CHEMIN DE SAINTETÉ

adveniat regnum tuum

LA MONTÉE DU CARMEL
 

LIVRE PREMIER

CHAPITRES  11 - 12

CHAPITRE XI
 
 

OÙ L'ON MONTRE ET OÙ L'ON PROUVE QU'IL EST NÉCESSAIRE POUR ARRIVER À L'UNION DIVINE QUE L'ÂME AIT MORTIFIÉ TOUTES SES TENDANCES, SI PETITES QU'ELLES SOIENT.
 
 

 Il y a longtemps, ce me semble, que le lecteur désire me demander si, pour arriver à ce haut état de perfection, il est absolument nécessaire de commencer tout d'abord par la mortification complète de toutes nos tendances petites et grandes, ou s'il ne suffirait pas d'en mortifier quelques-unes et de laisser les autres, celles du moins qui paraîtraient de peu d'importance. Il semble dur, en effet, et très difficile d'arriver à une telle pureté et à un tel dépouillement, que l'on n'ait plus de volonté ni d'affection pour quoi que ce soit.

 A cette question nous répondons tout d'abord que sans doute nos tendances ne sont pas aussi préjudiciables les unes que les autres, et ne nuisent pas au même degré. Je parle des tendances volontaires, car les tendances naturelles n'empêchent que très peu l'union divine, ou même ne l'empêchent pas quand on n'y consent pas et qu'elles ne sont que des premiers mouvements. J'appelle tendances de la nature et de premiers mouvements toutes celles où la volonté, éclairée par la raison, n'a eu aucune part ni avant ni après les actes. Il est impossible de les faire disparaître et de les mortifier complètement en cette vie. Alors même qu'elles ne seraient pas mortifiées d'une façon absolue, elles ne constituent pas un obstacle à l'union divine. Elles peuvent fort bien exister dans notre nature, tandis que l'âme, dans sa partie raisonnable, en sera complètement maîtresse.

 Il peut même arriver parfois que l'âme soit par sa volonté élevée à une haute union de quiétude, tandis que les tendances se manifestent dans la partie sensitive; l'âme qui est en oraison n'en est nullement troublée dans sa partie supérieure. Quant aux tendances volontaires, qu'il s'agisse des plus graves qui portent aux péchés mortels, ou des moins graves qui portent aux péchés véniels, ou de celles moindres encore qui portent aux imperfections, si petites qu'elles soient, il faut les faire disparaître complètement; sans quoi l'âme est incapable d'arriver à l'union parfaite avec Dieu. En voici la raison. L'état de cette divine union consiste en ce que la volonté de l'âme est complètement en la volonté divine; il n'y a plus rien en elle qui soit opposé à la volonté divine; aussi elle ne se meurt en tout et pour tout que d'après la volonté divine. Voilà pourquoi nous disons que, dans cet état les deux volontés, celle de l'âme et celle de Dieu, n'en font plus qu'une, et que cette volonté de Dieu est bien celle de l'âme. Or si l'âme s'attache à quelque imperfection que Dieu ne veut pas, elle n'est pas encore arrivée à avoir une seule volonté avec celle de Dieu. Elle voudrait, en effet, une chose que Dieu ne voudrait pas. Il est donc clair que, pour s'unir à Dieu par l'amour et par la volonté, l'âme doit maîtriser toutes ses tendances volontaires, si petites qu'elles soient. Il ne faut pas qu'elle donne jamais sciemment ou avec advertance son consentement à une imperfection, mais qu'elle ait assez de possession d'elle-même et de liberté pour le refuser dès qu'elle en est prévenue. Je dis avec advertance, parce que sans qu'elle le remarque ou le comprenne, ou que cela dépende entièrement de sa bonne volonté, elle tombera souvent dans les imperfections, des péchés véniels ou ces tendances naturelles dont nous avons parlé. Il est écrit de ces fautes qui ne sont pas absolument volontaires, que le juste tombera sept fois le jour et se relèvera (Pro. XXIV, 16). Quant à nos tendances volontaires, il suffit, je le répète, qu'il y en ait même vers des choses très minimes, pour empêcher l'union divine; je parle de l'habitude qui n'a pas été mortifiée, et non de quelques actes concernant des objets différents qui ne procèdent pas d'une habitude déterminée et produisent moins d'inconvénients. L'âme cependant doit s'appliquer à les faire disparaître eux aussi, parce qu'ils procèdent également d'une habitude imparfaite. S'il s'agit de certaines habitudes d'imperfections volontaires que l'on n'achève jamais de surmonter, non seulement elles empêchent l'union divine, mais encore le progrès dans la perfection.

 Ces imperfections habituelles sont, par exemple, la coutume de parler beaucoup, une petite attache, dont on ne veut jamais se défaire, à un objet quelconque, une personne, un vêtement, un livre, une cellule, tel genre de nourriture, certains petits entretiens, certains petits désirs de chercher de la sensualité, de savoir, d'entendre, ou choses semblables.

 Une seule de ces imperfections, si l'âme y est attachée ou en a l'habitude, lui cause autant de dommage pour son avancement et son progrès dans la vertu que si elle tombait chaque jour dans une foule d'imperfections et de péchés véniels, qui ne procéderaient pas de l'habitude d'une passion vicieuse. Elles lui sont moins nuisibles que ses attaches à un objet quelconque. Tant qu'elles les aura, elle ne pourra, si petite que soit l'imperfection, réaliser de progrès. Qu'importe que l'oiseau soit retenu par un fil léger ou une corde? Le fil qui le retient a beau être léger, l'oiseau y reste attaché comme à la corde, et tant qu'il ne l'aura pas rompu, il ne pourra voler. Sans doute ce fil léger est plus facile à rompre; mais si facile à rompre que soit ce fil, l'oiseau ne peut, tant qu'il ne l'a pas rompu, prendre son essor.

 Ainsi en est-il de l'âme qui est attachée à un objet quelconque. Quelle que soit sa vertu, elle n'arrivera pas à la liberté de l'union divine. Nos tendances et nos attaches ont la même propriété que la remora possède, dit-on, sur le navire: bien que ce soit un poisson très petit, s'il parvient à s'attacher au navire, il l'arrête et l'empêche de naviguer et d'arriver au port. C'est une pitié de voir certaines âmes; elles sont comme de riches navires, chargées de bonnes oeuvres et d'exercices spirituels, de vertus et de faveurs divines, mais elles n'ont pas le courage d'en finir avec un petit attrait, une légère attache ou affection, ce qui est tout un; aussi ne progresseront-elles pas; elles n'arriveront pas au port de la perfection. Et cependant que leur fallait-il pour cela? Il suffisait d'un bon coup d'aile pour achever de rompre le fil d'attache ou enlever cette remora à leurs tendances. Dieu les a déjà aidées à briser d'autres liens beaucoup plus forts des affections qu'elles portaient au péché et aux vanités. Aussi est-il vraiment déplorable de voir que pour une attache à un enfantillage que Dieu leur a laissé à vaincre par amour pour lui et qui n'est qu'un simple fil, un léger duvet, elles cessent d'avancer et n'arriveront jamais à ce bien incomparable de l'union avec Dieu. Il y a pire encore. Non seulement elles n'avancent pas, mais cette attache les fait aller à reculons, elles perdent ce qu'elles avaient acquis durant tant de temps et au prix des plus grandes fatigues. C'est une vérité bien connue: si l'on n'avance pas dans ce chemin spirituel en remportant des victoires, on recule; si l'on ne gagne pas, on perd.

 C'est ce que Notre-Seigneur a voulu nous signifier quand il a dit: « Celui qui n'est pas avec moi est contre moi (Mat. XII, 30). » Celui qui n'a pas soin de réparer la petite fente d'un vase verra toute sa liqueur s'en échapper. « L'Ecclésiastique » nous donne cet enseignement: « Celui qui méprise les petites choses tombera peu à peu dans les grandes (Eccl. XIX, 1). » Il nous dit de plus: « Une seule étincelle suffit pour allumer un grand feu (Ibid. XI, 34) ». De même une imperfection suffit pour en attirer une autre, et celle-ci d'autres encore. On ne verra jamais une âme qui a négligé de vaincre une tendance, qui n'en ait beaucoup d'autres provenant de la même faiblesse et imperfection qu'elle devait surmonter. Nous l'avons vu. Beaucoup de personnes favorisées de Dieu étaient parvenues à un très haut détachement et à une très grande liberté spirituelle; et par cela seul qu'elles ont commencé à se laisser aller à quelque petite attache, à un peu d'affection, sous prétexte de bien, de conversation et d'amitié, ont perdu peu à peu l'esprit de ferveur, le goût des choses de Dieu et l'amour de la solitude; elles ont perdu leur allégresse et leur constance dans les exercices spirituels; elles ne se sont point arrêtées qu'elles n'eussent tout perdu. Et pourquoi? Uniquement parce qu'elles n'ont pas dès le début mortifié le plaisir sensible, ni gardé leur coeur pour Dieu seul.

 Dans ce chemin il faut toujours marcher si l'on veut arriver. Cela veut dire qu'il faut toujours mortifier nos désirs, sans jamais les favoriser; si l'on ne se défait de tous, on n'atteindra jamais le terme. Le bois ne se transforme pas en feu s'il lui manque un seul degré de chaleur pour cela; de même l'âme ne se transformera pas parfaitement en Dieu tant qu'elle aura une seule imperfection, serait-elle quelque chose de moindre qu'une tendance volontaire (Il s'agit ici d'actes qui ne sont pas pleinement délibérés), comme nous l'expliquerons dans la Nuit de la foi.

 L'âme n'a qu'une volonté. Si elle l'engage ou l'applique à quelque chose de créé, elle perd sa liberté, sa force, son détachement et sa pureté, toutes choses qui sont requises pour arriver à la transformation en Dieu. Il nous est dit à ce propos au livre des Juges: « Un ange est venu et a dit aux enfants d'Israël que, puisqu'ils n'avaient pas exterminés ces ennemis, mais avaient au contraire fait alliance avec eux, on les laisserait au milieu d'eux comme ennemis, afin qu'ils fussent pour eux une occasion de chute et de ruine (Jug. II, 3). » C'est justement que Dieu en agit ainsi avec certaines âmes; il les a retirées des dangers du monde, il a mis à mort leurs péchés, qui étaient comme des géants, et vaincu la multitude de leurs ennemis, c'est-à-dire les occasions dangereuses où elles étaient dans le monde, et toutes ces faveurs n'avaient d'autre but que de les introduire avec plus de liberté dans cette terre promise de l'union divine. Malgré cela ces âmes se sont liées d'amitié et ont contracté des alliances avec ce petit peuple de leurs imperfections, qu'elles n'arrivent jamais à mortifier complètement; elles vivent dans la négligence et la tiédeur. Aussi Sa Majesté en est irritée et les laisse s'abandonner à leurs tendances qui chaque jour vont de mal en pis.

 Le livre de Josué nous fournit également une figure de cette vérité: Au moment où les Israélites allaient entrer en possession de la Terre promise, Dieu leur commanda de détruire si bien tout ce qu'il y avait dans la ville de Jéricho qu'ils ne devaient pas y laisser âme qui vive, ni homme, ni femme, ni enfant, ni vieillard, et de mettre à mort tous les animaux; quant au butin, on ne devait ni le prendre ni même le désirer (Jos. VI, 21). Cela nous donne à comprendre que, pour entrer dans la divine union, ce qui est dans l'âme, que ce soit peu ou beaucoup, petit ou grand, doit tout d'abord mourir, et que l'âme n'en conserve aucun désir, et en soit tellement détachée qu'elle soit comme une étrangère pour tout. C'est ce que nous enseigne saint Paul quand il dit aux Corinthiens: « Je vous le dis, mes frères, le temps est court; ce qui nous reste à faire et ce qui convient, c'est que ceux qui ont des femmes soient comme s'ils n'en avaient pas; que ceux qui pleurent la perte des biens de ce monde soient comme s'ils ne pleuraient pas; que ceux qui se réjouissent soient comme s'ils ne se réjouissaient pas; ceux qui achètent, comme s'ils n'en usaient pas (I Cor. VII, 29) ». Voilà ce que nous dit l'Apôtre. Il nous enseigne combien l'âme doit être libre de toute attache pour s'élever à Dieu.
 
 

CHAPITRE XII
 
 

OÙ L'ON MONTRE COMBIEN IL FAUT RÉPONDRE À UNE AUTRE QUESTION. ON INDIQUE QUELLES SONT LES TENDANCES QUI SUFFISENT POUR CAUSER À L'ÂME LES DOMMAGES DONT NOUS AVONS PARLÉ.
 
 
 

 Nous pourrions nous étendre sur cette matière de la Nuit des sens. Nous verrions qu'il y a beaucoup à dire sur les dommages qui proviennent de nos tendances, non seulement sous les rapports dont nous avons parlé, mais encore sous un grand nombre d'autres. Toutefois, ce que nous avons dit suffit pour le but que nous nous proposons. Il semble, en effet, que nous avons suffisamment expliqué pourquoi la mortification de nos tendances s'appelle une nuit, et combien il convient d'entrer dans cette nuit pour s'élever à Dieu. Mais, avant de montrer comment l'âme doit y entrer, et afin de terminer cette partie de notre étude, il reste à éclaircir un doute qui pourrait se présenter au lecteur sur ce que nous avons dit.

 Tout d'abord on peut se demander si une tendance quelconque suffit pour produire et causer dans l'âme les deux maux dont nous avons parlé, à savoir, un mal privatif, qui nous prive de la grâce de Dieu, et l'autre positif, qui produit cinq dommages principaux que nous avons exposés. On peut se demander, en second lieu, si une tendance, quelque petite qu'elle soit et de quelque sorte qu'on la suppose, est suffisante pour produire ces cinq dommages à la fois, ou bien si les unes en produisent un et les autres un autre: par exemple, celle-ci le tourment, celle-là la fatigue, ou les ténèbres...

 Je réponds à la première question. Le dommage privatif, qui consiste dans la privation de Dieu, vient seulement des tendances volontaires qui ont pour objet le péché mortel; ce sont elles qui le causent et le produisent totalement. Elles privent, en effet, l'âme de la grâce en cette vie, et dans l'autre elles la privent de la gloire céleste ou possession de Dieu.

 A la seconde question je réponds: Qu'il s'agisse de péché mortel, ou de péché véniel volontaire, ou d'imperfection, chacune de nos tendances est suffisante pour causer tous les dommages positifs réunis. Bien qu'ils soient privatifs d'une certaine manière, nous les appelons positifs parce qu'ils correspondent à la pente de l'âme vers la créature, tandis que les dommages privatifs correspondent à son éloignement de Dieu. Mais il y a une différence entre les tendances: celles qui ont pour objet le péché mortel causent d'une façon complète l'aveuglement, le tourment, la souillure, la faiblesse... Celles qui ont pour objet les péchés véniels ou l'imperfection évidente ne produisent pas ces maux dans ce degré absolu; elles ne privent pas l'âme de la grâce, ce qui la mettrait sous leur empire, car la mort de l'âme leur donne la vie. Elles produisent néanmoins quelque chose de ces maux, dans un degré moindre, et en proportion de leur lâcheté et de leur tiédeur; aussi plus une tendance a atténué la ferveur de la grâce, et plus elle lui cause d'aveuglement et d'impureté.

 Notons cependant que si chaque tendance produit tous ces préjudices que nous appelons positifs, elle en cause un d'une manière directe et principale et, les autres par voie de conséquence. Si la tendance sensuelle produit tous ces préjudices à la fois, il n'en est pas moins vrai que son effet propre et immédiat est de souiller l'âme et le corps. La tendance de l'avarice les produits également tous, mais elle engendre le chagrin d'une manière directe et immédiate. La passion de la vaine gloire, elle aussi, les produit tous, mais elle apporte immédiatement et directement l'aveuglement et les ténèbres. Ainsi la gourmandise engendre tous ces préjudices, mais son effet principal c'est la tiédeur dans la pratique de la vertu, et ainsi nous pouvons raisonner des autres tendances.

 Or, si tout acte volontaire d'une de nos tendances engendre tous ces effets réunis, c'est qu'il est directement contraire aux actes de la vertu opposée. Un acte de vertu, en effet, produit et engendre en même temps la suavité, la paix, la consolation, la lumière, la pureté et la force; et la tendance déréglée cause le tourment, la fatigue, la lassitude, l'aveuglement et la faiblesse. La pratique d'une vertu fait grandir toutes les autres; et de même un seul vice suffit pour faire grandir tous les autres et leurs effets. Tous ces préjudices ne se manifestent pas au moment même où la passion exerce son activité, car son attrait nous aveugle, mais, soit avant soit après, ses tristes effets se font sentir. Cette vérité est bien figurée par ce livret que l'ange, nous est-il raconté dans « l'Apocalypse », donna à manger à saint Jean, qui le trouva doux au palais, mais très aigre pour son estomac (Apoc. X, 9). La passion, au moment où elle s'exerce, est pleine de douceur et paraît bonne; c'est ensuite que l'âme ressent son amertume et ses tristes effets. Celui qui se laisse entraîner par elle pourra très bien en juger. Je n'ignore pas cependant qu'il y a des personnes tellement aveugles et insensibles qu'elles n'éprouvent point cette amertume. Elles ne songent pas à aller vers Dieu et, par suite, ne se préoccupent pas des obstacles qui les en séparent.

 Je ne traiterai pas ici des autres tendances de la nature qui ne sont pas volontaires, ni des pensées qui ne sont que des premiers mouvements, ni des autres tentations auxquelles on ne consent pas, car tout cela ne cause aucun des préjudices dont il a été question. Sans doute l'âme qui les éprouve pourra s'imaginer que la passion et le trouble où elle se trouve alors la souillent et l'obscurcissent; mais il n'en est rien; ce sont des effets tout contraires qui en résultent. En leur résistant, elle acquiert plus de force, de pureté, de lumière, de consolations, ainsi que beaucoup d'autres biens, comme Notre-Seigneur l'a enseigné à saint Paul en ces termes: « La vertu se perfectionne dans la faiblesse (II Cor. XII, 9). » Quant aux tendances volontaires, elles engendrent tous les maux dont nous avons parlé et beaucoup d'autres encore. Aussi les maîtres de la vie spirituelle doivent-ils mettre leur principale sollicitude à mortifier immédiatement toutes les tendances de leurs disciples, en les privant de la satisfaction de leurs désirs; et en les délivrant de toutes les misères dont nous avons parlé.

   

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