La blanche colombe
Est rentrée dans l'arche avec le rameau,
Et déjà la tourterelle
A trouvé son compagnon tant désiré
Sur les rives verdoyantes.
C'est l'Époux qui parle dans cette strophe. Il chante la
pureté de l'âme en cet état, les richesses et la récompense obtenue pour s'y
être disposée et pour avoir souffert afin de parvenir jusqu'à lui. Il chante
également le bonheur qu'elle a eu de trouver son Époux dans cette union. Il
donne à entendre que ses propres désirs sont accomplis, dès lors que l'âme
possède en lui les délices et le rafraîchissement après avoir enduré les
souffrances et les angoisses de la vie et du temps passé. Voici ses paroles:
La blanche colombe.
Il appelle l'âme blanche colombe, à cause de la blancheur et
de la pureté qu'elle a reçues de la grâce trouvée en Dieu, et il ajoute qu'elle
Est rentrée dans l'arche avec le rameau.
Il compare ici l'âme à la colombe de l'arche de Noé,
symbolisant par ses allées et venues ce qui advint à l'âme: La colombe, après
être sortie de l'arche de Noé, y retourna en portant au bec un rameau d'olivier,
comme signe que la miséricorde de Dieu faisait enfin cesser les eaux du déluge
qui avaient englouti la terre (Gen. VIII, 11). De même l'âme dont nous parlons
est sortie de l'arche de la toute-puissance de Dieu le jour où elle fut créée.
Puis, après être passée par les eaux du déluge de ses péchés et imperfections,
comme aussi des peines et épreuves de cette vie, elle retourne à l'arche du sein
de son Créateur; elle porte le rameau d'olivier: image de la clémence et de la
miséricorde dont Dieu a usé à son égard en l'élevant à un si haut état de
perfection, quand Dieu l'a délivrée des eaux de ses péchés qui inondaient la
terre de son âme et l'a rendue victorieuse contre ses ennemis qui dirigeaient
toutes leurs batteries contre elle, afin de l'empêcher d'obtenir cette faveur;
voilà pourquoi le rameau d'olivier qu'elle porte indique la victoire qu'elle a
remportée sur ses ennemis et la récompense due à ses mérites. Ainsi donc la
petite colombe non seulement retourne maintenant à l'arche de son Dieu toute
blanche et toute pure comme elle en était sortie le jour où elle fut créée, mais
de plus elle porte le rameau d'olivier qui figure la récompense qu'elle a
acquise et la paix qui est le fruit de sa victoire.
Et déjà la tourterelle
A trouvé son compagnon tant désiré
Sur les rives verdoyantes.
Ici l'Épouse donne à l'âme un autre nom, celui de
tourterelle, parce qu'elle est alors semblable à cet oiseau qui vient de trouver
le compagnon qu'elle désirait. Cette comparaison s'entend mieux si l'on sait ce
que fait la tourterelle d'après ce que l'on raconte: Tant qu'elle n'a pas trouvé
son compagnon, elle ne se pose jamais sur une branche verte; elle ne boit pas
d'eau claire ou fraîche, elle ne se met pas à l'ombre; elle ne se joint pas aux
autres oiseaux (Ce dernier membre de phrase: ni se junta con otras aves, a été
ajouté à la marge [t. II, p. 120] par le Saint); mais quand elle trouve enfin
celui auquel elle doit s'associer, elle jouit de toutes ces choses. Il en va de
même pour l'âme. Avant de parvenir à l'union spirituelle avec son Bien-Aimé,
elle doit vouloir s'abstenir de toutes délices en dehors de lui, ne pas se poser
sur le rameau vert des honneurs, de la gloire et des joies de ce monde, ni boire
de leur eau limpide et fraîche, ni profiter de leur ombre, ni s'appuyer sur rien
de créé, mais gémir dans l'isolement par rapport à toutes les choses d'ici-bas
jusqu'à ce qu'elle ait trouvé son Époux. Et comme, avant d'arriver à cet état,
l'âme a imité la tourterelle pour rechercher son Bien-Aimé, sans trouver ni
vouloir trouver de consolation et de rafraîchissement si ce n'est en lui, cet
Époux chante dans cette strophe le terme des épreuves de son Épouse et
l'accomplissement de ses désirs, quand il dit:
Et déjà la tourterelle
A trouvé son compagnon tant désiré
Sur les rives verdoyantes.
Cela signifie que déjà elle se pose sur un rameau vert,
lorsqu'elle prend ses délices avec son Bien-Aimé; déjà elle boit l'eau limpide
d'une haute contemplation et de la sagesse de Dieu; elle se désaltère avec une
eau fraîche qui n'est autre que le rafraîchissement qu'elle trouve en son
Bien-Aimé; elle se place, en outre, à l'ombre de sa protection et de sa faveur
après laquelle elle a tant soupiré; et là elle est remplie de consolation et
transformée d'une manière suave et divine. C'est là ce qu'éprouvait l'Épouse des
Cantiques, quand elle dit: Sub umbra illius quem desideraveram, sedi; et fructus
ejus dulcis gutturi meo: « Je me suis assise à l'ombre de celui que j'avais
désiré, et son fruit est doux à mon palais (Ct. II, 3).»
Dans la solitude elle vivait,
Dans la solitude elle a placé son nid,
Dans la solitude la conduisait
Seul son Bien-Aimé
Blessé lui-même d'amour dans la solitude.
L'Époux garde la parole et montre le contentement qu'il
éprouve en voyant la solitude où se trouvait l'âme avant cette union, et la
solitude où elle se trouve maintenant vis-à-vis des fatigues, des épreuves et
des difficultés; ayant établi en son Bien-Aimé une demeure pleine de quiétude et
de saveur, elle est étrangère à toutes les créatures et délivrée de leurs
tracas. L'Époux montre encore sa joie de ce que cette solitude actuelle de l'âme
a été le chemin qu'elle a suivi pour être vraiment guidée et dirigée par le
Bien-Aimé. Cela ne pouvait pas se réaliser précédemment, parce qu'elle n'avait
pas encore placé son nid dans la solitude, c'est-à-dire qu'elle n'était pas
encore habituée à jouir de la solitude d'une manière parfaite, ni à en savourer
la quiétude; mais désormais elle y est conduite et dirigée vers les choses
surnaturelles par l'Esprit de Dieu. Il déclare que non seulement c'est lui qui
la dirige dans cette solitude, mais qu'il est seul à la diriger lui-même et
qu'il se communique à elle sans l'intermédiaire des Anges, ou des hommes, d'une
vision ou d'une représentation. Il est épris d'amour pour elle, comme elle l'est
pour lui. Il est blessé de l'amour qu'elle lui porte dans cette solitude, comme
aussi de cette liberté d'esprit que lui procure cette solitude, car il a un
profond amour pour la solitude. Aussi il dit :
Dans la solitude elle vivait.
Notre tourterelle, ou l'âme, vivait donc dans la solitude
avant d'arriver à cet état d'union, car l'âme qui soupire après Dieu ne trouve
de consolation dans aucune société; toute compagnie lui est plutôt un poids;
tout, en un mot, ne fait que lui causer une plus profonde solitude, jusqu'à ce
qu'elle ait trouvé son Bien-Aimé.
Dans la solitude elle a placé son nid.
La solitude où l'âme vivait naguère consistait à vouloir par
amour pour son Époux se priver de tous les biens de ce monde, comme nous l'avons
dit de la tourterelle, à travailler à sa perfection, à acquérir cette solitude
complète qui conduit à l'union avec le Verbe de Dieu et par conséquent à celui
qui est tout rafraîchissement et repos parfait; cette faveur est figurée ici par
le nid dont il est parlé, symbole de repos et de quiétude. L'Époux semble donc
dire: Cette solitude où l'âme vivait précédemment, et où elle travaillait dans
les épreuves et les angoisses, parce qu'elle demeurait imparfaite, est désormais
son repos et son rafraîchissement, parce qu'elle en a pleinement fait la
conquête en Dieu. Tel est le sens spirituel de la parole de David: Eternim
passer invenit sibi domum, et turtur nidum sidi ubi ponat pullos suos: « En
vérité le passereau s'est trouvé une demeure, et la tourterelle un nid pour y
élever ses petits (Ps. LXXXIII, 4). » L'âme établit sa demeure en Dieu, c'est en
lui qu'elle trouve le rassasiement de ses aspirations et de ses puissances.
Dans la solitude la conduisait.
Voici ce que veut dire l'Époux ici. Dans cette solitude où
l'âme est détachée de tout créé et seule avec Dieu, c'est lui qui la guide, la
dirige et l'élève aux choses célestes. Il élève aux connaissances divines son
entendement, qui est désormais dans la solitude et séparé de toutes les
connaissances opposées et étrangères. Il meut d'une manière libre sa volonté à
l'amour de Dieu, parce que sa volonté est désormais dans la solitude, elle
aussi, et affranchie de toutes les autres affections. Il remplit sa mémoire de
connaissances divines, parce qu'elle est également dans la solitude et dégagée
de toutes les autres imaginations ou représentations. Dès que l'âme, en effet, a
purifié ainsi ses puissances et les a dégagées de tout ce qui lui est inférieur
et de toute attache à ce qui lui est supérieur, pour les laisser dans
l'isolement complet, Dieu les remplit immédiatement de ce qui est invisible et
céleste. C'est Dieu qui est son guide dans cette solitude. C'est là ce que dit
saint Paul en parlant de ceux qui sont parfaits: Qui Spiritu Dei aguntur... : «
Ils sont guidés par l'Esprit de Dieu... (Rom. VIII, 14). » Ce qui revient à
dire: Dans la solitude la conduisait
Seul son Bien-Aimé.
Il veut dire que non seulement il conduit l'âme au milieu de
sa solitude, mais qu'il est lui-même, tout seul, à agir en elle sans le secours
d'aucun intermédiaire; la propriété spéciale de cette union de l'âme avec Dieu
dans le mariage spirituel, c'est que Dieu agit en elle et se communique à elle
par soi seul, sans le secours des Anges comme précédemment ni des facultés
naturelles. Les sens extérieurs et intérieurs, toutes les créatures réunies et
l'âme elle-même sont bien peu de chose ici pour seconder Dieu quand il accorde
les grâces merveilleuses de l'ordre surnaturel qui sont propres à l'état de
mariage spirituel. Ces faveurs, en effet, dépassent toute habileté, toute action
naturelle, tout effort de l'âme; Dieu seul les produit en elle. La cause en est
qu'il la trouve dans la solitude, comme nous l'avons dit; aussi ne veut-il pas
lui donner la faculté de profiter d'une autre compagnie que de lui-même, ni la
laisser se fier à un autre qu'à lui seul. Il est convenable également, l'âme
ayant tout quitté, et étant passé par tous les intermédiaires en s'élevant
au-dessus de tout pour arriver à Dieu, que Dieu lui-même soit son guide et le
moyen dont elle se sert pour jouir de lui. Lorsque l'âme s'est élevée au-dessus
de tout le créé et se trouve dans la solitude toutes les créatures ne lui
servent plus de rien et ne lui sont d'aucune utilité pour monter plus haut. Seul
le Verbe son Époux peut l'aider. Il est tellement épris d'amour pour elle qu'il
veut être seul à la combler de ses faveurs. Voilà pourquoi il dit aussitôt qu'il
est
Blessé lui-même d'amour dans la solitude.
L'âme, toute contente qu'elle soit d'être en compagnie,
désire la solitude (ce membre de phrase est ajouté en marge par le Saint (t. II,
1, 128): como, aunque el alma goza en compania, apetece soledad), et quand elle
arrive à l'isolement de tout le créé par amour pour son Bien-Aimé celui-ci
s'éprend de l'amour le plus profond pour elle dans une telle solitude. Aussi
l'Épouse, à son tour, s'est éprise d'amour pour lui; elle y est blessée d'amour
pour lui. Voilà pourquoi il ne veut la laisser seule; car il est également
blessé d'amour pour elle et, dans la solitude où elle se trouve par amour pour
lui, il veut être seul son guide; il se la donne à lui-même et comble tous ses
désirs, ce qu'il n'aurait pas fait s'il ne l'avait pas trouvée en solitude.
Aussi l'Époux a-t-il dit de l'âme par la voix du prophète Osée: Ducam illam in
solitudinem, et loquar ad cor ejus: « Je la guiderai dans la solitude et je
parlerai à son coeur (Os. 11, 14). » Quand il dit qu'il parlera à son coeur, il
promet de se donner lui-même à elle, car parler au coeur c'est contenter le
coeur et le coeur ne peut se satisfaire de rien moins que de Dieu.
Jouissons l'un de l'autre, ô mon
Bien-Aimé,
Et allons nous voir dans votre beauté
Sur la montagne et sur la colline
D'où coule l'eau limpide,
Pénétrons plus avant dans la profondeur.
La parfaite union d'amour entre l'âme et Dieu est donc
accomplie. L'âme veut se livrer à l'amour et s'exercer à tout ce qui est le
propre de l'amour. C'est donc elle qui parle dans la strophe présente. Elle
s'adresse à l'Époux et lui demande trois grâces réservées à l'amour: la
première, de jouir de l'amour et d'en savourer la douceur, comme elle le déclare
dans ce vers: Jouissons l'un de l'autre, ô mon Bien-Aimé. La seconde, de devenir
semblable au Bien-Aimé, comme elle le manifeste quand elle dit: Et allons nous
voir dans dans votre beauté. La troisième, de connaître les trésors et
d'approfondir les secrets du Bien-Aimé; et c'est là ce qu'elle exprime quand
elle dit: Pénétrons plus avant dans la profondeur des bois. Expliquons le vers:
Jouissons l'un de l'autre, ô mon Bien-Aimé.
C'est-à-dire, dans la communication des douceurs de l'amour;
je parle non seulement de celles que nous possédons déjà d'une manière ordinaire
par suite de notre union, mais encore de celles qui ont leur rejaillissement
dans les actes d'un amour affectif et actuel, soit intérieurement quand la
volonté produit les actes d'amour, soit extérieurement quand on accomplit des
oeuvres qui concernent la gloire du Bien-Aimé. Nous l'avons dit, l'amour a ceci
de spécial que, là où il a son siège, il cherche toujours à savourer ses joies
et ses douceurs, ou à exercer son amour intérieurement et extérieurement. L'âme
agit ainsi pour devenir de plus en plus semblable au Bien-Aimé. Elle dit donc
aussitôt:
Et allons nous voir dans votre beauté.
Voici l'explication: Efforçons-nous moyennant cet exercice
d'amour dont nous parlons, d'en arriver à nous voir dans votre beauté; en
d'autres termes je souhaite que nous soyons semblables en beauté, que votre
beauté soit telle qu'en nous regardant mutuellement, je paraisse semblable à
vous en votre beauté et me voie en votre beauté. Cela aura lieu quand vous
m'aurez transformée en votre beauté. Alors je vous verrai vous-même dans votre
beauté, et vous me verrez dans votre beauté; vous vous verrez en moi dans votre
beauté; et je me verrai en vous dans votre beauté; et ainsi (le mot ainsi, asi,
est ajouté par le Saint [t. II, p. 132]) je paraîtrai vous dans votre beauté, et
vous paraîtrez moi dans votre beauté; la mienne sera la vôtre, et la vôtre sera
la mienne; en elle je serai vous, et en elle vous serez moi, parce que votre
beauté même sera mienne. Telle est l'adoption des enfants de Dieu qui diront en
vérité à Dieu ce que le Fils lui-même déclare en saint Jean au Père Éternel:
Omnia mea tua sunt, et tua mea sunt: « Père, tout ce qui est à moi est à vous,
et tout ce qui est à vous est à moi » (XVII, 10). Il le dit essentiellement
comme Fils naturel du Père, et nous par participation en tant que fils
d'adoption. Le Fils n'a pas seulement dit ces paroles pour lui qui est le chef,
mais encore pour l'Église qui est tout son corps mystique.
Sur la montagne et sur la colline.
C'est-à-dire allons à cette science que les théologiens
appellent la science du matin, ou connaissance de Dieu dans son Verbe, figurée
ici par la montagne, car le Verbe est la très haute Sagesse essentielle de Dieu.
Allons à la science du soir, ou sagesse de Dieu dans ses créatures, dans ses
oeuvres et son admirable providence. Elle est désignée ici par la colline, mains
élevée que la montagne. Quand donc l'âme demande: Allons nous voir dans votre
beauté sur la montagne, elle veut être semblable à la beauté de la Sagesse
divine qui, comme nous le disons, est le Verbe de Dieu, et en être investie;
quand elle dit: Allons sur la colline, elle demande également qu'on lui dévoile
la sagesse et les mystères de Dieu qui brillent dans ses créatures et dans ses
oeuvres; car c'est là une beauté dont elle désire se voir éclairée. Elle ne peut
pas se voir dans la beauté de Dieu et lui ressembler tant qu'elle n'est pas
transformée dans la Sagesse de Dieu, là où l'on contemple et l'on possède les
biens d'en-haut. Aussi l'âme désire aller sur la montage et sur la colline:
Vadam ad montem myrrhae et ad collem thuris (Cant. IV, 6. Ce texte latin est
ajouté en marge par le Saint [t. II, p. 134]): « J'irai à la montagne de la
myrrhe et à la colline de l'encens. »
D'où coule l'eau limpide.
Cela veut dire, où elle reçoit la connaissance et la sagesse
de Dieu, que l'on appelle ici une eau limpide pour l'entendement; cette
connaissance est pure et dégagée de tout ce qui est accidentel ou imaginaire;
elle est, en outre, très claire et on n'y voit point les ténèbres de
l'ignorance. L'âme a toujours le désir de comprendre clairement et dans toute
leur pureté les vérités divines. Plus son amour est ardent, plus aussi est vif
son désir de les approfondir. Voilà pourquoi elle demande une troisième grâce en
ces termes:
Pénétrons plus avant dans la profondeur.
Pénétrons plus avant dans la connaissance de vos oeuvres
merveilleuses et de vos profonds jugements. Leur multitude est si grande et si
variée qu'on peut l'appeler une profondeur. On y découvre une sagesse admirable
et si riche en mystères que non seulement nous pouvons l'appeler une profondeur,
mais encore un ensemble compact de merveilles, selon cette parole de David: Mon
Dei, mons pinguis, mons coagulatus, mons pinguis: « La montagne de Dieu est une
montagne de grasse, une montagne fertile, une montagne féconde (Rom. XI? 33). »
Telle est la profondeur de la sagesse et de la science de Dieu et telle est son
immensité, que malgré tout ce que l'âme peut en connaître, elle peut toujours y
pénétrer davantage, car la sagesse de Dieu est sans borne et ses richesses sont
incompréhensibles. Voilà pourquoi saint Paul s'écriait: « O profondeur des
richesses de la sagesse et de la science de Dieu! Combien sont incompréhensibles
ses jugements et impénétrables ses voies! (Rom. XI, 33) » Or l'âme a le désir
d'entrer dans cette profondeur et incompréhensibilité des jugements et des voies
de Dieu; elle se meurt du désir de pénétrer plus avant dans leur connaissance;
car les lumières qu'elle y puise lui procurent d'inestimables délices qui
surpassent tout sentiment. Ainsi David, parlant de leur suavité, a dit: Judicia
Domini vera, justificata in semetipsa, desiderabilia super aurum et lapidem
pretiosum multum, et dulciora super mel et favum, nam et servus tuus dilexit ea:
« Les jugements du Seigneur sont vrais; ils se justifient par eux-mêmes; ils
sont plus dignes d'envie que l'or et les pierres précieuses; ils sont plus doux
que le miel et le rayon de miel, et votre serviteur les a aimés et mis en
pratique (Ps. XVIII, 11). » Voilà pourquoi l'âme a un désir ardent de s'abîmer
dans ces jugements, pour les connaître plus intimement (le Saint a ajouté ici à
la marge: fulcite me floribus, soutenez-moi avec des fleurs), et s'il le fallait
pour y parvenir, elle accepterait avec la joie et l'allégresse la plus vive
toutes les angoisses et tous les travaux du monde, elle irait même au-devant de
toutes les difficultés et de toutes les souffrances, pourvu qu'elle fussent un
moyen d'arriver à ce terme désiré.
Ce vers signifie encore la profondeur des épreuves et des
tribulations, où l'âme désire entrer quand elle dit: Pénétrons plus avant dans
la profondeur, c'est-à-dire dans la profondeur des angoisses et des souffrances,
qui donnent de s'enfoncer dans la profondeur de la sagesse de Dieu, source de
délices; plus la souffrance est pure, plus aussi elle procure une connaissance
pure, et par suite une joie d'autant plus pure et élevée qu'elle est plus
intime. Voilà pourquoi elle ne se contente pas d'une souffrance quelconque, et
elle dit: Pénétrons plus avant dans la profondeur. Job, embrasé du désir de
souffrir, a dit: Quis det ut veniat petitio mea, et quod exspecto tribuat mihi
Deus? Et qui coepit ipse me conterat, solvat manum suam, et succidat me; et haec
mihi sit consolatio, ut affligens me dolore, non parcat! « Oh! Qui me donnera de
voir ma demande exaucée? Plaise au Seigneur de m'accorder ce que j'attends! Que
celui qui a commencé à me mettre en pièces achève son oeuvre! Qu'il déploie la
force de son bras et en finisse avec moi! Que j'aie cette consolation qu'il ne
m'épargne aucune douleur et ne m'accorde aucun soulagement (Job. VI. 8). » Oh!
Si l'on finissait enfin par comprendre qu'il est impossible de parvenir à la
profondeur de la sagesse et des richesses de Dieu sans pénétrer dans la
profondeur de la souffrance de mille manières, l'âme y mettant sa joie et ses
désirs (afin de comprendre avec tous les saints quelle en est la largeur et la
longueur, la hauteur et la profondeur [ce dernier membre de phrase est ajouté en
marge par le Saint: Ut possitis comprehendere cum omnibus sanctis, quae sit
longitudo et latidudo, altum et profundum].) L'âme qui désire vraiment la
sagesse désire aussi vraiment entrer plus avant dans les profondeurs de la Croix
qui est le chemin de la vie: mais peu y entrent . Tous veulent entrer dans les
profondeurs de la sagesse, des richesses et des délices de Dieu, mais peu
désirent entrer dans la profondeur des souffrances et des douleurs endurées par
le Fils de Dieu: on dirait que beaucoup voudraient être déjà parvenus au terme
sans prendre le chemin et le moyen qui y conduit.
Et ensuite nous irons
Jusqu'aux hautes cavernes de la pierre
Qui sont très cachées,
C'est là que nous entrerons
Et nous y goûterons le suc des grenades.
Un des principaux motifs qui portent l'âme à désirer d'entrer
dans cette profondeur de la sagesse de Dieu est de connaître pourquoi dans ses
insondables jugements il permet la souffrance, c'est, comme nous l'avons dit,
qu'elle peut arriver par là à unir son entendement à celui de Dieu et à pénétrer
dans la connaissance des profonds mystères de l'Incarnation du Verbe, sagesse la
plus haute et la plus remplie de suavité pour elle. Mais on n'arrive à en
posséder une connaissance claire qu'à la condition d'entrer tout d'abord dans la
profondeur de la sagesse divine dont nous avons parlé et d'avoir l'expérience
des épreuves. Aussi l'Épouse dit en cette strophe: après être entrée plus avant
dans cette sagesse et ces épreuves, elle ira avec l'Époux connaître les hauts
mystères de l'Homme-Dieu qui sont le plus remplis de sagesse et cachés en Dieu,
et ils y entreront tous les deux, l'âme s'y plongeant et s'y engloutissant;
enfin l'un et l'autre mettront leur joie et leurs délices dans la suavité
découlant de la connaissance de ces mystères et de celle des vertus et des
attributs que l'on découvre en Dieu, comme la justice, la miséricorde, la
sagesse...
Et ensuite nous irons
Jusqu'aux hautes cavernes de la pierre.
La Pierre dont elle parle ici, c'est le Christ, selon cette
parole de saint Paul aux Corinthiens: Petra autem erat Christus (I Cor. X, 4).
les hautes cavernes sont les mystères sublimes, élevés et profonds de la sagesse
de Dieu qui se manifeste dans le Christ: l'union hypostatique de la nature
humaine avec le Verbe de Dieu, la correspondance qu'il y a entre cette union et
celle des hommes en Dieu, les harmonies de la justice et la miséricorde de Dieu
dans le salut du genre humain, la manifestation de ses jugements, qui, à cause
de leur élévation et de leur profondeur sont appelés à bon droit de hautes
cavernes; hautes pour la sublimité des mystères; cavernes à cause de la
profondeur de leur sagesse; de même que les cavernes sont profondes et
renferment maint repli, de même chaque mystère du Christ est très profond en
sagesse, et renferme les nombreux replis de ses desseins secrets sur la
prédestination et la prescience concernant les enfants des hommes. Aussi
l'Épouse ajoute
Qu'elles sont très cachées.
Elles le sont tellement que, malgré tous les mystères et
toutes les merveilles que les saints docteurs ont découverts ou que les saintes
âmes ont pu contempler ici-bas, la plus grande partie en reste encore à dire et
même à concevoir. Ce qui est dans le Christ est inépuisable! C'est comme une
mine abondante remplie d'une infinité de filons avec des richesses sans nombre;
on a beau y puiser, on n'en voit jamais le terme; bien plus, chaque repli
renferme ici et là de nouveaux filons à richesses nouvelles; ce qui faisait dire
à saint Paul du Christ: In quo sunt omnes thesauri sapentiae et scientiae Dei
absconditi: « Dans le Christ sont cachés tous les trésors de la science et de la
sagesse de Dieu (Col. II, 3). » Mais l'âme ne peut y pénétrer ni les atteindre,
si, comme nous l'avons dit, elle ne passe pas d'abord et n'entre pas dans la
profondeur des souffrances extérieures et intérieures; il faut de plus, qu'elle
ait reçu de Dieu une foule de faveurs intellectuelles et sensibles, et qu'elle
se soit exercée longtemps dans la spiritualité; ces faveurs sont en effet d'un
ordre inférieur et des dispositions pour arriver aux cavernes élevées de la
connaissance des mystères du Christ, la plus haute sagesse à laquelle on puisse
parvenir ici-bas. Aussi quand Moïse a demandé à Dieu de lui révéler sa gloire,
Dieu lui a répondu qu'il ne pourrait la voir en cette vie, mais qu'il lui en
montrerait tout le bien, c'est-à-dire tout ce que l'on peut en voir ici-bas. Il
le fit alors entrer dans le creux de la pierre qui est le Christ, comme nous
l'avons dit, et lui montra ses épaules, c'est-à-dire qu'il lui donna la
connaissance des mystères de ses oeuvres et surtout de l'Incarnation de son Fils
(Ex. XXXIII, 19).
C'est donc dans ces cavernes que l'âme désire entrer bien
avant, pour s'y absorber, s'y enivrer, se transformer profondément dans l'amour
que lui donnera la connaissance de ces mystères et se cacher dans le sein de son
Bien-Aimé. Celui-ci, au livre des Cantiques, la convie à entrer dans ces
cavernes et lui dit: Surge, propera, amica mea, speciosa mea, et veni; columba
mea in foraminibus petrae, in caverna maceriae: « Levez-vous, ma Bien-Aimée, et
pressez-vous, ma belle, et venez. Venez, ô ma colombe, dans les trous de la
pierre, dans les cavernes de la muraille (Cant. II, 13). » Ces trous sont les
cavernes dont nous parlons et dont l'Épouse dit ensuite:
C'est là que nous entrerons.
Nous entrerons donc là dans la connaissance des mystères
divins. Elle ne dit pas: J'y entrerai seule; mais: Nous entrerons, c'est-à-dire
le Bien-Aimé et moi, pour montrer que ce n'est pas elle qui fait cette oeuvre,
mais son Époux avec elle. D'ailleurs, comme Dieu et son âme sont étroitement
unis dans cet état de mariage spirituel dont nous parlons, l'âme ne fait rien
par elle-même sans Dieu. Aussi quand elle dit: C'est là que nous entrerons, elle
veut exprimer qu'elle sera transformée par de nouvelles connaissances, de
nouvelles oeuvres et communications d'amour. Sans doute, l'âme, en s'exprimant
de la sorte, est déjà transformée, du fait de l'état de mariage dont nous avons
parlé, (bien que, comme nous l'avons dit, elle ne grandisse pas dans la
possession de cette sagesse [Ce membre de phrase, depuis bien que, est ajouté
entre les lignes par le Saint (t. II, p. 146): aunque, como avemos dicho, en sba
(sabiduria) ni se le anade nada]); néanmoins elle ne cesse pas pour autant
d'avoir de nouvelles illuminations et des transformations en des connaissances
nouvelles et des lumières divines; bien plus, elle reçoit très fréquemment les
illuminations de nouveaux mystères que Dieu procure à l'âme, vu les rapports qui
existent toujours entre lui et elle; il les lui communique au plus profond
d'elle-même, et elle y entre comme de nouveau d'après la connaissance de ces
mystères qu'elle découvre en lui. Grâce à cette connaissance elle est embrasée
de nouveau de l'amour le plus intime et le plus élevé; se transformant en lui à
proportion de ces connaissances nouvelles; quant aux suavités et aux délices
qu'elle en reçoit de nouveau, elles sont totalement ineffables; c'est ce qu'elle
exprime dans le vers suivant:
Et nous y goûterons le suc des grenades.
Les grenades symbolisent les divins mystères du Christ, les
profonds jugements de Dieu, ainsi que les vertus et les attributs que la
connaissance de ces jugements fait découvrir en lui: si les grenades contiennent
une foule de petits grains renfermés dans leur enveloppe circulaire, chaque
vertu, attribut, mystère ou jugement de Dieu contient en soi une grande quantité
d'effets extraordinaires ou de dispositions merveilleuses de Dieu qui se
trouvent dans le sein sphérique ou circulaire de la vertu ou du mystère de qui
relèvent de tels effets. Notons ici la forme circulaire ou sphérique de la
grenade, et comprenons que chaque grenade figure une vertu ou un attribut de
Dieu; cette vertu ou attribut de Dieu, c'est Dieu lui-même, qui est représenté
par la forme circulaire ou sphérique de la grenade parce qu'elle n'a ni
commencement ni fin. Venter ejus eburneus, distinctus saphiris: « Son sein est
tout d'ivoire, et enrichi de saphirs (Cant. V, 14. Ce texte latin est ajouté en
marge par le Saint » [t. II, p. 148]). Le suc de ces grenades que, dit elle,
l'âme goûte, est la délectation dont elle jouit, (autant qu'elle le peut en cet
état), par la connaissance qu'elle en a, ainsi que les délices de l'amour de
Dieu qui l'inondent alors. De même que de plusieurs grains de la grenade il ne
sort qu'un seul suc, de même il ne sort et jaillit de la connaissance de toutes
ces merveilles et grandeurs divines qu'une seule jouissance ou délectation
d'amour: l'âme s'empresse de l'offrir à Dieu avec l'amour le plus tendre, comme
elle l'avait promis au livre des Cantiques à l'Époux, s'il lui communiquait ces
hautes connaissances: Ibi me docebis, et dabo tibi poculum ex vino condito, et
mustum malorum granatorum meorum: « Là, vous m'instruirez, et je vous donnerai
un breuvage d'un vin préparé et du suc de mes grenades (Cant. VIII, 2). » Si
elle appelle siennes ces grenades ou connaissances élevées, bien qu'elles soient
de Dieu, c'est que Dieu les lui a données; les considérant comme son propre
bien, elle les lui offre à son tour. Voilà ce qu'elle indique par ces paroles:
Nous goûterons le suc des grenades: l'Époux le goûte, puis il le lui donne à
goûter, et elle à son tour le lui donne à goûter, de telle sorte que tous les
deux ensemble en ont la jouissance.
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