Quand vous me regardiez,
Vos yeux imprimaient en moi votre grâce:
Aussi vous m'aimiez avec tendresse,
Et les miens méritaient par là
D'adorer ce qu'ils voyaient en vous.
L'amour parfait a pour propriété de ne vouloir rien accepter
ou prendre pour soi-même, et de ne rien s'attribuer; il rapporte tout à celui
qu'il aime. Telle est la loi de l'amour humain; à plus forte raison doit-il en
être ainsi de l'amour de Dieu, puisque la simple raison nous en fait tant
d'obligation.
Dans les deux strophes précédentes, l'Épouse semblait
s'attribuer quelque mérite. Elle disait, par exemple, qu'elle tresserait des
guirlandes conjointement avec l'Époux; que ces guirlandes se tresseraient avec
un de ses cheveux, (oeuvre qui n'est pas de peu d'importance et de valeur); elle
se glorifiait ensuite de ce que l'Époux avait été retenu captif par un de ses
cheveux, et avait été blessé par un de ses yeux; en se servant d'un tel langage,
elle semblait s'attribuer à elle-même un grand mérite. Elle veut maintenant dans
la présente strophe manifester quelles ont été les intentions et détruire
l'interprétation erronée que l'on pourrait faire de ces paroles: Elle est
inquiète et craint qu'on ne lui attribue à elle quelque force et mérite et que,
pour ce motif, on ne rende pas à Dieu toute la gloire qui lui est due et qu'elle
lui désire. Elle rapporte à Dieu tout l'honneur des faveurs dont elle a été
l'objet et lui en exprime sa gratitude. Si un seul de ses cheveux l'a retenu
captif, et l'oeil de sa foi l'a blessé, c'est qu'il a daigné d'abord la regarder
avec amour, la rendant gracieuse et agréable. C'est donc par la grâce et la
valeur qu'elle tient de lui qu'elle a mérité d'en être aimée, et depuis lors
elle possède en elle-même assez de vertu pour l'adorer d'une manière qui lui
soit agréable et accomplir des oeuvres vraiment dignes de ses faveurs et de son
amour. Voici le vers:
Quand vous me regardiez.
C'est-à-dire avec une tendresse d'amour, car, nous l'avons
déjà dit, dans le sujet que nous traitons le regard de Dieu signifie son amour.
Vos yeux imprimaient en moi votre grâce.
Les yeux de l'Époux désignent ici sa Divinité
miséricordieuse. Quand il s'incline vers l'âme, il imprime et infuse en elle son
amour et sa grâce; l'âme devient alors tellement belle et élevée qu'elle entre
en participation de la Divinité elle-même. A la vue de cette dignité et de cette
élévation à laquelle Dieu l'appelle, elle s'écrie donc:
Aussi vous m'aimiez avec tendresse.
Aimer avec tendresse, c'est plus qu'aimer, c'est aimer
beaucoup, c'est pour ainsi dire aimer doublement, c'est-à-dire pour deux titres
et deux motifs. Voilà pourquoi ce vers donne à entendre les deux raisons de
l'amour que l'Époux porte à l'âme: non seulement il l'a aimée quand il s'est
laissé prendre par un de ses cheveux mais surtout quand il s'est senti blessé
d'amour par un de ses yeux. Le motif pour lequel il lui a porté un amour si
intime, elle l'expose dans ce vers: Dieu a daigné la regarder et ce regard l'a
remplie de grâces, et l'a rendue digne de ses complaisances. Il lui a conféré
l'amour par le moyen de ce cheveu mystérieux et a informé de charité la foi
figurée par son oeil. Aussi elle déclare: C'est pour cela que vous m'aimiez avec
tendresse.
Quand Dieu, en effet, accorde sa grâce à l'âme, il la rend
digne et capable de son amour. Cela équivaut à dire: Dès lors que vous aviez
déposé en moi votre grâce, c'est-à-dire des gages dignes de votre amour, par
cela même vous m'aimiez et vous me donniez encore plus d'amour. C'est ce que
saint Jean atteste: Dat gratiam pro gratia: « Il donne grâce pour grâce (Jean,
I, 16) »; ce qui signifie qu'il ajoute de nouvelles grâces aux premières, car
sans la grâce on ne peut mériter la grâce. Pour avoir l'intelligence de cette
vérité, il faut remarquer que Dieu n'aime rien de ce qui est en dehors de
lui-même; il n'a pas, non plus, pour une créature quelconque, un amour qui soit
au-dessous de lui-même; il aime tout pour lui, et cet amour est la fin de toutes
ses oeuvres; ainsi donc il n'aime pas les créatures pour ce qu'elles sont en
elles-mêmes. Voilà pourquoi quand Dieu aime une âme, il la met en quelque sorte
en lui-même, la rend d'une certaine manière son égale; et alors l'âme l'aime en
lui, avec lui, et du même amour dont il s'aime; de plus, chacune de ses oeuvres
mérite alors l'amour de Dieu et Dieu lui-même, une fois qu'elle est enrichie de
cette grâce et élevée à cette faveur éminente. Elle ajoute donc :
Et les miens méritaient par là...
Par cette faveur et par cette grâce que les yeux de votre
miséricorde m'ont faite de m'élever jusqu'à votre amour, les miens ont eu la
force et le mérite
D'adorer ce qu'ils voyaient en vous.
Ce qui veut dire: O mon Époux, les puissances de mon âme ont
mérité d'être élevées jusqu'à pouvoir vous regarder, alors que précédemment
elles n'accomplissaient que des oeuvres viles et misérables et que leur nature
même était déchue et avilie. Pouvoir contempler c'est pour l'âme agir avec la
grâce de Dieu; les yeux de l'âme méritaient déjà de l'adorer parce qu'ils
adoraient avec la grâce de leur Dieu. Illuminés et élevés par sa grâce et ses
faveurs, ils adoraient ce qu'ils voyaient en lui, ce qui auparavant leur était
invisible, vu leur aveuglement et leur bassesse. Que voyaient-ils donc? Ils
voyaient en Dieu la grandeur de ses vertus, l'abondance de sa suavité,
l'immensité de sa bonté, de son amour et de sa miséricorde, les bienfaits sans
nombre qu'ils en avaient reçus, soit depuis que l'âme est en état de grâce, soit
précédemment. Tout cela, les yeux de l'âme méritaient déjà de l'adorer et de
s'élever encore en perfection, car ils étaient agréables à l'Époux.
Précédemment, au contraire, ils ne pouvaient ni l'adorer ni le voir, ni même
regarder quoi que ce soit de ses perfections, tant il y a de grossièreté et
d'aveuglement dans l'âme dépouillée de la grâce.
Daignez donc ne pas me mépriser,
Parce que vous m'avez trouvé le teint noir
Vous pouvez bien désormais me regarder,
Car depuis que vous yeux se sont fixés sur moi,
Vous avez laissé en moi la grâce et la beauté.
L'Épouse donc s'encourage et conçoit de l'estime d'elle-même
à la vue des gages d'amour et des trésors qu'elle a reçus de son Bien-Aimé; tout
en reconnaissant son peu de valeur par elle-même et qu'elle ne mérite aucune
estime, cependant à cause des bienfaits reçus du Bien-Aimé, elle s'enhardit et
lui dit: Daignez donc ne plus faire peu de cas de moi à l'avenir et ne plus me
mépriser; car si précédemment la laideur de ses péchés et la bassesse de sa
nature ne méritaient pas autre chose, il n'en est plus de même maintenant.
Puisque le Bien-Aimé l'a regardée une fois, qu'il lui a donné les arrhes de sa
grâce et l'a revêtue de sa beauté, il peut bien la regarder de nouveau et même
la regarder sans cesse, il augmentera ainsi toujours plus en elle la grâce et la
beauté; car désormais ce sera toujours avec une raison nouvelle qu'il le fera,
dès lors qu'il a déjà jeté son regard sur elle quand elle ne le méritait pas et
n'y avait aucun droit.
Daignez donc ne pas me mépriser.
C'est comme si elle disait: Puisqu'il en est de la sorte,
veuillez ne pas faire peu de cas de moi.
Parce que vous m'avez trouvé le teint noir.
Car si, avant de jeter sur moi votre regard, vous avez vu la
laideur de mes fautes et de mes imperfections, ainsi que la bassesse de ma
nature,
Vous pouvez bien désormais me regarder
Depuis que vos yeux se sont fixés sur moi.
Depuis que vous avez jeté sur moi votre regard, vous m'avez
enlevé ce teint noir et repoussant qui me rendait indigne d'être vue. Vous
pouvez bien me regarder souvent; en effet, non seulement par votre premier
regard vous m'avez enlevé mon teint noir, mais vous m'avez rendue plus digne
d'être vue, car par ce regard d'amour
Vous avez laissé en moi la grâce et la beauté.
Dieu se complaît souverainement dans l'âme à qui il a donné
sa grâce, il demeure en elle et y met ses délices; ce qu'il ne faisait pas avant
de lui donner sa grâce. L'âme se trouve donc élevée et honorée par lui; elle en
est aimée d'une manière ineffable, et il communique toujours plus d'amour à ses
affections et à ses oeuvres; élevée dans l'amour de Dieu et honorée par lui,
elle monte toujours plus dans son amour et dans l'honneur qu'il lui rend. C'est
là, nous le répétons, ce que dit saint Jean: Dat gratiam pro gratia (Jean, I,
16). C'est ainsi que Dieu nous le donne à entendre, quand s'adressant à son ami
Jacob, par l'organe d'Isaïe, il nous dit: Ex quo honorabilis factus es in oculis
meis et gloriosus, ego dilexi te: « Depuis que tu es devenu digne d'honneur et
de gloire à mes yeux, je t'ai aimé (Is. XLIII, 4). » Cela signifie: Depuis que
mes yeux ont répandu sur toi ma grâce, en te regardant la première fois, et
t'ont rendu digne d'honneur et de gloire devant moi, tu as mérité de nouvelles
grâces et par suite des récompenses. C'est ce que l'Épouse donne à entendre aux
filles de Jérusalem, lorsqu'elle leur dit dans les divins Cantiques: Nigra sum,
sed formosa, filiae Jerusalem, ideo dilexit me Rex et introduxit me in cubiculum
suum: « Je suis noire, ô filles de Jérusalem, mais je suis belle; aussi le Roi
m'a aimée et m'a introduite dans sa chambre (Cant. I, 2). » C'est comme s'il
disait: Ne vous étonnez pas, ô fille de Jérusalem, si le Roi du ciel m'a accordé
de si hautes faveurs quand il m'a introduite dans ses appartements. Bien que je
sois noire par moi-même et que pour ce motif je ne méritais point ces grâces,
j'ai été revêtue de sa beauté, parce qu'il a jeté sur moi son regard, et voilà
pourquoi il m'a aimée. On donne à quiconque possède
.
Vous pouvez bien désormais, ô mon Dieu, regarder et estimer à
un haut prix l'âme sur laquelle vous avez jeté une fois les yeux; car, dès que
vous l'avez regardée la première fois, vous lui avez donné des gages d'amour
tels qu'elle mérite, non pas une fois seulement, mais fréquemment, d'être encore
l'objet de vos regards divins, comme nous le dit le livre d'Esther: Hoc honore
condignus est quemcumque rex voluerit honorare (Esth. VI, 11).
Faites la chasse aux renards,
Car déjà notre vigne est en fleur,
Durant ce temps nous prendrons des roses
Pour en faire un bouquet en forme de pomme de pin,
Mais que personne ne paraisse sur la montagne.
L'âme voit donc ses vertus arrivées à leur point de
perfection. Elle en goûte désormais les délices, la suavité et les parfums,
comme on se réjouit de la vue et des parfums des plantes qui sont en pleine
fleuraison. Dans son désir de conserver cette suavité, sans que rien n'y mette
obstacle, elle demande dans cette strophe aux anges et aux ministres de Dieu de
s'occuper à éloigner d'elle tout ce qui pourrait faire tomber ou ternir ces
fleurs et supprimer le parfum de ses vertus, c'est-à-dire les troubles, les
tentations, les inquiétudes, les tendances au mal s'il y en a encore (le Saint
ajoute cette incise: si algunos quedan), les imaginations, ou autres mouvements
naturels et spirituels. Toutes ces choses qui sont désignées ici par le mot «
renard » empêchent d'ordinaire l'âme de posséder la fleur de la paix, de la
quiétude et de la suavité, au moment où l'âme jouit plus à son goût de ses
vertus en compagnie du Bien-Aimé; car elle voit parfois dans son esprit toutes
les vertus que Dieu lui a données et qu'il éclaire de sa lumière. Inondée alors
des admirables délices et suavités de l'amour, elle les réunit toutes et les
offre au Bien-Aimé comme un bouquet en forme de pomme de pin. Et plus son amour
est ardent, plus aussi s'accroît ce bouquet. Or le Bien-Aimé, de cette offrande
reçoit une grande gloire, car l'âme s'offre à lui avec toutes ses vertus, et
c'est là le plus grand honneur qu'elle puisse lui faire. Mais c'est aussi l'une
des joies les plus intimes qu'elle éprouve habituellement dans ses rapports avec
Dieu, quand elle est comblée en retour du don qu'elle a fait au Bien-Aimé. Son
désir est donc que rien ne vienne empêcher ces délices intimes symbolisées par
la vigne en fleur: elle souhaite que l'on enlève non seulement les obstacles
dont nous avons parlé, mais encore elle aspire à être dans une solitude profonde
par rapport à tout le créé, de telle sorte qu'il n'y ait dans toutes ses
puissances et tendances tant intérieures qu'extérieures, ni forme , ni image ni
autre chose qui apparaisse devant elle et le Bien-Aimé; car c'est dans la
solitude et l'union mutuelle qu'ils font ce bouquet et qu'ils en jouissent.
Faites la chasse aux renards,
Car déjà notre vigne est en fleur.
La vigne signifie le plant de toutes les vertus qui sont dans
l'âme et lui donnent un vin de la plus douce suavité. Cette vigne de l'âme est
en fleur quand l'Épouse est unie par sa volonté à l'Époux, qu'elle s'applique à
mettre sa jouissance en lui et ses délices dans toutes ses vertus réunies. C'est
alors que se présentent parfois à la mémoire et imagination une foule de
représentations et pensées diverses, tandis que la partie sensitive est agitée
de beaucoup de mouvements et d'attraits divers, qui, nous le répétons, viennent
par leur subtilité et leur vivacité molester l'âme et troubler la suavité et la
quiétude intérieure dont elle jouit. Par ailleurs, les démons, qui sont jaloux
de sa paix et de son recueillement intérieur, représentent à son esprit des
horreurs, des troubles et des craintes, toutes choses qu'elle appelle des
renards; car de même que ces petits animaux agiles et rusés endommagent et
détruisent d'ordinaire par leurs bonds les fleurs de la vigne à l'époque de la
floraison, de même les démons pleins de ruse et de malice causent les troubles
et agitations dont nous avons parlé et par leurs assauts nuisent à la dévotion
des âmes saintes.
L'Épouse au livre des Cantiques adresse la même supplique:
Capite nobis vulpes parvulas, quae demoliuntur vineas; nam vinea nostra floruit:
« Faites la chasse aux petits renards qui détruisent les vignes, parce que notre
vigne est en fleur (Cant. II, 15). » Il y a encore un autre motif pour lequel
elle veut qu'on leur fasse la chasse, car elle parle de la fleur et non du fruit
de la vigne (ce dernier membre de phrase est ajouté en marge par le Saint [t. II,
p. 51]: porque dice la flor de la nina y no el fru[to]); elle veut en effet
pouvoir accomplir ce qu'elle exprime dans les deux vers suivants:
Durant ce temps nous prendrons des roses
Pour en faire un bouquet en forme de pomme de pin.
L'âme, en effet, jouit des fleurs de cette vigne et elle
prend ses délices sur le sein du Bien-Aimé. Il arrive alors que les vertus de
l'âme se présentent toutes avec clarté, comme nous l'avons dit, et en un
instant; elles se montrent à elle pour la combler de suavités et de délices
ineffables. L'âme a l'impression que ces vertus sont en elle-même et en Dieu;
elles lui paraissent comme une vigne tout en fleur où elle et le Bien-Aimé
trouvent leur joie, leur nourriture et leurs délices. Elle prend alors toutes
ces vertus; elle produit les actes les plus savoureux d'amour avec chacune
d'elles en particulier et avec toutes réunies; une fois qu'elle les a réunies,
elle les offre au Bien-Aimé avec la plus grande tendresse d'amour et de suavité.
Elle y est aidée par le Bien-Aimé lui-même, car sans son secours et son aide
elle ne pourrait ni les réunir ni les lui offrir, elle dit donc : Faisons un
bouquet en forme de pomme de pin, c'est-à-dire le Bien-Aimé et moi.
Elle appelle « pomme de pin » ce bouquet de vertus; parce que
comme la pomme de pin est un corps dur, formé d'une foule d'écailles dures,
fortement enchâssées les unes dans les autres qu'on appelle pignons, de même ce
bouquet de vertus que l'âme prépare pour le Bien-Aimé est comme un seul tout qui
représente sa perfection. Il embrasse en effet et renferme d'une manière forte
et bien ordonnée une foule de perfections ou vertus très solides et des dons
très précieux: toutes les perfections ou les vertus s'ordonnent et constituent
ensemble une seule et solide perfection de l'âme. Or, tandis que ce bouquet se
forme peu à peu par l'exercice des vertus, et qu'une fois terminé, l'âme l'offre
au Bien-Aimé avec cet esprit d'amour dont nous parlons, il convient de faire la
chasse aux « renards » pour qu'ils n'empêchent pas les communications intimes de
l'un et de l'autre. Et non seulement l'Épouse fait cette demande dans la strophe
dont nous nous occupons, afin de pouvoir bien réussir ce bouquet en forme de
pomme de pin, mais elle veut encore ce qui est exprimé par le vers suivant, à
savoir,
Que personne ne paraisse sur la montagne.
Car, pour ce divin exercice intérieur, il faut encore
nécessairement la solitude et la séparation de toutes les choses qui pourraient
troubler l'âme. Or l'âme peut être troublée soit par sa partie inférieure qui
est la partie sensitive de l'homme, soit par sa partie supérieure ou
raisonnable. Ces deux parties renferment en elles-mêmes toute l'harmonie des
puissances et des sens de l'homme; et cette harmonie, l'âme lui donne ici le nom
de montagne. Que personne ne paraisse sur cette montagne, cela veut dire qu'elle
ne peut y voir aucun objet concernant l'une des puissances ou l'un des sens
dont nous avons parlé; que dans toutes les puissances spirituelles,
entendements, mémoire et volonté, il n'y ait pas d'autres considérations,
affections ou digressions; et que dans tous les sens et dans toutes les
puissances corporelles, qu'on appelle imagination ou fantaisie, il en soit de
même; quand aux cinq sens externes, qu'ils ne représentent pas d'autres formes,
images ou représentations d'un objet quelconque ou d'actes naturels quels
qu'ils soient. Voilà ce que dit l'âme; durant le temps de cette communication
intime avec Dieu, il convient que tous les sens, tant intérieurs qu'extérieurs,
soient dans le repos et interrompent leurs opérations personnelles, car plus ils
agissent à ce moment-là, et plus ils portent le trouble. Dès que l'âme, en
effet, arrive à l'union intime avec Dieu, ses puissances spirituelles n'ont plus
à agir, et à plus forte raison ses puissances corporelles; l'union à Dieu par
l'amour étant accomplie, le travail des puissances est terminé: l'âme est
arrivée au terme et n'a plus besoin de ces intermédiaires pour y parvenir. Aussi
ce qu'elle fait alors avec le Bien-Aimé, c'est de rester dans cet exercice plein
de suavité auquel elle est élevée, et de continuer à aimer et à aimer encore
pour continuer cette union. C'est pourquoi elle demande que personne ne paraisse
sur la montagne; de la sorte la volonté seule se tiendra près du Bien-Aimé, et
elle se donnera à lui avec toutes ses vertus de la manière qui a été exposée.
Arrête-toi, Aquilon sans vie;
Viens, vent du Sud qui réveilles les amours,
Souffle à travers mon jardin
Afin que ses parfums se répandent,
Et le Bien-Aimé se rassasiera au milieu des fleurs.
En plus des effets précédents, la sécheresse spirituelle
pourrait également nuire à l'âme et l'empêcher de goûter les douceurs et les
suavités intérieures dont il a été parlé. Comme elle la redoute, elle exprime
deux pensées dans la présente strophe: La première est de fermer la porte à la
sécheresse spirituelle, et, pour ne pas la laisser entrer, l'Épouse veille bien
à ne pas perdre la dévotion. La seconde consiste à invoquer l'Esprit-Saint par
une prière persévérante, afin que non seulement la sécheresse spirituelle ne
l'envahisse pas, mais serve de cause augmentant sa dévotion. De la sorte l'âme
s'applique à l'exercice intérieur des vertus, afin que son Bien-Aimé y trouve
plus de joie et de complaisance.
Arrête-toi, Aquilon sans vie.
L'Aquilon est un vent froid et sec qui flétrit les fleurs.
Comme la sécheresse spirituelle produit le même résultat dans l'âme, l'Épouse
l'appelle « Aquilon sans vie », parce qu'elle enlève la suavité et le
contentement de l'esprit : de l'effet qu'elle produit vient le nom d'Aquilon
sans vie
.
L'Épouse désire donc se maintenir dans la suavité de l'amour
du Bien-Aimé et commande à la sécheresse spirituelle de s'arrêter. Cela indique
la diligence qu'elle apporte par ses oeuvres à empêcher la sécheresse d'avancer,
en se tenant bien à l'abri des occasions dangereuses.
Viens, vent du Sud qui réveilles les amours.
Le vend du Sud est tout différent; on l'appelle vulgairement
le vent d'autan; son souffle est doux; il apporte la pluie et fait germer les
herbes et les plantes, il épanouit les fleurs et répand leur parfum. Ce sont là
autant d'effets complètement opposés à ceux de l'Aquilon. Aussi ce vent du midi
est pour l'âme le symbole de l'Esprit-Saint. Il réveille les amours, dit-elle,
car lorsque son divin souffle pénètre l'âme, il agit de telle sorte qu'il
enflamme l'âme tout entière, il réjouit, vivifie et réveille la volonté, porte à
l'amour de Dieu ses affections qui étaient tombées et endormies; elle peut donc
bien dire qu'il réveille ses amours et ceux du Bien-Aimé.
Souffle à travers mon jardin.
Nous l'avons déjà dit, l'âme de l'Épouse est la vigne fleurie
de vertus; ici on l'appelle un jardin où sont plantées les perfections et les
vertus énumérées déjà et signifiées par les fleurs. Mais remarquons-le bien,
l'Épouse ne dit pas: Soufflez « dans » mon jardin, mais: Soufflez « à travers »
mon jardin; il y a une très grande différence entre le souffle de Dieu dans
l'âme: c'est l'infusion de la grâce, des dons et des vertus, mais son souffle à
travers l'âme est une touche qu'il donne aux vertus et aux perfections qu'elle
possède déjà; et cette touche les renouvelle et les meut de telle sorte qu'elles
répandent les parfums les plus rares et les plus suaves, comme font les
substances aromatiques que l'on remue.
Si l'on touche ces vertus, elles exhalent avec abondance leur
parfum qui précédemment n'était pas tel et ne se manifestait pas au même degré;
car les vertus acquises, l'âme ne les sent pas et n'en jouit pas toujours
actuellement; nous le répétons, elles sont, durant le cours de cette vie,
contenues dans l'âme comme la fleur est renfermée dans le bouton, ou comme les
substances aromatiques contenues dans le bocal qui n'exhalent leurs parfums que
quand on les met à l'air et qu'on les remue. Parfois le Seigneur accorde de
telles faveurs à l'âme son Épouse, que son Esprit, en soufflant par ce jardin
fleuri de l'âme, fait éclore tous les boutons où sont renfermées les vertus; il
découvre toutes ces substances aromatiques des dons, des perfections et des
richesses de l'âme, il en manifeste le trésor et l'abondance et en déploie toute
la beauté. Aussi n'y a-t-il rien de plus admirable ni de plus doux pour elle que
de contempler toute la richesse des dons qu'elle découvre en elle, et la beauté
des fleurs des vertus qui sont enfin dans tout leur éclat et dont chacune exhale
l'arôme de suavité qui lui est particulier. C'est là ce qu'elle appelle répandre
ses parfums, comme elle le dit dans le vers suivant:
Afin que ses parfums se répandent.
Ces parfums sont parfois si abondants que l'âme se croit tout
investie de délices et baignée dans une gloire inestimable. L'impression en est
si puissante que non seulement elle est éprouvée à l'intérieur de l'âme, mais
qu'elle rejaillit à l'extérieur; et ceux qui en ont l'expérience le
reconnaissent fort bien. Il leur semble que cette âme est comme un jardin
merveilleux, tout rempli des délices et des richesses de Dieu. Et non seulement
lorsque les fleurs de ses vertus sont épanouies, cette âme sainte donne un tel
spectacle, mais d'une manière ordinaire elle porte en elle un je ne sais quoi de
grandeur et de dignité qui inspire aux autres la réserve et le respect. C'est un
effet surnaturel qui se répand dans toute sa personne par suite de ses
communications intimes et familières avec Dieu. Le livre de l'Exode nous en
donne un exemple. Il nous raconte de Moïse qu'on ne pouvait soutenir l'éclat de
son visage (Ex. XXXIV, 30), tant étaient grandes la gloire et la majesté de sa
personne, depuis qu'il avait traité face à face avec Dieu.
L'Époux, qui n'est autre que le Fils de Dieu se sert de ce
souffle de l'Esprit-Saint à travers l'âme: visite pleine d'amour qu'il lui fait,
et il se communique à elle d'une manière très élevée. C'est dans ce but qu'il
lui envoie tout d'abord son Esprit, comme il le fit pour les Apôtres. Et
l'Esprit-Saint, son intendant, lui prépare une demeure dans l'âme, son Épouse;
il la comble de délices; il dispose à son gré son jardin, il y fait épanouir les
fleurs et resplendir ses dons; il la revêt de la parure de ses grâces et la
comble de ses trésors. Aussi est-ce avec le plus ardent désir que l'âme choisie
pour Épouse souhaite ces faveurs: et que l'Aquilon s'en aille et que le vent du
Midi arrive et souffle par son jardin. Par là l'âme acquiert une foule de biens
réunis. Elle y gagne la faveur de jouir de ses vertus qui sont parvenues au
point de s'exercer à la suavité de l'amour, comme nous l'avons dit. Elle y gagne
de voir le Bien-Aimé se réjouir au milieu de ces vertus, puisque c'est par leur
intermédiaire, comme nous venons de le dire, qu'il se communique à l'âme d'une
manière plus élevée et lui accorde des faveurs plus particulières que
précédemment. Elle y gagne de voir le Bien-Aimé prendre beaucoup plus ses
délices en elle, parce qu'elle s'exerce à la pratique des vertus, et c'est là ce
qui la réjouit le plus, car elle ne veut que ce qui plaît au Bien-Aimé. Elle y
gagne également la faveur de voir durer et persévérer cette saveur et cette
suavité des vertus; car elle persévère dans l'âme tout le temps que le Bien-Aimé
y séjourne de cette sorte. Il donne en effet à l'Épouse la faveur de goûter la
suavité de ses vertus. C'est ce que dit l'Épouse du livre des Cantiques en ces
termes: Dum esset rex in accubitu suo, nardus mea dedit odorem suavitatis: «
Tandis que le roi reposait sur sa couche », c'est-à-dire était dans son âme, «
mon nard odoriférant a répandu un parfum suave (Cant. I, 11). » Cet arbuste
odoriférant qui porte beaucoup de fleurs c'est ce plant des nombreuses vertus
qui, avons-nous dit, se trouvent dans l'âme. L'âme l'a nommé aussi « vigne en
fleur » ou « bouquet de fleurs » en forme de pomme de pin. Ainsi donc cet
arbuste donne la suavité de ses parfums à Dieu et à l'âme, tout le temps que
Dieu demeure dans l'âme par sa communication substantielle. En conséquence il
est souverainement à désirer que chaque âme demande au souffle de l'Esprit-Saint
de passer par son jardin pour que ses parfums divins se répandent. Or comme
cette faveur est si nécessaire, que par ailleurs elle apporte tant de biens et
tant de gloire à l'âme, l'Épouse du livre des Cantiques l'a désirée et demandée
en ces termes: Surge, Aquilo, et veni, Auster; perfo hortum meum, et fluant
aromata illius. C'est là tout ce que nous avons dit dans cette strophe
jusqu'ici: « Lève-toi, Aquilon, et va-t'en, et toi, vent du Sud, vent suave et
fertile, viens, accours, souffle par mon jardin, et les substances odoriférantes
et précieuses répandront leurs parfums (Cant. IV, 16). » Or tout cela, l'âme le
désire, non pour les délices et la gloire qui lui en reviennent, mais pour les
délices qu'elle sait que son Époux y trouvera. C'est, en outre, une disposition
et une préparation de sa part pour que son époux Bien-Aimé le Fils de Dieu
vienne mettre en elle ses délices. Voilà pourquoi elle dit aussitôt:
Et le Bien-Aimé se rassasiera au milieu des fleurs.
L'âme donne le nom de repas à ces délices que le Fils de Dieu
met alors en elle. Il n'y a rien de mieux pour en donner l'idée, car le repas ou
la nourriture est chose qui on seulement nous plaît, mais encore nous nourrit.
De même le Fils de Dieu prend ses délices dans les délices mêmes de l'âme; il se
sustente en elle, c'est-à-dire qu'il y prolonge sa demeure comme dans un lieu
qui lui plaît souverainement, parce que l'âme met en réalité toutes ses délices
en lui. Tel est, à mon avis, ce qu'il a voulu lui-même nous donner à entendre
par l'intermédiaire de Salomon au livre des Proverbes quand il a dit: « Mes
délices sont d'être avec les enfants des hommes (Pro. VIII, 31) », c'est-à-dire
quand leurs délices sont d'être avec moi, qui suis le Fils de Dieu. Il faut
néanmoins le remarquer, l'âme ne dit pas que son Époux se rassasiera « des
fleurs », mais « parmi les fleurs »; car l'Époux se communique à l'âme et prend
ses délices en elle, moyennant l'éclat des vertus qui resplendissent en elle,
avons-nous dit déjà. Ce qui fait sa nourriture, c'est l'âme elle-même qu'il a
transformée en lui, préparée, embellie et rehaussée par les fleurs de ses vertus
et de ses perfections qui sont comme les condiments avec lesquels et au milieu
desquels il la nourrit; et ces fleurs, sous le souffle de l'intendant divin dont
nous avons parlé, donnent à Dieu et à l'âme saveur et suavité. La condition de
l'Époux est, en effet, de nourrir l'âme au milieu du parfum de ces fleurs.
L'Épouse des Cantiques, qui connaissait bien la condition de l'Époux, nous
l'assure par ces paroles: Dilectus meus descendit in hortum suum ad areolam
aromatum, ut pascatur in hortis, et lilia colligat: « Mon Bien-Aimé est descendu
dans son jardin au parterre des plantes parfumées, pour s'y nourrir au milieu
des jardins et y cueillir des lis. » Elle ajoute aussitôt: « Je suis à mon
Bien-Aimé, et mon Bien-Aimé est à moi; il se nourrit au milieu des lis (Cant. VI,
1-2) », c'est-à-dire il prend ses délices en mon âme qui est mon jardin, au
milieu des lis de mes vertus, de mes perfections et de mes grâces.
L'Épouse est donc entrée
Dans le jardin de délices qu'elle désirait,
Et joyeuse elle repose,
Le cou penché
Sur les doux bras du Bien-Aimé.
L'âme a donc mis toute sa diligence à ce que l'on fît la
chasse aux renards et à ce que l'Aquilon fût détourné; c'étaient là des
obstacles et des inconvénients qui l'empêchaient de jouir complètement des
délices de l'état de mariage spirituel. Elle a également demandé et obtenu le
souffle de l'Esprit-Saint, comme elle l'a fait dans les deux strophes
précédentes. Voilà donc la disposition et l'instrument dont l'âme a besoin pour
arriver à la perfection de cet état. Il nous reste à traiter de cet état
lui-même dans la présente strophe. L'Époux donnant enfin à l'âme le nom
d'Épouse, il dit deux choses: Tout d'abord il montre comment, après avoir
remporté la victoire sur tous ses ennemis, elle est parvenue à ce bienheureux
état du mariage spirituel qu'ils avaient tant désiré l'un et l'autre. Puis, il
expose les privilèges de cet état dont l'âme a désormais la jouissance en sa
compagnie, comme ceux de pouvoir reposer à son gré et de tenir son cou penché
sur les bras si doux du Bien-Aimé, ainsi que nous allons l'expliquer.
L'Épouse est donc entrée.
Pour expliquer l'enchaînement de ces strophes d'une manière
plus claire et faire comprendre l'ordre que l'âme suit ordinairement pour
parvenir à cet état de mariage spirituel, le plus élevé dont nous allons parler
avec l'aide de Dieu, il faut remarquer tout d'abord qu'elle s'est exercée dans
les épreuves et les amertumes de la mortification, comme aussi dans la
méditation (le Saint ajoute en marge cette incise: y en la meditacion, comme
aussi dans la méditation) ainsi qu'elle l'a fait depuis la première strophe
jusqu'à celle où il est dit: C'est en répandant mille grâces. Après cela, elle
est passée par les épreuves et les angoisses de l'amour, qu'elle nous a
racontées peu à peu dans les strophes suivantes, jusqu'à celles où elle dit:
Détournez-les, mon Bien-Aimé. Ensuite elle a raconté que le Bien-Aimé lui a
communiqué de profondes vérités et fait de fréquentes visites, à l'aide
desquelles elle se perfectionnait toujours plus et l'aimait d'un amour toujours
plus ardent. Aussi elle s'est élevée au-dessus de tout le créé et d'elle-même;
c'est alors qu'elle s'est donnée à lui par une union pleine d'amour dans les
fiançailles spirituelles, où, en tant qu'épouse, elle a reçu de son divin Époux
des richesses et des joyaux incomparables, comme elle l'a chanté depuis la
strophe où se sont célébrées ces divines fiançailles et qui commence par ces
mots: Détournez-les, mon Bien-Aimé... (Le Saint a fait ici au sommet de la page
une addition qui malheureusement est incomplète, parce que le relieur a
retranché au moins une ligne. Voici le texte de ce qui reste:
... Desposorio espiritual, de cuyas propiedades ha ido tratando hasta aqui donde
el Esposo hace mencion de él, y por eso se trata aqui de sus propiedades en
esta.) (fiançailles spirituelles dont elle a exposé les caractères
jusqu'ici où l'Époux en fait mention. Aussi en traitera-t-on dans la présente
strophe). L'Époux est donc entré dans la demeure où le Bien-Aimé doit parler du
mariage spirituel (Le ms. portait hazese el matrimonio espiritual, mais le Saint
l'a modifié par ces mots, mis entre les lignes: hazer el esposo mencion del
dicho matrimonio espiritual) qui se célèbre entre l'âme et le Fils de Dieu, son
Époux. Cette faveur est beaucoup plus élevée que celle des fiançailles. (Aussi
je pense que l'âme n'arrive jamais à cet état sans être confirmée en grâce,
parce que la fidélité des deux parties se confirme, dès lors que celle de
l'Épouse s'affermit en Dieu [Le Saint a ajouté en marge cette phrase dont voici
le texte: y asi pienso que este estado nunca es sin confirmacion en gracia,
porque se confirma la fée de ambas partes, confirmandose aqui la de elle en Dios.]).
C'est, en effet, une transformation totale de l'âme en son Bien-Aimé. Dans cette
transformation les deux parties se donnent mutuellement d'une manière complète,
par les liens d'un amour aussi parfait qu'il peut l'être en cette vie; l'âme
alors devient toute divine et Dieu par participation dans toute la mesure où le
permet son état en ce monde; aussi est-ce l'état le plus sublime auquel puisse
arriver l'âme ici-bas. De même qu'en vertu du mariage sur la terre les deux
époux ne font qu'une seule chair, comme nous le dit la Sainte-Écriture, de même,
lorsque ce mariage spirituel est consommé entre Dieu et l'âme, il y a deux
natures dans un même esprit et amour de Dieu. Ainsi par exemple, lorsque la
lumière d'une étoile et celle d'une lampe viennent à s'unir et à se confondre
avec celle du soleil, elles s'éclipsent l'une et l'autre, et le soleil renferme
en soi toutes les autres. C'est de cet état que parle l'Époux dans le présent
vers: L'Épouse est don entrée. Ces paroles signifient qu'elle s'est élevée
au-dessus de tout ce qui est temporel et naturel, au-dessus de toutes ses
affections, manières ou formes de spiritualité; elle a laissé de côté et jeté
dans l'oubli toutes les tentations, ainsi que tous ses troubles, chagrins,
préoccupations et soucis; elle est transformée dans une sublime étreinte. Voilà
pourquoi elle ajoute le vers suivant :
Dans le jardin de délices qu'elle désirait.
C'est dire: elle s'est transformée en son Dieu, qui est celui
qu'elle désigne ici sous le nom de « jardin de délices », à cause du repos
délicieux et suave qu'elle y trouve. Mais pour arriver à ce jardin où s'opère
une transformation complète, qui consiste dans la joie, les délices et la gloire
du mariage spirituel, il faut nécessairement qu'il y ait eu tout d'abord les
fiançailles ainsi que cet amour loyal qui est ordinaire entre les fiancés.
Lorsque l'âme s'est montrée durant quelque temps une fiancée pleine d'un amour
absolu et suave pour le Fils de Dieu, Dieu l'appelle et la place dans son jardin
fleuri pour y consommer cet état si glorieux du mariage spirituel avec lui;
c'est alors que s'accomplit une telle union des deux natures, une telle
communication de la nature divine à la nature humaine, que, sans changer leur
être, chacune d'elle semble Dieu; et si cette faveur ne peut avoir toute sa
perfection ici-bas, elle dépasse néanmoins tout ce qu'on en peut dire et
imaginer. C'est ce que l'Époux donne très bien à entendre, au livre des
Cantiques, quand il invite à cet état l'âme devenue son Épouse et lui dit: Veni
in hortum meum, soror mea Sponsa; messui myrrham meam cum aromatibus meis: «
Venez dans mon jardin, ma soeur, mon Épouse; car j'ai moissonné ma myrrhe avec
mes aromates (Cant. V, 1). » Il l'appelle sa soeur et son Épouse, parce qu'elle
l'était déjà par son amour pour lui et la donation d'elle-même qu'elle lui avait
faite, avant qu'il ne l'appelât à cet état de mariage spirituel. Il a déjà
moissonné pour elle sa myrrhe parfumée et ses herbes aux arômes les plus suaves,
c'est-à-dire les fruits déjà mûrs qu'ont produits les fleurs et qu'il lui a
préparés; ces fruits sont les délices et la magnificence qu'il possède en
lui-même et qu'il lui communique en cet état. Aussi est-il lui-même pour elle le
jardin des délices auquel elle aspirait; ce qu'elle désire dans toutes ses
oeuvres, c'est la consommation et la perfection de cet état, car c'est le but
qu'elle poursuit avec Dieu; voilà pourquoi elle n'a pas de repos qu'elle n'y
arrive. Elle trouve dans cet état une abondance et une plénitude de Dieu
beaucoup plus grande, une paix beaucoup plus sûre et durable, une suavité
beaucoup plus parfaite que dans les fiançailles spirituelles. Et en effet est-ce
qu'elle ne repose pas désormais d'une manière habituelle entre les bras de son
Dieu? (Le ms. portait: en los brazos de tal Esposo, entre les bras d'un tel
Époux, mais le Saint a mis en marge: ordinario a brazo en Dios, d'une manière
habituelle entre les bras de son Dieu). C'est d'elle, en effet, qu'il faut
entendre ce que dit saint Paul aux Galates: Vive autem, jam non ego; vivit vero
in me Christus: « Je vis; non, ce n'est plus moi qui vis; c'est le Christ qui
vit en moi (Gal. II, 20). » Voilà pourquoi l'âme vivant d'une vie aussi
heureuse et fortunée que l'est celle de Dieu, que l'on s'imagine si c'est
possible, ce que doit être cette vie de l'âme. Car, si Dieu ne peut éprouver
aucun chagrin, l'âme, non plus, n'en saurait éprouver aucun. Au contraire, elle
jouit de Dieu, elle goûte ses délices et sa gloire jusque dans sa substance
désormais transformée en lui. Aussi
Joyeuse elle repose,
Le cou penché...
Comme nous l'avons dit plus haut, le cou dénote la force (or
c'est grâce à cette force acquise par l'âme que peut s'accomplir cette union
souveraine, et seule une âme forte est capable de recevoir un si étroit
embrassement [Toute cette phrase est ajoutée en marge par le Saint: porque
mediante la fortelza que ya aqui el alma tiene se hace esta union que no se
puede recebir tan estrecho abrazo sino por alma fuerte. – Le P. Gerardo, au lieu
de « por alma fuerte », a mis « el alma funeste », nous préférons mettre por,
comme le P. Silverio]). C'est, en effet, grâce à sa force que l'âme travaille,
qu'elle accomplit des actes de vertu et triomphe des vices. Il est donc juste
qu'elle se repose et jouisse du fruit de son travail. La voilà donc le cou
incliné
Sur les doux bras du Bien-Aimé.
Incliner le cou sur les bras de Dieu signifie qu'elle unit sa
force, ou pour mieux dire, sa faiblesse à la force de Dieu, car les bras de Dieu
sont le symbole de sa force, et c'est sur elle que notre faiblesse se repose et
se trouve transformée, puisqu'elle possède désormais la force même de Dieu.
C'est donc fort à propos que cet état de mariage spirituel est représenté par
l'Épouse le cou incliné sur les bras si doux du Bien-Aimé: Dieu est désormais la
force et la suavité de l'âme; elle se trouve sous sa protection; elle est à
l'abri de tous les maux; elle goûte la suavité de tous les biens. Aussi l'Épouse
des Cantiques qui désire parvenir à cet état déclare à l'Époux: Quis det te mihi
fratrem meum sugentem ubera matris meae, ut inveniam te solum foris et deosculer
te, et jam me nemo despiciat: « Qui me donnera, ô mon frère, une fois que vous
aurez sucé les mamelles de ma mère, de vous trouver seul dehors! Je vous
donnerai un baiser, et personne ne me méprisera plus (Cant. VIII, 1). » Le nom
de « frère » qu'elle lui donne nous fait comprendre l'égalité qu'il y avait dans
les fiançailles d'amour entre elle et le Bien-Aimé avant de parvenir à cet état.
En disant: « Une fois que vous aurez sucé les mamelles de ma mère », elle veut
dire: quand vous aurez séché et apaisé en moi les tendances et les passions qui
sont les mamelles et le lait d'Ève, ma mère selon la chair, et qui sont les
obstacles à cet état. Cela fait, que ne puis-je te trouver seul dehors,
c'est-à-dire que ne puis-je être détachée de tout le créé et de moi-même, dans
la solitude et nudité d'esprit! de la sorte mes tendances dont j'ai parlé
seraient apaisées, et là je te donnerai un baiser, seule avec toi seul. Que ma
nature s'unisse à toi, mais seule et affranchie de toute impureté temporelle,
naturelle et spirituelle; qu'elle s'unisse à ta nature seule, sans aucun autre
intermédiaire. Cette union ne s'accomplit que dans le mariage spirituel; c'est
le baiser de l'âme à Dieu; personne alors ne la méprise, personne d'ailleurs ne
l'oserait. Car une fois que l'âme est arrivée à cet état, ni le démon, ni la
chair, ni le monde, ni les passions, ne peuvent la troubler. C'est ici que se
réalise ce qui est dit encore au livre des Cantiques: Jam enim hiems transiit,
imber abiit et recessit, flores apparuerunt...: « Voilà l'hiver passé; les
pluies ont cessé et disparu, et les fleurs sont apparues sur notre terre (Cant.
II, 11). »
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