Là vous me montreriez
Ce que mon âme désire,
Là vous me donneriez aussitôt,
O vous qui êtes ma vie,
Ce que vous m'avez donné l'autre jour.
Le but pour lequel l'âme désirait entrer dans ces cavernes
dont nous avons parlé, c'était, autant que le comporte notre état de vie sur la
terre, l'espoir d'arriver au constant objet de ses voeux: à la consommation de
cet amour absolu et parfait qui se donne lors d'une si haute faveur, (car la fin
de tout est l'amour [ce dernier membre de phrase est ajouté à la marge (t. II,
p. 151), par le Saint: porque el fin de todo es el amor]). Elle voulait aussi
obtenir d'une manière parfaite dans l'ordre spirituel, les droits et la pureté
de l'état de justice originelle. Elle dit donc deux choses dans la strophe
présente: la première, que, dans cette transformation de connaissances, il lui
montrerait ce qu'elle poursuivait dans tous ses actes et toutes ses oeuvres: la
manière d'aimer parfaitement son Époux comme il s'aime lui-même, avec les
corollaires qu'elle déclare dans la strophe suivante. La seconde, c'est qu'il
lui donnerait cette sainteté et cette pureté qu'il lui avait conférée dans
l'état de justice originelle ou au saint baptême; il achèverait ainsi de la
purifier de toutes ses imperfections et chasserait toutes les ténèbres de son
esprit, comme il le fit alors.
Là vous me montreriez
Ce que mon âme désire.
Le but de l'âme est d'arriver à l'égalité d'amour qu'elle a
toujours désirée naturellement et surnaturellement: l'amant ne peut être
satisfait s'il ne sent pas qu'il aime autant qu'il est aimé. Or l'âme voit d'une
façon très certaine l'immensité de l'amour que Dieu lui porte; elle ne veut pas
l'aimer d'une manière moins élevée et moins parfaite; (s'il est vrai que la
gloire consiste dans l'entendement, la fin de l'âme est d'aimer Dieu [cette
phrase est ajoutée en marge par le Saint: aunque el verdad que la gloria
consiste en el entendimiento, el fin del es amar.]). D'où son désir d'être
transformée actuellement en lui, car elle ne peut arriver à cette égalité que
par une transformation totale de sa volonté en celle de Dieu; ces volontés alors
s'unissent de telle sorte que les deux sont unifiées et ainsi il y a égalité
d'amour. En effet la volonté de l'âme, transformée en celle de Dieu, est toute
désormais volonté de Dieu; la volonté de l'âme n'est pas détruite pour cela,
mais elle est devenue volonté de Dieu. Ainsi donc l'âme aime Dieu avec la
volonté de Dieu, qui est aussi sa volonté à elle; de la sorte elle l'aime autant
qu'elle en est aimée, puisqu'elle l'aime avec la volonté de Dieu même,
c'est-à-dire par le Saint-Esprit, et lui portera un amour égal à celui qu'il a
pour elle. Le Saint-Esprit en effet est donné à l'âme, comme le dit l'Apôtre:
Gratia Dei diffusa est in cordibus nostris per Spiritum Sanctum qui datus est
nobis: « La grâce de Dieu a été répandue dans nos coeurs par l'Esprit-Saint qui
nous a été donné (Rom. V, 5). » (Ainsi donc elle aime Dieu et le Saint-Esprit;
toutefois le Saint-Esprit n'est pas un instrument de son amour, mais elle l'aime
comme Dieu par suite de la transformation où elle a été élevée et dont on
parlera de suite. C'est lui qui supplée ce qui manque en elle, parce qu'elle a
été transformée d'amour en lui. Voilà pourquoi elle ne dit pas qu'il lui
donnera, mais... [tout ce fragment depuis ainsi donc est ajouté entre les lignes
et en marge par le Saint (t. II, p. 153): y asi ama en el Espiritu Sancto a Dios
junto con et Spiritu Sancto, no como instrumento sino juntamente con él por
razon de la transformacion como luego se declarara, supliendo lo que falta en
ella por haberse transformado en amor ella con él con lo qual no dice que la
dara sino que la...]).
Or, notons-le bien, l'âme ne dit pas: là, il me donnera;
mais: là, il me montrera. Sans doute il est vrai que Dieu lui donne son amour,
mais, pour parler d'une manière plus précise, elle dit qu'il lui montre son
amour; ce qui veut dire qu'il lui montre à l'aimer comme il s'aime. Car Dieu en
nous aimant le premier nous montre à l'aimer purement et complètement comme il
nous aime. Or dans cette transformation où il se communique à elle, il lui
montre un amour total, généreux et pur, il se communique à elle tout entier avec
une tendresse ineffable, et il la transforme en lui-même; il lui donne donc,
comme nous l'avons dit, son amour afin qu'elle s'en serve pour l'aimer; c'est là
ce qu'elle appelle, à proprement parler, lui montrer à aimer; Dieu lui met pour
ainsi dire l'instrument entre les mains; il lui indique comment elle doit s'en
servir, (et il l'aide peu à peu en agissant avec elle [ce dernier membre de
phrase est ajouté entre les lignes par le Saint (t. II, p. 154): y irlo haviendo
con ella]); voilà pourquoi elle aime Dieu autant qu'elle en est aimée (ici le
Saint a mis un signe pour porter l'attention du lecteur au bas de la pae (154),
où il a fait l'addition suivante: y no quiero decir que amaro à Dios él se ama,
que este no puede ser, sinie quanto del es amada porque asi como ha de conocer à
Dios como del es conocida, como dice...). (Je ne veux pas dire qu'elle aime
Dieu autant qu'il s'aime, cela est impossible, mais autant qu'elle en est aimée,
de même qu'elle doit connaître Dieu autant qu'elle en est connue); car cet
amour, (qui est la Sagesse [ici le Saint a ajouté entre les lignes le mot sabid,
et non subid comme le dit l'éditeur (t. II, p.154)]), est commun à eux deux. Par
conséquent non seulement elle apprend alors à aimer, mais elle est devenue
maîtresse en amour, puisqu'elle est unie au Maître même de l'amour; de ce chef,
elle est pleinement satisfaite; jusqu'à ce qu'elle parvienne à cet amour, son
coeur ne pouvait l'être. Elle aime donc Dieu d'une manière parfaite et du même
amour dont il s'aime. Ceci est un état que l'on ne peut acquérir complètement
sur la terre; du moins quand l'âme arrive à cet état de perfection, le Mariage
spirituel dont nous parlons, cela est possible d'une certaine manière.
De ce degré d'amour parfait il s'ensuit immédiatement comme
un état de gloire (le Saint a ajouté ici en marge en la fruicion, et non à la
fin de la phrase précédente, comme le dit l'éditeur [t. II, p. 155]) où l'âme
éprouve une jubilation intime, substantielle, toute divine. Il semble, en effet,
et c'est exact, que toute la substance de l'âme est inondée de gloire; elle
exalte Dieu et éprouve, comme si elle le possédait, une suavité intime qui la
porte à le louer, à lui témoigner son respect, son estime, à l'exalter dans la
jubilation la plus vive et la plus embrasée d'amour. Mais ces dispositions ne
peuvent exister tant que Dieu n'a pas donné à l'âme en ce même état de
transformation une grande pureté pareille à celle de l'état d'innocence ou à
celle du baptême. L'âme ajoute donc ici que cette pureté va lui être accordée
par l'Épouse dans cette transformation d'amour, disant:
Là vous me donneriez aussitôt,
O vous qui êtes ma vie,
Ce que vous m'avez donné l'autre jour
.
Cet autre jour dont elle parle est ou celui de la justice
originelle, – car en ce jour Dieu donna à Adam la grâce et l'innocence, – ou le
jour du baptême où l'âme reçut une sainteté et une pureté complète. L'âme, comme
elle l'exprime dans ces vers, demande cela dans l'union même de l'amour; c'est
là sa pensée dans le dernier vers: Ce que vous m'avez donné l'autre jour, car,
nous l'avons déjà dit, c'est jusqu'à cette sainteté et pureté que l'âme arrive
dans cet état de perfection.
L'aspiration de l'air,
Le chant de la douce philomèle,
Le bois avec ses attraits
Dans la nuit sereine
Ainsi que la flamme qui consume sans causer de souffrance.
Dans la strophe précédente, avons-nous dit, l'Épouse
demandait deux choses: d'abord, ce qui était l'objet de ses désirs, ensuite, ce
que le Bien-Aimé lui avait donné l'autre jour. Il est inutile de nous attarder
sur cette seconde dont nous venons de parler. Quant à la première, qui
consistait dans l'objet de ses désirs, elle veut en exposer la nature dans la
strophe présente. Il s'agit non seulement de l'amour parfait déjà décrit, mais
aussi, comme nous l'avons remarqué de tout ce que donne cette strophe nouvelle,
de l'amour même et de ce qui est par lui communiqué à l'âme. Elle indique donc
maintenant cinq choses qui renferment tous ses désirs: la première, l'aspiration
de l'air: l'amour dont nous avons parlé, son principal désir; la seconde, le
chant de la philomèle; la jubilation qu'elle éprouve à louer Dieu; la troisième,
le bocage avec ses attraits: la connaissance des créatures et de l'harmonie qui
règne entre elles; la quatrième, la contemplation pure et sublime; la cinquième,
la flamme d'amour qui consume sans causer de souffrance; elle est d'une certaine
manière contenue dans la première: c'est une flamme de transformation très suave
dans l'amour de Dieu en la possession de toutes ces choses.
L'aspiration de l'air.
Cette aspiration de l'air est une propriété que l'âme demande
ici à l'Esprit-Saint pour aimer Dieu parfaitement. Elle l'appelle aspiration de
l'air parce que c'est une touche extrêmement délicate, un sentiment d'amour
causé ordinairement dans l'âme en cet état par la communication de
l'Esprit-Saint. Cet Esprit par son aspiration divine élève l'âme très haut; il
l'informe pour qu'elle produise en Dieu la même aspiration d'amour que le Père
produit dans le Fils, et le Fils dans le Père, qui est ce même Esprit-Saint
qu'ils aspirent en elle dans cette transformation; la transformation ne serait
pas véritable en effet s'il n'y avait pas union et transformation de l'âme dans
le Saint-Esprit comme dans les deux autres personnes de la Très Sainte Trinité,
bien que ce ne fût pas à un degré clair et évident à cause de la bassesse de
notre condition présente. Et ceci est pour l'âme une gloire si haute, une source
de délices si profondes, sublimes, qu'aucune langue mortelle ne saurait
l'exprimer et qu'aucun entendement humain ne peut par lui-même en avoir une
idée. En effet, une fois que l'âme est unie à Dieu, transformée en lui, elle
aspire Dieu en Dieu, et cette aspiration est celle même de Dieu, car l'âme étant
transformée en lui, il l'aspire elle-même en Soi. C'est là je pense ce que saint
Paul a voulu dire par ces mots: Quoniam autem estis filii Dei, misit Deus
Spiritum Filii sui in corda vestra clamantem: Abba, Pater: « Puisque vous êtes
les enfants de Dieu, Dieu a envoyé dans vos coeurs l'Esprit de son Fils qui
crie: Abba, Père (Gal. IV, 6). » Voilà ce qui a lieu chez les parfaits. Ne nous
étonnons pas toutefois de savoir l'âme capable de parvenir à une telle
élévation. Dès lors en effet que Dieu lui donne la grâce de devenir déiforme et
unie à la Très Sainte Trinité, elle devient Dieu par participation; comment
serait-il incroyable qu'elle exerce ses oeuvres d'entendement, de connaissance
et d'amour dans la Sainte Trinité avec elle, comme elle, quoique d'une manière
participée, Dieu les opérant en elle? Puisqu'il en est ainsi, il est impossible
d'atteindre une plus haute sagesse, une plus haute puissance; on peut seulement
donner à entendre comment le Fils de Dieu nous a obtenu d'arriver à un état si
sublime et nous a mérité cette faveur si précieuse, comme dit saint Jean, de
pouvoir être les enfants de Dieu (Jean, I, 12). Aussi, dit encore saint Jean, il
a adressé à son Père cette supplique: Pater, quos dedisti mihi, volo ut ubi ego
sum, et illi sint mecum, ut videant claritatem meam quam dedisti mihi: « Père,
je veux que ceux que vous m'avez donnés soient avec moi là où je suis, afin
qu'ils voient la gloire que vous m'avez donnée (Ibid. XVII, 24). » Cela veut
dire: Qu'ils accomplissent par leur participation en nous la même oeuvre que
j'accomplis par nature, c'est-à-dire qu'ils aspirent le Saint-Esprit.
Il a dit encore: « Père, je vous demande cela non seulement
pour ceux qui sont ici présents, mais pour tous ceux qui, grâce à leur
prédication, doivent croire en moi, afin que tous soient un, comme vous, mon
Père, vous êtes en moi, et moi en vous, et qu'ainsi ils soient un en nous; la
gloire que vous m'avez donnée, je la leur ai donnée, afin qu'ils soient un comme
nous sommes un; moi en eux et vous en moi, afin qu'ils soient parfaits dans
l'unité, pour que le monde sache que vous m'avez envoyé, et que vous les avez
aimés comme vous m'avez aimé. » Il leur communique donc le même amour qu'à son
Fils, bien que ce ne soit pas naturellement comme à son Fils, mais, comme nous
l'avons dit, par unité et transformation d'amour; de même il ne faut pas croire
ici que le Fils veuille dire au Père que les saints soient un par essence et par
nature comme le sont le Père et le Fils, mais qu'ils le sont par union d'amour,
comme le Père et le Fils le sont par unité d'amour. Les âmes possèdent donc par
participation les mêmes biens que lui par nature: d'où elles sont véritablement
dieux par participation, égales à Dieu et à ses compagnes. C'est ce que dit
saint Pierre par ces paroles: « Que la grâce et la paix croissent en vous de
plus en plus par la connaissance de Dieu et de Jésus-Christ Notre-Seigneur;
toutes les richesses de sa vertu divine nous ont été données pour notre vie et
la piété de notre âme, par la connaissance de celui qui nous a appelés par sa
propre gloire et sa propre puissance; il a réalisé en nous les promesses les
plus hautes et les plus riches afin de vous rendre participants de la nature
divine (II Pier., I, 2-4). » Ces paroles montrent que l'âme participe à la
nature de Dieu, en accomplissant en lui et avec lui l'oeuvre de la Très Sainte
Trinité, de la manière dont nous avons parlé, à cause de l'union substantielle
qu'il y a entre l'âme et Dieu. Ces merveilles, sans doute, ne s'accomplissent
d'une manière parfaite que dans l'autre vie. Néanmoins quand l'âme arrive
ici-bas à cet état de perfection, elle en voit les grands traits, elle en goûte
les prémices selon le mode dont nous parlons, bien que, nous le répétons, il
soit impossible de les exprimer.
Ô âmes créées pour de telles grandeurs! Ô vous qui êtes
appelés à les posséder! Que faites-vous? A quoi vous occupez-vous? Vos
prétentions ne sont que bassesse, et vos biens ne sont que misère. Ô triste
aveuglement! Les yeux de votre âme ne voient plus! En présence d'une lumière si
éclatante vous restez aveuglés! Quand des voix si puissantes se font entendre,
vous restez sourds! Comment ne voyez-vous pas que si vous recherchez les
grandeurs et la gloire de ce monde, vous resterez vils et misérables, ignorants
de tous ces trésors du ciel et indignes de les posséder?
Voici maintenant la seconde demande de l'Épouse:
Le chant de la douce philomèle.
Ce qui se fait entendre dans l'âme quand elle a aspiré le
zéphire divin, c'est le chant de la douce philomèle. Comme le chant de la douce
philomèle ou du rossignol se fait entendre au printemps, lorsque les froids et
les pluies de l'hiver sont passés, mélodie pour l'ouïe et récréation pour
l'esprit, ainsi en est-il dans cette actuelle communication et transformation
d'amour. L'Épouse, protégée désormais, libre de tous les troubles et de toutes
les vicissitudes du temps, purifiée, dégagée de toutes les imperfections,
pénalités, obscurités de la nature, sent un nouveau printemps dans son esprit,
où elle entend la douce voix de l'Époux, son aimable philomèle; c'est lui qui
donne le rafraîchissement et le renouveau à la substance de l'âme, quand il lui
dit: « Levez-vous, hâtez-vous, ma Bien-Aimée, ma colombe, ma toute belle, et
venez, parce que l'hiver est passé; les pluies ont cessé et disparu au loin; les
fleurs ont paru sur notre terre; le temps de la taille est arrivé, et la voix de
la petite tourterelle a été entendue chez nous (Cant. II, 10). » En entendant
cette voix de l'Époux qui résonne au plus intime de son âme, l'Épouse comprend
que tous ses maux ont fini et qu'elle commence à jouir de tous les biens; elle y
trouve le rafraîchissement, le soutien et le sentiment de toutes les délices,
et, douce philomèle, elle fait, elle aussi, résonner sa voix et émet un nouveau
chant à Dieu, de concert avec celui qui le cause; car si son Bien-Aimé lui donne
un chant c'est pour qu'elle célèbre avec lui les louanges du Seigneur. Telle est
en effet sa prétention et tel est son désir, comme il l'exprime au livre des
Cantiques, par ces paroles: « Lève-toi, hâte-toi, ma Bien-Aimée, ma toute belle;
viens, ma colombe, dans les trous de la pierre, dans les cavernes du mur;
montre-moi ton visage; que ta voix résonne à mes oreilles, car ta voix est
pleine de douceur et ton visage plein de beauté (Cant. II, 13). » L'ouïe de Dieu
symbolise ici ses désirs que nous le louisons d'une manière parfaite: la voix
qu'il demande à l'Épouse de lui faire entendre est une louange parfaite et
pleine de jubilation pour Dieu. Mais pour être parfaite, l'Époux dit qu'elle la
donne et la fasse résonner dans les cavernes de la pierre, c'est-à-dire dans ces
connaissances merveilleuses des mystères du Christ où, comme nous l'avons exposé
plus haut, elle lui était unie. En cette union ineffable elle jubile, et loue
Dieu par Dieu lui-même, tout comme elle l'aimait avec lui, aussi sa louange est
parfaite: étant en effet dans un état de perfection, elle accomplit des oeuvres
parfaites, sa voix est pleine de suavité pour Dieu et pour elle. C'est ce que
l'Époux dit ensuite: « Parce que ta voix est douce », non seulement pour toi,
mais encore pour moi, dès lors que tu ne fais qu'un avec moi, tu fais entendre
avec moi et pour moi ta voix de douce philomèle.
Le bois avec ses attraits.
La troisième chose que l'Époux doit donner alors à l'âme,
c'est, dit-elle, le bois avec ses attraits. Par bois l'âme entend Dieu et toutes
les créatures qui sont en lui. De même que tous les arbres et toutes les plantes
ont leur vie et leur racine dans le bois, de même toutes les créatures du ciel
et de la terre ont en Dieu leur racine et leur vie. C'est là, dit l'âme, qu'on
lui montrera Dieu en tant qu'il est la vie et l'être pour toutes les créatures;
elle connaîtra en lui le principe et la durée des créatures et les créatures
elles-mêmes; car sans lui tout le reste lui importe peu, et elle n'a nul désir
de le connaître par voie spirituelle.
L'âme a encore le plus vif désir de goûter les attraits de ce
bois. Ces attraits sont la grâce, la sagesse, les attraits que Dieu tient non
seulement en chacune des créatures, mais encore cette harmonie si admirable qui
règne entre toutes les créatures supérieures ou inférieures par leur
correspondance et leur subordination réciproque. C'est là connaître les
créatures par la voie contemplative, et cette connaissance procure les délices
les plus pures, parce qu'elle a Dieu pour objet.
Voici maintenant le quatrième bien:
Dans la nuit sereine.
Cette nuit où l'âme désire voir ces merveilles est la
contemplation; la contemplation est obscure; c'est pour ce motif qu'on lui donne
un autre nom, celui de théologie mystique, expression qui signifie sagesse
cachée et secrète de Dieu; là, sans bruit de paroles, sans le concours ni l'aide
d'un sens corporel ou spirituel, comme dans le silence et la quiétude de la
nuit, à l'insu de tout ce qui est sensitif et naturel, Dieu enseigne l'âme d'une
manière très cachée et très secrète, sans qu'elle sache comment. Pour quelques
auteurs spirituels, c'est: entendre sans entendre. Cette opération n'est pas
l'oeuvre de l'entendement que les philosophes appellent actif, qui opère sur des
formes, des images et des données venues des objets; mais de l'entendement en
tant qu'il est possible ou passif, incapable de telles formes et images, mais
qui reçoit d'une manière passive une connaissance substantielle communiquée sans
le moindre effort ni travail de sa part. Pour ce motif on appelle cette
contemplation non seulement une nuit, mais une nuit sereine, car la nuit se dit
sereine quand elle est pure et sans nuage ou vapeurs dans l'air, de même cette
nuit de la contemplation est pour le regard de l'entendement, pure, exempte de
tous les nuages des formes, des images ou connaissances particulières qui
peuvent entrer par les sens; elle est pure encore de toutes les vapeurs des
affections ou des tendances de la nature; aussi la contemplation est alors une
nuit sereine pour le sens et l'entendement naturel, comme l'enseigne le
philosophe quand il dit: « Si le rayon de soleil est obscur et plein de ténèbres
pour la chauve-souris, les connaissances les plus profondes et les plus claires
de Dieu sont obscures pour notre entendement. »
Ainsi que la flamme qui consume
sans causer de souffrance.
L'âme nous dit dans ce vers que l'Époux lui accorde tout ce
qui précède avec la flamme qui consume sans causer de souffrance. Cette flamme
désigne ici l'amour de Dieu devenu enfin parfait dans l'âme, car pour être
parfait, l'amour doit avoir ces deux propriétés: Il faut qu'il consume et
transforme l'âme en Dieu, et que cette opération s'accomplisse sans souffrance.
De la sorte, cette flamme est un amour suave; et quand l'âme est transformée, il
y a conformité parfaite et satisfaction des deux partis; elle n'éprouve donc pas
de souffrance à ce changement plus ou moins profond, comme cela lui arrivait
avant de posséder cet amour parfait. Elle est déjà parvenue au but, elle est
déjà transformée en Dieu et toute semblable à lui; de même le charbon embrasé
est semblable au feu, il ne donne plus de fumée, comme précédemment, il n'a plus
cette noirceur ni tous ces accidents qui lui étaient propres avant de devenir du
feu. Or ces propriétés qu'on appelle l'obscurité, la fumée, l'odeur, causent
ordinairement quelque peine et fatigue à l'âme qui aime Dieu, tant qu'elle n'est
pas arrivée à ce degré de perfection d'amour où elle sera possédée par le feu de
l'amour d'une façon pleine, totale et suave; alors elle n'éprouvera plus de
peine de la fumée des passions ou des événements de la nature; elle sera toute
transformée par cette flamme d'amour suave qui l'a consumée par rapport à toutes
les choses d'ici-bas et l'a rendue semblable à Dieu. Aussi toutes ses oeuvres et
toutes ses actions sont devenues divines.
Par cette flamme, l'Épouse veut, comme nous l'avons dit, que
l'Époux lui donne toutes les faveurs qu'elle a en vue; elle ne veut ni les
posséder, ni les priser, ni en jouir sans être embrasée en même temps de l'amour
de Dieu le plus parfait et le plus suave.
Personne ne regardait,
Aminadab, non plus, n'a pas paru.
Le siège était levé,
Et la cavalerie
Descendait à la vue des eaux.
Dans cette dernière strophe, l'âme veut manifester la
disposition où elle est de recevoir les faveurs dont on jouit dans cet état et
qu'elle a demandées à son Époux divin; car sans cette disposition elle ne
pourrait ni les recevoir, ni les conserver; voilà pourquoi elle expose au
Bien-Aimé quatre dispositions qui sont suffisantes pour atteindre ce but, afin
de l'obliger davantage à lui accorder ces faveurs: La première, c'est que son
âme est désormais détachée et séparée de tout le créé. La seconde, c'est qu'elle
a vaincu le démon et l'a mis en fuite. La troisième, c'est qu'elle a soumis
toutes ses passions, ainsi que ses tendances naturelles et surnaturelles. La
quatrième, c'est que sa partie sensitive est déjà réformée et purifiée,
conformément à sa partie spirituelle, de telle sorte que non seulement elle ne
sera pas pour lui un obstacle, mais qu'elle s'unira à l'esprit pour participer à
ses biens. C'est là tout ce qu'elle expose dans la présente strophe, disant:
Personne ne regardait.
Cela signifie: Mon âme est désormais si isolée, si détachée
et si éloignée des créatures supérieures ou inférieures; elle est entrée en
outre avec vous dans un recueillement si profond, que personne ne la voit,
c'est-à-dire que les créatures n'arrivent pas à lui procurer des plaisirs par
leur suavité, ni de dégoût ou de l'ennui par leur misère et leur bassesse. Mon
âme en est tellement éloignée qu'elle les a perdues de vue depuis longtemps. Ce
n'est pas tout, car
Aminadab, non plus, n'a pas paru.
Aminadab dans la Sainte Écriture représente le démon,
l'adversaire de l'âme Épouse; il la combattait sans cesse et la troublait par
les traits innombrables de ses tentations et par ses embûches pour l'empêcher
d'entrer dans cette forteresse cachée du recueillement intérieur avec son
Bien-Aimé. Depuis qu'elle s'y est réfugiée, elle est si forte en vertus, et si
victorieuse, que le démon n'ose paraître devant elle. Elle est tellement
protégée, en effet, par le bras de Dieu et elle a remporté une telle victoire
sur le démon par l'exercice des vertus, qu'elle l'a chassé bien loin d'elle.
Voilà pourquoi elle dit à bon droit qu'Aminadab, non plus, n'a pas paru.
Le siège était levé.
Par ce mot siège elle désigne les passions et les tendances
de l'âme, qui, tant qu'elles ne sont pas vaincues et mortifiées, l'entourent et
l'attaquent. Voilà pourquoi elle dit que leur siège est levé, et dès lors qu'il
en est ainsi, elle supplie le Bien-Aimé de ne pas manquer de lui accorder les
biens qu'elle lui a demandés. Comme le siège en effet a été levé, il ne peut
plus empêcher la paix intérieure qui est requise, pour recevoir ces biens, les
posséder et les conserver. Elle s'exprime de la sorte, parce qu'il est
nécessaire que les passions de l'âme élevée à cet état soient apaisées, et que
ses tendances ou affections soient mortifiées pour ne plus lui causer aucun
ennui et ne plus lui faire la guerre; il faut plutôt que ces assiégeants avec
leurs opérations, se conforment à son esprit intérieur et qu'à leur manière ils
entrent dans le recueillement pour participer à ses délices; voilà pourquoi elle
dit aussitôt:
Et la cavalerie
Descendait à la vue des eaux.
Les eaux désignent ici les faveurs et les délices
spirituelles dont Dieu lui donne la jouissance en cet état. L'Épouse donne le
nom de cavalerie aux puissances intérieures et extérieures de la partie
sensitive qui dans cet état, dit-elle, descendent à la vue des eaux
spirituelles. Sa partie sensitive est alors tellement purifiée et en quelque
sorte spiritualisée, qu'elle se recueille avec ses facultés sensitives et ses
forces naturelles pour participer à sa manière aux magnificences spirituelles
que Dieu communique à l'âme. C'est ce que nous fait entendre David par ces
paroles: Cormeum et caro mea exsultaverunt in Deum vivum: « Mon coeur et ma
chair ont tressailli d'allégresse dans le Dieu vivant (Ps. LXXXIII, 3). »
L'Épouse, nous devons le remarquer, ne dit pas ici que la
cavalerie descendait pour goûter les eaux, mais qu'elle descendait à la vue des
eaux; car cette partie sensitive de l'âme avec ses facultés ne peut pas, à
proprement parler, goûter d'une manière essentielle les biens spirituels; elle
n'a aucune proportion avec eux ni en ce monde ni en l'autre; mais par suite d'un
certain rejaillissement de l'esprit elle en reçoit du plaisir et de la joie;
c'est lui qui attire les puissances et les sens du corps au recueillement
intérieur où l'âme est enivrée des biens spirituels; or c'est là descendre à la
vue des eaux plutôt que les goûter; mais ils participent, comme nous l'avons
dit, au rejaillissement de ces biens que l'âme leur communique. L'âme dit ici
que la cavalerie descendait; elle choisit ce mot plutôt que tout autre pour
faire savoir que toutes ces puissances descendent et quittent leurs opérations
naturelles pour entrer dans le recueillement intérieur.
Plaise au Seigneur Jésus, notre très doux Époux, d'y faire
entrer tous ceux qui invoquent son saint Nom! A lui honneur et gloire, ainsi
qu'au Père et au Saint-Esprit, dans les siècles des siècles! Ainsi soit-il!
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