous en occuper tout de suite dans les avis qui vont suivre. La
passive comprend ce que l'âme ne fait pas par elle-même ni
par sa propre industrie, mais ce que Dieu fait en elle (Les éditions
précédentes ajoutaient ici ces mots: « con mas particulares
auxilios, avec des secours plus particuliers » ), et alors elle est
comme passive ( « ... consintiendo libremente, tout en donnant librement
son consentement » ). Nous en traiterons dans le second Livre, lorsque
nous parlerons des commençants. Comme nous nous occuperons alors,
avec la grâce de Dieu, de donner de nombreux avis aux commençants
à cause d'une foule d'imperfections où ils tombent ordinairement
dans ce chemin, nous nous abstiendrons maintenant de leur en fournir beaucoup.
D'ailleurs ce n'est pas précisément le lieu de leur en parler,
puisque nous ne nous occupons maintenant que de savoir quels sont les motifs
pour lesquels on appelle Nuit cette voie qui mène à l'union
divine, ce qu'est cette Nuit elle-même et de combien de parties elle
se compose. Néanmoins, pour ne pas paraître trop bref et ne
pas priver les âmes de tout le profit désirable en ne leur
donnant pas tout de suite quelques moyens ou avis propres à ceux
qui marchent dans cette Nuit de leurs tendances, j'ai tenu à leur
fournir ici la méthode abrégée qui va suivre. Je ferai
de même à la fin des deux autres parties ou causes de cette
Nuit que je me propose de traiter sans retard avec l'aide de Dieu.
Ces avis
qui suivent et qui concernent la manière de vaincre nos tendances
sont, il est vrai, brefs et en petit nombre, mais, selon moi, ils sont
aussi profitables et efficaces qu'ils sont concis. Voilà pourquoi
celui qui voudra sincèrement les mettre en pratique n'a plus besoin
d'en avoir d'autres. Ceux-ci, en effet, embrassent tous les autres réunis.
Tout
d'abord il faut avoir le désir habituel d'imiter le Christ en tout,
de se conformer à sa vie qu'il faut bien considérer afin
de savoir l'imiter et d'agir en tout comme lui même l'aurait fait.
En second
lieu, si l'on veut bien se conformer à cet avis, et s'il s'offre
aux sens quelque plaisir qui ne soit purement pour l'honneur et la gloire
de Dieu, il faut se mortifier et se renoncer par amour pour Jésus-Christ,
qui, durant sa vie sur la terre, n'a jamais eu d'autre goût ni d'autre
désir que de faire la volonté de son Père; c'est là
ce qu'il appelait sa nourriture et son aliment.
Voici
un exemple: s'il se présente une occasion d'entendre avec plaisir
des choses qui n'intéressent pas le service de Dieu, je refuserai
d'y chercher mon plaisir et même de les entendre.
Si j'éprouve
du plaisir à regarder des choses qui ne me portent pas directement
vers Dieu, je ne rechercherai point ce plaisir et je ne regarderai même
pas ces objets.
Il en
sera de même pour les conversations, ou toutes les autres satisfactions
qui se présenteraient. Nous devons donc mortifier tous nos sens,
quand nous le pouvons bonnement, et si nous ne le pouvons pas, il suffit
de ne pas se complaire dans l'attrait naturel que l'on éprouve et
de le désavouer. De la sorte, on arrive bientôt à rendre
les sens mortifiés et à renoncer à ses goûts;
on vit comme dans la nuit, et, en peu de temps, on peut réaliser
de grands progrès.
Si nous
voulons mortifier et apaiser les quatre passions de notre nature: la joie,
l'espérance, la crainte et la douleur, puisque de leur concorde
et pacification découlent les biens dont nous avons parlé
et beaucoup d'autres encore, il faut employer ce qui est un remède
total à tous ces maux, la source du vrai mérite et des grandes
vertus.
Que l'âme
donc s'applique sans cesse non à ce qui est plus facile, mais à
ce qui est plus difficile;
Non
à ce qui plaît, mais à ce qui déplaît;
Non
à ce qui console, mais à ce qui est un sujet de désolation;
Non
à ce qui est repos, mais à ce qui donne du travail;
Non
à ce qui est plus, mais à ce qui est moins;
Non
à vouloir quelque chose, mais à ne rien vouloir;
Non
à rechercher ce qu'il y a de meilleur dans les choses, mais ce qu'il
y a de pire, et à désirer entrer pour l'amour du Christ dans
un dénûment total, un parfait détachement et une pauvreté
absolue par rapport à tout ce qu'il y a en ce monde. Il faut embrasser
ces pratiques de tout coeur et s'appliquer à y assujettir la volonté.
Celui qui s'y soumet avec amour, intelligence et discrétion, ne
tardera pas à trouver beaucoup de délices et de consolations.
Il suffit
de se conformer fidèlement à ces pratiques pour entrer dans
la Nuit des sens. Néanmoins, pour donner de plus amples explications,
nous parlerons d'une autre sorte de pratiques qui apprennent à mortifier
la concupiscence de la Chair, la concupiscence des yeux et la superbe de
la vie, trois choses, au dire de saint Jean (Jean, II, 16), qui occupent
le monde et d'où procèdent toutes les autres tendances.
La première
consiste à travailler au mépris de soi et à désirer
que les autres nous méprisent; cette pratique est contre la concupiscence
de la chair.
La seconde
consiste à parler de soi-même avec mépris et à
travailler à ce que les autres en parlent de même; cette pratique
est contre la concupiscence des yeux.
La troisième
consiste à avoir de bas sentiments de soi, à se mépriser
et à désirer que les autres fassent de même; et cette
pratique est contre la superbe de la vie.
Pour
terminer ces avis et ces règles de conduite dont nous venons de
parler, il nous semble bon de rapporter ici les vers que nous avons placés
à l'image de la Montagne représentée au commencement
de ce livre. Ils renferment la doctrine nécessaire pour gravir cette
montagne qui symbolise l'union parfaite avec Dieu. Mais s'ils s'adressent
à la partie spirituelle et intérieure de l'âme, ils
enseignent également à mortifier l'esprit d'imperfection
de sa partie sensuelle et extérieure, comme l'indiquent les deux
chemins placés de chaque côté de notre image qui figure
la montagne de la perfection. C'est dans ce dernier sens que nous les prenons
ici. Dans la seconde partie de cette Nuit nous les examinerons dans le
sens spirituel.
Voici
ces avis:
1.Pour arriver
à goûter tout, veillez à n'avoir goût pour rien.
2.Pour arriver
à savoir tout, veillez à ne rien savoir de rien.
3.Pour arriver
à posséder tout, veillez à ne posséder quoi
que ce soit.
4.Pour arriver
à être tout, veillez à n'être rien en rien.
5.Pour arriver
à ce que vous ne goûtez pas, vous devez passer par ce que
vous ne goûtez pas.
6.Pour arriver
à ce que vous ne savez pas, vous devez passer par où vous
ne savez pas.
7.Pour arriver
à ce que vous ne possédez pas, vous devez passer par où
vous ne possédez pas.
8.Pour arriver
à ce que vous n'êtes pas, vous devez passer par ce que vous
n'êtes pas.
MOYEN
DE NE PAS
EMPÊCHER LE TOUT
1.Quand vous
voulez vous arrêter à quelque chose, vous cessez de vous abandonner
au tout.
2.Car pour
venir du tout au tout, il faut se renoncer du tout au tout.
3.Et quand
vous viendrez à avoir tout, il faut l'avoir sans rien vouloir.
4.Car si vous
voulez avoir quelque chose en tout, vous n'avez pas purement en Dieu votre
trésor.
C'est
dans ce dénûment que l'esprit trouve sa paix et son repos.
Comme il ne désire rien, rien d'en haut ne le fatigue, rien d'en
bas ne l'opprime, car il est dans le centre de son humilité; si
au contraire il désire quelque chose, c'est cela même qui
est pour lui fatigue et tourment.
CHAPITRE XIV
OÙ L'ON
EXPLIQUE
LE SECOND
VERS DE LA STROPHE:
Étant
pleine d'angoisse et enflammée d'amour.
Nous
avons déjà expliqué le premier verset de cette strophe
qui traite de la Nuit des sens; nous avons dit ce qu'il faut entendre par
Nuit des sens, et pour quel motif on l'appelle nuit; nous avons montré
également quel ordre et quelle conduite il faut suivre pour y entrer
activement. L'ordre logique demande maintenant que nous parlions de ses
propriétés et de ses effets, qui sont admirables; ils sont
contenus dans les vers suivants de la strophe. Je les signalerai brièvement
afin de les expliquer, comme je l'ai promis dans le prologue; puis je passerai
immédiatement au second Livre, qui traite de l'autre partie de cette
Nuit, c'est-à-dire de la Nuit de l'esprit.
L'âme
dit donc: « Étant pleine d'angoisse et enflammée d'amour
», je passai et entrai dans la Nuit obscure des sens pour arriver
à l'union avec le Bien-Aimé. En effet, pour surmonter toutes
les tendances et mortifier l'attrait de toutes les créatures vers
lesquelles la volonté est ordinairement attirée par son amour
et son affection dans le but d'en jouir, il lui faut les ardeurs plus vives
d'un amour plus profond: celui de son Époux. Quand elle met en lui
sa joie et sa force, elle trouve assez de courage et de générosité
pour rejeter et surmonter aisément tous les autres amours. Non seulement
il faut, pour triompher de la force de ses tendances, avoir l'amour de
son Époux, mais cet amour doit être enflammé et plein
d'angoisses. Il arrive, en effet, comme l'expérience le prouve,
que notre nature se porte ou est attirée si violemment vers les
choses sensibles que, si sa partie spirituelle n'a pas un amour plus fort
vers les choses surnaturelles, elle ne pourra secouer le joug de la nature
et des sens, ni entrer dans la Nuit obscure des sens, ni avoir le courage
de rester dans la nuit par rapport à toutes les choses créées,
ou d'en priver toutes ses tendances.
Qui dira
ces angoisses multiples et si variées de l'amour qui animent les
âmes au commencement de ce chemin de l'union? Qui dira leur empressement
et leurs industries pour quitter cette demeure de leur propre volonté
et entrer dans la nuit de la mortification des sens? Qui dira combien ces
angoisses d'amour pour leur Époux leur font paraître faciles,
doux même et savoureux tous les travaux et dangers de cette Nuit?
Ce n'est pas le lieu d'en parler; d'ailleurs on ne saurait les exprimer.
Mieux vaut les éprouver et les contempler que les décrire.
Aussi nous allons passer à l'explication des autres vers dans le
chapitre suivant.
CHAPITRE XV
OÙ L'ON
EXPLIQUE
LES ACTES
VERS LA STROPHE.
Oh! l'heureux
sort!
Je sortis
sans être vue,
Tandis que
ma demeure était déjà en paix.
L'âme
se sert d'une métaphore pour montrer le triste état de captivité
où elle était; aussi elle regarde comme un heureux sort d'en
avoir été délivrée sans qu'aucun de ses geôliers
l'en empêchât. Par suite en effet du péché originel,
l'âme est vraiment captive dans ce corps mortel, et y est assujettie
à ses passions et aux tendances de sa nature. Une fois délivrée
de leur tyrannie, elle proclame l'heureux sort qu'elle a de sortir sans
être vue, c'est-à-dire sans en être empêchée
ni retardée. Mais ce qui lui avait servi, c'est de sortir par une
Nuit obscure, c'est-à-dire qu'elle avait renoncé à
tous ses attraits et mortifié toutes ses tendances, comme nous l'avons
dit. Cette réflexion: « tandis que ma demeure était
déjà en paix », signifie que la partie sensitive, ou
demeure de toutes les tendances, était en paix, parce qu'elle les
avait déjà domptées et endormies. Et, en effet, tant
que nos tendances ne sont pas endormies par la mortification des sens et
que les sens ne sont pas en paix et n'ont pas cessé leur guerre
à l'esprit, l'âme ne parviendra pas à cette véritable
liberté qui lui permettrait de jouir de l'union avec son Bien-Aimé. |